La malédiction de la pelote de mohair rose bonbon

Transcription

La malédiction de la pelote de mohair rose bonbon
La malédiction de la pelote de mohair rose bonbon
feuilleton tricotesque
par Sabine Sur
Saison 1 : Maudite pelote
http://mauditepelote.wordpress.com
Épisode 1
À force de demander à la vie de nouvelles sources d'émerveillement, on emprunte
sans le savoir des chemins de traverse, on redécouvre des plaisirs perdus, l'esclavage d'hier
devient la distraction d'aujourd'hui, insensiblement, on est accrochée : on s'est remise à
tricoter.
Sarah Berleau n'avait pas appris à tricoter par sa mère et l'exemple de sa grandmère, crochetant avec agilité, ne l'inspirait pas. Elle avait commencé au hasard d'une
soirée spéciale laine en boîte de nuit, organisée par une grande marque. Dans les lumières
tamisées, les invités fabriquaient des toiles d'araignée géantes avec des fils soyeux et
chamarrés, un petit groupe dans un coin agitait les doigts avec une rapidité stupéfiante sur
leurs aiguilles, créant de longues écharpes au point mousse. En partant, elle avait acheté
un fil prune, des aiguilles en bambou - une matière renouvelable, lui avait expliqué
l'hôtesse avec un grand sourire - et un petit livret d'explication.
Elle s'y était mise péniblement, laissant échapper plusieurs mailles et tordant son fil,
mais, après quelques jours, un tricot régulier coula de ses aiguilles et elle trouva dans ce
mouvement répétitif un apaisement inédit. Bénéfice inattendu : elle s'arrêta de fumer, il
était impossible de s'adonner au tricot avec une cigarette, à moins d'avoir trois mains. Son
budget tabac devint donc un budget fils, elle dépensa l'argent de ses paquets pour des
pelotes de soie noire, de pure laine beige, plusieurs jeux d'aiguilles, toujours en bambou,
matière chaude, douce et parfaitement écologique. Sarah Berleau, nouvelle tricoteuse,
comme un bataillon d'autres femmes, se lança avec volupté dans la fabrication de pulls.
Son mari, Martin, ainsi que sa fille, Salomé, considéraient cela d'un oeil amusé. Ils
s'étaient habitués à la voir revenir, toutes les deux semaines, de sa petite boutique de laines
préférée avec un sac bien rempli. Ils se rassemblaient autour de la table pendant qu'elle
sortait ses achats et qu'elle leur expliquait avec volubilité pourquoi tel fil était une vraie
splendeur.
Ce samedi-là, ils regardaient ses nouvelles pelotes de coton bordeaux, pour un pull
raglan manches courtes, pendant qu'elle se préparait à ranger son sac - mais elle sentit
qu'il restait quelque chose.
- Pourtant, je n'ai pris que ça, dit-elle.
Lentement, elle sortit du sac une pelote de mohair rose. Rose bonbon. Elle n'aimait
pas les couleurs acidulées et encore moins le mohair, poilu, duveteux, grossissant, laissant
plus de traces qu'un chien sur son passage.
- Mais qu'est-ce que c'est que ce truc… Grommela-t-elle.
Son mari et sa fille étaient déjà en train de rire.
- Tu achètes du mohair en cachette, maintenant ! On le savait, à force de tricoter, tu allais
te mémériser !
- Mais ce n'est pas moi…
- C'est pas grave, ma petite maman, on t'aime quand même…
Non, c'est vraiment une erreur. Il faut que j'aille ramener ce truc à la boutique.
Mais la boutique était fermée, la maudite pelote allait devoir rester chez eux tout le
week-end. Sarah la cacha hors de sa vue et s'entoura de ses bien-aimés fils de couleurs
amorties, fabriquant patiemment une écharpe pour sa fille.
Ce soir-là, ils ne sortaient pas et se couchèrent avant minuit. Au plus profond de
leur sommeil, la pelote de mohair rose frémit. Elle tendit, lentement, un fil inquisiteur,
comme une antenne, étudiant l'esprit des habitants de son nouveau domicile. Elle trouva
l'esprit de la très jeune fille, qui rêvait, dans sa chambre de bon goût, sans même un poster
de boys band, qu'elle rencontrait Fellini et s'entretenait avec lui du passage du néoréalisme à un langage plus fantasmatique et singulier.
La pelote, ou plutôt le démon qui la hantait, décida d'agir. Elle prit sa forme réelle :
une grande blonde, bouclée, siliconée, botoxée, collagénée et acide hyaluronée, vêtue d'une
mini-robe rose et mauve. Elle entra dans le rêve de Salomé, se plaça devant Fellini et ouvrit
la bouche.
- Bonjour, susurra-t-elle. Je m'appelle Barbara et je voudrais être ton amie.
Episode 2
- Tu as un peu de fièvre.
Salomé, étalée dans son lit, le rouge aux joues, regardait sa mère avec des yeux
perdus, mi-clos.
- Tu as mal ? Tu veux qu'on appelle un médecin ?
- Non maman, je vais me reposer aujourd'hui et ça va peut-être passer demain.
Sarah regarda avec inquiétude sa fille si raisonnable, si peu douillette, si adulte, déjà.
Salomé avait toujours été sérieuse, empreinte de gravité, même, essayant toujours d'avoir
sa place dans les conversations des adultes et au courant de tout, à part peut-être du fait
que les grandes personnes n'étaient pas si parfaites que ça.
- Je t'amène du paracétamol, lui murmura-t-elle en lui caressant les cheveux. Elle sortit de
la chambre en pensant que le changement de saison était bien traître.
Une fois la porte fermée, Salomé souleva la couverture et contempla la pelote. À six
heures, elle s'était relevée pour aller la chercher en cachette, pieds nus sur le parquet frais.
Le gris de l'aube remplaçait à peine la nuit. La pelote, blanche dans l'obscurité, l'attendait,
douce et mystérieusement chaude.
Barbara lui avait parlé longuement et elles étaient les meilleures amies du monde.
Quand elle était apparue dans son rêve, Salomé avait bien vu que Fellini, avant de
disparaître, avait jeté à la blonde de ces regards d'homme qu'elle n'aimait pas trop parce
qu'elle trouvait qu'ils empêchaient la discussion. Elle avait accepté d'être son amie pour
tenter aussitôt de démontrer à cette créature l'inanité de ses choix esthétiques et la vacuité
du temps qu'elle devait passer à se préparer tous les jours, sans compter que la chirurgie
esthétique, ça se voit bien, ça donne à ses victimes une tête de poisson.
