Evan Rothstein

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Evan Rothstein
« Le Quatuor Kronos :
parcours postmoderne d’une anomalie devenue modèle »
Depuis sa création en 1973, la carrière du Quatuor Kronos suit une trajectoire qui semble sans
précédent : résolument iconoclaste, destructeur de barrières, constructeur de passerelles, l’ensemble - qui
a été à l’origine de plus de 450 créations - a reformulé sans cesse les questions fondamentales de l’image
médiatique, de la fonction artistique et du répertoire du quatuor à cordes. Sa politique de commandes, son
style de jeu et sa démarche esthétique ont eu un impact visible et audible sur la création musicale et
l’activité des compositeurs, qu’ils soient traditionnellement associés ou non à la musique de concert. La
relation intime que ces musiciens ont fidèlement nouée avec certaines figures marquantes de la création
nord américaine - Philip Glass, Steve Reich, Terry Riley et John Zorn, parmi d’autres - est révélatrice
d’une conception spécifique du son et de la technique instrumentale, des techniques compositionnelles,
des stratégies de communication et d’objectifs d’expression artistique, enfin, de l’espace même qui serait
occupé par la musique dans la société du 21e siècle. Leur parcours professionnel et artistique peut servir
de vecteur qui mettra en relief les éléments de l’interface complexe - analysés comme manifestations de
tendances à la fois contradictoires et complémentaires - entre la performance, la composition et la
diffusion dans l’Amérique de fin de siècle.
Pourquoi, dans un colloque principalement consacré aux répertoires, doit-on s’intéresser
aux interprètes ? Cette approche ne semble pas, à première vue, être au service de la
compréhension d’une œuvre en elle-même, mais est néanmoins préalable, peut-être même
indispensable à toute analyse historique qui, ne se contentant pas d’une information purement
musicale, cherche et s’engage, selon les mots de Laurent Aubert, « à restituer la vérité de
l’autre1. » Il arrive occasionnellement de s’intéresser, dans une note de bas de page, aux mécènes
qui ont commandité telle ou telle composition ou aux interprètes qui ont défendu tel ou tel
répertoire (on pense à Diaghilev et Stravinsky, Njinsky ou Ysaÿe et Debussy, Sarasate et Lalo,
Berberian et Berio, David Tudor ou Merce Cunningham ou encore Rauschenberg et John Cage2).
Mais, généralement, ces personnes sont considérées comme accessoires, simples sources
d’inspiration - comme si le fait d’être une source d’inspiration était réellement accessoire ! Il est
plutôt inhabituel et difficile de penser les interprètes comme l’épicentre d’une révolution
artistique, tellement nous avons eu l’habitude, jusqu’à une date récente, de penser la création
musicale exclusivement au travers de l’œuvre et de celui qui l’a écrite. Mais la notion de création
et même d’écriture évolue sans cesse depuis les années soixante. La hiérarchie et l’organisation
de la création, avec le compositeur-créateur isolé d’un côté et les exécutants hautement
1
Laurent Aubert, La musique de l’Autre (Genève/Paris : Georg, 2001), p. 24.
Le role important joué dans l’évolution de l’écriture musicale par les lieux et les mécènes, ainsi que par les modes
de diffusion, les changements technologiques et les marchés est reconnu depuis longtemps comme un sujet de
reflexion sérieuse. Mais le rôle central que pourrait jouer des interprêtes reste généralement négligé.
2
1
spécialisés de l’autre, ont été continuellement et sérieusement remises en cause (on pense aux
compositeurs/metteurs en scène comme Aperghis et Heiner Goebbels). Même si certains
compositeurs continuent indéniablement à revendiquer la centralité et l’authenticité de leur
création écrite, on reconnaît théoriquement et analytiquement la relation rhizomatique entre
l’auteur, l’interprète, le lieu et le public qui est essentielle à la perception de l’œuvre.
Les exemples historiques les plus intéressants se trouvent parmi les œuvres considérées en
leur temps comme les plus « pures » et les plus « abstraites » : les quatuors à cordes de Haydn et
de Beethoven3. Ces œuvres semblent tellement le fruit de la spéculation et de la pensée
personnelle du compositeur, de ses préoccupations esthétiques et techniques, qu’il est difficile de
les considérer aussi comme des ouvrages dépendant également de certaines contingences liées
aux interprètes et aux modes ou lieux de diffusion. La « mythologie » veut que le compositeur
n’en tienne jamais compte. Mais le langage musical ne suit pas une trajectoire exclusivement
interne, dictée seulement par les exigences de l’écriture. Dans le cas des quatuors à cordes de
Haydn, la diversité des techniques compositionnelles employées s’explique aussi en partie par les
artistes et les lieux pour lesquels ils furent écrits. Cette relation entre les interprètes, les lieux et
les publics laisse des traces lisibles même dans la production des quatuors de Beethoven,
compositeur pourtant réputé être à l’origine de cette rupture entre la conception de la musique et
sa production4. Vue dans le contexte d’une évolution de la pratique et de la perception de la
musique au sein de la société, avec ses modes dynamiques de concrétisation et de diffusion, la
relation entre compositeur et interprète n’est pas une simple rencontre entre un créateur et un
exécutant.
