L`individu et le collectif dans l`activité de travail

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L`individu et le collectif dans l`activité de travail
 1 L’individu et le collectif dans l’activité de travail : propositions pour
dépasser une fiction théorique
Frédéric Mispelblom Beyer
1
L’individu et le collectif, et leurs déclinaisons en autres substantifs ou adjectifs
(l’individuel et le collectif) sont des mots par lesquels on désigne des réalités empiriques que
tout un chacun rencontre et pratique dans son activité de travail. Mon intervention n’a pas
pour objectif de nier le fait qu’être en tête à tête (avec un élève, une personne qu’on encadre,
un usager) n’est pas la même chose que de se trouver face à un groupe, notamment en termes
d’épreuve. Bien au contraire : elle a pour ambition de questionner ce que les couples
« individu et collectif », « individuel et collectif » nous font comprendre de ces réalités
empiriques, mais aussi tout ce qu’ils nous empêchent d’en saisir. On trouvera donc ici une
critique d’une des grilles de lecture les plus courantes des activités de travail, qui débouchera
sur des propositions pour « regarder autrement ». Celles-ci s’appuient sur les concepts de
sens, de situation, de singulier, et de sujet, le SSSS. Avec cette autre grille de lecture, on peut
voir ce qu’on ne pouvait pas voir auparavant. N’est-ce pas là le sens originel du mot théorie ?
L’individu, l’individuel et le collectif
L’individu et le collectif, l’individuel et le collectif, marchent par deux, l’un étant le
pendant de l’autre, l’un se définissant par l’autre, dans une relation en miroir. La plupart des
discussions au sujet de ces termes (s’il y en a), portent à la fois sur la définition du
« contenu » de chacun, et sur leurs liens : articulation, interaction, opposition, distinction,
transitions entre l’un et l’autre. L’individu c’est le plus petit atome de la société, qu’on ne
peut pas « fissurer » comme l’indique l’étymologie du mot (in-dividu), c’est la personne dans
ce qu’elle a en propre, ce qu’il y a en elle de particulier, d’original, d’unique. L’individu, c’est
le « un-e seul-e » : quand on se trouve en face à face avec une élève de la classe, ce sont deux
individus qui se font face, ce qui fait qu’on est dans une relation individuelle. Selon les
approches et problématiques mobilisées, cette dimension individuelle est plus ou moins large
et plus ou moins profonde, car tout le monde ou presque s’accorde pour dire que l’individu
n’est pas le monopole de la psychologie : un élève occupe le statut institutionnel d’élève, des
décennies d’études sur l’échec scolaire ont prouvé l’existence de déterminations sociales de la
réussite et de l’échec, chaque élève a été nourri par des normes et des valeurs, et il en va de
même de l’enseignant. Mais « au-delà » de ces influences sociales, il y a bien des individus,
des noyaux durs personnels, qu’on trouve là et nulle part ailleurs. Car ce qui est individuel,
proprement individuel, n’est pas ce qu’il y a de collectif. L’un est le contraire de l’autre, voire
même l’un est la négation de l’autre. Car un individu tout seul n’agit pas de la même manière
quand il est tout seul, ou en tête à tête, que quand il est dans un groupe dont il fait partie, et
qui exerce « la pression du collectif ».
Tout comme les individus, les collectifs sont de nature diverse, selon les secteurs où
ils se manifestent. A l’origine, ces collectifs étaient l’apanage de la sociologie, le collectif le
plus étendue étant la société, dont Durkheim2 a montré que « résultante des âmes
individuelles », elle constituait un « être d’une espèce nouvelle », qui désormais s’imposait
aux individus comme un « ensemble de conduites collectives » : les faits sociaux. Mais la
psychologie sociale et d’autres problématiques qui associent « le psychologique et le social »,
ont été formées à l’intersection entre l’individuel et le collectif, aux passages de l’un à l’autre,
1
2
professeur de sociologie, chercheur au CRF, Cnam, responsable de l’équipe CRF/ETE université d’Evry.
Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1968, p. 103
2 voire dans les « zones d’incertitude » où l’un et l’autre se recouvrent. L’individuel et le
collectif fonctionnent selon le système d’emboîtement des poupées russes : entre la grande
société et chaque individu il y a plusieurs sortes de collectifs plus ou moins grands. L’Etat, les
institutions, les collectivités territoriales, les organisations, et puis des collectifs plus ou moins
institués et pérennes, ou spontanés, ponctuels, éphémères, constitués pour les besoins de
causes momentanées. On a ainsi les collectifs de travail, qui peuvent être durables pendant
quelques mois voire années, en fonction des changements de poste et des réorganisations du
travail qu’ils subissent. On peut y inclure ensuite les associations qui peuvent être à la fois
peu durables et très stables et anciennes, ou des collectifs à la vie très courte crées à
l’occasion d’un évènement, ou tout simplement des groupes : « bandes » de jeunes dans les
cités, promotions d’étudiants suivant une même filière. Avec pour point commun qu’il ne
s’agit pas simplement d’un ensemble d’individus réunis dans la même situation (un lieu, une
formation, un travail), mais d’individus « ensemble » notamment parce qu’ils ont des
représentants, ce qui leur permet d’agir « comme groupe ». Enfin, il y a le collectif comme
phénomène, moment, dimension voire outil dont on se sert dans un « va-et-vient » entre
l’individuel et le collectif, les individus et les groupes, notamment en formation.
Car les individus comme les collectifs, les individus et les groupes, sont aussi des
constructions parfois faites pour les besoins de la cause pédagogique, managériale, syndicale
ou autre. Les uns et les autres ont en effet des vertus comme des défauts, dont on peut se
servir ou qu’on tente de rejeter, selon les points de vue et les préférences normatives. En
termes pédagogiques, des enseignants ont depuis toujours « mixé » les deux approches, l’une,
individuelle, pour travailler sur les difficultés ou acquis particuliers de chaque élève
spécifique, l’autre, collective, pour leur apprendre à travailler ensemble, créer une dynamique,
mutualiser les connaissances des uns et des autres, faire aider les plus faibles par les plus
forts. Ici, le collectif et les individus, l’approche collective et l’approche individuelle, ont
chacune leurs vertus, qu’il s’agit de combiner pour compléter l’une par l’autre. Dans les
approches managériales en entreprise aussi, on combine le collectif pour créer un « esprit
d’équipe », des synergies et autres énergies, avec l’individuel dans les entretiens d’évaluation,
les programmes de formation, les objectifs particuliers assignés à chacun. Et selon les
conceptions du travail et les valeurs, on peut préférer une approche plutôt qu’une autre ou
faire jouer l’une contre l’autre ou combiner les deux. Des DRH par exemple sont bien obligés
d’organiser des comités d’entreprise, des réunions de CHSCT ou de CTP3, dans lesquels les
représentants des organisations syndicales « adoptent la position collective du syndicat ».
Mais ils peuvent préparer ces réunions par des entretiens « en tête à tête », car les
syndicalistes peuvent s’y détacher de la position collective pour arborer des attitudes plus
personnelles. Inversement, les organisations syndicales ont longtemps préféré les
« collectifs », et dénoncent plutôt des « causes collectives » des problèmes au travail, plutôt
que des causes individuelles qui ne feraient qu’individualiser les problèmes. Cela jusqu’à la
découverte il y a quelques années de « l’individu au travail », la découverte qu’un ouvrier
dans les mêmes conditions de travail que ses collègues n’a pas forcément exactement les
mêmes idées ou les mêmes préoccupations. Bref, selon les métiers, les positions occupées, les
rôles joués et les orientations, on peut préférer l’individuel au collectif, l’individu singulier au
collectif, ou l’inverse, ou jouer sur les deux tableaux.
Mais quels que soient les cas de figure, « l’individu » et « le collectif »,
« l’individuel » et « le collectif », fonctionnent comme des entités qui ont cette particularité
paradoxale d’être séparées les unes des autres, tout en étant inséparables car l’une se définit
par rapport à l’autre, et entre les deux, il y a des passerelles, des ponts, des intersections, des
interactions, des transitions, des combinaisons et des couplages.