- Si je n'étais pas ton amie, tu sais, je t'appellerais face de mérou, tellement tu es tirée, lui
dit-elle gentiment.
Mais à cet instant, Barbara avait souri sans rides et avait ouvert la main. De la poudre
étincelante en était sortie pour virevolter devant les yeux de Salomé. Et depuis, tout avait
semblé plus simple, plus léger… plus mignon.
- Pourquoi dire du mal de moi ? Je ne suis pas jolie comme ça ?
- Si...
- Tu n'aimes pas le rose ?
- Je n'aime que les couleurs sages, comme maman.
- Mais regarde-moi : tu ne trouves pas que le rose et le mauve illuminent mon teint ?
- Tu es magnifique...
Elles continuèrent ainsi toute la nuit, jusqu'à ce que Barbara lui révèle être issue de la
pelote de mohair rose qui avait très froid, loin du panier à laine, et qui aurait bien aimé
être dans un bon lit bien chaud. Salomé avait très bien compris et trouvé tout naturel de se
lever pour la ramener dans sa chambre.
Et ainsi, depuis le début du jour, Salomé, sous les draps, caressait la pelote en
s'émerveillant de son éclat, des ces poils qui semblaient accrocher la lumière, de sa
douceur. Il lui semblait que la pelote émettait une douce vibration qui aurait presque pu
être un ronronnement. Elle avait envie de rester là, comme ça, toute la journée, et n'eut pas
de mal à mentir à sa mère (ce qu'elle ne faisait jamais auparavant, enfin, pas très souvent).
Elle ferma les yeux et se rendormit. Barbara, souriante, lui apparut. Dans un élan
d'admiration, elle prononça les mots que le démon attendait :
- Je voudrais bien être comme toi…
Épisode 3
Assise dans son wagon bondé, Sarah tricotait une écharpe toute simple, rayée noir et blanc
en jersey double. Elle se concentrait sur la douceur de son fil, regardait de temps en temps
ses voisins de rame, surtout leurs vêtements tricotés et en analysait mentalement la
composition. « J'aurais pu faire ça pour moins cher, avec un fil de meilleure qualité, et
rapidement, en plus » se disait-elle parfois devant une écharpe ou un gilet particulièrement
simple. « Acheter un truc aussi bête à faire en boutique... » Elle sentait les regards de
certains fixés sur elle et leur opposait une indifférence hostile. Quand elle entendit une
petite fille dire : « Maman, qu'est-ce qu'elle fait la dame ? », elle leva la tête et fixa la mère
et la fille d'un regard froid.
Ça n'allait pas très bien avec Salomé, en ce moment. La petite fille sérieuse, sobre et
intelligente qui ne faisait jamais de caprices était en train de se transformer en ado
décérébrée fan de rose bonbon et de petits chats. Leur premier clash remontait au
lendemain du jour où elle avait été malade. Elle était rentrée avec un accessoire rose et
plein de paillettes, d'où s'échappaient quelques mèches mauves, dans les cheveux, et, au
moment où sa mère lui avait demandé où en étaient ses devoirs, elle avait sorti, horreur,
un agenda neuf plein de photos de chatons.
- Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Mon nouvel agenda. C'est pas mignon ?
Salomé avait feuilleté les pages amoureusement, montrant des photos de chatons dans un
panier, des chatons en train de bâiller, des chatons en train de regarder l'objectif.
- Salomé, tu sais que c'est horrible. Tu sais que les filles qui ont un agenda chaton sont des
filles futiles qui font preuve de très mauvais goût. Range-moi ça.
- Mais toi tu dis tout le temps que t'aimes les chats !
- Les chats adultes. Ça n'a rien à voir avec les chatons.
- Mais les chats, il faut bien qu'ils soient des chatons à un moment, non ?
Salomé n'avait jamais répondu de la sorte. Sarah hésita.
- Oui. Mais ils ne sont pas obligés d'aller dans un studio pour se faire photographier, avec
un filtre sur l'appareil.
- Comment tu le sais qu'il y a un filtre ?
- Ça se voit. Bon, maintenant, range ça. Où est l'agenda noir qu'on avait acheté ensemble ?
- J'en veux plus. Il est moche.
- Comment ?
- J'en veux plus, c'est tout. Et je ne vais pas ranger mon nouvel agenda que JE me suis
achetée avec MON argent. Si c'est comme ça je vais aller me ranger moi-même dans ma
chambre !
- Mais de quoi tu parles ? Salomé !
Salomé avait claqué la porte.
Oui, leurs relations se dégradaient. Elle passait tout son temps dans sa chambre, ne
consentait à voir ses parents qu'au moment des repas, et se transformait petit à petit en
poupée Barbie cauchemardesque. Sarah pensait même qu'elle se maquillait en cachette.
Son mari, Martin, lui avait recommandé la patience et la tolérance : « Elle fait sa
crise d'adolescence... ça devait bien finir par arriver... bien sûr, on ne va pas la laisser faire
n'importe quoi, mais là, il ne s'agit que de sa tenue vestimentaire... laissons-lui cet espace
où elle pourra se trouver. » Martin, psychanalyste, employait en ce moment le mot
« espace » à tout bout de champ. Sarah se sentait exclue, devinant qu'une fois de plus,
Martin prenait le parti de sa fille contre elle.
À la station suivante, une femme s'installa en face d'elle et sortit bien vite un tricot
de son sac. Sarah leva les yeux : la femme tricotait du mohair. Pour cette raison, Sarah ne
lui sourit pas.
Elle avait oublié la pelote de mohair rose, aussi étonnant que cela puisse paraître,
car elle était très organisée. D'abord, elle l'avait vaguement cherchée aux abords de
l'endroit où elle rangeait ses laines. Quelques jours plus tard, elle avait paresseusement
regardé derrière le canapé. Son mari et sa fille ne l'avaient pas vu. Elle se sentait un peu
coupable à cause de la marchande de laines : une pelote de mohair coûtait cher... mais
quelque chose l'empêchait d'y penser très longtemps.
- Ah, on tricote ensemble ! Lança sa voisine.
Sarah lui sourit, marmonna un vague « Oui, oui » et se re-pencha sur son écharpe bien
plus classe que toutes celles du wagon.
- C'est agréable, quand on a un moment de libre, le tricot. Toujours, toujours avoir les
mains occupées ! Continua l'autre.
