néerlandais - Ons Erfdeel

Transcription

néerlandais - Ons Erfdeel
LE NÉERLANDAIS COMME TRAIT D’UNION :
L’EXEMPLE UNIQUE DU SURINAM
A
u Surinam, on les voit partout, ces jeunes à la chevelure blonde comme les blés
venus là quelques mois comme stagiaires. Ils sillonnent les rues à vélo, se prélassent
aux terrasses et sont de toutes les fêtes. Le week-end, ils visitent l’arrière-pays et,
la semaine, ils sont évidemment fidèles à leur poste dans leur école, leur hôpital, leur
entreprise ou leur laboratoire. Depuis quelques années, le Surinam est devenu la destination
de stage la plus prisée des étudiants néerlandais et flamands.
Quand on leur demande comment ils trouvent le Surinam, la réponse fuse: «Super!»,
«Génial!» ou «Fantastique!» Si, désireux d’en savoir davantage, on les interroge plus avant
sur leur intérêt pour un pays si éloigné du leur, il faut attendre un moment, car ils doivent
réfléchir. Quels sont les facteurs qui rendent le Surinam si intéressant à leurs yeux, insistet-on, alors que cette contrée lointaine est si souvent dépeinte négativement dans la presse
néerlandaise? Quand, face au silence interloqué, on propose: «Serait-ce parce qu’on y parle
aussi le néerlandais?», on se rend compte qu’on a tapé dans le mille, car les stagiaires
enchaînent aussitôt: «Oui, évidemment! On est en pays de connaissance! Il suªt de parler
néerlandais... C’est comme si on était chez soi!»
Nul doute que, s’il pouvait entendre ces conversations, H.D. Benjamins, l’homme qui a
imposé la scolarité obligatoire et l’enseignement du néerlandais au Surinam il y a cent trente
ans, sourirait d’un large sourire et s’autocongratulerait. Car à l’époque, il caressait le rêve que
le Surinam devienne «la perle hollandaise de l’hémisphère sud». La Hollande n’est plus là, et
on ne peut probablement pas parler de «perle» au sujet du Surinam... Il n’en reste pas moins
que c’est le seul pays de l’hémisphère sud où l’on parle le néerlandais, même s’il n’en a pas
toujours été ainsi.
PETIT RAPPEL HISTORIQUE
Lorsqu’il abolit l’esclavage en 1863, le gouvernement néerlandais décida de prendre soin
de l’éducation des enfants des nouveaux a¤ranchis afin qu’ils puissent devenir des citoyens
à part entière. Une commission présidée par H. D. Benjamins (qui serait nommé inspecteur
de l’enseignement en 1876) se rendit donc au Surinam dans le but de déterminer le type
d’enseignement à dispenser aux enfants des anciens esclaves. Ces derniers ne connaissaient
pas le néerlandais car, depuis le début du régime colonial des Pays-Bas, au XVIIe siècle, la
Geoctroyeerde Sociëteit van Suriname (Société octroyée du Surinam) leur avait interdit son
apprentissage. Sous le régime colonial anglais, la langue maternelle des esclaves était un
créole où se mêlaient des éléments des divers dialectes locaux. Lorsque les Zélandais prirent
possession du Surinam à la suite des Britanniques, ils crurent que la langue dans laquelle
s’exprimaient les esclaves des planteurs anglais et juifs était une sorte d’anglais «négrifié»,
qu’ils nommèrent negerengels, ou nengre.
Ce créole est devenu la langue de communication entre le maître et l’esclave, mais aussi
au sein des familles surinamiennes. Les enfants des Blancs fréquentaient l’école, où on leur
enseignait le néerlandais ainsi que, selon la mode de l’époque, des rudiments de français.
Lorsque des écoles s’ouvrirent aux enfants de couleur a¤ranchis, ils reçurent également un
enseignement en néerlandais, même s’ils parlaient nengre chez eux.
En 1876, lorsque l’enseignement devint obligatoire, la commission scolaire décréta
sur-le-champ qu’il n’y aurait qu’un seul type d’enseignement au Surinam: l’enseignement
néerlandais. On bâtit des écoles et on veilla strictement à ce que tous les enfants âgés de six
à douze ans les fréquentent, à défaut de quoi leurs parents ou leurs tuteurs seraient passibles
d’amendes. Du jour au lendemain, les enfants des esclaves a¤ranchis furent donc obligés
d’aller à l’école en néerlandais, langue dont ils ne comprenaient pas un mot. Les choses ne
se firent pas dans la douceur. L’inspecteur Benjamins était un homme animé d’une mission.
Il interdit formellement le nengre à l’école, estimant qu’il s’agissait d’«une langue malfaisante,
dépravée et barbare».