En réalité, la position centrale du compositeur s’avère être une construction plutôt récente
et volontaire dans l’histoire de la musique dont l’analyse des causes et des manifestations
nécessiterait un autre article. Mais il nous apparaît maintenant que, pour une grande partie de
notre histoire, la musique a été « performance centered » et non « composition centered », pour
3
Pour un résumé de l’influence des instrumentistes et des lieux sur la composition des quatuors de Haydn, voir John
Herschel Baron, Intimate Music: A History of the Idea of Chamber Music (Stuyvesant, N.Y. : Pendragon Press,
1998), p. 212-224. Pour un exploration de ces mêmes perspectives concernant les quatuors de Beethoven voir les
articles de Joseph Kerman, Robert Winter et Leon Botstein dans The Beethoven Quartet Companion, ed. Par Robert
Winter et Robert Martin (Berkeley : University of California Press, 1994).
4
Voir Roland Barthes, « Musica prattica » dans L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III (Paris : Seuil, 1982), p. 231235. La rupture évoquée par Barthes est celle entre le compositeur et la pratique amateur, mais c’est également à
partir de ce moment historique qu’on constate la naissance d’une posture esthétique d’éloignement plus généralisée
entre créateur et exécutant.
2
reprendre une distinction opérée par l’éminent musicologue américain Richard Crawford5. En
d’autres termes, l’interprète a joué historiquement un rôle naturel de « co-créateur » dans la
réalisation de l’œuvre, celle-ci étant aussi généralement conçue comme un processus de
réalisation, et non une simple invitation à l’éxecution. Suivant cette hypothèse, les démarches
révolutionnaires entreprises, dans les années 50 et 60, avec les œuvres aléatoires ou ouvertes,
n’ont été que des tentatives instinctives ou intuitives de restitution d’une pratique historique qui
avait été, dans sa conception, beaucoup plus collective qu’on ne le croyait. Il est intéressant de
noter que ce phénomène apparut dans les musiques d’avant-garde correspond chronologiquement
avec la renaissance de la pratique historiquement informée de la musique ancienne,
particulièrement, mais non exclusivement, aux Etats-Unis, et que bon nombre d’interprètes parmi
les plus « aventureux » des années 70-90 s’engagèrent simultanément dans ces deux champs
d’expérience. Il faudrait souligner que, dans la pratique musicale, les minimalistes comme Riley,
Reich et Glass partageaient avec les baroqueux certains critères de production de son (par
exemple le non vibrato) et certaines conceptions esthétiques. Il n’était donc pas contradictoire,
d’un point de vue stylistique, de passer d’un domaine à l’autre.
Pour revenir à notre sujet, on peut se demander par quelles pulsions purement esthétiques
ou techniques certains compositeurs n’ayant volontairement que peu ou jamais écrit pour le
quatuor à cordes ont été amenés, à partir des années 80, à s’y intéresser (John Cage, Terry Riley,
Steve Reich, Anthony Braxton, Leroy Jenkins ou John Zorn pour se limiter aux compositeurs nés
aux Etats-Unis). On peut également se demander pourquoi d’autres compositeurs (Steve Riffkin,
Ben Johnston ou Eric Salzman, par exemple) se sont engagés à faire des arrangements pour
quatuor à cordes de musique ancienne ou de compositeurs tels qu’Harry Partch, Jimi Hendrix ou
Thelonius Monk. S’agit-il d’un changement radical de position idéologique, le résultat d’une
sorte d’ « épiphanie esthétique » ? S’agit-il d’un opportunisme lié à une commande ou d’un geste
d’amitié transcendant les préoccupations artistiques ou encore d’une simple coïncidence ? Et s’il
devait s’agir d’une activité intense « orchestrée » par un seul ensemble de musiciens, celui-ci a-til réellement participé à l’élaboration du style, de l’écriture ou des choix compositionnels des
compositeurs ?
5
Richard Crawford, America’s Musical Life (New York : Norton, 2001), ix-x. Selon Crawford ce serait au départ les
particularités des pratiques musicales aux Etats-Unis et la difficulté d’en écrire l’histoire globale qui lui faisait
remarquer cette vérité, qui par la suite pourrait s’appliquer à d’autres moments historiques dans d’autres lieux. Voir
aussi les deux préfaces à son The American Musical Landscape : The Business of Musicianship from Billings to
Gershwin (Berkeley : University of California Press, 2000).
3
Le Quatuor Kronos, par sa politique de création, son organisation interne, son style de jeu,
sa méthode de communication et son esthétique inclusive est, en effet, à la fois vecteur de
processus compositionnels et manifestation même de changements profonds dans la manière dont
la musique existe dans la société6. Ces transformations, ressenties intuitivement par les membres
du Quatuor Kronos et les compositeurs avec lesquels ils travaillent par affinité, exercent
maintenant une influence – positive ou négative - sur les musiciens et les organisateurs pour se
conformer aux pratiques de consommation souvent qualifiées de postmodernes (on pense à la
politique de programmation du Théâtre de la ville, de la Cité de la musique et de la Salle Pleyel)7.
Il est peut-être significatif que le Quatuor Kronos soit accueilli en France – depuis dix ans, et
toujours à guichets fermés - principalement au Théâtre de la ville, dont la programmation est à
l’avant-garde de cette tendance.
Le Quatuor Kronos a été fondé en 1973 par David Harrington, aujourd’hui encore premier
violon et principal porte-parole de l’ensemble. L’envie d’avoir un quatuor est née très tôt chez ce
violoniste qui, néanmoins, n’arrivait pas à se réconcilier avec l’image surannée qui collait au
genre. C’est en entendant Black Angels, qu’il réalisa quel type de musique pouvait l’intéresser.
