La nouvelle vie des convertis du Lignon

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La nouvelle vie des convertis du Lignon
vendredi 18 février 2011 . LaCITÉ
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Le Lignon, Genève. Janvier 2011
SOCIÉTÉ
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ERIC ROSET
La nouvelle vie des convertis du Lignon
Dans ce quartier de Genève, où la coexistence des cultures crée des réseaux d’affinités, de nombreux jeunes ont choisi
la religion d’Allah. Derrière ces choix figure une quête de cadre normatif sur fond de rejet de la société de consommation.
J
our après jour, Cédric n’a qu’une inquiétude: ne pas trouver le
temps ou le lieu pour faire ses cinq prières quotidiennes. Mais
jamais il n’en manque une. Ce jeune homme de 32 ans s’est
converti à l’islam en 2006. «Dans mon parcours, il y a un avant et un
après la conversion. Désormais, je cherche tous les jours à me rapprocher de Dieu.» Du haut de son mètre nonante, ses paroles balaient les
doutes. «Ce n’est pas une absence de repères qui a conduit à ma
conversion. Je ne manquais de rien lorsque j’ai fait ce choix.» Etudiant
brillant, diplômé en microtechnique de l’Ecole polytechnique fédérale
de Lausanne, Cédric occupait un poste confortablement rémunéré
dans la finance au moment de se tourner vers l’islam. Il a quitté cet
emploi parce qu’il ne correspondait pas aux préceptes religieux. «La
notion d’intérêt est-elle compatible avec la religion?», demande-t-il
avec la conviction de celui qui connaît la réponse. Depuis peu, il a
commencé une formation post-grade en biotechnologies et s’émerveille devant la régénération des cellules ou la simple observation des
êtres vivants. «Cette vie, cette complexité, tout me renvoie à Dieu.»
Dans sa famille d’origine espagnole, l’annonce de la conversion a
provoqué un choc. «Ma mère est très catholique, elle enseignait le
catéchisme. Dans un premier temps, mon choix a donc été vécu
comme une trahison. Mais maintenant, tout le monde est apaisé. Ils
constatent que je m’épanouis et que ce que l’on voit à la télévision au
sujet de l’islam ne correspond pas à ma réalité.» Dans une longue lettre
soigneusement rédigée, Cédric a expliqué les raisons de son choix et
les étapes qui l’ont mené à sa conversion. La lecture de la Bible
d’abord, puis le constat du dévoiement quotidien face aux commandements. Lorsqu’un ami bengalî lui prête le Coran, Cédric hésite,
attend plusieurs semaines, puis se décide à ouvrir le livre sacré de
l’islam. «C’est alors que mes yeux se sont soudainement remplis de
larmes. Je n’arrivais pas à terminer une page sans qu’elles ne coulent
dans mes joues. Je n’ai plus de doute, j’ai ça à l’intérieur: je suis
musulman», écrit-il alors à ses proches. Aujourd’hui Cédric est marié.
Sa femme, rencontrée à la mosquée, est voilée, car «elle est pieuse»,
précise-t-il. Ses amis d’enfance tentent parfois d’aborder le sujet,
souvent maladroitement, et restent interloqués face à son rejet de la
musique, lui qui s’était passionné pour la guitare quelques années
avant sa conversion. «Lorsque le Rock’n roll est apparu, l’Eglise ne
l’a-t-elle pas défini comme la musique du diable?»
Comme Cédric, Diego s’est converti à l’islam. Comme Cédric, il vit
au Lignon. Dans ce quartier populaire de Genève, les conversions se
multiplient. «On est peut-être dix, quinze, vingt. Je ne sais pas pourquoi il y en autant ici, confie Diego, sans trouver de réponse. Dans les
autres quartiers, ce n’est pas pareil». Un effet de mode? «Peut-être
pour certains, mais pour moi, c’est un besoin de spiritualité, la recherche d’un exemple à suivre, celui du prophète Mahomet». Le jeune
converti de 23 ans raconte alors ses années d’errance. Une école
secondaire laborieusement achevée, l’alcool, la drogue. Mais derrière
les apparences, lorsqu’il s’agissait de spiritualité, Diego a toujours
affiché sa curiosité. Lorsqu’un ami kosovar lui propose de l’accompagner pour prendre un repas à la mosquée, il assiste à la prière. Fasciné,
il annonce aux fidèles présents: «A partir d’aujourd’hui, je serai avec
vous». Quatre ans plus tard, l’apprentissage jadis abandonné a été
repris. Sa mère dit désormais de son fils qu’«il est devenu un homme».
Sa longue barbe et son kufi témoignent de sa dévotion. «Tout a
changé: mes relations avec mon entourage, mon hygiène de vie, ma
gestion de l’argent... Il y a désormais des interdits dans ma vie. Je dois
encore mûrir, mais j’ai des projets, réussir mon apprentissage et fonder
une famille.»