Comment, dans ce cas, expliquer l’extraordinaire essor du nengre à cette époque, sinon
par l’arrivée massive de migrants dans le contexte de l’abolition de l’esclavage? Dès 1873,
des Hindoustanis, des Javanais, des Chinois, des Madériens et des Libanais a¤luèrent au
Surinam. En toute logique, la première langue qu’ils adoptèrent à leur arrivée fut le nengre,
puisque c’était celle de la rue et du marché. Même s’il était interdit à l’école et que de
nombreux parents créoles encourageaient leurs enfants à parler néerlandais, le nengre
continua donc de se propager. Il fut rebaptisé sranan tongo, puis sranan.
Le sranan ne bénéficiait d’aucun statut. Durant toute la première moitié du XXe siècle,
il continua à être frappé d’interdit à l’école, ainsi que dans de nombreux foyers créoles.
Il restait très employé dans la rue, mais il était considéré comme barbare, inconvenant et
impoli d’en user en société.
Les enseignants faisaient également tout pour persuader les enfants surinamiens de
l’indécence de leur langue, de leur culture, de leur musique et de leur danse: la culture et la
civilisation venaient des Pays-Bas, et uniquement des Pays-Bas.
L’autorité coloniale estimait qu’il importait de veiller à tenir le plus possible les groupes
ethniques à l’écart les uns des autres. C’est ainsi qu’il y avait à la campagne des concentrations
de Créoles, d’Hindoustanis et de Javanais qui s’exprimaient dans leur propre langue chez eux.
L’obligation scolaire était universelle: les petits Hindoustanis et les petits Javanais suivaient
eux aussi un enseignement en néerlandais à l’école du village auprès d’un maître créole venu
de la ville qui ne comprenait pas leur langue et qu’ils ne comprenaient pas.
PARLE NÉERLANDAIS!
Beaucoup de choses changèrent au Surinam durant la Seconde Guerre mondiale, en raison
de la situation stratégique du pays pour les Alliés et de l’essor considérable de la production
de bauxite, qui était un matériau important dans la fabrication d’aluminium. De nombreux
planteurs quittèrent les campagnes pour la ville, désireux de faire fortune dans la bauxite et
de donner une meilleure éducation à leurs enfants.
C’est ainsi que des jeunes que tout séparait - l’origine ethnique, la langue maternelle,
la culture et la religion - se retrouvèrent dans les mêmes classes à suivre un enseignement
en néerlandais. Ils apprirent que les Pays-Bas étaient bordés à l’est par l’Allemagne et à
l’ouest par la mer du Nord, que le Rhin prenait sa source dans le glacier du Saint-Gothard et
que Guillaume d’Orange était le père de la nation. Ils chantaient des chansons néerlandaises
et, sous un soleil torride, ils lisaient des livres parlant de promenades au cœur de l’automne,
de patinage sur glace et de batailles de boules de neige.
Comme tous les enfants, ils parlaient, jouaient, nouaient des amitiés et se disputaient. Entre
eux, tout se passait en néerlandais, car il était interdit de parler une autre langue à l’école.
«Parle néerlandais!» était l’injonction la plus fréquente, tant et si bien qu’à la longue, le
néerlandais devint la langue dans laquelle ils s’exprimaient le mieux. De nombreux parents
encourageaient leurs enfants à parler aussi en néerlandais à la maison, alors qu’eux-mêmes
ne connaissaient pas cette langue: la maîtrise du néerlandais était une condition indispensable
à l’ascension sociale. Le Surinam se néerlandisait de plus en plus.
Le néerlandais était la langue oªcielle, la langue de l’enseignement, de la justice, du Parlement
et des médias, et il était également parlé dans de nombreux foyers. Quant au sranan, c’était la langue
de la rue, du petit commerce, du marché, du folklore, de la famille et, très souvent, de l’intimité.
Après la Seconde Guerre mondiale, le premier gros contingent d’étudiants surinamiens prit
la route des Pays-Bas. Le choc culturel fut terrible. Pas à cause de la neige ou de saint Nicolas:
de par leur éducation, ils savaient tout de la culture des Pays-Bas. Mais, justement, parce qu’eux
savaient tout de la métropole et que les Néerlandais ne connaissaient absolument rien du
Surinam, pas même sa position géographique. Aux Pays-Bas, ces étudiants surinamiens
comprirent qu’ils n’étaient pas Néerlandais, qu’ils avaient leur propre identité et que celle-ci
n’avait rien à envier à personne. En conséquence de quoi ils se mirent à faire ce qui leur était
interdit au Surinam: parler sranan et chanter des chansons et jouer de la musique surinamiennes.
En très peu de temps, ils développèrent une grande estime pour leurs particularismes. La plupart
d’entre eux revinrent au Surinam avec le désir très vif d’œuvrer au progrès de leur pays.
