Lire la transcription de l`intervention de Chris Younès

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Lire la transcription de l`intervention de Chris Younès
Chris Younès, philosophe, professeur des écoles d’architecture ENSA PLV et ESA (responsable du postmaster
« Architecture des milieux. Villes en projet durable »),
dirige le laboratoire Gerphau (philosophie architecture
urbain), le Réseau international PhilAU, et participe au
comité de rédaction de la revue Urbanisme. Derniers
ouvrages : Philosophie de l’environnement et milieux urbains, avec
Th. Paquot, La Découverte, 2010 ; Architecture des Milieux, avec
B. Goetz, Le Portique, 2010 ; Lieux d’être, avec M. Mangematin,
Archibooks, 2011.
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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Dominique Dhervillez, Directeur Général AURH
Nous avons invité ce soir Madame Chris
YOUNES, qui est un professeur de philosophie,
chercheur au CNRS, passionnée par toutes
les questions d’urbanisme et, j’allais dire,
latérales. Parce que c’est de plus en plus
dans les latéralités que l’on peut comprendre,
corriger ou agir sur la ville. Le sujet qu’elle
nous propose est de traiter les métamorphoses
ou la métamorphose, ainsi que la résilience.
Résilience veut dire que les villes auraient été
maltraitées ou sont maltraitées par les gens qui
s’en occupent, dont les urbanistes. Je fais un
peu l’impasse sur les élus. Ce sont surtout les
urbanistes qui feraient du mal à la ville, ce que je
pense par moment, bien qu’étant urbaniste. Les
uns et les autres, nous nous interrogeons donc,
bien sûr au niveau de l’Agence d’urbanisme que
j’ai le bonheur de diriger, sur comment regarder
les choses qui changent. On est au début d’un
nouveau siècle, au creux d’une crise dont on
ne connaît pas les termes d’issue, mais on sait
que ce que l’on croyait qui marchait ne marche
plus : c’est le premier acquis. On s’interroge
sur ce qu’il faudrait que l’on fasse pour que
cela marche mieux. On n’est pas encore au
niveau des acquis sur ces sorties de ces crises
qui sont emboîtées : crise de quartier, crise
des villes, crise mondiale évidemment. On fait
appel aux hommes et aux femmes de science,
aux hommes et femmes de connaissance,
dont Chris YOUNES fait partie et qui va vous
dire en quoi elle pense que, s’il ne faut jamais
désespérer, il faut cependant s’intéresser à des
facteurs qui étaient un petit peu mis de côté, ou
regarder plus précisément des lignes de force
ou des solutions.
permettrait de vivre ensemble, de cohabiter, de
conquérir une certaine liberté, et de construire
une capacité politique démocratique à même
de faire cité. La ville a été espérée comme le
lieu de la liberté des hommes, une cité que les
hommes co-inventeraient au fil du temps. La
référence a souvent été en Occident celle de la
petite cité grecque, où, sur l’agora, les hommes
libres délibéraient du politique et de la politique
de la cité. Aujourd’hui, prenons une autre image
que celle de l’Athènes du VIe siècle avant
Jésus-Christ, prenons une ville contemporaine
qui interpelle les artistes et les urbanistes : la
ville de Détroit. Après avoir été la ville de General
Motors, la ville de l’automobile triomphante, la
ville de la conquête par les hommes d’un grand
pouvoir technique, et d’un grand espoir aussi
de bien-être et de modernité, Détroit se trouve
confrontée à une forte diminution. Elle se trouve
être dans la catégorie de ce qu’on appelle les
« shrinking cities », ces villes qui se réduisent
au lieu de se développer ; c’est le symbole
d’une ville contemporaine qui s’est brutalement
métamorphosée.
Mais cette métamorphose peut être considérée
comme mortifère, comme une forme de mort
annoncée d’une ville dans laquelle la nature
reprend ses droits. C’est le sujet, par exemple,
de « Requiem for Detroit ? », le film fait par
un jeune cinéaste où l’on voit les aigles qui
s’installent dans les gratte-ciel, les chiens
sauvages qui hantent les rues. On voit cette
ville radicalement transformée, ce cœur de
ville gagné par les ruines, qui se re-nature. En
même temps, et c’est pour ça qu’elle intéresse
beaucoup de monde aujourd’hui, on voit naître
de nombreuses initiatives et régénérations
artistiques, ainsi que de nouveaux arrivants qui
viennent en quête d’une forme d’aventure, mais
aussi ceux qui espèrent qu’un nouveau monde va
pouvoir se créer. C’est la ville américaine d’une
autre échelle, avec cette idée qu’il y a toujours
quelque chose de possible, comme le Far West
un peu mythique des westerns, emblématique
d’un monde à conquérir. A Aix-en-Provence,
deux associations, Images de ville et Seconde
nature, ont mis en place durant un semestre un
cycle de conférences et de rencontres consacré
à la ville de Détroit et à des productions
artistiques. Ce cycle, auquel j’ai eu le plaisir
d’être associée, qui s’intitule Métamorphoses,
permet d’observer les transformations en cours
Chris Younès
J’ai choisi de réfléchir avec vous sur la question
des métamorphoses. Comme Dominique
Dhervillez vient de le rappeler, je travaille
depuis de nombreuses années dans les écoles
d’architecture, sur l’évolution des milieux habités
et plus particulièrement sur le devenir urbain.
D’une certaine manière, la ville du XIXe siècle,
la ville qui était dans la mutation d’un monde
rural vers un monde industriel, était chantée
et espérée par beaucoup. Parce qu’elle était
pensée comme elle l’avait été depuis longtemps
en tant qu’établissement des humains qui leur
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qui, d’une certaine manière, vont partir de la
puissance de métamorphose d’un milieu. On
pense d’ailleurs qu’il y a peut-être aussi une
reprise par l’industrie automobile, en train de
se préparer. Mais, en tout cas, il y a un entredeux qui se passe à Détroit qui est tout à fait
étonnant. On est loin de la ville grecque, la ville
gréco-latine, représentative de l’ordre politique,
dans laquelle l’agora, le forum, les lieux de
l’espace public sont constitutifs et représentatifs
d’un cosmos. Avec cette ville américaine du
XXIe siècle, on a affaire à une ville soumise aux
forces du chaos, mais qui voit naître cependant
un nouvel ordre, que l’on ne sait pas trop
qualifier, mais qui amène à se poser beaucoup
de questions sur le pouvoir des milieux de se
régénérer par eux-mêmes.
Le pouvoir de métamorphose des milieux
se réalise bien sûr d’abord par la décision,
la décision politique, par tout le travail d’une
démocratie, mais également comme dans le
cas de Détroit, par autre chose, où ce qui est en
jeu est quelque chose d’un autre type qui vient
après la catastrophe économique, manifestant
que ce milieu urbain a quand même une force
propre, de la résistance. Car le milieu urbain est
une puissance en tant que telle, qui a la capacité
de devenir autre. Je pense que la question de la
ville mortifère hante l’imaginaire. Mike Davis, qui
est un sociologue qui travaille beaucoup sur le
devenir urbain, parle du devenir bidonville des
villes, pour mettre en évidence le chaos social
qui vient avec la ville contemporaine, la ville
du XXe siècle et la ville du XXIe siècle. C’est
mortifère par rapport à l’idée d’une ville pour
tous. C’est aussi mortifère par rapport à un idéal
démocratique, aux antipodes de l’espoir, de la
volonté ou de l’imaginaire d’une ville vivifiante.
Pourtant, la métamorphose peut aussi être
régénératrice, dans la mesure où il est assez
étonnant de voir, non seulement comment dans
une ville ravagée comme Détroit, de nouvelles
possibilités se développent, mais aussi comment
la question du ré-enchantement ré-émerge
aujourd’hui. Ce qui, au départ, apparaissait
comme une espèce d’utopie ou quelque chose
de naïf, l’idée du ré-enchantement, se présente
central dans l’habitabilité du monde qui fait
question. « Dans quels mondes vivons-nous ? »,
l’un des derniers ouvrages du philosophe
Jean-Luc Nancy, auteur de « La ville au loin »,
explore comment et qu’est-ce qu’habiter
le monde. Même la ville européenne reste
fascinée par cette ville américaine, par cette
puissance de modernité américaine. Jean-Luc
Nancy avait décrit ce qui se passait avec le
développement de la mobilité par l’automobile
et donc la mutation du paysage et des modes
de vie, la métamorphose par l’automobile.