Par ses modes de jeu non conventionnels, l’emploi de percussions exotiques, le mélange de styles
et de genres, l’engagement politique et l’intrusion de l’actualité (notamment l’opposition à la
guerre du Vietnam), ce quatuor électrifié de George Crumb, crée une ambiance singulière et
immédiate. Dès le départ, l’idée centrale du projet du Quatuor Kronos futt l’engagement dans la
création. « Une des choses que j’ai toujours voulue est de jouer un rôle important dans la création
de la musique de notre pays… Je crois que les interprètes – les gens qui sont vraiment là, vivant
une relation avec le public pendant qu’ils jouent la musique – n’ont pas été traditionnellement
consultés. Les décisions, pour ce qui est considéré comme une musique d’art viable, sont laissées
6
Ces changements ont été plus visibles aux États-Unis pendant les années 80 et 90, mais sont perceptibles dans tous
les pays industrialisés à travers le vingtième siècle. Ils se sont plus ou moins accélérés à partir des années 60 en
fonction des particularités des publics, des structures et des marchés de chaque pays.
7
Dans cette perspective, Jean-Claude Wallach observe que ces transformations n’ont pas encore été comprises par
les responsables des politiques culturelles. « Regardons néanmoins les réalités en face : aujourd’hui, ce qui semble
caractériser les pratiques et les consommations culturelles des couches les plus favorisées de ce point de vue, c’est
l’éclectisme de leurs pratiques et de leurs consommations. Plus on occupe une position élevée sur l’échelle des
pratiques culturelles, plus on est en mesure de faire des allers-retours entre la Star’Ac et l’Opéra de Paris, entre les
Eurockéennes de Belfort et le Guggenheim de New York, c’est-à-dire à circuler librement sur cette échelle en
picorant (voire en zappant) du plus légitime au moins légitime et vice-versa. » La culture pour qui : essai sur les
limites de la démocratisation culturelle (Toulouse : Editions de l’Attribut, 2007), p.73. Il me semble évident, à
l’encontre de Wallach, que cet éclectisme n’est nullement réservé aux couches favorisées.
4
entre les mains des promoteurs et des compositeurs8. » Le Quatuor Kronos n’a pas
immédiatement trouvé son public ni sa voie, mais a réussi à décrocher une résidence entre 1975
et 1977 dans une petite université du nord de l’état de New York. À l’époque, leurs programmes
étaient toujours construits autour d’un partage entre un répertoire standard et des compositions
plus récentes. Mais en 1977, le Quatuor fut invité au Mills College d’Oakland, California, l’école
qui avait été marquée par l’enseignement de Berio pendant les années 60, et où avait étudié
LaMonte Young, Terry Riley et Steve Reich. Riley était alors toujours au College comme
enseignant de musique indienne. C’est à ce moment que deux des membres du Quatuor partirent
et que le groupe recruta les musiciens qui restèrent ensemble pendant les 22 années suivantes9.
C’est à Mills que les membres du Quatuor Kronos semblent avoir trouvé une terre d’accueil qui
les autorisait à suivre leur intuition : programmer uniquement de la musique du XXe siècle sans
respecter les catégories habituelles distinguant musique « savante » et « populaire ». Pour
Harrington, le Quatuor devait être le « microcosme d’un monde fonctionnel » (a « microcosm of
a workable world)10. « Nous ne cherchons pas à créer davantage de conflits dans ce monde qu’il
n’en existe déjà, et tandis que nous n’affichons aucun dogme politique, je crois qu’une des choses
que nous nous engageons à prouver est que le monde peut fonctionner, que des musiques et des
peuples différents peuvent co-exister11 ». Cette volonté d’inclusion - désespérément naïve peutêtre - trouve son écho dans les déclarations de la majorité des compositeurs avec lesquels le
Quatuor a collaboré. Riley a étudié avec Pandit Pran Nath et a été fasciné par le jazz. Glass a
travaillé avec Nadia Boulanger et Ravi Shankar consacre une grande partie de son travail au
cinéma. Steve Reich a étudié les percussions du Ghana, les gamelans indonésiens et les
cantillations hébraïques et a trouvé dans la musique de Coltrane une plus grande vérité que dans
la musique sérielle12. John Cage a revendiqué l’influence de la philosophie indienne et zen
8
« One of the things that I’ve always wanted was to have a fairly large hand in the way music was shaped in our
country… I think performers – the people who are really out there experiencing what it feels like to relate to
audiences while they’re playing the music – haven’t traditionally been consulted. The decisions, in terms of what is
considered viable art music, have been left in the hands of promoters and composers. » Harrington dans un entretien
dans Rolling Stone (mai 1987).
9
La violoncelliste Joan Jeanrenaud a dû quitter le Quatuor en 1999 mais reste dans son comité de direction.
10
Oakland Tribune [Californie] (27 octobre 1985).
11
« We’re not anxious to create more strife in this world than there already is, and while we don’t espouse any overt
political dogma, I feel that idealistically, one of the things we’re involved in is proving that the world can work out,
that different musics and different peoples can co-exist ». Entretien dans Downbeat Magazine (avril 1987).
12
Reich revendique cet héritage éclectique dans la quasi totalité de ses entretiens publiés. Il résume bien cette
attitude dans un entretien vidéo réalisé par cet auteur et consultable sur le site de la médiathèque de la Cité de la
musique : http://médiatheque.cite-musique.fr/catalogue.
