Le Mali, centre du monde

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Le Mali, centre du monde
Le Mali, centre du monde ?
Alioune Ifra Ndiaye et Jean-Louis Sagot-Duvauroux, article écrit pour une revue culturelle en projet (2004)
Tout artiste, tout penseur qui propose
sa vision du monde, tout peuple qui croit
dans son destin se place à un moment ou à un autre au centre du monde. Il se met au
milieu du cercle. Il parle. Il est écouté par les autres et ça leur fait du bien parce que les
autres découvrent alors une part de leur humanité qu’ils n’avaient pas encore explorée.
Cette parole « centrale » nécessite de la grandeur, mais elle n’a pas besoin d’être arrogante.
Elle est un moment où les humains éprouvent ensemble la grandeur et l’intensité de leur
destin. Ce n’est pas en se plaçant sur la défensive, pas en se rassurant sur ses valeurs, ni
en tentant désespérément de reconstruire un passé disparu et souvent mythifié que le
Mali fera vivre vraiment sa culture, qu’il en assurera la postérité. C’est en prenant, au
centre du cercle, une place qu’il est seul à pouvoir tenir. C’est en croyant à sa capacité
de dire le monde d’aujourd’hui. Non pas seulement le Mali d’aujourd’hui, mais le
monde, dont le Mali d’aujourd’hui a vocation à être, comme toute autre culture, un
des centres irremplaçables.
Le chantier est énorme, parce que l’histoire des derniers siècles a placé l’Afrique
à l’extrême périphérie des grands pouvoirs politiques et économiques qui dirigent la
planète. Et pourtant, dans le champ culturel, placer momentanément le Mali au centre
du monde, c’est immédiatement possible. Nous l’avons souvent vécu, lors des spectacles
que nous avons créés à Bamako dans le cadre de BlonBa, l’entreprise artistique que nous
avons fondée en 1998. Accueillis en Europe dans des théâtres de grande renommée, ces
spectacles attiraient des spectateurs venus découvrir « les Maliens », « le Mali », mais
quand ces hommes et ces femmes sortaient du théâtre, ils savaient que, de sa voix unique
et singulière, le Mali leur avait parlé d’eux-mêmes. Et ils en sortaient grandis.
Pour le peuple malien, si souvent présenté comme faisant partie « des plus
pauvres du monde », l’expérience de grandeur et de générosité qui se produit dans l’acte
artistique est d’une importance symbolique décisive. Elle se heurte néanmoins à des
obstacles énormes. Premier obstacle : la structuration même de la vie culturelle mondiale
et les mots qu’elle emploie pour se dire. Fortes de leur position dominante, les nations
occidentales les ont alignés sur leur histoire culturelle. Par exemple, on emploie sans y
penser l’expression « littérature contemporaine ». Mais quand on y pense, on voit bien
qu’elle privilégie la « lettre » sur le texte, qui peut tout aussi bien être produit pas oral
que par écrit. On voit bien qu’elle exclut, ou tout du moins périphérise toute production
de texte qui ne passe pas par les genres littéraires nés de l’histoire occidentale du texte.
Ahmadou Hampaté Ba peut être classé dans la « littérature contemporaine » parce qu’il
a écrit des livres dont la forme est repérable par l’histoire européenne du texte : romans,
essais… Mais ceux de ses maîtres dont les textes étaient dits et non écrits, ceux dont il
a transcrit les textes et que peut-être il jugeait plus grands que lui, où les mettre ? Arts
et traditions populaires ? Arts premiers ? Pensée traditionnelle ? Musique du monde ?
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création, production et
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Quand on évoque le théâtre, on se trouve dans la même difficulté. Le mot même de
théâtre nous parle d’une forme occidentale des arts de la représentation. Le kotèba
ou le maana sont-ils du théâtre ? Quand un grand jeli dit en public le fassa de Bakary
Dian, que fait-il ? Comment le classer ? Comment le faire voyager ? La difficulté est très
concrète. Un théâtre européen n’achètera un spectacle que parce qu’il y aura reconnu ce
qu’il nomme du « théâtre ». Du coup, une force presque irrépressible pousse les artistes
du Mali (et nous n’y échappons pas !) à se raccrocher à cette forme occidentale des arts
de la représentation, à baisser la garde devant la mission d’élargir le champ en faisant
fructifier les lignées proprement maliennes de ces arts.
C’est un vrai casse tête, redoublé par la culture du « projet ». En l’absence
d’une vraie politique publique de soutien à la création indépendante, beaucoup d’artistes sont conduits à rechercher en dehors d’eux-mêmes les motifs de créer, à imaginer
des « projets » en fonction du marché de la subvention, plutôt qu’à travailler ce qu’ils
ressentent vraiment comme des urgences. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il faut méditer sur la magnifique explosion, dans les années quatre-vingt, d’une forme urbaine et
novatrice de kotèba (Wari, Bougouniéré…), explosion servie par l’audace d’artistes
assez déterminés pour quitter une fonction publique sans inspiration et pour mettre
en cause l’ordre existant. Il faut aussi réfléchir aux conditions globales qui ont produit
cette insurrection de liberté créatrice sous une dictature, puis son étiolement alors que
le pays s’installait dans la démocratie. Aujourd’hui, on peut dire sans se tromper que
les souhaits des ONG, les modes qui traversent les grands guichets internationaux de
« coopération culturelle », voire le commerce publicitaire ont pris un poids déterminant
dans la vie concrète des artistes du secteur dit « moderne » et, au bout du compte, sur
leur inspiration elle-même.
