La vie dans un virage

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La vie dans un virage
4 septembre 2002
La vie dans un virage
Par AZOURY PHILIPPE
«La Cage», belle rédemption montagnarde d'une ex-taularde,
disséquée sur la route par Alain Raoust et son actrice, Caroline Ducey.
La Foux d'Allos (Alpes-de-Haute-Provence) envoyé spécial
Il faut compter deux heures pour monter d'Aix-en-Provence à la vallée
d'Allos, à 2 200 mètres d'altitude, là où les Alpes finissent par dessiner
des aiguilles. Deux heures de route, portion difficile et cours d'eau
capricieux, deux heures de tournants. La Cage dure un peu moins de
deux heures, mais son temps aussi chemine, sauvage et entêtant. C'est
là, dans ce nid des Alpes du Sud, que nous emmène ce matin la
voiture du réalisateur, Alain Raoust, de virage en virage, un bon
prétexte pour peu parler. Alain Raoust, aux allures de Dutronc, est
ainsi : il préfère montrer. A sa droite, à ladite place du mort, Caroline
Ducey, la plus vivante des jeunes actrices françaises. Et nous derrière,
facturant une question du kilomètre.
«La Cage a été tournée dans le respect de sa chronologie, en
septembre et octobre 2001, je ne pouvais l'imaginer autrement.» A
quoi distingue-t-on les bons films des médiocres sinon à cette
détermination des premiers à s'inventer des contraintes qui leur vont
comme des gants. Quand les mauvais cinéastes se rassurent en
répétant que le cinéma peut tout, une poignée décide que ce pouvoir
doit se délimiter un territoire, avec ses règles du jeu, sa loi.
Ici, donc, la chronologie : pour que la caméra capte un trajet qui ne
soit pas que géographique, et qu'un personnage connaisse ce luxe
inouï de voir celui ou celle qui l'incarne se métamorphoser, se fondre
en lui, pour que l'acteur prenne conscience des étapes qui vont en le
changeant. Qu'un film se fasse sur cette alliance à trois : le cinéaste,
l'actrice et le personnage.
Enjeu intime. Caroline Ducey se souvient qu'au casting, quelqu'un
l'avait écartée, la jugeant trop jeune alors qu'elle a l'âge de l'héroïne.
De son aveu même, ce rôle lui a appris «à devenir adulte, à accepter
de vivre certaines situations toute seule». La Cage ne lâche pas du
regard une actrice qui prend chaque scène comme un défi, et dont
l'enjeu premier et intime passe par une série d'affirmations : son jeu, sa
puissance, ses intuitions, son animalité, sa propre violence et ses
retenues. Il y a quatre ans, Caroline Ducey en avait fait la
démonstration chez Breillat, pour Romance. Il lui fallait un film pour
s'extraire de ce rôle. Un film qui l'invite à d'autres duels.
«Je voulais, pour l'affrontement final, que Caroline donne le sentiment
de voir son adversaire pour la première fois, qu'elle ait en elle cette
peur et cette innocence. Elle n'a rencontré son partenaire, Roger
Souza, qu'au moment de la prise. Deux acteurs s'attendent mais ne se
connaissent pas.» Tout le film semble avoir été filmé en intelligence
avec son actrice : «Il s'est passé deux mois entre le moment où j'ai
arrêté mon choix sur Caroline et le début du tournage. Je comptais
passer l'été en répétition, en lecture. Au bout de deux jours, j'ai senti
qu'il y avait une connivence immédiate entre le personnage d'Anne
Verrier et Caroline, que ces lectures ne feraient qu'altérer le caractère
brut, immédiat, de cette identification, et que le moment du tournage
profiterait de ce pari sur l'instinct de Caroline. Je voulais éviter toute
surcharge, jouer l'économie.»