Comment expliquer l’attrait des jeunes de ce quartier pour l’islam?
Si la religion musulmane a acquis une visibilité sans précédent en
Suisse, même si elle s’est imposée dans le débat public, chaque conversion invite à explorer les réalités sociales d’un quartier au même titre
que les trajectoires individuelles. Mallory Schneuwly Purdie, sociologue des religions et spécialiste des questions liées à l’islam, repère
deux facteurs majeurs dans l’analyse du phénomène. D’une part,
la situation du quartier. Lorsque celui-ci accueille une importante communauté musulmane, un réseau d’affinités se met en place et les
groupes se construisent autour de valeurs communes. D’autre part,
le choix de la conversion peut trouver ses fondements dans une situation d’échec ou dans une recherche de cadre. «On se tourne vers la
religion parce qu’elle est normative, explique-t-elle. L’islam est une religion très précise, ce qu’elle offre est structurant et extrêmement
clair». Vraisemblablement, le Lignon réunit ces conditions. Derrière
l’impressionnante barre d’immeubles qui abritent près de 7000 habitants, les différentes cultures se brassent et parfois se lient. Parmi les
convertis, à l’instar de Cédric et Diego, nombreux sont les enfants ou
petits enfants d’immigrés. «Pour les migrants et leurs descendants,
il est souvent difficile de se projeter vers l’avenir. Se tourner vers la
religion, c’est se stabiliser et s’inscrire dans une tradition millénaire.
Cette démarche est tout à fait consciente et rationnelle», analyse
Mallory Schneuwly Purdie.
A la mosquée de Genève, l’imam Ibram Youssef célèbre entre quatre
et six conversions chaque mois. Il n’y a ni registre ni liste, assure-t-il,
«car la quantité n’est pas ce qui compte». Et il insiste sur la première
règle que s’impose la mosquée, à savoir celle de ne jamais faire de
prosélytisme. «Nous croyons que les Hommes s’élèvent vers Dieu, pas
le contraire. Mais lorsqu’une personne manifeste son intérêt pour
notre religion, nous faisons notre devoir». A ce sujet, Mallory
Schneuwly Purdie reconnaît qu’aucune étude n’a été réalisée sur le
«recrutement» des fidèles en Suisse, mais s’interroge tout de même:
«Il existe des courants prosélytes dans chaque pays d’Europe. Pourquoi
la Suisse ferait-elle exception?». Pour sa part, l’imam Ibram Youssef
refuse d’entendre parler de raz-de-marée ou d’islamisation rampante.
«Malgré les critiques qui parlent de notre religion en termes de théocratie ou de soumission, des jeunes viennent vers nous. La société de
consommation échoue dans sa tentative de libérer l’homme de tout
attachement spirituel ou moral. Il y a un vide, la famille et l’école en
sont les premiers responsables et je vois des hommes et des femmes
qui sont en manque. Face à cela, l’islam fixe un modèle d’existence,
des valeurs et une responsabilisation.»
Le père Patrice Gasser, curé de l’unité pastorale au sein de laquelle
figure l’église du Lignon, éprouve un sentiment ambivalent face à ces
convertis. «On ne peut que se réjouir d’une découverte spirituelle.
Mais cela montre aussi la fragilité de ces individus, aussi bien psychologique, familiale que religieuse. Et il est dommage que le multiculturalisme ait conduit ces jeunes à remettre en question leur propre
culture.» L’Eglise serait-elle incapable d’offrir le cadre normatif
recherché? «La religion catholique est fondée sur le pardon. Nous ne
pouvons exiger la perfection, regardez le Christ sur la croix, il a pardonné. Ce que nous faisons, c’est préparer les conditions pour une vie
saine. L’islam diffère en ce sens, car c’est une religion basée sur la
distinction entre les purs et les impurs. Par conséquent, les contraintes
extérieures sont plus marquées.»
A quelques mètres de la place du Lignon, là où l’église catholique
et le temple protestant se jouxtent, Cédric rappelle ses questionnements initiaux restés sans réponse, ses besoins de transcendance que
la religion catholique n’est pas parvenue à assouvir. Il affirme ne
souhaiter qu’une chose, qu’Allah le garde éternellement parmi les
siens. Sa hantise serait de revenir en arrière. «De redevenir celui qu’il
était.» ❙
LUCA DI STEFANO
PHOTO ERIC ROSET
«Dans un premier temps, mon choix a été
vécu comme une trahison par ma famille
catholique. Mais maintenant, tout le monde
est apaisé. Ils constatent que je m’épanouis.»
Cédric, 32 ans