Claude LANZMANN, Le lièvre de Patagonie. Mémoires, Paris
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Claude LANZMANN, Le lièvre de Patagonie. Mémoires, Paris
Claude LANZMANN, Le lièvre de Patagonie. Mémoires, Paris, Gallimard, 2009, 558 p., € 25. Dans ce remarquable ouvrage, Claude Lanzmann nous livre sa vision du XXe siècle, depuis sa naissance en 1925, jusqu’à la sortie de sa grande œuvre : Schoah, avec ses nombreuses conséquences. Ce texte a été dicté à ses proches et à des collaborateurs, car l’auteur n’avait pas la patience de l’écrire, mais le style en est toujours recherché et la construction très fine. En effet, ces mémoires sont grossièrement chronologiques, mais Lanzmann les a mis en place avec les incises et les rappels occasionnés par divers événements : ainsi, en 1945, il prend quelques cours de planeur, mais les rapporter lui fait penser à son film Tsahal, dans lequel dans les années 1990, il a volé dans un chasseur israélien ; d’autres exemples indiquent cette circulation des souvenirs qui fait toute la richesse du livre. Nous apprenons ses relations avec Simone de Beauvoir, avant qu’il ne nous en informe plus avant. . Né en France, d’un père, gazé à Verdun et divorcé avec la garde de ses trois enfants (Claude, Jacques et Evelyne), il a passé sa jeunesse à Brioude et fréquenté le lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. La famille n’est pas riche, le père fait des travaux de force, mais passionnée, car ces Juifs sont des républicains laïcs et fiers de l’être. Le jeune Claude découvre au lycée un violent antisémitisme, sans lui-même en souffrir. Pendant l’occupation, le père dresse ses enfants à réagir aussitôt à tout coup suspect contre la porte pour qu’ils se précipitent dans le noir vers l’abri édifié soigneusement dans le jardin. De fait, ni les Lanzmann, ni la mère des enfants, Paulette qui réside à Paris avec son nouveau conjoint sans se cacher, n’ont été inquiétés et tous ont passé la guerre sans connaître le pire. En revanche, le père comme le fils ont été résistants, dans des réseaux différents, et Claude a connu à moins de vingt ans les combats du maquis de Haute-Loire et découvert la discipline idéologique impitoyable du parti communiste, qui le hérisse. La fin de la guerre lui permet de reprendre ses études en khâgne à Louis-le-Grand, car il réside alors chez sa mère, à la très forte personnalité. Durant ces années, il développe une belle amitié avec Jean Cau, complice de drague et de soirées arrosées : ce dernier devient le secrétaire de Sartre, qui impressionne beaucoup Lanzmann, qui finit par trouver un travail lucratif de correcteur à FranceDimanche, qui le met en contact avec Jacques et Hélène Lazareff, pour laquelle il écrit des articles dans Elle, souvent occasions de voyages autour du monde. Par ces relations, il devient collaborateur puis rédacteur de Temps Modernes, où il apprend à connaître Beauvoir et Sartre : rapidement, un coup de foudre unit Claude et Simone, qui vont vivre ensemble de 1952 à 1959, avec la bénédiction de Sartre ; il reste très proche avec ce couple littéraire jusqu’à la mort de chacun. . Il part pour la première fois en Israël en 1952, sur un navire chargé de survivants de l’holocauste, et découvre les paradoxes de ce pays qui le fascine et le trouble, bien qu’il n’ait jamais envisagé de s’y fixer. Peu à peu, il fait un film sur l’état juif, puis dirige, avant la guerre des 6 jours, un volumineux numéro des Temps Modernes sur les rapports entre Israéliens et Palestiniens, où il prend conscience de l’impossibilité d’un réel dialogue entre les deux groupes. Devenu un auteur renommé, il parcourt le monde et entre en relations avec de très nombreux intellectuels. Avec ses amis, il participe à la résistance contre la guerre d’Algérie, mais est assez déçu par sa rencontre avec les chefs du FLN, farouchement antisémites et bien peu démocrates ; mais, à cette époque, Lanzmann avec Sartre et Beauvoir sont sincèrement persuadés, en 1958, que le général de Gaulle sera inévitablement un autre Franco. C’est alors, comme pour se fixer, que Claude Lanzmann épouse Judith Magre, dont il est tombé follement amoureux, et qui lui donne des entrées dans une famille bourgeoise française, mais aussi dans le milieu théâtral. À cette occasion, l’auteur dresse un tableau très émouvant de sa sœur Evelyne, actrice connue sous le nom de Rey, maîtresse de Sartre puis de Serge Rezvani, mais qui se suicide en 1966. À l’occasion d’un voyage en Corée du Nord, après la sortie de Shoah, Lanzmann a une aventure rocambolesque avec son infirmière, qui le marque beaucoup. D’ailleurs, à partir de 1973 et jusqu’en 1986, il se consacre à la préparation de Shoah, dont le titre n’apparaît que très tard, car il met beaucoup de temps avant de trouver le sens profond de sa quête : ne pas décrire la déportation, ni donner beaucoup de place aux survivants, mais cerner le moment même de la mort en interrogeant les tueurs qui veulent bien parler, mais aussi les Sonderkommandos qui travaillaient au plus près des chambres à gaz. Il lui faut plusieurs années pour qu’il reconnaisse la nécessité de mener l’enquête en Allemagne et en Pologne, sans se contenter des souvenirs des survivants de New York ou de Tel-Aviv. Les pages sur le choc qu’il subit en découvrant que le village de Treblinka existe toujours et qu’il n’a guère évolué depuis la guerre sont très fortes : les paysans ont beaucoup de choses à dire sur le camp, pour lequel certains ont travaillé, forcés par les SS. La traque des responsables de massacres en Allemagne prend des allures de roman d’espionnage, mais avec, au bout du compte, des témoignages redoutables. Les personnages qu’il a rencontrés parlent souvent pour la première fois et sont replongés dans leur jeunesse : l’un coupait les cheveux des femmes avant le gazage et retrouve ses gestes et son émotion d’alors dans un salon de coiffure d’Israël, l’autre conduisait les trains qui amenait les déportés au camp. Ces quelques exemples redonnent envie de revoir Shoah, tellement ils sont forts. L’un des plus impressionnants, qui n’a pas trouvé sa place dans le film, est livré par deux jeunes Lettons chargés de déterrer à main nue des charniers de Vilna, parmi les corps, ils découvrent des membres de leurs familles et décident alors de s’évader en creusant un tunnel qui les mène au-delà des barbelés ; les SS lancent leurs molosses à leur poursuite : « Nous étions tellement à bout de forces que les chiens nous rattrapèrent, nous étions sûrs de mourir sous leurs crocs. Mais soudain ils se mirent à gémir en tournant en rond autour de nous, d’un gémissement de terreur ; à trembler et à se coucher. Nous sentions si fort la mort, puisque nous pataugions depuis des semaines dans les fosses que notre puanteur arrêtait même les chiens. » (p. 442) Les derniers chapitres sont consacrés à la réception de Shoah, dont le financement a été particulièrement complexe, avec des épisodes tragi-comiques en Pologne, en Israël et même en France. Cet ouvrage foisonnant reste passionnant de bout en bout, par la richesse de l’existence de Claude Lanzmann, par la multitude de ses rencontres, par sa franchise, ses espoirs et ses doutes. Sans oublier son talent, lui qui ne s’incarne dans les lieux inconnus que grâce à une rencontre, comme celle de ce lièvre apparu dans les phares de la voiture qu’il conduisait en Patagonie. Jacques Portes