Sarah la regarda mieux. Quand elle souriait, comme à l'instant, on voyait que son visage
était presque entièrement ridé. Sans doute une tricoteuse de la vieille génération, une de
ces malheureuses esclaves domestiques qui étaient obligées de tricoter pour habiller toute
la famille. Alors que la nouvelle génération tricotait surtout pour son usage personnel,
signant là son affranchissement de la dictature de la mode.
- J'adore cette couleur, dit la femme, montrant son tricot rouge. C'est du rouge hermès.
Vous savez qui était Hermès ?
- Bien sûr, lança Sarah automatiquement, vexée que l'autre puisse penser qu'elle manquait
de culture. Dans la mythologie grecque, Hermès était le messager des dieux.
- Il apportait des messages importants aux hommes, aussi. Répliqua la voisine, qui lui
adressa un dernier sourire avant de se taire jusqu'à la fin de son trajet.
*
*
*
Son dernier patient de la matinée parti, Martin se mit à flâner dans l'appartement
(autant qu'il le pouvait, car les pièces étaient assez petites). Il se sentait euphorique,
d'humeur douce, sans savoir pourquoi. Ce n'était pas parce ses patients progressaient : au
contraire, ils en étaient à des stades variés d'aveuglement, de mutisme et de gémissement
vague. Malgré le temps froid et humide, une certaine chaleur envahissait son âme. Ses pas
se dirigèrent vers la chambre de sa fille, qui avait récemment posté une affiche, pleine de
paillettes dorées, affichant son nom en grosses lettres italiques roses. Lui qui respectait
toujours la vie privée de son enfant, il poussa la porte.
Il ne lut pas son nouveau journal intime, dont le cadenas tout neuf s'était cassé à la
deuxième utilisation, il ne fouilla pas à la recherche de tickets de cinéma ou même de
lettres d'amour. Il se dirigea vers l'étagère, tendit la main, prit ce qu'il cherchait.
Il revint dans son cabinet vide et posa en évidence, sur un des rayons de sa
bibliothèque, la pelote. Il s'assit confortablement. Il regarda le doux éclat de la pelote et
ouvrit la bouche.
- Laissez-moi vous dire. Je suis un homme raisonnable, un homme installé. Je crois être un
homme solaire...
Épisode 4
- Quand elle daigne me parler, c'est en tirant la gueule…
- La façon dont elle s'habille, franchement… je mets le holà, des fois, mais si ça se trouve,
elle se change dans les toilettes de l'école, comme je faisais à son âge !
- Et la musique qu'elle écoute…
Sarah, Paule, Catherine et Ludmila, collègues, qui parlaient de leurs filles adolescentes
avant d'aller travailler, prirent toutes une tête consternée, de la maman d'un clone de Lorie
à la mère d'une gothique.
- Comme ça doit être dur pour vous, intervint Annie, une femme à l'expression si
lumineuse qu'elle en devenait suspecte, heureusement que je n'ai pas ces problèmes avec
mon aînée. Elle se prépare à passer le bac à seize ans, comme sa mère.
- Son fils se drogue, chuchota Paule à l'oreille de Sarah, qui se retint de sourire. Il fume des
joints et il n'a que douze ans.
- Ce qui me tue, c'est que ma petite Salomé, avant, avait de la personnalité, elle était
unique, c'était ma petite fille, ajouta Sarah. Maintenant, elle ressemble à tout le monde.
Les autres la regardèrent avec compassion
- En plus, vous n'avez jamais l'impression, vous, que votre fille devient... comme du
plastique ?
On la regarda avec des yeux ronds.
*
*
*
Cet après-midi là, Salomé rentra couverte de sueurs froides. Il fallait qu'elle en finisse une
bonne fois pour toutes. Elle entra dans sa chambre précipitamment et dut se retenir au
chambranle. La pelote avait disparu. Saisie de peur et de vertige, elle ferma les yeux.
« Je suis bien plus maligne que toi. Pour qui te prends-tu ? On ne m'échappe pas comme
ça. »
Barbara la narguait. Il fallait qu'elle s'en débarrasse, qu'elle soit forte. Au début, c'était
comme un jeu de la suivre et elle s'était bien amusée avec ses nouvelles amies qui
mettaient beaucoup de couleurs et parlaient très fort. À certains moments, elle s'était
sentie fausse, infidèle à elle-même, quand elle riait de ses anciennes amies d'il y a deux
semaines, ou quand elles parlaient de mecs mignons, par exemple (mais la gêne qu'elle
ressentait n'était peut-être pas entièrement due à l'influence de Barbara). Parfois, au lieu
d'aller à la parfumerie tout l'après-midi, elle avait envie de lire des livres, ou d'aller au
cinéma voir des films d'art et d'essai. Il y avait des garçons, aussi, qui aimaient les films
d'art et d'essai. Non ? En tous cas, Barbara ne pouvait pas avoir toujours raison quand elle
lui disait ce qu'il fallait faire pour les attirer. Et puis, depuis quelques jours, elle se sentait
étrange, comme... morte à l'intérieur. Elle ne reconnaissait plus sa peau et il lui semblait
prendre, sans pourtant utiliser d'auto-bronzant, un éclat orangé. Elle était en train de se
vider, elle qui avait tant de rêves, d'envies, de projets… soudain elle se vit morte à treize
ans et poussa un cri.
*
*
*
À cet instant, Martin, confronté à un patient pris d'étranges crises d'hilarité, bondit hors de
son fauteuil en entendant sa fille. Il s'excusa brièvement auprès du patient et alla voir
Salomé.
- Que se passe-t-il, ma chérie ?
À sa vue, Salomé hurla de peur. Il s'était changé et avait revêtu un pantalon en velours lisse
rouge vif et un pull en mohair rose. Elle en eut la certitude immédiate : Barbara, pour se
protéger, avait pris possession de son âme… Comment allaient-ils pouvoir s'en sortir ?
- Papa, il... Il faut que tu me laisses mon espace personnel, dit-elle en sanglotant.
Vaincu, Martin s'en retourna auprès de son patient en balbutiant « Je reviendrai te voir à
la fin de ma séance. » Dès qu'il rentra dans son cabinet, son patient se mit à pouffer de rire
et Martin comprit soudainement pourquoi.