3
DRH : directeurs des ressources humaines ; CHSCT : comités d’hygiène de sécurité et de conditions de travail ;
CTP : comités techniques paritaires
3 « Quand » passe-t-on de l’individu, de l’individuel, au collectif ?
Ces raisonnements marchent très bien et sont même relativement rodés, aussi bien
dans les discussions orales que dans les publications, à la condition de ne pas poser certaines
questions, comme celles-ci : « combien » faut-il être pour qu’on parle de collectif et non plus
d’individuel ? N’est-il pas paradoxal qu’on parle de « relation individuelle » pour les
situations de tête à tête, alors qu’il y a là non pas un seul, mais deux individus en présence ?
Doit-on en déduire que pour faire « collectif », pour être « dans le collectif », il faut être au
moins trois ? Où se trouve le passage entre tel individu qui fait partie d’un groupe, mais qu’on
prend à part, et le groupe ? Et quand un seul individu « représente le collectif » (un
syndicaliste dans un comité d’entreprise, un élève représentant de sa classe), est-on dans de
l’individuel ou dans du collectif ? Quand un enseignant s’adresse à une partie de la classe en
tournant le dos à l’autre, que la partie à laquelle il s’adresse l’écoute attentivement, pendant
que dans son dos des élèves en profitent pour papoter entre eux, a-t-on affaire à deux
collectifs différents, à des conduites individuelles au sein d’un collectif ? Et quand un seul
élève énonce une opinion contraire à celle apparemment partagée par tous les autres, s’agit-il
d’une expression individuelle qui tranche par rapport au collectif ? Mais si cette opinion se
propage et est partagée par une partie des élèves qui ne la partageaient pas auparavant, rentret-on à nouveau dans le collectif ? En outre, ce fameux « collectif » est-il une entité, agit-il,
réagit-il, comme « un seul homme », comme une force groupale qui plane au dessus des
individus qui la composent, bref....agit-il comme...un Grand Individu ? Les individus qui le
composent ont-ils abandonné leur individualité quand ils agissent en collectif ?
De plus, n’y-a-t-il pas plusieurs sortes de collectifs, du point de vue de leur
organisation « interne » ? Un collectif de travail est construit pour développer une certaine
autonomie par rapport à l’encadrement, en s’auto-organisant avec ses propres règles,
imposant à l’ensemble des ouvriers des manières de travailler et un rythme de travail
communs plus ou moins librement consentis, qui se différencient de ceux de la direction. Un
collectif d’adultes en formation, auprès desquels interviennent plusieurs enseignants les uns
après les autres, qui a élu ses représentants, qui paye sa formation, a lui aussi une certaine
autonomie à l’égard de ces enseignants ce qui se traduit par des exigences, des critiques, la
volonté de changer certains cours. Mais dans le cas d’élèves du cycle élémentaire, en collège
ou au lycée, soumis à l’obligation scolaire, leur « collectif », constitué par leur présence dans
la même classe et par un ou plusieurs enseignants qui les organise, est-il du même ordre ?
Corsons encore les choses, pour passer, au-delà des attitudes et conduites visibles
(mais dont on ne saisit pas forcément le sens), à « ce qui se passe dans la tête » des individus
au sein des collectifs. Un élève, par exemple, qui semble très attentif mais ne dit rien, ne peutil pas être complètement « ailleurs », s’évadant « dans l’esprit » de ses camarades de classe et
de l’enseignant ? Et quand cinq élèves lèvent le doigt prêts à répondre à une question posée
par l’enseignant, ne peuvent-ils pas le faire pour des motivations qui diffèrent pour chacun-e
(un tel, meilleur de la classe, lève toujours le doigt, un tel, tout le contraire, va encore se faire
ridiculiser, une telle par contre qui ne lève jamais le doigt montre que quelque chose change,
etc) ? Et quand un enseignant s’adresse à toute la classe en même temps, sachant que la classe
est hétérogène, composée d’élèves aux origines sociales diversifiées, cette « même adresse »
n’a-t-elle pas des destinations différentes, les phrases de l’enseignant faisant « tilt » ou
tombant à plat, en fonction du vécu, de l’histoire, de l’expérience de chaque élève dans
lesquelles elles résonnent et raisonnent ?
