Aleister Crowley. Ce nom à la consonance - Infos

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Aleister Crowley. Ce nom à la consonance - Infos
Aleister Crowley. Ce nom à la consonance celtique retentit aujourd'hui comme une incantation
maléfique, tant ce personnage a marqué notre époque par sa réputation de gourou pervers et
dangereux. « The wickedest man in the world » (l'homme le plus démoniaque au monde) l'avait
surnommé la presse à l'époque. Il faut dire qu'Aleister Crowley est réputé pour avoir été un mage
noir et sataniste, ce qui n'est qu'à moitié exact. En effet, s'il aimait à se faire appeler « The Beast
666 » en référence à la bête de l'Apocalypse de Saint Jean dans la Sainte Bible, sa pratique de la
sorcellerie se rapprochait plus de la magie sexuelle que de rites sataniques à proprement parler. De
même, si Aleister Crowley fut assez proche idéologiquement parlant d'un certain monarchisme
réactionnaire, il ne fut jamais ni fasciste ni nazi, comme ont pu le dire certains écrivains peu
soucieux en matière d'objectivité. Autrement dit, Crowley est certainement l'une des figures de
l'ésotérisme contemporain les plus mal comprises et sur laquelle courent les plus fausses rumeurs.
Ce qui rend le personnage d'autant plus complexe et intéressant. A la fois moderne et aux antipodes
de notre époque si bassement matérialiste, Aleister Crowley fut une sorte de saint décadent et
immoral, tellement détaché des contingences matérielles qu'il finit sa vie dans la pauvreté et la
solitude la plus absolue.
Accouchement de la bête
Il est minuit dans la petite cité thermale du Warwickshire, Leamington Spa, lorsque naît le 12 octobre 1875, sous le nom
d'Alexander Crowley, celui que l'on surnommera plus tard « La Bête 666 ». Un être hors du commun, né sous le signe
du mal. Son père Edward, brasseur tôt retraité, et sa mère Emily, appartiennent à une secte protestante fondamentaliste,
les Darbystes ou Frères de Plymouth, qui prônent la plus grande austérité des moeurs. A l'âge de cinq ans, le 29 février
1880, naît une soeur, Grace Mary Elizabeth, qui meurt cinq heures après sa naissance. Cet événement ne l'affectera pas
outre mesure comme il le dit lui même dans ses « Mémoires ». En effet, celui qui deviendra le « maître Therion » était
déjà un individualiste, plaçant donc l'individu au centre du monde. A 12 ans, le jeune Alexander perd son père atteint
d'un cancer de la langue. Ce fait-là va marquer un tournant dans son rapport à la religion. Il se trouve alors seul en
compagnie de sa mère, une femme acariâtre obsédée par la religion et l'idée de pureté, qui lui interdit toute lecture en
dehors de la Bible. Il se détourne alors tout naturellement de la foi chrétienne, esprit de contradiction oblige, et
développe un intérêt croissant pour l'occultisme, la magie et l'alchimie. La légende veut que sa mère l'ait surnommé
« La Bête », en référence à l'Apocalypse de Saint Jean, après l'avoir surpris en train de se masturber, et qu'il aurait
conservé ce surnom par la suite. La nuit, la grande bête de l'Apocalypse à six têtes et dix cornes hante ses rêves. Très
jeune, Crowley est attiré par la poésie et se met à écrire des poèmes à l'hermétisme décadent, que l'on pourrait qualifier
de symbolistes. A 16 ans, il est retiré du collège et confié à un précepteur, Archibald Douglas, ancien missionnaire en
Perse. Ce dernier, qui se présente comme un protestant rigoriste, mais a en réalité perdu la foi pour devenir hédoniste et
cynique, va l'initier, à l'insu de sa famille, au tabac, à l'alcool, au jeux et aux femmes. A l'occasion de plusieurs voyages
dans les Alpes, Crowley se passionne pour l'alpinisme. Ce sport lui plaît et correspond tout à fait à sa personnalité par
de nombreux aspects : ivresse de l'altitude, goût de la performance, recherche du surpassement personnel...