Même évolution pour le cinéma national, proche de l’effondrement. Naguère,
des films fondateurs comme Finyè de Souleymane Cissé ou Nyamanton de Cheick
Oumar Sissoko sont créés dans une énergie politique et artistique puissamment traversée par les urgences du pays. Nyamanton est produit quasiment sans budget. Du coup,
le film s’autofinance et rapporte même de l’argent. Il connaît une diffusion nationale
considérable. Mais peu à peu, la logique mortelle du « projet » l’emporte, au point où
l’on peut se demander si les productions ne sont pas conçues d’abord pour attirer les
subventions du Nord, considérées comme source exclusive de financement. Symptôme
terrible : l’efficace système de distribution mis en place par la Première République
s’effondre sans réaction convaincante de la profession. Un art vraiment populaire se
transforme peu à peu en fournisseur d’images pour festivals spécialisés dans les pays du
Nord.
Cet excentrement touche aussi le secteur le plus vivant et le plus productif
de la vie artistique malienne : la musique. Cette fois, c’est le marché international qui
mène la danse. Certes, il reconnaît et exploite de vrais talents. Mais surtout quand ils se
conforment à ses standards : variétés, musique à danser, chansons de quatre minutes au
maximum, effets de mode… Une question se pose : est-ce que, dans ces conditions, le
rayonnement international bien réel de la musique malienne ne se paye pas d’un sacrifice
démesuré ? La gloire souvent méritée des grandes vedettes maliennes du showbiz serait
bien amère si elle se traduisait par l’anémie du socle artistique dont elle tire sa force.
Pourtant, la marginalisation des sources vivantes de la culture malienne n’est
pas une fatalité et chaque fois qu’on s’engage dans la direction inverse, on sent bien les
potentialités qui s’ouvrent. On en a eu un exemple probant lorsque, faisant converger son
action avec la puissante lignée artistique, littéraire et philosophique des chasseurs-donsow,
l’État a contribué à replacer cet héritage de haut vol dans le jeu culturel contemporain.
On doit également souligner une réalité rarement mise en valeur, qui est pourtant le
vrai terreau et le plus solide espoir de la vie culturelle du pays. Nous voulons parler de
la vivace proximité du peuple avec sa culture, de sa disponibilité à favoriser son essor.
En matière musicale, par exemple, les Maliens « consomment » majoritairement malien
ou africain. Il est assez remarquable, et significatif, que le Mali résiste mieux que des
pays comme la France ou l’Allemagne au flux mondial de la musique commerciale anglosaxonne. On le doit notamment au fait que le Mali échappe encore à la différenciation
sociale et culturelle qui, en Europe, réserve la création artistique de qualité aux classes
moyennes cultivées. Et il y a là un trésor d’expérience qui répond à des questions fondamentales partout posées à l’art contemporain. Enfin, quand elles sont sérieusement
travaillées, les œuvres qui se produisent ici dans les différentes disciplines artistiques
provoquent presque toujours un vif intérêt, largement au-delà des frontières du pays.
Comme si elles ouvraient des perspectives jusque-là interdites à l’humanité par le silence
imposé à l’Afrique.
Comment faire vivre ces atouts autrement que par accident ? Ce qui manque,
c’est une prise en charge collective et consciente du destin culturel malien. Ce qui manque, c’est une politique culturelle adaptée aux conditions d’aujourd’hui. Tout se passe
comme si le Mali n’était jamais vraiment parvenu à renouveler les schémas élaborés par
la Première République, politique culturelle marquée par l’esprit collectif des années de
l’Indépendance, mais aussi par les dérives étatistes d’un socialisme autoritaire soucieux de
gouverner les consciences. Ce modèle a perdu son moteur, mais la carcasse est toujours
là, appareil public éreinté, démoralisé, absorbant l’essentiel de l’énergie et des moyens
consacrés par la nation au développement culturel, privé des moyens matériels et politiques qui lui permettrait de s’articuler à la vie artistique réelle et de la servir vraiment.
Quelles œuvres d’importance sortent aujourd’hui des institutions artistiques d’État ?
Quels artistes vraiment novateurs aspirent à en dépendre ? Comment l’administration
de la culture prend-elle en compte l’indépendance prise par les créateurs ? Quelles synergies et quels objectifs collectifs est-elle en mesure d’impulser ? Agit-elle comme si elle
était au service de la culture et de ceux qui la font ou est-ce le contraire ? Pour répondre
utilement à ces questions urgentes, la nostalgie et le copier-coller des biennales d’ii y a
quarante ans ne suffiront pas.
Cette revue a pour objectif de remettre les esprits en mouvement. Elle doit être
un des lieux où se pense et où se discute la politique culturelle du Mali contemporain.
Sans tabou. Sans polémiques inutiles. Avec réalisme. Et surtout, avec toutes les parties
en cause. Il y a l’État, bien entendu, qui doit construire son rôle de représentant de
l’intérêt public, de service public. Immense chantier. Il y a les artistes et les créateurs
dont l’éparpillement et les divisions entravent la capacité à dire le Mali d’aujourd’hui.
Il y a surtout le peuple, parce que c’est lui, au fond, qui en dépit de tout a su faire tenir
la culture malienne. Cet article est une tentative de diagnostic. Il appelle la discussion.
Il est surtout une invitation à imaginer l’avenir.
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