Pour ce qui précède et va suivre il est utile de savoir que je considère que le système
scolaire reste avant tout un appareil de la reproduction sociale, de la reproduction des
inégalités sociales dont les inégalités scolaires sont partie prenante, même si cela n’exclut pas
4 « l’improbable »4 de réussites d’enfants d’origines sociales populaires, mais réussites
« individuelles » ou plutôt, « au cas par cas » justement. Le système scolaire est aussi l’un des
hauts lieux de l’imposition de normes, comme le montre le récent débat sur « l’introduction
de la morale à l’école »5, en bien et en mal d’ailleurs, car c’est aussi là que se maintiennent
vaille que vaille quelques bases de l’autorité sans lesquelles la vie sociale serait encore plus
chaotique qu’elle ne l’est déjà. Et c’est, en France du moins, aussi une institution qui a réussi
efficacement à promouvoir l’égalité entre les garçons et les filles, dans bon nombre de
domaines. Ces remarques préalables ne me semblent pas inutiles à une époque où les
« recherches en optimisation » ont tendance à l’emporter largement sur les « recherches en
intelligibilité »6.
La dimension du sens
Ajoutons-donc enfin la dimension du sens, pour tenter de sortir des ornières dans
lesquelles le couple individu-collectif, individuel-collectif, nous embourbe. Car il ne suffit pas
de se demander si dans un groupe donné les gens ont répondu, un à un ou tous ensemble, ont
dit quelque chose ou n’ont pas parlé, ont pris position ou semblent être restés actifs, pour
comprendre ce qui se passe ou s’est passé. Il n’est pas inutile de se poser la question de ce qui
s’est dit ou pas dit, du sens des paroles qu’on a entendues, pour savoir si les gens qui se
trouvent dans la même salle sont effectivement ensemble. Si l’on reste sur l’exemple de la
formation, il est devenu relativement courant de savoir qu’elle ne fait pas que « transmettre
des connaissances », qu’on peut même se demander ce qu’elle transmet comme
connaissances, et dans tous les cas, que s’y jouent toujours bien d’autres phénomènes que
cette seule transmission. Enseigner c’est aussi encadrer les élèves, leur assigner des places, et
celles-ci restent marquées massivement par une dissymétrie entre d’un côté le formateur
investi du pouvoir institutionnel et de l’autorité de ses connaissances, et de l’autre les formés,
étudiants ou élèves supposés ne pas encore savoir, le premier organisant le travail des seconds
qui l’effectuent bon gré mal gré et plus ou moins. Si enseigner fait partie, avec éduquer,
gouverner et psychanalyser, des « métiers impossibles » (Freud7) c’est justement parce que
cela ne se déroule jamais exactement comme on l’a prévu ou souhaité.
Cette double dimension de transmission des connaissances DANS un rapport
enseignant-enseignés, encadrant-encadrés, fait que ce qui est en jeu dans une salle de classe, à
l’occasion de n’importe quel contenu de cours, c’est :
- la transmission d’éléments plus ou moins « complets » selon les apprenants-formés, de ce
qu’il faut savoir pour avoir une bonne note ;
- les formes que prend le rapport d’encadrement, les manières dont les apprenants-formés y
réagissent et s’y positionnent, autrement dit la discipline scolaire ;
- l’un et l’autre peuvent se nouer dans la manière dont les phrases de l’enseignant qui
commente les contenus des manuels scolaires et ces derniers, sont interprétés, appropriés,
déformés, rejetés par les apprenants-formés.