The Laird of Boleskine
En 1895, il intègre le célèbre Trinity College de Cambridge où il étudie la littérature anglaise. Fréquentant peu les cours,
il obtient néanmoins de bons résultats. Crowley est déjà un individu brillant et cultivé. Il mène alors une vie dissolue
sans se soucier du lendemain, fréquentant notamment des prostituées. Le jeune Crowley connaît alors ses premiers
émois sexuels, couchant avec hommes et femmes sans distinction. Il s'initie aux plaisirs contre-nature comme la
sodomie. A partir de ce moment-là, Crowley commence à pratiquer la magie sexuelle, un ensemble de rites qui placent
l'acte sexuel dans une dimension mystique. L'un d'eux consiste à faire l'amour en se retenant de jouir le plus longtemps
possible afin d'atteindre une sorte de nirvana. Entre 1895 et 1899 se forge la personnalité du futur mage noir. C'est à
cette époque qu'il change son nom en « Aleister » en raison de sa consonance celtique, fréquente les cercles catholiques
du « stuartisme », doctrine des partisans de la dynastie des Stuarts qui gouvernèrent l'Ecosse puis la Grande Bretagne et
furent renversés à la fin du XVIIème siècle. C'est alors qu'il noue ses premiers contacts avec les sociétés secrètes, dont
la Golden Dawn, dirigée par le grand maître S.L. Mathers et dont fait notamment partie l'écrivain Bram Stoker, auteur
de Dracula. Crowley en gravit rapidement les échelons avant d'en être écarté par le temple londonien de l'ordre, du fait
des rumeurs sur sa bisexualité. En 1898, ayant hérité de la fortune de son père, il achète le manoir de Boleskine en
Ecosse sur la rive sud du Loch Ness où il s'installe avec quelques domestiques, ce qui lui permettra de prendre le titre de
« Laird of Boleskine ». C'est dans cet endroit qu'il décide de mettre en oeuvre les indications contenues dans Le Livre
d'Abramelin, un des livres de magie fondamentaux pour les membres de la Golden Dawn. A l'issue de ce rituel,
l'officiant est sensé mourir symboliquement avant de devenir officiellement mage. Est-il parvenu au terme de ce rituel ?
Tout le monde l'ignore.
Le Mage aux semelles de vent
Définitivement exclu de la Golden Dawn, le « Laird of Boleskine » décide de quitter l'Europe pour le Mexique, où il va
s'adonner à l'escalade en compagnie de son ami alpiniste Oscar Eckenstein, fréquenter les sociétés occultistes locales et
découvrir les joies du peyotl, une plante hallucinogène qu'il passe pour avoir fait connaître à l'écrivain britannique
Aldous Huxley lors d'une soirée. Du Mexique, il décide de se rendre à Ceylan afin de revoir un membre de la Golden
Dawn qui s'y était installé après sa conversion au bouddhisme. Pour ce faire, il traverse les Etats-Unis, puis se rend à
Hawaii, au Japon, à HongKong, à Singapour, avant d'atteindre enfin Colombo. A Ceylan, Crowley étudie le yoga et
affirme avoir atteint le 2 octobre 1901 un des états d'éveil les plus élevés, celui de dhyana. Jusqu'en octobre 1902, il
parcourt le sous-continent indien en poursuivant ses recherches spirituelles, et entreprend même l'ascension du
deuxième plus haut sommet de l'Himalaya, le Chogo Ri ou K2, qui culmine à 8611 m. De retour en Europe, à Paris,
durant l'hiver 1902, il fréquente alors les milieux artistiques parisiens, notamment le sculpteur Auguste Rodin. Il revoit
alors le grand maître de la Golden Dawn avec qui il ne s'entend plus guère. Le 12 août 1903, il épouse Rose Kelly, avec
laquelle il entame un voyage de noces qui durera sept mois et mènera le couple à Paris, Naples, Ceylan puis au Caire.