Quelque chose de très récent en fait, qui n’a
guère plus d’un siècle. Aujourd’hui, on voit
bien la nouvelle métamorphose qui s’opère à
ce propos. D’où viendra le ré-enchantement ?
Certainement d’une autre façon d’envisager
la ville, d’envisager le rapport à la nature, au
monde, d’envisager la façon de faire ville entre
humains. Beaucoup de pistes sont ouvertes.
Après avoir interrogé la notion de métamorphose,
nous envisagerons trois formes dans l’évolution
de la ville contemporaine, le néo-nomadisme
urbain, le déshéritage et les pollutions,
caractéristiques des grandes transformations
des villes contemporaines. Enfin, nous tenterons
de repérer des pistes qui sont aujourd’hui
prospectées quant au devenir urbain, par des
experts, des habitants, des associations, par
un milieu très actif, qui essaye de réinventer
une ville qui serait habitable et heureuse. On a
parlé de la ville désirable, de la ville heureuse,
de la ville partagée, beaucoup d’appellations qui
toutes relèvent d’une aspiration à une forme de
ré-enchantement de la ville contemporaine.
C’est avec le temps que cette notion de
métamorphose s’affirme dans le laboratoire
Gerphau (philosophie architecture urbain) que
je dirige depuis plusieurs années. Nous avons
d’abord étudié les rapports ville-nature et ce
que veut dire habiter. Cela a vraiment été la
spécificité du laboratoire, qui est une équipe de
l’UMR LAVUE. En travaillant sur cette question
du rapport ville-nature, nous avons été amenés
à prospecter les thématiques de régénération,
en nous demandant : qu’est-ce qui se joue dans
ce rapport ville-nature qui va régénérer à la
fois la ville et la nature habitée par l’homme ?
Qu’est-ce qui est en jeu dans cette interface ?
Comment se modifie-t-elle avec les évolutions
des techniques, des modes de vie, des valeurs ?
Dans le mot de métamorphose, il y a quelque
chose de plus que la transformation. Il y a l’idée
de forme, mais aussi de « ce qui vient après »,
« au-delà », et dont la puissance de changement
est aussi interne. Donc, la métamorphose
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désigne la forme qui vient après, sous une autre
forme, mais qui est d’une certaine manière déjà
présente, contenue dans ce qui est déjà là. Ce
terme de métamorphose a une longue histoire
dans la culture humaine. Avec Ovide, Lucrèce,
ce sont les métamorphoses de la nature qui
sont en jeu, mais en liaison avec la mythologie.
C’est la fascination qui s’exerce sur l’homme
lorsqu’il voit les métamorphoses de la nature
et celles des dieux. Une puissance capable
de naître, de se transformer, disparaître,
renaître, se recycler, se trouve au cœur des
métamorphoses de la nature, avec une forte
importance accordée aux cycles. Si l’on prend
les Métamorphoses d’Ovide, par exemple,
c’est le rapport, le mélange entre les cycles
de la nature et les cycles de la culture, qui est
crucial. Parce qu’au fond, la métamorphose
est sous le signe de Protée, donc de ce qui va
prendre plusieurs formes, ce qui a la possibilité
de changer de forme. La ville est certainement
un établissement humain assez étonnant de ce
point de vue si l’on pense à toutes les formes
que les villes prennent à travers le monde,
qu’elles ont prises à travers le temps, et qu’elles
vont prendre encore dans les années qui
viennent et les siècles à venir, les formes qui
vont venir après.
La référence à la métamorphose a été
largement mobilisée pour rendre compte des
différentes formes que les dieux pouvaient
prendre pour arriver à leurs fins. Au fond, dans
la mythologie, il est toujours question du pouvoir
des dieux de se transformer, pour parvenir
à leurs fins, à celles qu’ils n’arrivaient pas à
obtenir par la forme précédente. Donc, c’était
toujours se métamorphoser pour donner forme
souvent de manière réversible à un dessein, à
un objectif, à un but, à un désir. Dans le parallèle
entre les métamorphoses des dieux et les
métamorphoses de la nature, il apparaît que ces
dernières obéissent à des cycles permanents
que l’homme ne peut pas vraiment modifier.
La nature a le pouvoir de se métamorphoser.
C’était défini comme cela par Aristote ; la nature
comme le pouvoir de devenir autre, de devenir,
de grandir, de diminuer et de disparaître aussi
avant de réapparaître. C’est toujours la capacité
de devenir.
Dans un article stimulant publié dans Le Monde
(10 janvier 2010), Edgar Morin reprend ce
thème de la métamorphose, et se réfère à une
métamorphose emblématique, celle du passage
de la chrysalide au papillon. En disant : dans
toute métamorphose de la nature, qu’est-ce
qui est en jeu ? C’est toujours quelque chose
qui se désintègre, qui se déstructure pour
renaître sous une autre forme. Ce qu’Edgar
Morin analyse dans l’idée de métamorphose
est la nécessité de décomposition d’un certain
ordre pour qu’en émerge un autre. La création,
la re-création se fait à partir de quelque chose
qui est déjà là, en s’inscrivant dans un double
mouvement : la capacité de déstructuration, de
désintégration d’un ordre, pour se recomposer
autrement. C’est quelque chose de très
fascinant offert par la nature. Tous ceux qui
travaillent les sciences de la nature et donc son
devenir essayent de comprendre ce mystère
de la nature capable de produire des choses,
qui ont une capacité de devenir et de revenir
aussi, mais de revenir différemment quand
bien même on peut avoir l’impression que c’est
pareil. Edgar Morin est aussi celui qui réfléchit
et a écrit à propos du développement durable.
Dans un de ses ouvrages, « La Voie », il se
montre très critique sur le monde actuel, sur le
monde contemporain et très sombre quant aux
productions humaines destructrices des milieux,
appelant à une métamorphose. Il explique
notamment la nécessité absolue de changer
nos façons de faire la ville. Nous héritons de la
ville de la modernité, qui était une ville efficace
d’une certaine manière, mais qui a entraîné un
grand nombre de conséquences désastreuses,
puisque cette ville est non seulement une
ville polluée et polluante, mais aussi une ville
marquée par les iniquités : la pauvreté augmente
dans toutes les villes du monde, d’une manière
ou d’une autre. Les établissements humains
doivent inventer une forme de coexistence qui
sera plus équitable et moins destructrice des
milieux naturels et des milieux de vie. Edgar
Morin précise que la métamorphose n’est pas
la révolution qui cherche à détruire un milieu
pour en établir un autre. Il souligne que ce qui
s’avère fondamental pour les établissements
humains, c’est que s’opère un déplacement en
même temps qu’une reprise de ce qui était là.
C’est le contraire de la tabula rasa. On part de
ce qui est là pour en faire autre chose. Il s’agit
d’une transformation puissante, pourrait-on
dire, puisque partir de ce qui est déjà là, le
transformer, ce n’est pas l’effacer mais devenir
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quelque chose de nouveau à partir de l’existant.
Dans « Pour une politique de civilisation »,
Edgar Morin précise qu’ « un système qui n’a
pas en lui les moyens de traiter ses problèmes
est condamné soit à la régression, voire à la
mort, soit, en se dépassant lui-même, à la
métamorphose ».
traditionnel, la figure du nomade urbain solitaire
en quête de repères et de subsistance apparaît
emblématique d’une modernité déstabilisée
et condamnée à vivre sans monde bien que
saturée d’images plus ou moins factices et
d’injonctions pressantes, par une surpuissance
médiatique liée au primat de l’économie
marchande. Ce néo-nomade pris dans la lutte
pour sa survie est exposé à l’uniformisation dans
une société de masse et à des trajectoires de
toutes sortes pour gagner sa vie ou se distraire,
dans une grande intranquillité, ce stress propre
aux urbains du XXIe siècle. Le stress comme
une espèce d’état d’être, on peut dire à tout âge,
dans lequel on conditionne les enfants très tôt
d’ailleurs, et qui se poursuit très tard. Certains
se délectent de cette métamorphose, d’autres
en souffrent beaucoup, puisque c’est devenu
une injonction, une injonction liée au travail.