Car si l’on se situe dans une analyse en termes d’activité, cela implique de considérer
l’activité non seulement comme celle d’un sujet qui transforme ses objets de travail, mais
également comme celle des transformations de ce sujet lui-même. Ce qui est en jeu dans
l’activité enseignante, ce sont bien les sujets-apprenants qui se transforment progressivement
4
Lahire B., « Les raisons de l'improbable : les formes populaires de la "réussite" à l'école élémentaire », dans
Vincent (Guy), L'Education prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés
industrielles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 73-106.
5
Ogien, R., La guerre aux pauvres commence à l’école : sur la morale laïque. Paris : Grasset, 2013.
6
Selon une distinction par Barbier J-M. : Vocabulaire d’analyse des activités, Paris, PUF, 2011.
7
Cifali M. e.a., Les trois métiers impossibles, Paris, Ed. Les Belles Lettres, 1987.
5 au cours de leur apprentissage, ET les sujets enseignants, qui sont parmi ceux qui apprennent
le plus en enseignant.
Bref, je vois mal comment on pourrait comprendre ce qui se passe dans une salle de
classe ou autre lieu de formation, si l’on n’évoque pas quelques « verbatim », des échanges de
parole, le contenu significatif des cours. En pleine période des débats autour des analyses de
Bourdieu et de ses disciples sur le système scolaire, ont été publiés des témoignages
d’enseignants, qui leur donnaient un relief singulier. L’un de ceux-ci était Claude Duneton,
qui raconte comment une fois sorti de l’Ecole normale, il travaille avec ses élèves sur des
textes de divers romanciers de la littérature française mettant en scène des paysans,
« balourds, lents, sournois », quand il réalise soudain que c’est de ses propres parents qu’il
s’agit, décrits ainsi de manière si dévalorisante. D’où le titre de son livre Je suis comme une
truie qui doute8, où il relate aussi une lecture à haute vois d’un texte de Colette sur un voyage
en Algérie, décrivant les « jeunes indigènes », « leurs jolis flancs de gazelles » et tout un
vocabulaire animalier, alors que dans la classe se trouvent des enfants des mêmes origines. Ce
« choc », amène Duneton dans un premier temps à changer radicalement de méthodes et de
contenus de choix de lectures, pour ensuite démissionner. Démêler ici « l’individu et le
collectif », « l’individuel et le collectif » n’est pas chose aisée (il s’agit d’un individu
enseignant, mais il y a ailleurs bien d’autres de tels individus-enseignants, et le phénomène
constaté puis critiqué est collectif, tout comme le livre publié nourrira des collectifs qui s’en
inspirent), mais est-ce bien intéressant ? Est-ce que cela explique le sens de l’évènement, ici
la remise en cause des contenus des manuels scolaires ?
Tournons-nous alors vers les élèves, qui ne sont pas non plus dans « l’innocence
pédagogique ». Quand pendant une longue dictée en CM2 une élève qui a noirci sa page de
cahier demande à la professeure d’école « Maîtresse je dois changer de page ou j’écris au
dos ? », et est accueillie par un éclat de rire général (« collectif ») de la part des autres élèves
dont l’un lui lance « on le sait depuis le CP ! » et que l’institutrice demande « à ton avis ? »,
n’a-t-on pas un minuscule exemple local et « individuel » de la vaste machine de
normalisation scolaire qui fait progressivement d’enfants créatifs et plein d’idées des élèves
sages et obéissants ? Ce que cette élève illustre jusqu’à la caricature, au point où cela pose
question, même si on peut aussi se demander si elle ne joue pas à « sois passive jusqu’au
bout ». Quand, à l’inverse, une fille, suivie ensuite par d’autres filles, au cours d’une leçon
d’histoire sur les conquêtes glorieuses de Napoléon demande « mais Monsieur, il n’a pas tué
beaucoup de gens, Napoléon ? », n’assiste-t-on pas à un mini-questionnement critique des
contenus des manuels scolaires, voire à l’esquisse d’une « bande de filles »9 ? Enfin, quand on
arrive au lycée où sont abordées des questions aussi sensibles que la sexualité et la
contraception, et que des débats s’engagent sur le Sida, l’homosexualité et autres sujets,
enseignants et intervenants extérieurs entendent des remarques comme « c’est bien fait, il a
trompé sa femme », ou « c’est qu’un pédé ! » ou encore « c’est Dieu qui l’a puni ! », à côté et
contre d’autres qui dénoncent ces propos aux relents machistes, pornographiques et
obscurantistes. Il est certes important de savoir s’il s’agit de phénomènes minoritaires ou
majoritaires, mais le plus important n’est-il pas de comprendre le sens social des conflits qui
éclatent ainsi dans les classes, et de comprendre les mécanismes qui font que, 40 après la
création du Planning familial, certains propos non seulement persistent mais même
s’accroissent ?