5
bouddhiste. John Zorn, qui appartient à la génération suivante (c’est-à-dire, la même que les
membres du Quatuor Kronos), a bien résumé cette attitude que l’on pourrait qualifier de « postmoderne » : « Les gens qui ont grandi dans les années 60 en écoutant le blues, le rock, le
classique, l’avant-garde, la musique ethnique – je crois que nous partageons tous une conviction
commune à savoir que toute cette musique est sur le même plan et qu’il n’existe pas un art d’ ‘enhaut’ et un art ‘d’en-bas’. La musique pop possède à la fois des musiciens en train de créer des
œuvres d’art qui dureront et d’autres du schlock à mettre à la poubelle le lendemain. Et c’est
pareil dans le monde du classique – il y a une quantité incroyable de merde qui s’écrit. […]Mes
études, ma vie, le monde que j’aborde, les traditions auxquelles je me suis senti lié, mes héros
Harry Partch, Steve Reich, Ives, Stravinsky, Varèse – je vois tous ces gens comme une ligne et je
me vois au bout de cette ligne. Mais les gens de notre génération ont été exposés à plus de
musique que toutes autres dans l’histoire du monde grâce à l’industrie du disque. Enfant
j’écoutais les 78 tours de jazz de mon père, blues, pop et rock à la radio – j’adorais la musique
surf – et, à l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, j’ai commencé des études de saxophone. Toutes ces
musiques m’ont constitué tel que je suis. Aujourd’hui vous pouvez acheter de la musique du
monde entier dans premier magasin venu. C’est la musique qui en résulte. Dans un sens, ma
musique est sans racines puisque je m’inspire de toutes ces traditions ; je ne privilégie aucun
camp13 ».
Mills College était donc un milieu culturel plus favorable à une esthétique inclusive, liée à
une vision globale de l’activité artistique et détachée de l’image élitiste et conservatrice
traditionnellement associée au quatuor à cordes. Et ce qui vallait pour la musique et l’activité
musicale en général vallait encore plus pour la musique de chambre. « Pour moi elle est beaucoup
plus que cela. Elle est un témoignage vital, robuste et vivant de la vie intérieure de certaines des
13
« Zorn : People who grew up in the ‘60s listening to blues, rock, classical, avant-garde, ethnic music – I think we
all share one common belief, that all this music is on equal grounds and there’s no high art and low art. Pop music
has musicians creating lasting works of art and also schlock that’s going to be thrown away the next day. And the
same thing in the classical world – there’s an incredible amount of bullshit being written.
[…]
My study, my life, the world I dealt with, the traditions I felt connected to, my heroes Harry Partch, Steve Reich,
Ives, Stravinsky, Varèse – all these people I see as a line and I see myself at the end of that line. But people of our
generation have been exposed to more music than any other in the history of the world because of the recording
boom. As a kid I listened to my father’s jazz 78s, blues, pop and rock on the radio – I was really into surf music –
and at eighteen or nineteen I started studying jazz saxophone. All of these musics made me who I am. Today you’re
able to buy music from all over the world at the first record store you see. This is the music that results. In a sense
my music is rootless since I draw from all these traditions; I don’t hold to any one camp. » Entretien avec le
compositeur dans Edward Strickland, American Composers: Dialogues on Contemporary Music (Bloomington:
Indiana University Press, 1991), p. 128-129.
6
personnes parmi les plus incroyables de notre culture. Je n’apprécie pas que l’on minimise
l’intensité, cette sorte de beauté sauvage qu’il y a dans la musique que nous jouons ; je ne crois
pas qu’elle ait sa place dans une chambre14 ». Dès le début, il était donc parfaitement évident
pour Harrington et ses collègues que le Quatuor Kronos devait développer – tout en envisageant
de participer activement à l’élaboration d’un nouveau répertoire – un mode d’action et des
moyens de communication (sur et hors de la scène) en fonction de cette vision.
Nous pouvons donc résumer l’action du Quatuor Kronos depuis 1978 ainsi :
•
•
•
•
•
L’objectif du Quatuor sera de confronter l’auditeur à une expérience vitale, nouvelle et
d’une puissance émotionnelle qui relève du risque et de l’inconnu, mais surtout de la
pertinence culturelle de l’expression musicale.
Le quatuor à cordes est toujours un genre viable pour la transmission de ce type
d’expérience.
La programmation ne tiendra pas compte des habituelles catégories stylistiques ni du
cloisonnement hiérarchique.
La musique des compositeurs vivants sera cultivée activement avec les interprètes jouant
le rôle de véritables collaborateurs dans le processus compositionnel.
Pour que la musique puisse devenir une expression immédiate et pertinente l’image et la
présentation de cette musique devra aussi correspondre à la culture dans laquelle elle
évolue.
Le Quatuor Kronos n’a donc pas suivi les chemins habituels d’un quatuor à cordes classique. Il
ne s’est jamais présenté à un concours et n’a pas bénéficié de l’encadrement d’un imprésario ou
d’une agence. Choix singulier à l’époque, ils décident de se constituer en association à but non
lucratif, le Kronos Performing Arts Association, divisant les différentes tâches entre eux au
départ et travaillant en collaboration avec une équipe allant jusqu’à 6 personnes15. Depuis le
début, un pourcentage considérable du budget annuel est consacré aux commandes. Déjà en
1978, le Quatuor avait commandé plus de 50 œuvres dont plusieurs au compositeur Dane
Rudhyar. Il a refusé des engagements qui ne lui laissait pas une liberté totale dans le choix du
répertoire. Une politique dynamique de recherche de fonds privés et publics pour soutenir cette
action a été engagée, au niveau local, régional et national. Cette politique a produit des résultats
conséquents : dans les années 80, alors que 60% de son budget opérationnel venait des cachets de
14
« For me it’s much more than that. It’s a vital, red-blooded, living testament to the inner life of some of the most
incredible people in our culture, and I don’t like anything that takes that excitement, that kind of wild beauty, away
from the music we play, and I don’t think it belongs in a chambre. » Harrington dans Musical America (janvier
1988), p.4.
