par Raymond Aron - Institut Des Libertés

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par Raymond Aron - Institut Des Libertés
Qu’est-ce que le libéralisme ? par Raymond Aron
18 novembre 1969
En ce jour du 30ème anniversaire de la mort de Raymond Aron, souvenons nous. À l’époque, les
intellectuels français épiloguaient sur « la fin du libéralisme » et certains aiguisaient leur plume
pour rédiger le Programme commun de gouvernement des partis socialiste, communiste et
radical. Comme l’Histoire apaise toujours les esprits, la plupart de ces mêmes intellectuels
adhèrent désormais, sans toujours le reconnaître explicitement, aux principes énoncés par
Raymond Aron ce jour d’automne 1969.
« Ce qui caractérise en profondeur le libéral authentique d’aujourd’hui et le distingue du pseudolibéral caricatural ou anachronique qu’imaginent ses adversaires, c’est une représentation du
monde, une philosophie. Un régime économique est toujours une création humaine : à cet égard,
les mécanismes du marché ne diffèrent nullement de la planification centralisée caricatural ou
anachronique qu’imaginent ses adversaires. Que l’on ait jadis jugé le marché conforme à la
nature, qu’on y ait vu le résultat de lois dites naturelles, il ne s’agit là que de péripéties de
l’histoire des idées. Le contenu proprement scientifique de l’enseignement des économistes se
présente le plus souvent envelloppé, parfois dissimulé, dans des représentations idéologiques,
des jugements de valeur, des métaphysiques, caractéristiques d’une époque et promises à un
inéluctable vieillis sement. Ainsi, le libéralisme a été souvent travesti en loi de la nature alors qu’il
ne s’épanouit qu’avec l’aide de l’art politique, et de l’art le plus haut.
Le triomphe de la volonté humaine sur la pesanteur des intérêts, des passions et des
préjugés.Personne n’a inventé le mécanisme des prix. En ce sens restreint, il n’appartient à
personne, sinon à monsieur tout le monde. Mais il se forge lentement au long des siècles, au fur
et à mesure que les sociétés s’élèvent au degré d’abstraction exigé par l’impersonnalité des
échanges et l’universalité monétaire, lorsque les gouvernants en reconnaissent l’utilité pour le
bien commun et renoncent aux manipulations diverses, dont ils tirent parfois des bénéfices à
court terme. Je sacrifierais à peine au paradoxe si je présentais les mécanismes du marché
comme une victoire, tou jours précaire et presque improbable, de la volonté humaine sur la
pesanteur des intérêts, des passions et des préjugés.
Une économie de marché laisse à beaucoup de personnes, avec la liberté de choix, la
responsabilité de leur existence. Les choix des consommateurs sur le marché deviennent une
des références à partir desquelles les producteurs fixent leurs programmes. Mais le besoin
d’information et de prévision va bien au-delà de la discrimination entre les marchandises en
fonction des prix et de la qualité. Qu’il s’agisse, pour un jeune homme, de s’engager dans une
carrière ou, pour un chef d’entreprise, d’établir un programme d’investissement, il faut parier, en
fonction d’un savoir imparfait. Consommateurs et producteurs connaissent, en une période
d’accélération de l’histoire, les incertitudes de l’avenir et les angoisses d’engagements
aventureux que la puissance anonyme et mystérieuse du marché ratifiera ou condamnera.Un tel
univers – ne nous y trompons pas-ne satisfait pas toutes nos aspirations spontanées ; en
particulier, il ne répond pas au désir de sécurité dont la bureaucratisation, les garanties de statut
et d’emploi révèlent, en particulier dans notre pays, la force permanente. Quel que soit le mode
de régulation, l’économie moderne se définit par le changement, par le progrès technique, non
seulement par la production des mêmes marchandises, selon d’autres procédés, mais aussi et
surtout par la production d’autres marchandises à l’aide de moyens inédits, la fabrication de
biens inconnus auparavant et imprévisibles.
On ne doit pas fermer les yeux aux évidences : la plupart des individus ont une conscience
malheureuse de la dureté de l’univers économique dans lequel ils vivent, des contraintes
auxquelles ils doivent se soumettre pour répondre aux défis de la science, de leurs concurrents,
du dedans et du dehors. Il n’y a pas d’économie, à travers les âges, sans contrainte de la
rareté, et la prétendue abondance que les sociétés les plus riches aperçoivent à
l’horizon ne supprime pas cette contrainte. Il n’y a pas, non plus, d’économie moderne
sans contrainte de la productivité et de la rentabilité. Une économie commandée par
un plan détaillé, conçu et imposé par une bureaucratie centralisée et autoritaire
n’échappe pas plus à l’une qu’à l’autre de ces contraintes.