Bref, à partir du moment où l’on se donne les moyens d’aborder la dimension du sens
de ce qui se joue dans une classe, dans les échanges enseignants-élèves, élèves entre eux,
8
Duneton C., Je suis comme une truie qui doute, Paris, Seuil, Points, 1979 ; on trouve encore aujourd’hui sur
certains sites et blogs en lien avec l’Education Nationale des discussions sur cet ouvrage, comme sur le Blog de
Ségala.
9
Titre du beau film de Céline Sciamma, 2014
6 élève individu, élèves collectifs, les questions de recherche deviennent autrement plus
difficiles mais aussi, me semble-t-il, plus intéressantes pour les stratégies pédagogiques et
même les « recherches en optimisation ». Plus compliquées car le sens par définition n’est ni
individuel ni collectif, il est à la fois personnel et singulier au sens où il est lié à l’originalité
de chaque situation (et sur ce plan, il n’est pas reproductible, ni quantifiable), et impersonnel
ou plutôt trans-personnel au sens où il dépend des significations fournies par la langue
(notamment dans les dictionnaires) qui s’imposent au langage des sujets singuliers. Dire que
le sens est « individuel » par exemple n’a aucun sens, car c’est bien parce que la langue et le
langage qui en est la pratique sont « trans-individuels », que différents individus au sein d’un
même univers langagier peuvent se parler et éventuellement se comprendre. Or c’est
justement son caractère trans-individuel et symbolique qui fait le « don d’ubiquité » du
langage, des mots, qui font que ce qui est dit dans la salle de classe peut faire écho avec ce qui
se passe dehors et ailleurs : une leçon sur Napoléon et ses cent jours, faire « tilt » avec le
« retour de Sarkozy ». Car « un énoncé est rempli des échos et des rappels d’autres énoncés,
auxquels il est relié à l’intérieur d’une sphère commune de l’échange verbal » 10.
Ce même caractère trans-individuel fait qu’au-delà des places institutionnelles
occupées (qui séparent les enseignants des élèves dans une dissymétrie de pouvoir des
premiers sur les seconds), les paroles énoncées ne se tiennent pas forcément à leur place : un
élève, de par son expérience vécue, et s’il en trouve le courage ou si les évènements l’y
poussent, peut dire des choses sublimes qui sortent de l’ordinaire, et l’enseignant, dire de
plates bêtises. Car il ne faut pas confondre autorité et pouvoir11. Ici, on se sépare des
approches sociologiques de Pierre Bourdieu12, qui affirme que les enseignants sont les « porte
parole légitimes » de l’institution scolaire, dont ils ont reçu une « délégation d’autorité », ce
qui les assure de leur autorité une fois pour toutes, face à des élèves qui sont « préprogrammés » pour s’incliner. La crise actuelle du système scolaire montre que cette
délégation seule ne suffit pas, à l’égard d’élèves notamment d’origine populaire qui la
respectent de moins en moins. L’une des raisons du succès du concept d’activité s’explique
par le fait que ce qui est en jeu dans la relation pédagogique n’est jamais seulement pré-défini
par l’institution scolaire. L’enseignant (tout comme les élèves) « y va de sa personne », et
l’inspecteur ne lui tient pas la main dans un rapport quotidien éprouvant où il met en jeu sa
capacité de répondant, sa capacité à trouver le mot juste au bon moment. Un porte-parole
légitime qui ne s’autorise pas en même temps « de lui-même » (de son histoire, de ses
motivations, de ses connaissances, de ses désirs) ne fait pas long feu. Ou sinon, comme
« individu ayant des problèmes » : ce qui ne veut pas dire que ses problèmes soient
individuels.