15
Leur directeur, Janet Cowperthwaithe, gère toujours leurs affaires depuis presque 30 ans.
7
concerts, 100% de l’argent pour les commandes venait de dons et de bourses spécifiquement
destinés à ce but. À ce jour, le Quatuor a commandé et créé plus de 450 œuvres.
La rencontre avec Terry Riley est représentative de cette volonté de collaboration dans le
processus compositionnel. Quand le Quatuor Kronos est arrivé à Mills College, Riley ne
composait plus de musique écrite depuis 16 ans. Harrington l’a sollicité avec empressement de
reprendre la composition, mais quand Riley a fini par accepter, il était sous entendu qu’il fallait
travailler étroitement avec lui pour créer la pièce. Bob Gilmore explique comment ils ont engagé
ensemble le processus : « Dans les premières répétitions [avec les Kronos] Riley a présenté aux
instrumentistes des idées mélodiques courtes, des notations fragmentaires où les indications
‘expressives’ habituelles étaient absentes. ‘Je pensais qu’ils pouvaient juste improviser sur des
séquences modulaires,’ remarque Riley, suivant la manière dont il élaborait lui-même les pièces
en solo plus longues, ‘mais ils voulaient quelque chose de plus fixe.’ Ensuite le processus de
travail, explique Dutt [altiste du Quatuor], est devenu celui d’un ‘assemblage’ [collectif] de la
musique à partir des fragments donnés par Riley. (les Kronos ont même littéralement assemblé,
avec des ciseaux et de la colle, leurs propres partitions pour jouer ces compositions. Ces
premières notations possèdent une grande valeur sentimentale pour les instrumentistes, et
Harrington préfère toujours jouer sur la partition ‘relique’ de Sunrise of the Planetary Dream
Collector qu’il a coupée et collée il y a vingt ans) ».16 Il y avait donc une influence réciproque
entre compositeur et interprètes, les compositions résultantes étant le fruit d’un travail réellement
collectif. Mais cette influence dépassait le cadre de la simple construction mélodique et formelle :
elle touchait au son et à l’expression instrumentale. Selon Harrington, ce travail sur la production
du son était une révélation : « Harrington a dit que travailler avec Riley a transformé totalement
le son du Kronos. Riley était immergé, pendant les années 70, dans l’étude de la tradition du raga
de l’Inde du Nord depuis qu’il était devenu l’élève du chanteur Pandit Pran Nath. Ses
connaissances des qualités vocales indiennes, combinées avec sa sensibilité au rapport étroit entre
la voix et les cordes frottées, a conduit les Kronos à repenser leurs attitudes préconcues
16
« In the early rehearsals Riley presented the players with short melodic ideas, fragmentary notations devoid of all
the usual ‘expressive’ playing indications. ‘I thought they could just improvise off modular patterns,’ Riley remarks,
in the way he himself would in creating longer solo works, ‘but they wanted something more set.’ The working
process then became, as Dutt explains, one of ‘assembling’ the music from the short fragments provided by Riley.
(Kronos even literally assembled, with scissors and glue, their own parts for these compositions : these early
notations have great sentimental value for the players, and Harrington still prefers today to play off the ‘relic’ score
of Sunrise of the Planetary Dream Collector he cut up and paster together twenty years ago.) » Bob Gilmore, notes
pour Requiem for Adam 1998 (Nonesuch 79639-2), 2001.