Partout, on dit : si vous voulez gagner votre vie,
il faut être capable de bouger. On conditionne
les étudiants, les travailleurs. Il y a un drôle de
paradoxe autour des mobilités. C’est à la fois
être condamné à la mobilité et pas forcément y
parvenir même si elle est souhaitée ; dans les
carrières on dit : obligation de bouger, etc. ; on
apprend dans les entretiens d’embauche à dire
que l’on est prêt à bouger, et en même temps,
celui qui ne le peut pas, celui qui est assigné
à résidence, va le vivre comme quelque chose
de très négatif, comme s’il était exclu de son
époque. La mobilité voulue, la mobilité choisie,
est évidemment la mobilité heureuse. Après, il
y a toutes les mobilités forcées ou impossibles,
qui sont un peu la même chose, même si elles
prennent des formes diverses.
Dans le portrait du devenir urbain, s’ajoutent
aux pollutions des milieux et aux iniquités
largement répandues, le néo-nomadisme, le
déshéritage et la crise de l’espace public. Dans
« Anthropologie de l’habiter : vers le nomadisme »,
Georges-Hubert de Radkowski rend compte de
travaux menés entre 1963 et 1968. Pendant de
nombreuses années, avec toute une équipe
de chercheurs, il a analysé les évolutions des
comportements et des déplacements dans
ces nouveaux milieux urbains où la mutation
urbaine s’accélère, où l’impact urbain prend
de plus en plus le pas sur les milieux ruraux.
Il y est souligné l’importance du passage d’une
culture sédentaire, marquée par la longue durée
dans la façon d’habiter et par la transmission
aux enfants d’un monde, à une mobilité d’un
autre type. Augustin Berque considère que l’on
assiste à un nouveau nomadisme, mais très
différent des peuples nomades des sociétés
préindustrielles, qui habitaient et se déplaçaient
selon une cosmologie très présente, c’est-àdire selon un ordre symbolique partagé. Les
nomades, par opposition aux sédentaires, dans
une culture à dominante rurale, étaient ceux
qui se déplaçaient dans une surface délimitée
pour vivre, avec un habitat relativement léger,
mais avec de puissants repères matériels et
symboliques pour s’orienter et faire monde, il
est mis en évidence que dans cette accélération
des déplacements propre aux néo-nomades, ce
qui prime va être, comme pour les nomades,
la possibilité de se nourrir et de gagner sa vie,
mais aussi que ces déplacements s’effectuent
sans repères autres que cette nécessité de
survie, loin d’une cosmicité consolidée. Une
des grandes différences entre la façon d’habiter
le monde aujourd’hui et celle de nos ancêtres,
porte sur la dimension symbolique de notre
rapport au monde qui est en brouillage. On
sait qu’il est remplacé, supplanté par d’autres
paramètres, notamment économiques, qui sont
des formes bien pauvres de symbolicité. Si un
certain ordre du monde accompagnait le nomade
Dans les trois tomes de « Sphères », le
philosophe contemporain Peter Sloterdijk
propose une description des principales figures
prises par les établissements humains et leurs
évolutions. Dans le premier tome, « Bulle », il
analyse la façon qu’a le petit humain d’habiter,
depuis la bulle amniotique, jusqu’à la bulle
internet, en passant par beaucoup d’autres
types d’habitats, mettant en évidence la
tentation de la bulle, qu’il va retrouver dans
la bulle informatique, mais également dans
nombre de figures utopiques de l’architecture et
que l’on pourrait étendre aujourd’hui à certains
écoquartiers. Avec cette idée de refabriquer
des îles ou de refabriquer un chez-soi, un
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dedans plus ou moins fermé ou poreux, pour se
régénérer. Alors même que l’on est dans l’ère de
la mobilité, dans l’éloge de la mobilité et dans
la fascination paradoxale de la mobilité, revient
en force l’idée que l’on ne peut habiter que
parce que l’on se construit un dedans, et que ce
dedans qui a une puissance propre et délimitée
est à protéger. Il va être fait, déjà, d’une
protection. Par exemple, un deleuzien, Manuel
De Landa, américain d’origine portugaise,
analyse les établissements humains du point
de vue de l’idée de forteresse, cette idée que
l’on a toujours construit les établissements
humains en se protégeant. C’est un peu resituer
l’idée de la sécurité, obsédante dans la ville
contemporaine et dans l’habitat contemporain,
comme étant inhérente à la longue histoire des
hommes, menacés et ne pouvant habiter qu’à
partir d’un dedans protégé. Sloterdijk a pointé
les différentes métamorphoses de la bulle
dans les établissements humains, aussi bien
à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective.
Quand on regarde le château fort, la ville
fortifiée, ou d’autres établissements humains,
on voit bien l’importance de ce qui est en jeu
aussi autour de la protection.
Par ailleurs Sloterdijk considère que nous
sommes passés d’un monde d’héritage et
de valeurs consolidées à un monde éclaté,
brouillé, instable, au point que se produit une
sorte de déshéritage généralisé. Il écrit dans
« Essai d’intoxication volontaire » : « Le fait
est que les gens, qui grandissent sous un
régime individualiste, subissent une forme
de déshéritage intégral. C’est un terme que
j’emploie depuis quelque temps, parce que l’on
en a besoin pour décrire cette manière étrange
dont les jeunes générations se détachent en
un bond de leurs parents. Ce genre de chose
ne se rencontre dans aucune autre forme de
civilisation antérieure. »
La référence au patrimoine comme ce qui
nous rappelle nos ancêtres, qui est très forte
aujourd’hui dans les sociétés européennes,
est peut-être une manière de faire face au
grand vide qui apparaît avec le déshéritage,
qui prend plusieurs formes. Il prend forme dans
le fait que déjà tout le monde est convaincu
qu’on ne sait pas du tout comment les enfants
vivront demain, on ne sait pas quels seront les
métiers demain. Et si on doit former un jeune, on
ne sait pas quelle est la formation stratégique.
L’idée de la façon de produire les conditions
propices pour demain est tout à fait incertaine.
L’idée de la façon de se nourrir est incertaine.
L’idée de la façon d’éduquer les enfants est
incertaine. L’idée de la façon d’enterrer les
morts est incertaine. L’idée de faire famille est
incertaine. L’idée du couple est incertaine, etc.
Tous les repères à transmettre sont effacés ou
mis en doute. Certes, l’héritage reste affectif, il a
à voir avec des valeurs, la transmission du nom,
du langage, mais beaucoup de façons de faire,
de ressentir, de penser, de vivre sont en totale
métamorphose.
Je ne vais pas insister sur la menace de
milieux pollués, d’une eau, d’un air, d’une
terre et de villes pollués, parce que je pense
que l’on a tous maintenant totalement intégré
l’idée que les établissements humains, tels
qu’on les a fabriqués en l’espace de deux
siècles, ont davantage détruit les milieux
que ne l’avait fait auparavant l’humanité. On
prend conscience d’un impact anthropique
extrêmement destructeur des milieux et des
réserves des ressources humaines en un temps
très bref, et donc de la nécessité de diminuer
l’impact anthropique sur les ressources non
renouvelables, sur l’air, sur l’eau, sur les sols
cultivables, etc. C’est évidemment fondamental.
Le rapport à la nature, à la fragilité et aux
ressources que représente la nature, est vital
pour l’homme qui habite la terre et pas une
autre planète pour l’instant ; c’est l’habitat de
l’humanité.