Il me semble donc que le couple individu-collectif, individuel et collectif, n’a pas une
grande portée heuristique, car dès qu’on le creuse un peu, il se met à flotter et devient
brinquebalant. Un individu à lui tout seul est déjà un monde, le « je » est multiple (Lahire13),
l’individu est un « universel singulier » (de Singly14) ou pour reprendre le vocabulaire
habituel, l’individu est un collectif du point de vue des idées, des motivations, des désirs, qui
le tiraillent. Ce n’est pas parce qu’il y a plusieurs individus dans un même lieu qu’on a à faire
à un « collectif » constitué, et quand il y a un collectif constitué, celui-ci n’agit pas comme un
seul sujet. Le dépassement du cercle épistémologique dans lequel « individu-collectif » nous
enferme se trouve chez le fondateur de la psychanalyse, précisément dans un texte consacré
10
Bakhtine M., cité par Boutet J., Paroles au travail, l’Harmattan, 1995, p. 263
un condensé de la différence entre pouvoir et autorité, voir la fiche du même nom dans mon livre
Encadrer, un métier impossible ? Paris, Armand Colin, 2010 (2ème édition)
12
Bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique, Paris, Ed. du Seuil, 2001
13
. Lahire B., L'Homme pluriel. Les ressorts de l'action, Nathan, « Essais et recherches », 1998.
14
De Singly F., L’individualisme est un humanisme, Paris, Ed. de L’aube, 2011
11 Pour
7 aux rapports non entre « l’individu et le collectif » mais entre « le meneur et la foule », où
Freud affirme ceci : « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient
très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait, la psychologie
individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi
mais parfaitement justifié »15.
On peut donc « prendre l’individu isolément », ce qui est un petit coup d’état
théorique, analysé en détail par Foucault quand il retrace la « naissance de la clinique »16,
mais on peut soit le faire en « n’allant pas plus loin », et en conclure qu’il y a bel et bien un
in-dividu, soit faire comme Freud, et découvrir qu’il n’y a pas d’in-dividu, mais au contraire,
des sujets divisés, peuplés chacun de mondes diversifiés et contradictoires. Une fois lancée
dans cette direction, le « reste », concernant cette fois-ci les collectifs, en découle, et ces
derniers ne résisteront pas non plus.
Changeons d’optique et de perspective
Quand on joue au jeu de « je vois je vois ce que tu ne vois pas » ce n’est pas ce qu’il y
a de visible qui est en jeu, car tout le monde peut tout voir, mais ce qu’il y a dans la tête de la
personne dont c’est le tour de laisser deviner à quoi elle pense. La réalité empirique ne nous
« laisse pas voir » des individus ou des collectifs, ce sont nos grilles de lecture qui fabriquent
ce couple, qui relève de la fiction théorique. Mais cette fiction a été construite dans le dessein
louable « d’aider à voir », d’aider à voir ce qu’il peut y avoir à voir pour mieux comprendre
ce qu’on fait notamment en tant qu’enseignant, ou dans d’autres lieux, encadrant, intervenant,
travailleur social, accompagnateur. Il me semble que ce dont il s’agit au fond, c’est de trouver
des grilles d’intelligibilité qui aident à « penser le singulier », à penser des situations
originales, uniques, inédites, celles auxquelles chacun-e est confronté-e seul-e, même si
l’unique des uns n’est pas sans rapport avec l’unique des autres.
Une longue tradition religieuse, puis morale, puis scientifique, a pensé ces singuliers
en termes de « cas », dérivant de la vieille casuistique (Boarini17) avec ses « cas de
conscience », dont les dispositifs de « retour d’expérience » (dans le domaine militaire,
l’aviation, la conduite de projets) sont la forme moderne. Je préfère parler de « situations
singulières » faites notamment de « sujets singuliers », car généralement quand on parle de
« cas », on fait comme si le cas c’est ce qu’on regarde, ce qu’on analyse, mais qui n’inclut pas
l’analyste, alors qu’il s’agit de penser à la fois « le point de vue adopté », ce qu’il permet de
voir, et les perspectives que cela ouvre. L’analyste, l’observateur, la grille de lecture, font
partie de la situation.