8
concernant des questions d’interprétation aussi fondamentales que la justesse, le phrasé, le
vibrato et l’emploi de l’archet. ‘Je me rappelle toujours clairement d’une de nos premières
répétitions, se souvient Harrington. ‘Il y avait un moment magique où l’archet, au lieu du vibrato,
est devenu le producteur principal de couleur… j’ai ressenti l’intention entière de notre son se
transformer.’ Dutt ajoute :‘Travailler avec Terry nous a amené à repenser le phrasé… Il nous a
encouragé à chercher une justesse pure pour faire sonner les accords, et il a focalisé notre
attention sur l’expression de l’archet qui est une ressource majeure pour un instrumentiste à
cordes. ‘Il voulait un son qui rayonne, dit Sherba [deuxième violon du Quatuor]. ‘La justesse
pour lui était une qualité expressive… J’ai dû changer intégralement ma façon d’aborder la
touche’ ».17 Cette nouvelle conception du son et de l’expressivité a été d’une importance
absolument fondamentale. Elle a contribué à créer le son caractéristique des Kronos, un son qui
finalement correspond plus largement à une esthétique sonore très répandue à l’époque parmi les
compositeurs expérimentaux des Etats-Unis. C’est un son et un jeu libérés de certains « tics » et
conventions du jeu classique et qui s’approchent à la fois des dernières recherches dans
l’interprétation des musiques baroques, populaires européennes et traditionnelles non
européennes, musiques qui deviennent de plus en plus importantes pour des compositeurs comme
Reich et Glass18. Reich, par exemple, dit avoir retrouvé des sources d’inspiration dans la musique
antérieure à Bach, notamment chez Perotion et Josquin. Glass a découvert des affinités avec un
certain nombre de musiciens de rock avec lesquels il a collaboré. Les compositeurs de la
génération suivante, tels que John Adams, John Zorn, Michael Daugherty et Scott Johnson,
puisent en toute liberté dans tous les styles disponibles, sans état d’âme. Le fait d’avoir assimilé
cette nouvelle approche du son et de l’interprétation ouvre la porte aux Kronos à des
collaborations beaucoup plus diverses et rend possible leur éventuelle inclusion dans les
17
« Harrington has said that working with Riley totally transformed Kronos’ sound. Riley had been immersed
throughout the 1970s in the study of the North Indian raga tradition, becoming a student of the celebrated vocalist
Pandit Pran Nath. His knowledge of Indian vocal qualities, combined with his sensitivity to the close connection
between the voice and bowed string instruments, inspired Kronos to reconsider their conditioned attitudes to such
basic performance issues as tuning, phrasing, vibrato, and the use of the bow. ‘I can still remember so clearly one of
our early rehearsals,’ Harrington recalls. ‘There was a magical moment when the bow, rather than the vibrato,
became the major expresser of color…I felt the whole intent of our sound change.’ Dutt adds : ‘Working with Terry
made us rethink how to phrase… He encouraged us to strive for just intonation to make the chords ring, and he
focused our attention on bow expression, which is such a great resource for a string player.’ ‘He wanted a glow to the
sound,’ says Sherba. ‘Pitch for him was an expressive quality…I had to change how I thought about the whole
fingerboard.’ », Ibid.
18
C’est aussi une conception du son réalisable dans une salle de concert grâce aux technologies de plus en plus
performantes d’amplification. Il n’est donc pas surprennant que le Quatuor Kronos adopte l’emploi d’une
amplification discrète lors des concerts, tout comme Riley et les ensembles de Reich et de Glass.
9
répertoires minimalistes ou postmodernes qui, jusqu’au années 80, étaient réservés aux
instruments au timbre beaucoup plus « neutre » comme les percussions et les claviers
électroniques. Dans ce context culturel, on ne s’étonnera pas de constater que le Quatuor Kronos
a passé plusieurs années (1993-1997) à élaborer et à enregistrer un « programme/concept »
appelé « Early Music », dans lequel il juxtapose la musique de Machaut et de Perotin à la
musique de Cage, de Partch et d’Arvo Part. Riley dirait plus tard que ce travail a été aussi pour
lui un tournant dans sa carrière, et pas seulement à cause de l’écriture. La rencontre avec les
Kronos semble l’avoir poussé dans une toute nouvelle direction artistique, l’autorisant, d’une
certaine manière, à chercher la réconciliation de divers centres d’intérêts musicaux dans ce que
Gilmore qualifie de style « maximaliste » ou ultra inclusif : « Rétrospectivement, le travail de
Riley avec Kronos peut être vu comme un tournant dans sa carrière de compositeur. Il affirme
que le processus de formation a été réciproque, remerciant Kronos de lui avoir beaucoup appris
sur le jeu des cordes et sur l’écriture en parties pour la musique d’ensemble. Kronos a inspiré à
Riley d’aller au-delà du minimalisme des années 60 et 70 pour aller vers ce qu’on pourrait
qualifier de ‘maximalisme’ avec des œuvres telles que Cadenza on the Night Plain, Salome
Dances for Peace et Requiem for Adam. Ces œuvres sont ouvertes, dit le compositeur, à ‘toutes
les musiques que j’aime,’ aux résonances des autres traditions musicales et des autres ères
historiques ce qui aurait été impensable dans l’idiome austère du premier style minimaliste de
Riley. ‘Je n’aime pas me sentir limité à un style particulier,’ explique-t-il. ‘J’essaie d’assimiler
toute la musique qui m’attire pour en faire une synthèse en moi-même.’ La collaboration est
symptomatique du rôle particulièrement fructueux et transformateur joué par le Kronos dans
l’histoire tardive du minimalisme (ou ce qu’on pourrait presque appeler la transition des
‘minimalistes’ tels que Riley, Reich et Glass vers leur langage tardif maximaliste)19 ».
19
« In retrospect, Riley’s work with Kronos can be seen as one of the turning points in his compositional career. He
is keen to stress that the learning process has been a reciprocal one, crediting Kronos with teaching him a great deal
about string playing and about part writing in ensemble music. Kronos inspired Riley to move beyond the
minimalism of the 1960s and 70s towards what can be called the ‘maximalism’ of works such as Cadenza on the
Night Plain, Salome Dances for Peace, and Requiem for Adam. These works are open, the composer says, to ‘all
kinds of music that I love,’ to resonances of other musical traditions and historical eras unthinkable within the
austerity of Riley’s earlier minimalist idiom. ‘I don’t like to feel limited by a particular style,’ he explains. ‘I try to
deeply assimilate all the music I’m drawn to, to synthesize it within myself.’ The collaboration is symptomatic of the
enormously fruitful and transforming role Kronos has played in the later history of minimalism (or what might
almost be called the transition of ‘minimalists’ such as Riley, Reich, and Glass toward their later maximalist
languages). », Ibid.