Rose devient sa première « femme écarlate », comme il se plait à l'appeler. Il s'agit d'une référence à l'Apocalypse où la
« femme écarlate » chevauche la bête à laquelle il s'identifiait. Au Caire, Rose développe des talents de medium et
entend la voix d'une entité assyrienne appelée Aïfass qui dicte à Crowley un livre, le Liber Legis (Livre de la loi)
annonçant l'avènement d'un nouvel éon. Après 1904, il retourne en Inde pour une nouvelle expédition himalayenne, puis
entreprend un voyage en compagnie de sa femme Rose et de leur fille Lilith en Birmanie, puis dans le sud de la Chine
jusqu'au Vietnam. A l'issue de ce voyage, Crowley se replonge dans la magie et en sort régénéré tandis que Rose, qui a
sombré dans l'alcoolisme, va de plus en plus mal. Comme si, tel un vampire, Crowley se nourrissait de la force vitale de
sa femme pour en sortir galvanisé. En 1909, Rose et Aleister divorcent et ce dernier décide alors de poursuivre ses
voyages.
Naissance d'un mage noir
En 1907, Crowley fonde son propre ordre, l'Astrum Argentinum, qui s'inscrit dans la continuité de la Golden Dawn.
L'ordre se rend célèbre en donnant des représentations publiques d'un rite crowleyien, « Les rites d'Eleusis », au Caxton
Hall à Londres. C'est à partir de ce moment que la presse à scandale s'intéresse aux activités de Crowley. En 1912, il est
admis au sein de l'Ordo Templi Orientis (O.T.O.), un ordre néo-templier dirigé par Theodor Reuss, dont il grimpe
successivement les différents niveaux et au sein duquel il introduit des rites de magie sexuelle. Au moment de la
déclaration de la Première Guerre Mondiale, Crowley émigre vers les Etats-Unis. Il y développe des liens avec les
milieux indépendantistes irlandais et collabore même à un journal proche du Sinn Fein. Au cours de son exil aux EtatsUnis, Crowley va découvrir la peinture et faire la rencontre, au printemps 1918, de Leah Hirsig qui devient sa deuxième
« femme écarlate » et avec laquelle il s'installe à Fontainebleau début 1920. Parallèlement, la dame de compagnie
engagée par celle-ci, Ninette Fraux, devient sa maîtresse. Le ménage à trois quitte alors la France pour s'installer en
Sicile où Crowley fonde l'Abbaye de Thélème , à la villa Caldarazzo, près de Cefalu. L'objectif de Crowley est de
fonder une communauté de disciples autour des trois membres d'origine de l'Abbaye que sont Leah Hirsig, Ninette
Fraux et lui-même. En 1921, âgé de 46 ans, il affirme avoir atteint le grade de Ipsissimus qui correspond au degré
maximum d'évolution spirituelle au sein de la Golden Dawn. Mais, dans le même temps, Aleister Crowley est devenu
héroïnomane et cocaïnomane et ne parvient pas, malgré des cures successives, à se désintoxiquer. Par ailleurs, il a
épuisé la totalité de sa fortune et vit d'expédients. La publication en 1922 d'un livre, The Diary of a drug fiend, dans
lequel il raconte son rapport à la drogue, le laisse à la merci de la presse à scandale, laquelle se déchaîne sur lui,
colportant nombre de rumeurs. Enfin, c'est le décès accidentel le 16 février 1923 d'un de ses disciples, qui aurait été
empoisonné en buvant du sang de chat, qui porte un dernier coup, fatal, à l'Abbaye de Thélème.