Une autre caractéristique de la crise de la ville
contemporaine est celle des métamorphoses
de l’espace public. Au cœur de la démocratie
de masse, les contradictions de l’espace
public médiatisé, suivant une expression de
Dominique Wolton, se conjuguent avec celles
des milieux urbains. L’émotion, la contagion
affective de la vie urbaine sont associées aux
flux, aux sensations éphémères, aux moments
de communion autour de la musique, du
sport, des fêtes, des spectacles… Pulsionnel,
sensations, commutation des désirs, jeux
de signes y sont exacerbés. Mais ce sont
toutes les évolutions des modes de vie
de l’« homo urbanus » qui se superposent
et brouillent les figures. La mégalopole
contemporaine a extrémisé les stimulations
sensorielles, les dispositifs techniques et les
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contiguïtés physiques où chacun est dans sa
« bulle » contenue dans d’autres bulles, comme
l’analyse Peter Sloterdijk, qui met l’accent
sur la réalité d’un milieu hyper relationnel
paradoxal, une « écume ». Il écrit dans le tome
1 de « Sphères », Bulles, que « la co-isolation
multiple des foyers de bulles sous forme de
voisinages multiples peut aussi bien être décrite
comme un enfermement que comme une
ouverture au monde. L’écume constitue donc un
intérieur paradoxal dans lequel la plus grande
partie des co-bulles environnantes sont à la fois
voisines et hors d’atteinte ». L’espace public mis
en crise par les mutations contemporaines est
en question ainsi que la production d’espaces
urbains du vivre ensemble qui, soumis à des
luttes de pouvoir, resteraient capables de
résister aux seules logiques de la séparation, de
la fonctionnalité ou au triomphe du profit. Ce qui
n’est pas simple étant donné l’épuisement de
l’en-commun, ramené dans la plupart des cas à
du contact, du parmi, de l’avec. Jean-Luc Nancy
précise dans « La communauté affrontée », que
« L’avec est sec et neutre : ni communion, ni
atomisation, seulement le partage d’un lieu,
tout au plus un contact ; un être ensemble
sans assemblage ». Une cartographie des
paradoxes des images et imaginaires associés
aux configurations d’une ville contemporaine,
qui a du mal à ménager cette urbanité nomade,
a été mise en évidence par Bernardo Secchi
dans son ouvrage sur la ville du XXe siècle :
images de la nostalgie de la mixité des villes
d’antan, alors que prospèrent au même
moment les images de l’entre-soi ou le cocon
du chez soi, avec la recherche de confort, de
protection et de sécurité, mais aussi images de
la vitesse, devenues envahissantes alors que
se développe conjointement une aspiration à la
lenteur, à la flânerie, à la pause.
et de l’Occident s’y réfèrent. Dans les milieux
habités qui sont des systèmes complexes
auto-organisés, des enchaînements, tous les
maillons sont solidaires, et pourtant chaque
maillon, en même temps qu’il est rattaché aux
autres, dispose de sa propre initiative. Certes
une systémique ordonne les éléments dont il
est constitué, mais cette systémique n’est ni
mécanique, ni nécessaire. Il y a toujours entre un
chaînon et un autre une possibilité de variation,
de retard, de changement, etc., bien que les
éléments constitutifs tiennent les uns aux autres
dans un rapport dynamique. C’est ainsi qu’un
milieu est vivant, et c’est ce par quoi il diffère
d’un milieu inerte, puisque, même mis dans des
conditions limites, il ne perd jamais cette initiative
qui reflète sa vitalité et sa résilience. Le terme
de résilience s’adresse à une écologie aussi
bien humaine qu’environnementale puisqu’elle
traite de la capacité d’une personne ou d’un
milieu de vie à dépasser les traumatismes ou
les chocs en se métamorphosant. Ceci engage
une dynamique régénératrice capable de
stimuler les multiples relations qui lui donnent
sens et vitalité. Tout se déroule comme s’il
s’agissait d’une puissance de réinvention des
formes de vie en fonction de leur ajustement au
temps qui passe ou au contraire en termes de
mutations, transmutations.
On ne peut jamais savoir exactement où
commence un milieu de vie et où il s’arrête. On
est toujours au milieu, explique Deleuze. C’est
une façon de quitter la question de l’origine, qui
est pour ainsi dire inaccessible. Avec le milieu
est signifié que tout est toujours pris dans une
chaîne, qu’il y avait des choses avant et qu’il y
aura des choses après. Une pensée milieu est
une pensée qui se situe au milieu justement, qui
travaille avec ce qui était avant et avec ce qui va
devenir après. Donc qui ne peut pas ne pas être
confrontée à la métamorphose. Une pensée
milieu est aussi une pensée de la singularité,
parce que tout milieu est spécifique. Mais il
n’est pas spécifique simplement parce qu’il est
constitué de tel ou tel ingrédient, il est spécifique
parce qu’il y a une chaîne de réactions par la
coexistence et l’interdépendance des éléments
qui le composent, c’est à la fois un « avec » et
une totalité singulière en devenir. Tout est lié,
tout engendre, tout influence, tout influe sur
le reste et, en même temps, il y a des limites
Mais je voudrais aussi mettre l’accent sur
quelques pistes qui apparaissent être de
nouvelles possibilités, ou métamorphoses
régénératrices des milieux habités, régénératrices d’un nouveau cycle permettant d’habiter
et de cohabiter de façon désirable et heureuse.
Ces pistes combinent reliance, résilience,
création et milieux. La notion de milieu traverse
des courants de pensée très différents.
Augustin Berque, Deleuze, les écologues, de
nombreuses productions qui viennent de l’Orient
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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aux milieux. En général, on ne sait pas trop
bien où sont les limites de ces milieux, pourtant
chaque milieu en a, et a un périmètre, même
mal définis, et il se trouve confronté à d’autres
milieux. Ainsi Régis Debray a fait l’éloge de
la limite, l’éloge des frontières, rappelant que
tout n’est pas indistinct. C’est-à-dire que dans
une pensée où la globalisation s’est imposée
avec une force et une agressivité absolument
incroyables, inouïes, au cours du XXe siècle,
et en particulier on pourrait dire à partir de la
Deuxième Guerre mondiale, cette pensée
des milieux est une pensée qui réaffirme la
résistance et la ressource des lieux. Dominique
Dhervillez parlait tout à l’heure de la résilience.
Tout milieu de vie a un pouvoir de résilience,
sinon il disparaîtrait, il n’existerait plus. Un tel
milieu a une valeur en tant que telle parce qu’il
est singulier, et qu’il a une énergie qui lui est
propre. Cette pensée milieux est certainement
très caractéristique du contemporain. C’està-dire qu’à l’ère de la globalisation, de la très
grande échelle, de l’échelle planétaire, on va
pointer que cette grande échelle est faite d’une
multitude de milieux. C’est une pensée de la
multitude singulière, de l’inter-milieux. Plus on
comprend les milieux dans lesquels on habite,
dans lesquels on vit, plus on comprend leur
diversité, leur multiplicité, et donc le caractère
fragile, précieux, de chacun d’entre eux mais
aussi leurs porosités, ce qui constitue leur
résilience. La résilience, cette pensée de
résistance et de devenir des milieux, est un
principe d’urbanisme très important : analyser
un milieu en tant que tel, le comprendre en
tant que tel, voir ses ressources, c’est une
façon de faire le diagnostic de ses résiliences
potentielles. Ce mot de résilience très utilisé
désormais, très critiqué également, désigne tout
d’abord la propriété des métaux de fusionner
et d’acquérir ainsi une certaine résilience, une
capacité de devenir et d’être plus solide, plus
performant. Par la suite, la résilience a été
utilisée pour parler de l’écologie, avant aussi
de désigner la résilience psychologique, selon
laquelle face à un traumatisme, l’humain a
également le pouvoir de se régénérer, même à
la suite de forts traumatismes, comme le Phénix
peut renaître de ses cendres et en ressortir plus
fort. Dans l’écologie, la résilience est la capacité
d’un milieu de dépasser les difficultés et de
se métamorphoser. Gilles Clément, jardinier
extraordinaire, nous a rappelé cette propriété de
résilience des milieux du végétal, à savoir cette
propriété de se régénérer, la propriété aussi
que culture et nature puissent se régénérer
ensemble, comme le jardin dans une sorte
de résilience écosystémique et écosophique.