Pourquoi préférons-nous la version libérale des contraintes ?
L’efficacité supérieure d’une économie compétitive offre une justification satisfaisante et peutêtre convaincante du libéralisme. Mais je ne pense pas que la comparaison des efficacités
respectives des régimes rivaux suffise à déterminer notre adhésion à l’un d’entre eux. Les
jugements de valeur confirment et dépassent les jugements de fait. Un minimum de libéralisme
économique s’avère indispensable au maintien des autres libertés… Philosophie des conflits
inévitables et réglementés, le libéralisme ne prospère que dans un climat favorable, grâce à
un certain type d’hommes, grâce à un système de valeurs, grâce
aurait
aux
mœurs, comme
dit Montesquieu.L’influence du contexte social sur le fonctionnement de l’économie
rend malaisé l’isolement de la causalité des mécanismes. Peut-être en raison de l’équation personnelle du sociologue, derrière le mécanisme des prix, je vois toujours les hommes qui gèrent
les entreprises et dont dépendent succès et échecs d’une économie. Nul besoin d’admettre
intégralement la thèse de Max Weber sur la part prise par certaines sectes protestantes dans
la formation du capitalisme pour reconnaître cette évidence : la liberté économique ne fait pas
surgir sur commande des « André Arnoux ». Il ne suffit pas qu’un chef d’entreprise proclame la
nécessité du profit, il faut aussi, et surtout, que sa gestion se révèle aussi efficace qu’éloquente.
Le libéralisme, tel que nous l’entendons, ne se réduit pas à la défense et à l’illustration de la
libre entreprise et des mécanismes du marché. La pluralité des centres de décision, la
fonction jusqu’à présent irremplaçable du mécanisme des prix représententent des modalités institutionnelles, dont l’expérience a confirmé la valeur, d’une conception de la vie
collective, de l’existence humaine.
Conception que les uns taxent de pessimiste et que je juge optimiste ; conception pessimiste
aux yeux des utopistes qui, prêts à donner leur cœur et leur vie à un parti, à un chef, à une
révolution, nous reprochent de leur rappeler la retombée fatale de la mystique en politique
et le risque de tyrannie totale au nom de la libération intégrale. Mais notre pseudo pessimisme
s’accompagne en vérité d’un acte de foi : nous acceptons le risque des libertés et de la
démocratie, nous faisons le pari qu’en dépit de tout, la discussion permanente. n’interdira pas
la paix civile, que la contradiction des intérêts particuliers laissera se dégager des décisions
compatibles avec le bien de la nation.
Nous préférons le désordre et le tumulte des sociétés libres au calme apparent des
régimes où les détenteurs du pouvoir suprême prétendent détenir la vérité et
imposent à leurs citoyens-sujets une discipline de pensée et de parole en même
temps que d’action. Nous choisissons les sociétés dans lesquelles l’opposition
passe pour un service public et non pour un crime. Préférence et choix qui me
paraissent témoigner d’un optimisme fondamental, ou, en tout cas, d’un courage raisonné.
La pensée libérale, ainsi conçue, sans illusion mais non sans volonté, sans perspective du
paradis sur terre, mais non sans espoir d’améliorer peu à peu, à travers les luttes des individus et
des partis, le sort du plus grand nombre, la pensée libérale appartient-elle déjà au passé ? Estelle condamnée, comme d’aucuns le prétendent, par le mouvement des idées et des
événements ?
Je ne nie pas les faits, le progrès, dans la communauté intellectuelle et universitaire, des idées
marxistes ou pseudo-marxistes, le pullulement des actions étatiques qui, trop souvent,
faussent les mécanismes du marché sans atteindre les objectifs visés. Seuls connaissent vraient
le prix des libertés quotidiennes eux qui souffrent de les avoir perdues. Mais ces libertés, elles
demeurent pour nous autres .
Je ne désespère pas, ou, plus exacte ment, je me refuse à l’attitude du spectateur
pur. Je me veux engagé et combattant. […]
Extrait du discours de Raymond Aron