10
La recherche d’une musique hors des catégories préétablies était à l’époque un pari
considérable, tant pour les interprètes que pour les organisateurs de concert et la maison de
disque Nonesuch qui avait accepté de les enregistrer tout en accompagnant les compositeurs de
courant naissant. Mais cette aventure a trouvé un écho considérable auprès du public et la
collaboration avec Riley, Reich et Glass continue à évoluer avec des résultats artistiques et
commerciaux importants. La maison Nonesuch n’a jamais eu à regretter son investissement dans
ce quatuor au répertoire inclassable ; nombre de leurs disques ont reçu des prix de la critique et
du public, certains restant – fait étonnant pour un ensemble de musique d’avant-garde - dans les
vingt meilleures ventes du classement Billboard jusqu’à 40 semaines.
Les Kronos ont poursuivi ce décloisonnement du quatuor en sollicitant des compositions
et des collaborations avec des musiciens de jazz. Après une commande à Ornette Coleman, In
Honor of NASA and Planetary Soloists pour quatuor et hautbois, le Kronos a commandé, pour un
récital à Carnegie Hall, des quatuors de Richard Abrams, Anthony Braxton, Leroy Jenkins et Leo
Smith. Le critique du magazine Downbeat a estimé que « …le concert était certainement
intrigant, valable et provocateur, une collaboration trop inhabituelle entre deux communautés –
celle des penseurs de l’avant-garde de la tradition du jazz et celle des représentants des valeurs de
la musique classique occidentale possédant un esprit d’ouverture – qui ont beaucoup à
s’offrir… 20 » Les Kronos n’ont jamais eu la prétention de faire réellement du jazz (les musiciens
n’improvisent pas), mais ils ont cultivé des collaborations qui pouvaient leur apporter un
sentiment de partage et de participation à ce style en jouant, en concert et pour des
enregistrements, avec de nombreux artistes tels que Ron Carter, Max Roach et Eddie Gomez.
Pour deux disques de transcriptions de musique de Monk et de Bill Evans, ils ont recruté le
producteur de ces deux artistes, Orin Keepnews (qui fait toujours partie du conseil
d’administration du Kronos). Keepnews a encouragé le Quatuor à avancer dans ces projets sans
crainte de l’hostilité anticipée des puristes des deux mondes – celui du jazz et celui du quatuor :
« Oubliez que c’est une pièce de jazz, laissez-la juste être ce qu’elle doit être. ‘Round Midnight’
est beau mais pas joli et c’est là le paradoxe de Monk ; si vous l’exprimez de façon juste, vous
entrez dans les tripes de la chanson… ou, je suppose, de ‘la composition’ ».21
20
Downbeat Magazine (avril 1986), p. 53.
« Forget that it’s a jazz piece, just let it be what it needs to be. ‘Round Midnight’ is beautiful but not pretty and
that’s the paradox of Monk ; if you express that right, then you’re really getting the guts of the tune… or, I suppose, I
21
11
Plus récemment, les Kronos ont poursuivi des projets pluriculturels facilités par la
globalisation du marché du disque et internet : Pieces of Africa, Kronos Caravan (avec les
musiciens aussi divers que les Taraf des Haidouks, Zakir Hussain, Kayhan Kalhor et Ali Jihad
Racy), Nuevo (avec des arrangements de musiques populaires mexicaines), You’ve stolen my
heart (avec la musique de Bollywood) et la musique de Mugam Sayagi. Les critiques de cette
démarche accusent le Quatuor Kronos de faire preuve d’une « boulimie culturelle », d’un
exotisme frôlant l’orientalisme qui fait surgir le spectre au mieux d’un « tourisme musical » et au
pire d’une « glottophagie colonialiste »22. Mais la réponse est claire de la part du Quatuor :
pourquoi se limiter à un style quand l’univers musical dans lequel nous évoluons tous ne connaît
plus ces barrières ? À l’encontre de certains musiciens de rock et de jazz, les Kronos évitent de
chercher à s’imposer dans un style de musique qui n’est pas a priori le leur : ils maîtrisent de plus
en plus l’art de se glisser dans la sonorité de l’autre et d’effectuer une opération qui est à la fois
partage et synthèse. Dans certaines de leurs collaborations, loin d’effacer leurs modèles, ils
disparaissent dans le paysage musical de l’accompagnement.
Dans les programmes de concert, le Quatuor Kronos recherche la juxtaposition
déstabilisante plus que l’homogénéité des thématiques. Cette juxtaposition a pour effet de mettre
en relief l’individualité de chaque composition et d’obliger l’auditeur à chercher les moyens de
s’approprier et de comprendre les mérites de chaque pièce selon ses critères propres. Mais il y a
aussi l’effet d’un certain frottement entre les styles qui dégage de nouvelles perspectives tant
pour les musiciens que pour le public. Harrington observe que « Souvent, sans le remarquer avant
d’être en situation de concert, on ajoute un certain type d’accent dans une certaine partie d’une
certaine mesure. Si vous n’aviez pas entendu le même genre de chose chez Monk, vous n’auriez
jamais pensé à le faire juste là. Toutes les musiques, dans notre répertoire, marchent de plus en
plus ensemble. Nous visons l’essentiel dans chaque pièce individuellement, mais il y a cet effet-là
de toute façon23 ». Les compositeurs n’apprécient pas toujours ce genre de juxtaposition, mais
should say, ‘the composition.’ » Orin Keepnews dans Kronos : Music of our Time. Documentaire produit par KQED
(San Francisco), 1986.