La résilience a à voir avec cette espèce de
puissance de renaissance qui va puiser aux
sources de la matière et de la vie.
L’importance de l’attachement à un milieu est
aussi déterminante dans cette dynamique.
Il ne s’agit pas de minorer qu’habiter, c’est
s’attacher. On dit que l’on habite quelque
part quand on est attaché à un lieu. Ce n’est
pas forcément déterminé par la durée, même
si cela a quand même aussi à voir avec des
habitudes. On peut habiter très longtemps et
ne pas être attaché. On peut aussi être attaché
au sens d’être prisonnier, parfois. Mais, habiter
au sens du désir d’un lieu, d’un milieu, c’est s’y
attacher. L’attachement est une dimension dont
il faut prendre la mesure quand on travaille sur
les spécificités et les atouts d’un milieu. Cet
attachement a une double face paradoxale.
L’attachement à un lieu fait que l’on a tendance
à résister à la métamorphose. Mais c’est aussi
parce qu’il y a attachement à un milieu que l’on
a une puissance de métamorphose, parce que
l’on y est attaché, qu’on va le ménager voire se
battre pour le préserver ou le faire évoluer et
accueillir le nouveau.
L’importance des liens entres les choses et
les êtres a été indiquée notamment par Edgar
Morin, qui a fait du concept de reliance la clef de
voûte de la pensée complexe. La reliance, c’est
« le travail des liens », « l’acte de relier et de se
relier et son résultat ». La limite qui distingue,
l’espacement ou écart qui met à distance tout en
ménageant une certaine proximité, les mises en
relations entre les choses et les êtres, en sont
des opérateurs architecturaux. Ils œuvrent à
l’entrelacement des échelles, par lequel l’espace
et le temps, le grand et le petit, participent d’un
corythme. Il y a toujours plusieurs milieux en jeu
(social, naturel, technique, culturel…) dans tout
aménagement, mais ceux-ci se superposent
et s’entremêlent. De façon concomitante,
tout est déjà là et en même temps tout y
advient. J.B. Jackson a montré comment une
tension millénaire se profile entre le paysage
vernaculaire ou habité, qui tend à s’ajuster au
local irrigué de chemins et le paysage politique
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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qui tend à prendre possession d’un territoire
en décidant et imposant les découpages et
infrastructures d’un système homogène. Pour
les accords qu’il s’agit de projeter, la synergie
avec le local, qui est cruciale, désigne ce
qui est relatif et propre à un lieu, ce qui le
distingue des autres, comme un produit
agricole, artisanal ou industriel, un climat, un
relief, des infrastructures de déplacement,
une histoire. Le défi consiste donc à imaginer
d’autres possibles de conciliation et d’alliance
à partir des résistances et des ressources des
milieux de vie et de leurs potentialités propres,
mais aussi de leurs porosités avec d’autres
milieux, ce qui interroge les moyens d’activer
les synergies entre ancrage et mobilités.
L’habitation a toujours orienté une centration
c’est-à-dire la valorisation d’un interstice, d’une
pause, dans un territoire de flux et de réseaux.
Jean-Pierre Vernant a rappelé que dans la
mythologie grecque du foyer, une bipolarité lie
comme complémentaires Hestia, principe de
permanence, et Hermès, principe d’impulsion et
de mouvement. Les mutations contemporaines
des modes de vie et la virtualisation numérique
ont activé cette double polarisation de l’espace,
à la fois ici et là-bas, recueil et déploiement. Ce
qui est en jeu relève de points d’ancrage pouvant
être plus ou moins éclatés, plus ou moins
provisoires. Un système alternatif de points
fixes et de liaisons apparaît corrélé à des modes
de vie fortement déterminés par les mobilités.
Cette bipolarisation de l’espace fait parade
aux écueils de l’errance ou du renfermement.
Le chez-soi/dedans est le lieu d’où on part
et auquel on retourne. Mais ces inscriptions
spatiotemporelles n’ont jamais fonctionné que
grâce aux lignes de mobilité qui les traversent
et dont elles participent. Car l’espace habité
qui est chargé affectivement, mentalement,
socialement, éthiquement, participe d’un ordre
symbolique d’habitudes et d’attachements qui
s’organisent en fonction de la synergie entre
points, lignes, surfaces, comme entre passé
et présent. Les mobilités voisinant avec les
zonings fonctionnels et sociaux comme avec le
repli sur l’intimité de l’habitation, la dialectique
entre le mobile et l’immobile favorise l’intensité
qualitative de nouvelles formes de l’urbanité
puisqu’elle facilite le passage d’un endroit à un
autre, d’une échelle à une autre, et permet une
différenciation des rythmes.
Les relations possibles entre demeure, ville,
région, monde tracent de multiples figures
des lieux et des milieux, du lent et du rapide,
entre confrontation à l’inconnu et retrouvailles
avec le connu, entre humain et non-humain,
entre nature et culture. Les rythmiques du lent
et du rapide, qui redéfinissent les synergies du
proche et du lointain ainsi que leurs élasticités,
constituent des tenseurs d’ouverture d’un
espace existentiel.
Soulignons pour terminer que s’interroger
sur les métamorphoses, c’est s’interroger
sur un art du devenir. Dans une perspective
écologique, la question des métamorphoses
des établissements humains et de leurs
possibles régénérations est devenue critique.
Les métamorphoses régénératrices sont
les métamorphoses qui nous permettent de
renaître. De renaître tout le temps. De ne
pas être passéiste. De ne pas s’installer dans
quelque chose qui ne fait plus sens, qui, de
toute façon, se trouve en dehors des évolutions
des établissements humains, et qui donc est
condamné. C’est aussi la capacité, dans cette
métamorphose, de prendre la mesure de ce qui
est, de ce que l’on habite. Dépasser les héritages
en les recréant, s’ouvrir aux rencontres, c’est
s’engager dans un tel art du devenir. C’est aussi
résister aux métamorphoses mortifères. Ce
qui implique d’être à l’affût des modifications
sous-jacentes et des réévaluations en jeu.
De nombreux chantiers s’ouvrent, comme la
transformation d’un héritage moderniste de
séparation et de monofonctionnalisme qui ne
faisait pas ville. Ou encore comme de possibles
renouvellements qui surgissent dans le cas de
villes qui diminuent, tel Détroit, ou augmentent
de taille. Destruction et régénération sont des
dynamiques constitutives des métamorphoses
des établissements humains ainsi que de
leurs bouillonnements créatifs entre initiatives
locales et translocales. D’autres réévaluations
et d’autres nouages entre les temps longs et
les temps courts, entre le lent et le rapide, entre
les permanences, les stabilités et les instabilités
sont en jeu. De multiples questions politiques
et éthiques sont alors soulevées à propos des
héritages, de ce qu’il faut conserver et jusqu’où,
de la façon de concilier usage, évolution et
conservation. Et aussi de ce qui est à ménager,
et de ce dont on est en charge.
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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Ce sont à de nouvelles manières de penser et de
faire que nous sommes ainsi requis. Régénérer
les milieux habités, c’est recycler, dépolluer,
hériter, économiser, diversifier, prendre soin,
inventer mais aussi recréer. Car les corythmes
entre humain et non humain, urbain et
agriculture, diversités naturelles et culturelles,
bref entre natures et cultures constituent la
matière du coexister, de l’habitable, à savoir de
l’art de s’envisager au monde et de le configurer.
Si l’on revient au film sur Détroit, dont je
parlais tout à l’heure, certains témoignages
interpellent. Ainsi celui d’un homme d’une
cinquantaine d’années, qui raconte que
lorsqu’on lui a annoncé qu’il était au chômage,
sans perspective d’emploi, il s’est dit dans un
premier temps : « catastrophe, je suis dans la
catastrophe ».