Le mouvement qu’ils avaient ainsi amorcé a eu pour première conséquence la surinamisation
de l’enseignement primaire. Si les leçons ont continué à être dispensées en néerlandais, le
matériel pédagogique mis à la disposition des petites classes faisait désormais référence au
contexte et au mode de vie surinamiens. Finies les batailles de boules de neige et les courses
chez l’épicier! Désormais, les manuels de lecture parlaient de baignade dans la crique de
Cola et d’achats chez omoe, au coin de la rue.
L’INDÉPENDANCE
En 1975, à l’indépendance du Surinam, il fut décidé de maintenir le statu quo, même si
plusieurs chercheurs envisagèrent de remplacer progressivement le néerlandais par l’anglais
comme langue d’enseignement. Le coup d’État militaire de 1980 et ses répercussions
tuèrent dans l’œuf cette volonté de changement.
Avec l’indépendance, le prestige de la culture surinamienne a énormément progressé
et le statut du sranan s’est amélioré. Depuis son uniformisation, il figure parmi les langues
oªcielles du Surinam. Il a accédé au rang de langue littéraire: on écrit de plus en plus de
poésie, de prose et de chansons en sranan. Ce mouvement ne s’est pas produit au
détriment du néerlandais, au contraire: sa position s’est elle aussi renforcée, car la variante
surinamienne du néerlandais était entre-temps devenue la langue maternelle de la plupart
des Surinamiens. Le néerlandais est resté la langue oªcielle, la langue de l’enseignement,
de la justice, des médias et du Parlement.
Le Surinam a été le théâtre d’un phénomène très particulier. Alors qu’il est fréquent que
la langue soit un facteur de séparation et d’exacerbation des di¤érences, comme c’est le cas
en Belgique entre les Flamands et les francophones, au Surinam, c’est l’inverse qui s’est
produit: le néerlandais a servi de facteur d’unification. Ce fut d’abord le cas à l’école, et ce l’est
désormais au sein des familles, maintenant que les petits écoliers d’autrefois sont devenus
parents à leur tour. Le néerlandais a servi de trait d’union entre des personnes qui ne parlaient
pas la même langue, une fonction qu’il ne revêt nulle part ailleurs dans le monde. Des gens
d’origine ethnique et de religion di¤érentes se parlent et se comprennent par le truchement
de la langue de Vondel.
Aujourd’hui, on parle treize langues au Surinam, dont six créoles locaux. La plupart des
enfants sont au minimum bilingues, et beaucoup d’entre eux sont même trilingues. Tout le
monde connaît et parle au quotidien le néerlandais et le sranan. Le choix de la langue est déterminé
par de nombreux aspects: la situation, le locuteur, l’interlocuteur, le sexe et l’âge. Des adolescents
qui jouent les durs parleront sranan entre eux, quelle que soit leur origine ethnique, mais si une
jeune fille ou un adulte se joint à leur groupe, ils passeront atomatiquement au néerlandais.
Lorsque les enfants s’adressent à leurs parents, c’est presque toujours en néerlandais, quelle que
soit leur origine ici aussi, même si, entre eux, leurs parents parlent la langue de leur communauté,
comme c’est le cas des enfants hindoustanis, javanais et chinois avec leurs grands-parents.
Quel que soit le contexte, chacun sait qu’il est toujours préférable d’entamer une
conversation en néerlandais, et c’est pratiquement ce que tout le monde fait, même si c’est
pour continuer ensuite dans une autre langue.
Le Surinam est récemment devenu membre de la Nederlandse Taalunie1 et plusieurs mots
typiques du Surinam figurent depuis peu dans le guide oªciel d’orthographe du néerlandais.
Les Surinamiens ne sont pas tous d’accord sur le choix de certains termes, mais il n’empêche
que cette mesure crée un sentiment général de satisfaction. En 2006, le ministre néerlandais
de l’Intérieur a décidé que les Surinamiens désireux de s’établir aux Pays-Bas après avoir
fréquenté l’école primaire au Surinam n’étaient pas tenus de suivre les cours d’intégration
imposés aux étrangers. Nul doute que l’inspecteur Benjamins se féliciterait de cette mesure
qui reconnaît la qualité de l’enseignement surinamien d’hier et d’aujourd’hui!
Cynthia Mc Leod
Auteur.
[email protected]
Traduit du néerlandais par Emmanuèle Sandron.
Extrait de Nederlands buitengaats; een taalreünie (Le Néerlandais outre-mer;
l’histoire d’une union linguistique), symposium de la Stichting Koninklijk Paleis, Amsterdam, 2006.
Note:
Organe oªciel de coopération entre les Pays-Bas, la Flandre et le Surinam dans
le domaine de la langue néerlandaise, des lettres néerlandaises et de
l’enseignement du néerlandais (voir www.taaluniversum.org).
© Cynthia Mc Leod / Ons Erfdeel vzw