- Oh ça va, lança-t-il. Je m'habille comme ça me chante, je suis d'humeur joyeuse et le rose
flatte toujours le teint. Moi, au moins, je ne souffre pas d'un conformisme maladif qui
m'empêche de m'épanouir, alors que ce ne serait pourtant pas si compliqué de cesser deux
minutes de me préoccuper de ce que les autres pensent de moi.
Ce qui cloua le bec au patient. Martin se rassit en le regardant fixement. Son patient avait
énormément d'estime pour lui, ce qui expliquait l'intensité de sa réaction face à son
accoutrement inhabituel. Martin pensait que son patient, par désir de se conformer aux
attentes de son psychanalyste, serait capable d'adopter une attitude plus insouciante par
rapport au regard des autres. En gros, qu'il pouvait agir sur un conformisme général par un
conformisme ciblé. C'était un chemin périlleux, Martin le savait. Un remède à manier avec
précaution...
- C'est vrai que le rose, ça flatte le teint, avança le patient d'une voix timide.
- Tout à fait, répondit Martin en souriant. Vous voyez, il suffit de s'affirmer tranquillement,
sans hostilité. Vous m'aviez dit que vos couleurs préférées étaient le rouge vif et le bleu
layette...
*
*
*
Ce soir là, en rentrant chez elle, Sarah ignorait qu'elle allait retrouver la maison en plein
chaos. Elle se concentrait simplement sur son tricot, sa jolie écharpe noire et blanche, une
maille à l'envers, une maille à l'endroit et toujours passer les fils, son petit temps pour elle,
son petit moment de calme, sa bulle à l'intérieur du métro. Elle ne put s'empêcher de
remarquer, devant elle, une femme qui portait un châle de mohair rouge. Elle leva les yeux
et se trouva nez à nez avec sa voisine du matin.
- Vous ne l'avez pas fini aujourd'hui ? Ce matin, vous n'aviez que la pointe du châle sur vos
aiguilles...
- Le travail commencé le matin est fini le soir, l'autre ne s'arrête jamais, il faut suivre, lui
répondit gaiement la femme.
Sarah eut tout à coup peur que la femme ne soit une folle qui vive, par exemple, avec sa
soeur jumelle dans une maison délabrée et qu'elles ne fassent ensemble des concours de
vitesse au tricot après toute une vie de labeur non payé à habiller toute la famille à la force
de leurs petits doigts. Avant le féminisme, ça allait vraiment très mal.
- Je ne suis pas une esclave, lui dit la femme, comme si elle avait lu dans ses pensées. Je
suis votre seule chance !
Épisode 5
Elle pouvait sentir sur le sol les vibrations de la musique assourdissante. Elle ne savait pas
comment elle s'était retrouvée dans cette fête, sous un ciel d'été, avec tous ces gens
heureux vêtus de paillettes. Mais elle était à la fois contente et malheureuse. Quelqu'un la
prit par la main et elle se retrouva, tirée contre son gré, au centre de la piste.
C'est alors qu'un groupe de danseurs commença une chorégraphie qu'elle fut bien
obligée de suivre.
*
*
*
Sarah, d'un pas vif, rentrait à la maison. Après ce que la folle au châle lui avait dit, elle
s'était levée et s'était dirigée, en bousculant deux ou trois personnes, vers la porte du
wagon, qu'elle avait franchie après deux minutes pénibles où elle était restée compressée
entre une dame qui croyait dur comme fer que le parfum, c'était toutes les heures qu'on
devait s'en mettre, et un monsieur qui vivait selon de sains principes naturels : pas de
déodorant, beaucoup d'exercice physique dans une bonne journée de travail. Quelqu'un
avait tout de suite pris son siège, un type qui avait regardé la folle fixement, jusqu'à ce
qu'elle lui dise : « C'est étonnant comme le regard des gens dans le métro me rappelle celui
des veaux. » Quand il avait replongé dans son livre de science-fiction, elle avait continué
d'un air rêveur : « Quoique mon veau préféré, que j'avais appelé James, avait un regard vif
et doux à la fois. » Un silence épais et faussement indifférent avait continué de régner dans
le wagon, le genre de silence qui donnait envie de crier des insanités pour provoquer une
réaction, mais la folle n'avait plus rien dit.
Sarah, donc, rentrait chez elle de mauvaise humeur. Heureusement que Martin serait
là… puisque Salomé, sans aucun doute, serait enfermée dans sa chambre à chanter faux
par-dessus les nouvelles chansons affreuses qu'elle aimait.
Quand elle ouvrit la porte, un homme en rouge et en rose poilu lui cria : « Chérie ! ».
Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître l'homme qu'elle avait épousé.
- Qu'est-ce que tu fais habillé comme ça ? balbutia-t-elle.
- C'est Salomé ! Viens voir ! J'ai déjà appelé le docteur !
Sarah suivit Martin qui, grave et sombre, malgré son teint éclairé par son pull en
mohair rose, lui ouvrit la porte et lui montra sa fille chérie, allongée sur le lit.
Les yeux fermés, elle respirait faiblement. Une fine sueur perlait sur sa peau. Sa peau
orangée, épaissie, sa peau de plastique.
Épisode 6
Sarah faisait le ménage.
Sa fille passait examen sur examen à l'hôpital, sans qu'on ne trouvât aucune indication sur
son problème. Il semblait qu'elle fût endormie, dans un état permanent de sommeil
paradoxal. Son activité cérébrale montrait qu'elle était en plein rêve.
Sarah, donc, avait posé des jours de congés et récurait tout l'appartement pour ne pas trop
avoir à penser. Martin et elle restaient auprès de Salomé en permanence, en se relayant.
Elle était rentrée avec l'idée fixe de faire le ménage pendant quelques heures, avant de
revenir à l'hôpital.
Les mains gantées, un mal de dos naissant et une forte envie d'éternuer à cause des
produits, elle s'avisa qu'elle n'avait pas encore fait le bureau de Martin.
Elle y entrait rarement.
En poussant la porte, elle remarqua que quelque chose avait changé. C'était un peu comme
une odeur, mais ce n'en était pas une, non, c'était... une atmosphère.
L'atmosphère calme et discrètement chaleureuse de la pièce était devenue plus exubérante,
avec une pointe d'agressivité. Pourtant rien n'avait changé dans le mobilier.