22
Pour un exposé sur l’application du concept de la ‘glottophagie’ – mot du linguiste Jean-Louis Calvet – appliqué à
la musique voir E. Rothstein, « Transcriptioin, citation et glottophagie : la recherche d’une musique indigène et
identitaire dans la musique américaine » dans Le modèle vocal : la musique, la voix, la langue, sous la direction de
B. Bossis, M-N. Masson et J-P Olive (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007).
23
« A lot of times you don’t notice it until you’re in performance and you add a certain kind of accent to a certain
part of a certain mesure. If you hadn’t heard Monk do the same kind of thing sometime you’d never have thought of
doing it then. All the music in our repertoire works more and more together. We try to get at the center of each piece,
but there’s still that effect. » Downbeat Magazine (avril 1987).
12
Harrington maintient que les interprètes ont le droit d’arranger les programmes pour qu’ils soient
le reflet de l’hétérogénéité constitutive de notre monde actuel. « Les compositeurs pensent parfois
que l’espace autour de leur pièce leur appartient. Je pense que cet espace appartient au public et
aux interprètes. C’est notre travail de prendre les pièces des compositeurs et de les donner au
public ; et parfois il faut employer un peu de muscle24. » Cette attitude va de pair avec la
désacralisation de la partition qui est caractéristique d’une partie de la création américaine des
années 80 et 90 et qui facilite le travail de transcription et d’arrangement figurant dans le
répertoire du Quatuor Kronos25 à cette époque. En même temps que le Quatuor maintient un
niveau de rigueur dans l’exécution des partitions précisément notées (il a enregistré par exemple
la Suite Lyrique de Berg pendant cette période), on perçoit toujours un glissement sensible d’une
conception de l’interprétation « composer centered » vers une conception « performer centered ».
Le Quatuor Kronos critique également les codes vestimentaires du concert exigeant une
intrusion du monde extérieur dans le cadre sacralisé du temple de l’art. « Je ne veux pas associer
les Kronos avec tout l’excès de bagage culturel qui vient généralement avec la musique d’art
sérieuse dans notre société. Je crois qu’il y a beaucoup de non-sens et de poids excessif qui
éloignent de l’essence et du sens de la musique. Commençons par les vêtements qu’il est convenu
de porter quand on joue un concert de quatuor à cordes – un ‘look’…qui est un peu coupé de la
vie ?
26
». Le Quatuor Kronos accepte, sans avoir à s’en excuser, le fait que leur image leur
permet de communiquer avec un plus grand public, sachant que cette image risque d’ajouter un
autre sens que celui véhiculé par la musique elle-même. Mais cette image réalise concrètement la
vision du concert que les Kronos cherchent à incarner, par leurs programmations et leurs
collaborations artistiques, comme une activité musicale dont la pertinence culturelle et sociale est
incontestable. Cette intrusion du monde extérieur sur la scène, ou du moins d’une conception plus
large de la réalité scénique qui admet les signes représentatifs de la culture extérieure du concert,
est analogue à l’intrusion du réel dans la matière musicale des compositeurs. L’emploi de textes
parlés préenregistrés en est un exemple. Depuis le succès phénoménal de Different Trains (1988)
24
« Composers sometimes feel they own the space around their pieces. I think the public and the performer own that
space. It’s our job to take the pieces away from the composer and give them to the public, and sometimes you have
to use a little muscle. » New York Times (17 novembre, 1985).
25
Ceci n’est pas le cas de compositeurs comme Reich et Glass, pour lesquels la partition reste une œuvre finie et
fixe.
26
« I don’t really want Kronos to be involved in the excess cultural baggage that generally goes with serious art
music in our society. I think there’s a lot of nonsense – excess weight – that really gets away from the essence and
meaning of music. Let’s start with the clothes that are proper to wear when you’re playing a string quartet concert –
the look… that’s kind of removed from life. » Musical America (janvier 1988), p. 4.
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de Steve Reich, les compositeurs qui travaillent avec les Kronos emploient fréquemment des voix
échantillonées qui sont pleinement intégrées dans la structure de la pièce (Sing Sing : J. Edgar
Hoover de Michael Daugherty ou How It Happens de Scott Johnson, avec la voix de l’icône de la
gauche I. F. Stone).
La contribution majeure du Quatuor Kronos serait donc la transformation du genre du
quatuor à cordes, d’un côté vestige codé et figé d’une culture spécifique et passée et, de l’autre,
activité vitale et vivante dans un contexte culturel moderne ou postmoderne. Cette transformation
a ouvert la voie pour les compositeurs à une diversité d’expression précédemment considérée
comme inaccessible ou incompatible et a rendu cette diversité et ces différentes formes de
synthèse accessibles à un large public socialement hétérogène. La carrière iconoclaste du Quatuor
a contribué à redéfinir le répertoire visant un public non spécialisé et a largement démonté les
mythes concernant le genre de musique que le public américain écoutera ou n’écoutera pas. Au
risque de diluer le contenu des musiques des autres, il réussit une tentative d’association et de
collaboration, ouvre la porte vers la découverte réciproque et ose un modèle d’appropriation de
cultures différentes qui relève de l’utopie. En réponse à une culture de consommation de produits
culturels sans précédent, le Quatuor Kronos cherche à embrasser l’Autre, reconnaissant que cet
Autre est l’indispensable outil pour la construction de soi-même.
© Evan Rothstein, Université de Paris 8
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