Chute et fin d'un sorcier
Soupçonné de sympathie avec le communisme par les fascistes italiens par ailleurs hostiles à la franc-maçonnerie,
Aleister Crowley reçoit le 23 avril 1923 un avis d'expulsion du territoire italien. L'Abbaye de Thélème est contrainte de
fermer ses portes. C'est alors le début d'une lente descente aux enfers pour celui qui se fait appeler le « maître Therion »,
toujours en référence à l'Apocalypse. Après sa rupture avec Leah Hirsig en septembre 1925, il va errer de femme en
femme et de pays en pays. Il est expulsé de France par décret ministériel le 5 février 1929. En Allemagne, il se fait
passer à tabac par un commando nazi. C'est pendant ces années-là qu'il publiera via la maison d'édition Mandrake Press
certains de ses livres les plus connus : Magick in theory and practice, The Confessions, Moonchild, The Stratagem... En
1930, il organise une exposition fort réussie de 73 de ses peintures et dessins à la galerie Porza, à Berlin. D'autre part, il
se lie avec le poète portugais Fernando Pessoa et le chef communiste Thaelmann qu'il tente de convertir à la loi de
Thélème. L'année de ses 60 ans, Aleister Crowley est déclaré en banqueroute personnelle. Au même moment, sa
maîtresse Patricia Deirdre Mac Alpine lui donne un fils, Aleister Ataturk, qui décèdera en 1978. Alors que les loges de
ses adeptes sont démantelées en Allemagne par la Gestapo, il compte de nombreux disciples en Angleterre et en
Californie. C'est grâce à leur soutien que Crowley peut continuer à vivre et publier quelques livres. Il lui aura fallu
attendre la fin de sa vie pour devenir un gourou respecté et vénéré. La guerre venue, il contribue à la résistance
britannique contre le nazisme en publiant divers poèmes patriotiques et antinazis. Il prétend même avoir été le premier à
suggérer au Foreign Office, soit le ministère des affaires étrangères britannique, l'utilisation du signe V. En 1945, très
affaibli, Crowley s'installe dans une pension de famille à Hastings et, le 1er décembre 1947, y décède d'une faiblesse
cardiaque. Le 5 décembre, son corps est brûlé dans le crématorium de Brighton.
Ce jour-là disparaît dans les flammes la dépouille d'un des personnages les plus maléfiques mais aussi les plus
énigmatiques du XXème siècle, considéré par certains comme un vulgaire gourou préfigurant l'ascension de sectes
comme l'Eglise de Scientologie, et par d'autres comme une figure centrale de l'ésotérisme occidental, ainsi qu'un poète
et un écrivain de haut niveau. Ce qui est certain, c'est qu'Aleister Crowley, de par sa sexualité débridée, son goût
immodéré pour les drogues, sa passion pour les voyages ou encore son passage par le bouddhisme, est en quelque sorte
le premier beatnik et le premier hippie de l'histoire, et préfigure la révolution sexuelle. En effet, faut-il rappeler que
Timothy Leary, le chercheur de l'université de Harvard qui contribua à populariser l'usage du LSD et, de ce fait, grande
figure de la culture underground des années 70, revendiquait publiquement sa filiation thélémite ? De manière plus
anecdotique, on peut même souligner que les Beatles avaient décidé de faire apparaître le visage de Crowley sur la
pochette de leur disque Sgt. Pepper's lonely heart's club band en 1967, ou encore que le manoir de Boleskine fut
racheté et restauré dans les 70's par le chanteur de Led Zeppelin, Jimmy Page, qui ne cachait pas sa fascination pour le «
maître Therion ». Sur le plan idéologique, alors que certains n'hésitent pas à situer sa pensée à l'extrême droite, il me
semble plus juste de dire qu'Aleister Crowley fut au contraire un libéral, au sens premier du terme, que l'on pourrait
rattacher à l'école dite des « libertariens » comme en témoigne la maxime qui devint son credo et qu'il s'efforça
d'appliquer durant toute sa vie : « Do what thou wilt shall be the whole of the law » (1). Se situant à mi-chemin entre
tradition et modernité, Aleister Crowley fut décidément un homme de son temps, préfigurant ce XXème siècle qui, si
l'on en croit Malraux, « sera spirituel ou ne sera pas ».
Mathieu Bollon
(1) « Fais ce que tu veux sera la seule loi ».
Source : Ring