Elle examinait la pièce, perplexe, quand elle vit la pelote sur une des rangées de la
bibliothèque. Elle la saisit avec une exclamation de surprise. Comment avait-elle pu se
nicher là ? Elle la serra dans ses mains et eut la sensation déplaisante d'avoir reçu une
décharge électrique, avec ces fils poilus, probablement tondus sur le dos d'une chèvre mal
lavée, il fallait s'attendre à tout, et se prépara pour aller la ramener à la boutique. Voilà une
distraction bienvenue, peut-être même meilleure que le ménage.
*
*
*
Et pendant ce temps, Salomé rêvait qu'elle dansait. Tout cela était bien fatigant, mais à
chaque fois qu'elle pensait à quitter la fête, quelque chose de nouveau venait attirer son
attention, des stroboscopes, de la musique, de beaux garçons qui la regardaient... Elle
reconnut une silhouette familière au bar.
*
*
*
En haut de la rue, la petite boutique de laine était déjà éclairée. La propriétaire tricotait
tranquillement une paire de mitaines en dentelle. Quand Sarah entra, elle la regarda
attentivement. Le teint gris, l'air soucieux. Quelque chose n'avait pas dû marcher comme il
le fallait.
- Je viens vous ramener cette pelote, dit Sarah. Vous me l'avez mise par erreur dans mon
sac il y a environ trois semaines.
- Ce n'était pas une erreur, répondit la propriétaire, c'était une pelote-découverte.
Sarah la regarda.
- J'aime faire de jolies surprises à mes fidèles clientes, expliqua la propriétaire, des petites
choses pour les sortir de leurs habitudes, leur faire découvrir un nouvel univers... par
exemple, j'ai converti une de mes habituées du crochet fin au tricot avec de grosses laines,
elle ne fait plus que des pulls irlandais, maintenant... Vous, j'ai tout de suite pensé que
vous aviez besoin de rose.
Sarah, un peu mal à l'aise, ne répondit rien.
- Mais comme je vous aime bien, je vous ai fait un cadeau spécial... Elle se pencha vers
Sarah. C'est une pelote magique !
- Comment ça ?
- Je ne dis pas ça juste parce qu'elle est très jolie, dit la propriétaire en caressant la pelote
qui frémit légèrement en réponse. Je dis ça parce que nos pelotes de mohair sont toutes
ensorcelées à l'étape du filage. Ce sont les avantages d'un filage artisanal. Pour sceller le
sortilège, la pelote est ensuite teinte dans une couleur bien précise. Le rose vous apporte
l'allégresse, le désir de séduction et la légèreté. Vous avez bien remarqué qu'il y a plus de
fantaisie chez vous, non ? Cette dernière question était posée avec un air assez peu
confiant. D'habitude, le sortilège marchait toujours.
- Écoutez, ça ne va plus du tout chez moi. » lui dit Sarah. Ma fille a beaucoup changé ces
derniers temps, elle est devenue... plus fantaisiste, comme vous dites, mais d'une manière
pas très sympathique... elle s'est éloignée de nous et maintenant cela fait trois jours qu'elle
dort et personne ne sait ce qu'elle a et sa peau est comme du plastique...
La propriétaire eut l'air paniquée.
- Comme du plastique ? Et elle est dans le coma ?
- Non... elle dort et elle rêve. Depuis trois jours.
La propriétaire se sentait coupable. Comment les choses avaient-elles pu si mal tourner ?
Est-ce que...
Elle appela quelqu'un dans l'arrière-boutique.
- Ida ! Viens, s'il te plaît ! Elle est revenue !
La porte de l'arrière-boutique s'ouvrit. La femme au châle rouge apparut.
- Depuis le temps que je te le dis, Annette. Dit-elle simplement. Venez avec moi, madame,
il est encore temps.
Épisode 7
Annette avait fermé sa boutique. Elle était assise à présent, l'air contrit comme une enfant
punie, entre Ida et Sarah, dans l'arrière-boutique. Sur la table, sous la lumière, la pelote
rose rayonnait d'un éclat faussement innocent.
Ida tendit la main vers Annette. Celle-ci lui donna une paire de gants crochetés à l'air
antique. Elle les enfila et, très vite, serra la pelote aussi fort qu'elle le pouvait. Un râle
agressif se fit entendre. Ida ouvrit la main comme si elle s'était brûlée. Sarah, médusée,
regarda la pelote retomber sur la table.
- Plus de doute possible. Tu vois, Annette.
- Je n'aurai jamais cru qu'elle puisse faire une chose pareille, balbutia Annette.
- C'est parce que tu es bien trop gentille. On dirait que tu es née hier, parfois tu es comme
un bébé qui fait des sourires aux gens en croyant qu'ils sont tous aussi tendres que papa et
maman. Et tu vois ce qui est arrivé ?
- Quand même ! C'est notre sœur...
Sarah se redressa.
- Quoi ! Mais qu'est-ce qui se passe, au juste ?
Annette regarda timidement Ida, qui se carra dans son fauteuil.
- Il faut d'abord que nous vous expliquions qui nous sommes. Vous connaissez les Moires ?
- Oui. Quel rapport ?
- Dans la mythologie (Ida fit une grimace en prononçant ce mot) grecque, les Moires sont
au nombre de trois. Trois sœurs qui détiennent entre leurs mains les destinées humaines.
La première file, et chaque fil est une vie humaine, la deuxième mesure le fil, et c'est le
cours d'une vie, la troisième...
- La troisième coupe le fil et c'est une mort. Et ?
- Et alors… Ce n'est pas qu'une légende.
Sarah la regarda sans comprendre.
- Les trois Moires ont réellement existé et elles existent encore. Les dieux sont immortels...
même quand ils ne sont plus l'objet d'un culte. Ils se débrouillent, tout simplement, et se
font passer pour des humains.
- Zeus est PDG maintenant, dit Annette avec affabilité.
- Et Hermès s'occupe de forfaits Internet, compléta Ida. Athéna fait de la politique. Oui,
nous nous sommes tous... trouvé une occupation.
-Même Héra, grommela Annette.
Ida l'ignora délibérément, car Héra, qui, sous un nom d'emprunt, publiait des manuels de
savoir-vivre qu'elle faisait écrire par son « assistante », était un peu la honte du panthéon.
- Bref, reprit-elle, nous sommes les trois Moires. Nous ne présidons plus à la vie de tous les
hommes, bien sûr, mais nous pouvons... mettre notre grain de sel. Comme vous l'avez vu
avec cette pelote, qui n'a malheureusement pas eu l'effet escompté.
- Je suis la fileuse, la benjamine du trio, dit Annette.