Puis, dans un deuxième temps : « mais après
tout peut-être est-ce l’occasion de vivre
autrement. Parce qu’enfin, est-ce que j’avais
envie de continuer à vivre cette cadence
infernale ? Est-ce que j’avais envie de vivre
cette guerre de tous contre tous ? Est-ce que
j’avais envie de vivre ce mode de vie ? Sachant
qu’il me reste grosso-modo vingt ans à vivre,
je n’ai pas du tout envie de vivre cela, et tout
compte fait je vais vivre autrement ». Il est
devenu réparateur, a créé un nouveau réseau
social et se déclare satisfait finalement du
changement. Il y a comme cela des portraits de
jeunes ou de moins jeunes, qui racontent qu’ils
n’ont pas choisi cette situation d’une ville qui a
rétréci, et d’une économie qui a complètement
coulé, mais qu’ils ont décidé de vivre autrement.
Ils témoignent d’une autre façon de vivre et
d’une autre façon de rencontrer les autres. C’est
vrai que c’est un message d’espoir dans une
situation du pire, même s’il y a aussi tous ceux
qui témoignent d’une très grande souffrance.
Cela me frappe de voir que beaucoup de jeunes,
aujourd’hui, espèrent qu’il est possible de vivre
autrement et de préparer des métamorphoses
d’un autre type.
de ces métamorphoses. La parole est à la salle,
pour ceux qui veulent mieux comprendre ou être
mieux renseignés, ou critiquer, puisque c’est le
propre des débats.
Alain Brocard
Je me suis senti très à l’aise avec tout ce que
vous avez dit, parce que j’ai l’impression de
l’avoir vécu depuis assez longtemps quand
même, même si c’était avec d’autres mots.
Je ne connaissais pas le mot de reliance.
D’abord, à partir de 1965-1968, on a essayé de
faire en tant qu’architecte, ce que l’on appelait
l’architecture contextualiste. On avait été éveillé
assez tôt par un gars comme Christopher
Alexander, qui avait dit que la ville n’était pas
un arbre ; c’était en 1962-1963, que c’était donc
un mélange de toutes les fonctions qu’on avait
abolies en faisant le séparationisme, le zonage,
etc. Ensuite, il y a eu des gens comme Venturi
qui expliquait que l’architecture, l’urbanisme
étaient beaucoup plus complexes, que tout était
d’une extrême complexité et que l’on avait trop
schématisé. Le château de Chenonceau, par
exemple, était à la fois un pont, une chapelle
et un hôpital ; si on se posait l’architecture dans
ces termes, on enrichirait considérablement tout
milieu de vie. C’est le premier point.
Deuxième point, en 1968, peu de temps après,
beaucoup de gens ont voulu vivre autrement,
sont allés vivre dans le Larzac ou je ne sais
pas où. D’autres se sont mis à la ferme, à la
campagne. Il y a déjà eu cette tendance ;
cela fait quand même bientôt cinquante ans
maintenant. Les termes que vous employez
n’existaient pas, mais le fond était déjà en place,
si je puis dire.
Chris Younès
Effectivement, cela fait partie de ceux qui, à
un certain moment, résistaient à une certaine
pensée dominante sur la séparation des
fonctions, dire que les milieux habités étaient
tellement complexes que tous ces éléments
entraient en ligne de compte et que, depuis la
nuit des temps, les choses étaient reliées. C’est
pour cela qu’elles sont restées un héritage très
précieux pour les humains. C’est sûr qu’il y a
une évolution et qu’une métamorphose s’opère.
Ce qui se passe à Détroit peut faire penser aux
Interventions et échanges avec la salle
Dominique Dhervillez
Il y a beaucoup d’optimisme dans ce que vous
avez dit, alors qu’il y a aussi toutes les menaces
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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années 70. Mais ce qui est tout-à-fait différent
est l’idée de dire que c’est dans la ville que
cela se passera. Ce n’est pas quitter la ville
pour habiter autrement ; c’est-à-dire que l’on
peut habiter, que l’on peut faire une ville autre,
sans être obligé de la quitter pour retrouver un
certain rapport au végétal, à l’animal. Ce n’est
pas du tout prendre Détroit comme un modèle,
parce que c’est vraiment effrayant quand on
voit Détroit devenir une ville fantôme, voir tous
ces chiens errants qui peuvent attaquer, voir
cette jungle urbaine. L’idée de jungle urbaine
était présente aussi dans une exposition qui
avait lieu à la Cité de l’architecture sur la ville
fertile, où l’on voyait des films dans lesquels les
animaux risquaient d’attaquer les humains et
les humains s’attaquer eux-mêmes. Il n’y avait
plus d’ordre, plus de civilité. C’est un scénario
de métamorphose tout à fait mortifère, qui est
une menace réelle, dans ces types de sciencefiction.
Par ailleurs, on constate la tentation de l’île,
non seulement dans les gated communities
mais même dans certains écoquartiers, qui
apparaissent comme des bulles réservées à
quelques-uns, et qui manquent de porosité.
L’idée était de se demander comment faire
une ville reliée, des quartiers dans lesquels
où il y aurait un rapport d’un autre type, un
équilibre entre nature et culture. Pour avoir en
milieux urbains des écosystèmes beaucoup
plus appropriés et des régénérations. C’est la
différence par rapport aux années 70 tentées
par un retour à la nature et à la campagne.
Par contre, si on prend Détroit, ce n’était pas un
choix, même s’il y a des jeunes qui y viennent un
peu parce qu’ils se disent qu’il s’y passe quelque
chose et qu’ils ils vont voir. Beaucoup de gens
sont restés parce qu’ils habitaient là ; ils étaient
attachés ; ils n’avaient pas envie de partir. Pour
aller où ? Pour faire quoi ? Ils essayent plutôt de
reconstruire quelque chose malgré tout. C’est
la grosse différence. Ce n’est finalement pas
du tout une utopie. C’est cela qui m’intéresse
aussi. Je trouve que, dans tout un mouvement
écologique, et puis par exemple dans des
associations comme ATTAC, ou autres, dont des
associations des années 80 à 90, ce n’était pas
la recherche d’une utopie telle qu’elle a pu être
dans les années 60, même 70, une révolution,
refaire autre chose, mais plutôt de se dire : il y a
un existant, comment on fait avec ce qui est là,
comment le transformer, le métamorphoser. Je
pense qu’il y a un changement de point de vue
qui est important.
Par rapport à ce que vous disiez, Dominique
Dhervillez, vous avez raison, j’essaye
plutôt de voir sur quoi s’appuyer en vue de
métamorphoses vivifiantes. Parce que je pense
que la majorité des villes dans le monde sont
tout à fait inhabitables. Dans beaucoup de villes
se développe une extrême pauvreté, les gens
quittent les milieux ruraux et vont s’agglutiner
dans des milieux urbains extrêmement durs.
Les villes européennes ne sont pas épargnées.
Nombre d’analyses montrent aujourd’hui que la
ville devient inhabitable pour beaucoup. Ainsi
dans la région parisienne, si l’on est amené
à faire une heure et demie de transport le
matin, une heure et demie le soir, et que les
conditions pour se nourrir, pour se loger, etc.
sont mauvaises, cela devient inhabitable, c’est
même infernal. Il s’agit de repérer des pistes
pour combattre ce cycle infernal.
Juliette Duszynski
Vous avez parlé de ville. Beaucoup de vos
idées m’ont parlé et notamment celle de la ville
mortifère. Cela me fait penser au festival de la
bande dessinée à Angoulême. Il y a une image
forte de ville mortifère qui est celle de Bob
Caine qui, dans les années 30, crée Batman et
donc Gotham City, qui est l’exemple même de
ce que vous décrivez comme modèle de ville
mortifère aujourd’hui. Une image qui est assez
visionnaire, parce que la ville des années 30
aux États-Unis n’avait pas du tout cette image
de Gotham City. Par rapport à cette idée de
déshéritage, vous avez parlé de concept de
bulle, d’espace bulle, de la figure du dedans.
Cela m’a rappelé les propos de Jean Viard,
qui sort un livre récemment. Jean Viard, le
sociologue, qui montrait que, depuis la première
guerre mondiale, dans nos sociétés modernes,
on avait gagné 100 000 heures de vie et que ces
100 000 heures de vie étaient passées dans les
loisirs, mais des loisirs du chez-soi, notamment
100 000 heures derrière les écrans télé. Dans
ce qu’il citait sur ce repli sur l’espace privé, et
donc cette perte d’espace public et de sens
du lieu de rencontre, il montrait l’importance
dans la société française, et ailleurs, du
barbecue autour duquel se réunissait la famille
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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Chris Younès
Il est frappant en effet de voir à quel point la
BD, la science-fiction explorent des scénarios
qui, la plupart du temps, sont plutôt mortifères.