Les bras chargés de bouteilles d'eau, de chips et de caramels infects,
l'actrice referme la portière. La station-service n'est plus qu'un mirage,
la voiture entame son ascension vers les sommets. Le plus étonnant
dans la Cage reste cette sensation rare, d'emblée, d'accompagner un
personnage dont on ne sait encore rien, sinon le strict minimum (la
prison mais pas le mobile) tout en ne doutant pas une seconde de notre
fidélité envers sa trajectoire. Cette fille de dos, il lui faudra une heure
quarante pour pouvoir se regarder en face, se réconcilier avec ellemême. «Je n'ai pas cherché à rencontrer d'ex-taulardes, dit Caroline
Ducey. Je me suis servi de modèles mais toujours des hommes. Sans
doute parce que pour les femmes, je n'avais en tête qu'un visage, dès la
lecture du scénario, celui de Florence Rey, sans même savoir qu'Alain
avait fait, en 1994, dans la semaine qui a suivi le braquage de la
fourrière de Mortin, un court métrage, Muette est la girouette, une
lettre filmée adressée à Florence Rey.»
Passé expérimental. «J'avais fait ça spontanément, reprend Raoust,
parce qu'au moment de la fusillade de Florence Rey, je faisais partie
de ces gens qui se sont dits "ça pourrait être moi..." Quelqu'un qui
n'appartient pas à un parti, qui n'en peut plus et qui provoque le pire.
Faire du cinéma, pour moi, c'est faire vivre des personnages qui
auraient pu être moi mais que je ne serai jamais, une femme ressortie
de taule, par exemple.»
Deux ans avant Muette est la girouette, Alain Raoust a fait un moyen
métrage d'une heure avec Pierre Clémenti, Attendre le navire. Des
années auparavant, ce sont des courts métrages expérimentaux dans
l'entourage des Molokino, se réclamant de Philippe Garrel, qui fut son
prof une saison à l'université. «La Cicatrice intérieure reste mon film
fétiche. De tous les Garrel, c'est celui que je prends. Je crois savoir
pourquoi : on y voit la neige. Les films que j'aime ont toujours la
neige pour décor.
C'est étonnant la neige au cinéma, ça impose un espace et surtout un
son particulier, un son de cloche, un silence plein. Je suis allé tard au
cinéma pour la première fois, j'avais treize ans, c'était dans les Alpesde-Haute-Provence, pour Neige de Juliet Berto et Jean-Henri Roger.
J'avais cru à un truc sur le ski. Bon, c'était la dope, quelle drôle de
première séance.»
Idées fixes. En 1997, il tourne La vie sauve, moyen métrage avec la
Bosnie pour ligne d'horizon. Aujourd'hui la Cage, oxygénée dans ces
montagnes qu'il connaît bien, écrit parfois à la table du Toukal, le café
de la Foux d'Allos où se déroule la fin du film. «J'ai besoin de partir
de lieux réels pour intégrer la fiction. C'est quelque chose que la
littérature, étrangement, fait plus facilement que le cinéma, Russel
Banks par exemple. Après, le risque, c'est la possession : devenir
jaloux du moindre tournage ici. Je voudrai qu'aucune autre caméra ne
regarde ma vallée.» La Cage est l'affaire d'un entêtement,
l'affrontement de deux idées fixes. La première, celle de Caroline
Ducey, est source de mouvements, de déplacements. Cette idée mûrit
là où la seconde, celle de Roger Souza, pourrit, lentement, à macérer
dans le jus des blessures et du rancissement.
«J'ai un regret sur ce film : j'avais trouvé pour la fin un morceau
incroyable de Will Oldham des Palace brothers, Western song for
JLL, et qui disait texto : "Where are you going ?/Now you know."
Tout le film y était résumé. Mais le label espagnol qui avait les droits
se méfiait du cinéma comme de la peste.» Il dit cela en marquant
quelques buts définitifs dans la cage du Baby-foot du Toukal, avec
Caroline et les Alpes pour supporters. La Cage est la plus belle
surprise de cette rentrée.

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