- Je suis celle qui mesure, la cadette, mais incontestablement la plus mûre, dit Ida.
- Et l'aînée... ?
- L'aînée est là-dedans, dit brusquement Ida, en désignant la pelote. Notre soeur aînée a
très mal pris le fait de perdre son pouvoir sur les destinées des êtres humains. Alors, au
début, elle a commencé par des petites choses, des animaux qu'elle étouffait, puis nous
l'avons ensorcelée pour que tous les animaux s'enfuient à son approche, alors elle en est
revenue aux êtres humains.
- Elle faisait des petites expériences sur eux, ne serait-ce que pour les rendre malades. Ce
qui l'amusait, c'était de les voir perdre leur vitalité.
- Elle s'est amusée à transformer des gens en légumes...
- Elle s'est amusée à leur faire des trous dans le cerveau...
- Avant ça, elle s'était amusée à leur faire éclore des gros bubons partout sur le corps...
- Et sa dernière trouvaille, c'était de transformer les gens en matière plastique. D'abord,
leur peau changeait, ensuite, ils s'endormaient, après, ils sombraient dans le coma, et
enfin...
Sarah ne voulait pas entendre le reste.
- Combien de temps reste-t-il à ma fille ?
Annette et Ida se regardèrent. Annette finit par se forcer à murmurer :
- Quelques heures...
Épisode 8
- La solution est simple, lui avait dit Ida. Simple, mais pas évidente.
- Je dois retourner à l'hôpital maintenant. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?
- Ne pas retourner à l'hôpital tout de suite, justement. Je vous explique. Quand nous nous
sommes rendu compte que Barbara avait transformé une de ses victimes en poupée de
plastique, Annette et moi lui avons fait subir le même sort... pour lui apprendre. Mais nous
ne l'avons pas tuée.
- Nous ne sommes pas des meurtrières, nous, dit Annette fièrement.
- De toute façon, nous sommes toutes les trois immortelles. Nous l'avons donc
transformée, grâce à un de nos sortilèges, et nous l'avons placée dans l'arrière-boutique, en
liberté et pas dans un bocal comme je l'aurais souhaité, à l'insistance d'une certaine
personne.
Sarah regarda Annette, qui refusait visiblement de se sentir en faute.
- Nous avons remarqué qu'elle réussissait à se déplacer. Pas de beaucoup à chaque fois,
d'une étagère à l'autre, un jour à gauche, un jour à droite… et un jour, elle a disparu.
- Elle aurait très bien pu tomber derrière les étagères, dit Annette avec dignité.
- C'est ce qu'a dit une certaine personne, un peu trop bien intentionnée. Moi, qui suis plus
au fait des choses de la vie, j'ai tout de suite pensé qu'elle s'était cachée dans une des
pelotes ensorcelées qu'Annette commande spécialement à la Belle au bois dormant.
- La Belle au bois dormant, vous voulez dire... Euh... Demanda Sarah d'une voix fatiguée.
- Ce qui est vrai pour les anciens dieux est aussi vrai pour les personnages de contes de
fées, expliqua Ida patiemment. Mais soyez rassurée, cette fois-ci, la Belle a sécurisé son
rouet et elle n'aura plus de petit accident de travail comme par le passé.
- Ce sont les avantages du filage artisanal, intervint Annette, les yeux brillants. On ne s'y
attend pas, et pouf ! On a un fil de la Belle au bois dormant !
- Ma pelote vient de la... Commença Sarah. Oh et puis, non, continuez, vous m'expliquerez
le reste après.
- Bref, Barbara, sous sa forme de poupée en plastique, s'est glissée au centre de la pelote de
mohair rose, qu'elle contrôle. J'ai eu des doutes très vite et c'est pour cela que je vous ai
observée, discrètement d'abord, en essayant d'attirer votre attention ensuite. Bref, la
solution : vous prenez des grosses aiguilles, qu'Annette va vous amener, vous tricotez toute
la pelote, je vous suggère une écharpe en point mousse au déjaugé, et une fois la pelote
finie, vous laissez assez de fil pour rabattre, vous verrez Barbara, et vous lui plantez
l'aiguille libre dans le ventre ! Son esprit s'échappera de la poupée, je le capturerai et
l'enfermerai DANS UN BOCAL, puisque c'est une NÉCESSITÉ. Alors, votre fille sera
sauvée. Elle se réveillera, elle sera en pleine forme, et elle n'aura plus qu'un lointain
souvenir de tout ça.
Sarah les regarda.
- Et il n'y a pas plus simple ? Ou plus rapide ?
- Avec des aiguilles de 10, ce sera rapide, dit Annette innocemment.
- C'est à vous de tricoter la pelote. Le sortilège bienfaisant vous était destiné, et il vous
donnera de la force pour vous attaquer à votre adversaire. De plus, en tricotant, gardez
votre esprit concentré sur l'ennemie que vous devez abattre : sans cela, et je sais que c'est
difficilement crédible, il n'est pas sûr que vous ayez la force de frapper Barbara.
- Elle est retorse, vous savez. Très maligne, dit Annette avec une lueur d'affection sororale
dans le regard, avant de se rendre compte qu'elle ne devrait pas parler aussi gentiment.
Elle alla chercher de grosses aiguilles en bouleau et les tendit à Sarah avec un sourire
d'encouragement.
- On dirait des pieux, fit observer cette dernière. Comme pour les vampires, en somme ?
- Il y a de ça, répondit Ida calmement.
Sarah prit les aiguilles, noua le fil autour de l'une d'elles, et commença à tricoter.
Au bout de quelques rangs, elle se rendit compte d'une sensation inattendue de bien-être et
de légèreté. Elle leva les yeux, rencontra le regard d'Ida et fit un sourire étonné.
- Le sortilège de la pelote fait son effet, constata celle-ci avec satisfaction. Continuez, vous
allez en avoir besoin.
Sarah n'aimait ni le rose, ni le mohair. Et pourtant… en sentant la douceur et la chaleur du
fil sous ses doigts... La couleur avait un petit quelque chose de gai… Toute à son tricot, elle
était très heureuse de travailler avec ce fil.
Pourtant, au bout de quelques minutes, elle eut l'impression que l'atmosphère de la pièce
avait changée. Une tristesse lourde était dans l'air. Le fil lui-même sembla devenir gris.
Tu sais ce que tu as entre les mains ? Chuchota une voix imperceptible à Sarah.
Tu tiens un instrument de mort…
Oui, et toi tu es une tortionnaire sadique qui veux tuer ma fille, pensa Sarah.