La part d’enchantement est quand même très
minime ; c’est certain. Richard Sennett va toutà-fait dans le même sens pour montrer dans ce
livre remarquable « La chair et la pierre », à quel
point on fait corps avec les milieux, et insister
sur l’importance de ne pas être anesthésié alors
même que maints milieux urbains deviennent
anesthésiants. On le voit, par exemple, pour
les enfants. On prend un enfant ; il aime aller
dans la ville, mais rien ne l’intéressera comme
aller au bord d’un ruisseau, voir une grenouille
s’il y en a, des escargots, des papillons.
C’est-à-dire qu’il y a une diversité de formes,
d’enchantement avec la nature. Il n’y a pas un
enfant qui n’est pas fasciné d’aller découvrir une
ferme ; cela devient tout un événement. Il y a
donc là quelque chose qui est une ressource
très précieuse d’alliances possibles entre ville et
nature. Certains éco-quartiers redécouvrent, en
quelque sorte, des formes de réaménagement,
et essayent d’inventer des milieux qui seront
plus paisibles et plus chargés en sensations
agréables. De ce point de vue, il y a quand même
une évolution propice. Même si la ville dans son
ensemble échappe à l’habitant parce qu’elle
est très complexe, qu’elle est très technique.
Des habitants essayent cependant de se la
réapproprier, dans le sens de comprendre ce
qu’il s’y passe et cherchent aussi à la modifier.
Il y a beaucoup d’initiatives dans ce sens. L’idée
que cela va repartir aussi par la base, que ce
n’est pas simplement de haut en bas, comme
on dit « up down », mais « bottom up », de bas
en haut. Je trouve que ce que vous avez signalé
parle effectivement des métamorphoses qui
s’opèrent actuellement.
aujourd’hui, et puis du lien social via Internet,
souvent palliant un lien amical, visuel et concret,
en chair et en os. Cet exemple, cette idée de
territoire mortifère m’a fait penser à un territoire
dont je suis originaire, qui est le bassin minier du
Nord-Pas-de-Calais, qui, comme vous le savez
peut-être, présente sa candidature à l’UNESCO,
en tant que paysage évolutif. On a vraiment
l’exemple d’un territoire qui est passé d’un stade
de nature à un territoire de labeur, avec des
stigmates très importants, qui aujourd’hui renaît,
se métamorphose, se recrée. J’aime bien aussi
ce terme de recréation. Se recréer via la culture,
des bases de loisirs et des bases culturelles sur
d’anciens sites miniers.
Ma deuxième remarque. Vous aviez cité les
artistes qui mettent en évidence « l’évidence
urbaine », en mettant les urbains en position
de zombies. J’ai pensé au cinéma de George
Romero, qui décriait cela dès les années 60-70 ;
cette société de consommation dans les grandes
surfaces commerciales qui démarraient.
L’espace public, aujourd’hui, si on le regarde de
loin, on a l’impression effectivement d’un espace
traversé de zombies. Je pense notamment
à beaucoup d’entre nous qui traversons cet
espace le casque sur les oreilles et dans sa
bulle ; on a sa musique dans ses oreilles, dans
sa bulle. Si l’on réfléchit un peu sur cet espace
public, on a l’impression qu’aujourd’hui on prend
rendez-vous avec l’espace public.
C’est un peu ce que vous disiez : l’espace public
vit par l’événementiel. On prend rendez-vous
avec lui, à l’image des danses collectives très
à la mode, les flashs-mob : on se connecte sur
Internet et on se donne rendez-vous à un lieu
précis, pour danser telle ou telle danse et se
retrouver entre gens qui ne se connaissent pas.
Également le phénomène d’apéro géant, qui
est comment on investit un espace public à un
instant T collectivement. Ou encore l’exemple
récent des émeutes de Londres où les gens
se donnaient rendez-vous, via les nouvelles
technologies, via entre autres Black Berry
Messenger. L’espace public est donc devenu
éphémère, est devenu un peu un espace
pratiqué de manière événementielle, en tout
cas sur rendez-vous ; un espace sur lequel on
prend rendez-vous. Voilà un peu à quoi m’a fait
penser votre présentation, dont je vous remercie
beaucoup.
Docteur Saladin
Le terme de la métamorphose est intéressant.
Je suis médecin. Une science est en train
d’émerger en biologie actuellement : l’épigenèse.
L’épigenèse a 12 ans, a une dizaine d’années.
C’est ce qui permet de comprendre le passage,
la métamorphose de la chenille aux papillons ;
c’est la régulation qui se trouve au-dessus
des gènes. Je fais partie de l’Association
française des neurosciences et je travaille
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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beaucoup sur la question que vous évoquiez,
de l’effondrement scolaire, de l’effondrement
des comportements, que l’on observe dans
nos sociétés. Pratiquement, j’ai fait la liste de
toutes les causes qui modifient l’épigenèse des
individus et qui aboutissent à ces troubles du
comportement massif. C’est-à-dire que, pour
que la ville puisse faire sa métamorphose, il
faudrait déjà qu’elle soit constituée de vivant
dont l’épigenèse soit conforme. C’est une
dentelle, l’épigenèse. On s’aperçoit que c’est
quelque chose d’extrêmement précis. Quand
une chenille se transforme en papillon, ce n’est
pas du tout le hasard. Et nous, ce que l’on a
fait avec notre ville, avec la ville, on a joué
avec l’épigenèse du vivant, notre épigenèse
et, en particulier, il y a un organe très spécial
qui est le cerveau, qui pourrait être considéré
pratiquement comme un organe qui se
transforme, qui connaît une transformation
comparable de celle de la chenille aux papillons.
On voit à peu près les règles qui permettraient
d’avoir un bon fonctionnement cérébral. C’est
une lueur qui apparaît au bout du tunnel. On va
pouvoir fonder une hygiène du système nerveux,
qui nous permettrait d’éviter tous les errements.
L’exemple nous donne toujours l’explosion
des autismes. Actuellement en Angleterre, une
naissance sur 70, cela m’a semblé incroyable,
est destinée à être autiste. On a une explosion
des dyslexies, des dyspraxies, des dysphasies,
etc. On sait maintenant à peu près d’où cela
vient : c’est la toxicité de nos modes de vie,
aussi bien chimique que sans substance.
souligné l’importance de la nature, mais il est
certain que dans les établissements humains, la
question du rapport à la culture est également
déterminante. Cet héritage culturel qui est des
plus précieux est la base des nouveautés qui
peuvent advenir, et susciter une dynamique.
Souvent, ce sont quelques personnes qui vont
parvenir à recréer un effet d’entraînement et
de renouvellement pour des milieux. La culture
est un levain que les villes essayent aussi
de préserver et renforcer, pour favoriser des
métamorphoses heureuses.
Caroline Vigneron
Je voulais simplement dire que je trouvais cela
particulièrement intéressant, tout ce que vous
nous exposez ce soir, tout simplement, parce
que je travaille aussi dans l’urbanisme, et
plus exactement dans l’urbanisme de projets,
l’urbanisme réglementaire. On s’aperçoit, à
travers l’urbanisme réglementaire que, malgré
effectivement les évolutions souhaitées des
territoires, on a souvent des règlements qui
figent un petit peu dans le temps, Et, quand on
veut qu’ils évoluent, c’est finalement toujours
le concept d’intégration des constructions de
leur environnement qui prend le dessus. Cela a
donc un bon côté, à savoir, effectivement, il faut
qu’il y ait des choses qui se lient entre elles, etc.
Mais c’est souvent vu comme un calque que
l’on doit faire d’une construction par rapport à
une autre. Je trouve qu’il faudrait élever un petit
peu cette façon de penser et de procéder par
rapport à tout ce que vous nous dites et essayer
de comprendre mieux les milieux, de retirer
certains éléments pour ensuite pouvoir mieux
appréhender l’intégration des constructions.