Arrête, tu es bien pire que moi. Tu sais de quoi elles sont responsables, les aiguilles à
tricoter... tu sais ce qu'elles ont fait...
Quoi donc ? se dit Sarah, bien décidée à résister.
Toutes ces choses... d'avant Simone Weil...
Sarah fut tout à coup envahie par des images de sang, de chair, de membranes déchirées
par des aiguilles à tricoter manipulées maladroitement. Elle sentit l'odeur, entendit les
hurlements, ressentit la honte, la douleur qui restait pendant des jours et des semaines, la
fièvre. Il n'y avait rien de plus anodin qu'une aiguille à tricoter... pas d'arme plus facile à
dissimuler, un instrument chirurgical qui n'en était pas un, une preuve qui s'exhibait sans
qu'on la voie...
C'est fini, ça, maintenant...
C'est fini dans ce pays, mais il restera toujours un endroit dans le monde où les femmes
n'auront pas d'autre choix que d'utiliser... leurs aiguilles à tricoter...
Et puis, reprit la voix, il y a avant ça encore, les tricoteuses de la guillotine…
Sarah se sentit transportée à l'époque de la Révolution Française, sur une grande place
bondée. Elle tricotait sur quatre aiguilles minuscules, qui ressemblaient à une arme
préhistorique, et elle était pleine d'une rage sans limites. Quand elle vit arriver le chariot
qui transportait les condamnés à mort, elle se mit à chanter d'une voix forte, comme toutes
ses semblables, Ah ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne... et ne s'arrêta que
quand la première tête tranchée roula dans le panier, pour hurler de joie.
Les aiguilles ont une histoire... Comment peux-tu souhaiter prendre ces outils de
martyre... chuchotait la voix.
Sarah, affaiblie, découragée, voulut reposer son ouvrage.
- Ne faites pas ça ! hurla Ida. Elle essaie de vous avoir ! N'abandonnez pas votre en-cours !
Elle se leva.
- Le tricot, c'est une construction, maille après maille, les aiguilles ne sont pas un outil de
mort ! Au contraire ! Le tricot, c'est un apprentissage de la vie...
Elle tomba à la renverse. Elle avait voulu s'approcher de Sarah, mais un des fils de la pelote
s'était sournoisement accroché à sa cheville.
- Détachez ce fil et partez, dit-elle à Sarah qui s'était approchée pour l'aider. Annette
m'aidera. Partez à l'hôpital, restez près de votre fille, n'arrêtez pas de tricoter, quoi qu'il
arrive, je vous rejoindrai !
Épisode 9
Sarah tricotait furieusement.
Elle tricota furieusement dans le bus qui l'emmenait poussivement vers l'hôpital, créant un
vide autour d'elle à force de taper accidentellement dans les côtes des autres passagers, elle
tricota en courant et cria « Je n'ai pas le temps ! » à un vieux monsieur qui voulait la
féliciter de faire des travaux manuels et lui parler des Beaux-Arts, elle tricota dans les
couloirs et s'assit fébrilement au chevet de Salomé. Et là, elle fut obligé de s'arrêter.
Martin, à quatre pattes, se frottait le visage et les mains contre la pelote avec des
gémissements de bonheur.
- C'est doux... Rhmmmh, fit-il en jouant avec le fil vaporeux.
- Martin, lâche ça, il faut que je tricote, lui dit Sarah.
Il la regarda d'un œil mauvais et lui montra les dents. Sarah, stupéfaite, lut dans ses yeux
une lueur inquiétante. Elle comprit tout à coup le sens de son attitude et de sa tenue
vestimentaire (un complet veston rose et un foulard à paillettes. Même les infirmières
avaient du mal à se retenir de rire). Lui aussi était envoûté par la maléfique Barbara, qui se
servait de lui comme d'un félin de garde, pour se protéger...
Mue par une impulsion irrésistible, Sarah se leva. Elle sentait une force colossale l'envahir,
une énergie crépitante. Elle fut, soudain, mille femmes en même temps : l'âme des
anciennes tricoteuses, des premières artisanes, lui vint en aide.
- Tu ne peux pas ! Tu n'en as pas le droit, sacrilège ! dit-elle d'une voix résonnante,
brandissant ses deux aiguilles, dans le prolongement de ses bras, comme deux antennes la
reliant aux puissances célestes.
- Le tricot est une construction, poursuivit-elle, il est jouissance du fil, certes, mais l'être ne
doit pas se complaire dans la simple jouissance ! Car l'être se gaspillerait ! L'être doit
s'investir dans la création, dans l'effort toujours renouvelé, dans la longue patience et le
labeur d'amour ! Maille après maille après maille !
Dans sa voix, on entendit comme un écho des tricoteuses immémoriales : « maille après
maille après maille... »
- Le tricot, c'est un apprentissage de la vie... Poursuivit-elle en se rasseyant pour tricoter de
plus belle, à une vitesse surnaturelle, tandis que Martin, vaincu, s'assit sur le sol et
entreprit de se lécher le dos de la main, comme si c'était une patte.
*
*
*
Salomé, dans la boîte de nuit, refusait d'avancer, tremblante de peur. C'était Barbara qui
lui avait fait signe. Elle tenait un verre empli d'un liquide mauve.
Soudain, le sol glissa sous ses pieds et elle se retrouva face à son ennemie.
- Ne sois pas si timide, lui dit Barbara. Décidément, tu seras toujours une godiche. Bois
ça...
*
*
*
À force de tricoter, tricoter et tricoter, Sarah, soutenue par l'âme des tricoteuses, entra en
transe. Elle se détacha de son corps, vola vers le plafond, se vit un instant en train de
tricoter, puis...
La chambre d'hôpital disparut. Une musique forte se fit entendre. Sarah était dans la boîte
de nuit.
Un beau garçon torse nu se mit à danser lascivement devant elle. Elle l'écarta fermement et
vit ce qu'elle cherchait.
*
*
*
Salomé cria « Je ne veux pas boire ta saleté ! » mais elle sentait sa volonté faiblir.
Tout à coup, quelqu'un renversa le verre et décrocha un bon direct du droit à Barbara, qui
s'affaissa, cassant un de ses talons aiguilles.
- Laisse ma fille tranquille, saleté de tueuse ! Bachibouzouk ! Mille sabords ! hurla Sarah.
Eh oui, car parmi l'âme de toutes les tricoteuses qui la soutenaient, il y avait aussi l'âme de
tous les marins tricoteurs.
- Maman ! Salomé se précipita dans les bras de Sarah, redevenant, pour un instant, la
petite fille aimante qu'elle avait été. Sarah en aurait pleuré de joie.
- Mon travail n'est pas terminé, ma... chérie... dit-elle en disparaissant, peu à peu, malgré
elle.
*
*
*
Sarah reprit conscience dans la chambre d'hôpital. Elle entendit la respiration difficile de
sa fille, l'espèce de râle qu'elle avait depuis qu'elle s'était endormie. Elle baissa les yeux sur
son tricot.
L'écharpe était presque terminée. Elle vit, au centre d'un nid de fil rose, une poupée en
plastique immonde, une espèce de gnome. Sans hésiter, elle saisit le fil et frappa.
Un papillon noir s'éleva et la poupée disparut dans un cri. La peau de Salomé reprit son
apparence veloutée.
Mais Ida n'était pas là pour enfermer le papillon, qui voleta hors de la chambre, furieux,
puis excité par la présence de tous ces gens malades aux alentours...
Épisode 10
Ida se releva péniblement après le départ de Sarah. Soudain, un croche-pied la fit
retomber. Elle leva la tête.
- Anneeette !
Sa sœur, penché sur elle, avait un visage hagard.
- Mais je voulais t'aider !
- Tu veux toujours m'aider ! Tu veux toujours aider tout le monde ! Mais tu te mets dans
mes pattes ! Tu ne comprends pas qu'on ne peut pas perdre de temps ! Passe-moi un
bocal !
Annette, tremblante, saisit un bocal bleu sur une étagère et, maladroitement, le laissa
tomber.
- Anneeette !
Ida saisit elle-même un bocal rouge et partit en courant, à une vitesse bien étrange pour
une dame de son âge.
-À l'hôpital ! Cria-t-elle. Puis elle prononça une formule magique, mystérieuse, venue du
fond des âges, une formule du temps des premières légendes, quand trois femmes à leur
filage s'étaient dit pour la première fois, entre elles, que leur travail rythmé semblait être le
mouvement de la vie humaine :
- Boum boum boum !
À la dernière onomatopée, elle franchit le mur du son et dépassa, en trombe, un jogger
médusé, qui se mit à considérer son équipement sportif dernier cri avec suspicion.
Elle franchit le seuil de l'hôpital et se précipita vers les chambres avant que l'infirmière
d'accueil n'ait eu le temps de lui proposer son aide.
Dans le couloir, elle s'arrêta. Un gros papillon noir, qu'elle connaissait bien, voletait avec
une excitation malsaine. Elle s'approcha, brandissant le bocal, et l'enferma en deux coups
de cuiller à pot.
- Bon. Voilà une bonne journée. Conclut-elle, tandis que le papillon battait furieusement
des ailes contre les parois du bocal.
Puis elle entra dans la chambre, retrouver Sarah, Salomé et Martin, à nouveau réunis.
*
*
*
C'était une belle soirée d'hiver. La petite boutique, illuminée, offrait au regard des passants
ses rangées de pelotes aux couleurs douces ou éclatantes. Ida et Annette étaient assises
face à face.
- Et, encore une fois, je ne pensais absolument pas ce que j'ai dit et je trouve que tu es la
meilleure petite sœur du monde.
- Tu me trouves adorable ?
- Oui, je te trouve absolument adorable, tout à fait mignonne, une petite sœur de rêve, j'ai
vraiment beaucoup, beaucoup de chance.
- D'accord. Alors on joue ?
- On y va.
- Un... deux... trois !
Les deux soeurs se lancèrent chacune dans la réalisation d'une paire de chaussettes, sur un
jeu de cinq aiguilles à double pointe.
- On s'arrête qu'au talon ! D'ac ? Lança Annette, les joues roses de plaisir.
- D'ac !
À ce moment, Sarah et Salomé entrèrent dans la boutique. Les deux soeurs les saluèrent
chaleureusement, sans lâcher leurs aiguilles.
- Nous venions encore vous remercier... Pour la pelote de mohair rose, aussi : elle a bien
rempli son rôle. Tout va beaucoup mieux depuis, on se sent tous plus légers à la maison, on
rit pour un rien !
- Je vous l'avais bien dit, madame ! Les sortilèges de la Belle au bois dormant marchent
toujours ! Tu vois que j'avais raison, Ida !
- Mais Annette, tu as presque toujours raison » répondit Ida patiemment. Je vois que c'est
Salomé qui porte l'écharpe ?
- Nous la portons à tour de rôle ! Aujourd'hui, elle l'a mise pour aller au cinéma.
- Il y a un Fellini au Latina ! Dit Salomé avec enthousiasme.
- C'est très bien... Dit Ida affectueusement.
- Qu'est-ce que vous faites ? Demanda Salomé.
- Un concours de vitesse au tricot ! Répondit Annette fièrement. On tricote chacune une
chaussette ! Et après, on va faire un autre concours, chacune sur un chandail à
empiècement jacquard !
Le sourire d'Ida se crispa légèrement et elle regarda Sarah et Salomé comme pour leur
signifier qu'elle n'avait pas le choix.
Une fois sorties de la boutique, Sarah et Salomé se séparèrent. Sarah allait retrouver
Martin chez eux, pour une mise en pratique de la notion d'espace intime du couple une fois
que les enfants sont assez grands pour aller s'occuper dehors. Tous deux avaient toujours
été de l'après-midi.
Dans la file d'attente du cinéma, Salomé remarqua, juste devant elle, le beau garçon de son
cours d'italien. Troublée, elle se demanda pendant toute la file s'il fallait lui dire bonjour,
mais, après qu'elle ait acheté son billet, il l'aperçut.
- Salut, lui dit-il timidement.
- Salut, lui dit-elle, rouge comme une tomate, toute honteuse.
- Je voulais te dire... elle est jolie, ton écharpe.
Son visage s'éclaira, et ils entrèrent ensemble dans la salle obscure pour regarder
Casanova.
Au fond de la petite boutique de laines se trouve un aquarium sans eau. C'est là, à la
demande d'Annette, que Barbara a été transférée. Elle bat toujours furieusement des ailes,
mais Annette lui donne de la nourriture, Ida vient lui tenir compagnie en lui faisant la
morale, et il n'y a aucun risque qu'elle parvienne de nouveau à s'échapper.
FIN