C’est-à-dire que ce n’est pas un calque d’une
construction par rapport à une autre.
Chris Younès
Il me semble qu’il y a des courants très
stimulants, qui travaillent sur la morphogenèse.
C’est-à-dire voir quels sont les principes qui font
que quelque chose devient et se métamorphose.
Ainsi lorsque des architectes parlent de gènes
urbains, par cette métaphore, ce qu’ils veulent
dire, c’est qu’ils tendent à repérer dans un
milieu des caractéristiques qui font qu’il va
pouvoir devenir, sans disparaître, pouvoir se
transformer, devenir et sans se détruire, mais
surtout qu’il possède des principes constitutifs
de son devenir, qu’il s’agit de révéler. C’est une
métaphore biologique ambiguë mais qui vise à
souligner l’importance des principes de devenir
inhérents à un milieu. Tout à l’heure, était
Chris Younès
L’enjeu, si on se pose des questions sur
l’urbanisme en train de se faire, sur son
évolution, c’est de comprendre la singularité
d’un milieu, la puissance de ce milieu, et il faut
l’accompagner dans son devenir. On voit que
c’est exactement ce qui se passe par rapport à
la connaissance de l’organisme, donc ce milieu
intérieur, mais qui est en relation avec un milieu
extérieur. Le fait de comprendre la spécificité
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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d’un milieu et son devenir est fondamental. Il y
a des pistes, par exemple, qui sont rebelles ; je
ne sais pas trop comment cela va évoluer ; ainsi
de l’orientation de Patrick Bouchain déclarant
qu’il arrête l’architecture, mais travaille à faire
évoluer le cadre de la production de l’habitat
social, par exemple, à Marseille dans la friche
de la Belle de Mai. C’est dire : sur quoi est-ce
que l’on peut retravailler ? Il le fait toujours en
refabriquant des milieux, des milieux autour
du chantier, des milieux humains, qui, par la
dynamisation d’un collectif, vont être capables
de se métamorphoser à partir de ceux qui
l’habitent. Avec cette idée que la métamorphose
régénératrice d’un milieu est celle qui lui permet
de se régénérer sur lui-même, non pas sur le
diktat de quelqu’un, non pas sur un modèle
idéal, mais en disant : ce milieu est là, peut-être
par des apports extérieurs, qui peuvent être des
levains pour ce milieu même, par des apports
endogènes ou exogènes, peu importe. Mais
c’est quand même l’idée qu’un milieu a une
puissance en tant que telle, une spécificité qu’il
faut appréhender.
les règles, des carcans que l’on véhicule aussi
dans tout milieu, comme dans toute spécialité
disciplinaire ou professionnelle.
Le milieu régénérateur est celui qui renaît et
qui se recrée à partir de lui-même. C’est la
différence avec un urbanisme de la tabula rasa
ou un urbanisme de modèle. Il y a une grande
crise des modèles en urbanisme, parce que
l’on n’a plus de modèle. Ce n’est pas non plus
un urbanisme de fracture, dont on connaît les
dégâts, puisqu’il a sévi à travers la planète et
qu’on en souffre. Un urbanisme des milieux part
de la spécificité, de la singularité de chacun
d’entre eux mais aussi de leur rencontre.
Parce que le propre de l’humain, par rapport à
d’autres formes d’espèces animales, est d’avoir
fabriqué des milieux tous très différents. Il est
très fascinant de se dire que les humains sont
une espèce vivante qui fabrique des milieux
extrêmement différents dans tous les pays de
la terre, dans tous les continents, à l’intérieur
même d’un pays. Ils se distinguent par une
diversité d’habitat, de singularités, de modes de
vie. On n’est pas dans l’homogène ; on n’est pas
dans l’uniforme. Je crois qu’il y a une dynamique
régénératrice en urbanisme dans le fait de miser
sur les milieux, sur la spécificité, la singularité
des milieux, mais aussi leurs mises en relations,
et évidemment il y a un dynamisme à les recréer
aussi. C’est donc ne pas simplement appliquer
J’ai bien compris qu’on ne sait pas comment
tout ceci va se métamorphoser. Je pense qu’en
temps de crise, c’est illusoire d’annoncer les
choses. Mais à l’avenir, on saurait progresser, je
mets du conditionnel, si on savait mieux intégrer
des mouvements qui s’accélèrent. Ici, c’est
flagrant, parce qu’une ville portuaire, les flux de
marchandises, mais il n’y a pas que les flux de
marchandises. Les flux d’information, les flux,
tous les flux des touristes, etc., font que l’on est
à la fois étonné, content, on positive tout ceci, et,
en même temps, cela peut représenter, si cela
prend des formes trop extrêmes, des menaces.
Le fait que l’on importe trop et que l’on n’exporte
pas assez dans un port est une menace pour
le port, etc. Est-ce que vous pensez que cette
cinétique ou cette capacité ou incapacité
de comprendre les accélérations et les
mouvements est aussi une des composantes
de la métamorphose, peut-être, et puis de la
construction des solutions à venir ?
Dominique Dhervillez
On a beaucoup parlé des relations entre
les gens, entre les milieux, du fait qu’elles
changent. Il y a, en ce moment, une accélération
de tout, les flux d’information, les mobilités, le
nomadisme, les paradigmes qui changent. En
fin de compte, les douleurs ou les espérances
sont toujours liées à ce que je pourrais appeler
la cinétique ou le mouvement, qui peut créer des
pathologies, vous l’avez montré. C’est donc très
dangereux. Et en même temps, cela constitue
une progression ou un acquis, qui fait que
l’urbanisme est remis en question, parce qu’il
veut stabiliser les choses dans des modèles
stéréotypés, ou même les modèles culturels, ou
les façons de vivre en société. Cette difficulté ou
possibilité de s’accommoder avec la cinétique
est à la fois la plaie et le produit de ce qui va
arriver.
Chris Younès
Bien sûr. Cette mise en mouvement des
milieux, qui est inhérente et puis qui s’accélère,
est vraiment importante. C’est pour cela que
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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l’architecture des milieux est une architecture
prise au sens d’une architecture totale qui
comprend l’environnement, les paysages et
les territoires, pas simplement l’édifice. Cela
sera cette capacité, comme vous le soulignez,
dans ces mises en mouvement de trouver un
rythme, qui va permettre à ces différents milieux
de coexister mais aussi de se transformer
les uns les autres et d’échanger. C’est pour
cela que la coexistence est importante. C’est
vrai que trouver le rythme de coexistence est
fondamental.
Dans certains cas, il faut accélérer parce que
c’est nécessaire, sinon on ne passera pas la
difficulté, mais il faut aussi, des fois, ralentir
parce que sinon tout le monde va freiner, parce
que tout le monde est perdu par rapport à des
formes d’ancrage si les métamorphoses sont
trop brutales. Cette mise en mouvement, qui fait
partie de la métamorphose, est quelque chose
de très insécurisant, d’excitant et insécurisant
en même temps, parce que justement, on ne
sait pas trop ce que l’on va devenir. Je pense
que la métamorphose, aujourd’hui, si on en
parle, c’est parce que l’on est vraiment dans
cette espèce de milieu en devenir, où l’on ne
peut plus s’accrocher dans l’aménagement
urbain comme on le faisait dans les années 60
sur une culture des modèles, où l’on est de plus
en plus dans une forme d’instabilité. Comme
dans les arts martiaux, il faut être capable de
capter les énergies, de travailler avec les flux,
de faire avec les énergies plutôt que d’y résister.
Ce n’est pas nier l’existant. Au contraire, c’est
être capable de se laisser traverser par ce qui
arrive, ce qui se passe et non pas se bloquer
dans un système mais au contraire devenir.
Parce que si l’on ne se met pas en mouvement,
si l’on n’est pas en mouvement, on s’ankylose
et, quelque part, on va empêcher ce qui est
le propre de l’humain et du vivant, à savoir le
devenir.
2ème Petite leçon d’urbanisme - Saison 2011-2012 - Chris Younès
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