Ce qu’il s’agit de penser c’est du singulier, que ce singulier soit un seul et unique sujet
(à condition de ne pas oublier le sujet qui analyse), un collectif de travail, une réunion
d’équipe, une conjoncture politique. Penser le singulier, c’est tenter de comprendre comment
des composantes générales qui n’ont rien d’original, se nouent de façon inédite et unique dans
des situations aux formes, « tailles » et ramifications variées.
Reprenons nos historiettes de l’enseignement primaire dans cette optique et cette
perspective. Avant que Claude Duneton ne fasse son coming out, il était en train de prendre
ses distances par rapport à ses parents et donc ses propres origines, il était « sorti » de son
milieu en devenant instituteur18. Il était en train de devenir « respectable » (à cette époque les
instituteurs avaient encore quelque autorité au-delà de leur seule classe). Mais contrairement à
15
Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1986.
Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, Editions du Seuil, 1963.
17
Boarini S., Introduction à la casuistique, Paris, l’Harmattan, 2007
18
Quel beau terme définissant infiniment mieux que « professeur des écoles » la véritable ambition et mission de
ce métier, à savoir contribuer à « faire institution », de génération en génération.
16
8 d’autres élèves de l’Ecole normale, d’autres ou des mêmes origines, c’était une forme de
respectabilité « malheureuse » car elle allait au détriment d’une partie de lui-même, celle
laissée derrière. Et sans détailler les mécanismes du « déclic » qui le fait réaliser un jour de
lecture à haute voix « ce qu’il est en train de dire », on soulignera juste qu’il s’agit non
seulement d’un exemple parmi d’autres des divisions d’un sujet, mais des divisions d’une
société dont un sujet singulier est le lieu. Or, cette histoire de « nier ses origines », de ne pas
vouloir savoir d’où l’on vient (à ne pas confondre avec l’idée qui est elle, fausse et
conservatrice, qu’on aurait des « racines »), a évidemment une portée bien au-delà du seul cas
de Claude Duneton et bien au-delà des seuls paysans. D’où le lien ensuite avec la lecture de
Colette et les origines maghrébines d’une partie des élèves, elles aussi stigmatisées,
« animalisées », chez Colette sous des formes disons poétiques, dans d’autres bouches sous
des formes explicitement stigmatisantes et racistes : les bicots. Et l’on pourrait continuer la
liste de plus en plus noire de ces stigmatisations de l’Autre qu’on dés-humanise en le
désignant par le nom d’une bête, ou plutôt de certaines bêtes en particulier. Car il faut préciser
que le nom de la bête n’est pas sans importance, car il y a un monde entre les « poux » qu’on
incite les gens à exterminer, et « mon gros cochon » dit dans une relation amoureuse, ou
« mon petit biquet » dans une relation parent-enfant. On voit qu’à partir des divisions d’un
seul sujet, on débouche sur des multiples.
Prenons alors l’autre « face » empirique, les singuliers-multiples. Laissons de côté un
problème épistémologique redoutable, qui est de savoir « où » commence, et « où » finit, une
situation, qui est toujours un noeud de fils aux multiples ramifications, impossible à creuser
toutes. Entrons sans plus tarder dans la classe de collège avec ses prises de position
concernant la sexualité, l’homosexualité, le Sida, la virginité et autres19. On pourrait ici
évoquer le concept de « configuration » de Norbert Elias20, pour essayer de comprendre ceci,
qui était aussi à l’oeuvre dans l’exemple du sujet singulier Duneton. Ce qui s’échange, ce sont
des phrases, des idées, des opinions, dans lesquelles l’origine des élèves, leur éducation
religieuse ou non, se manifeste, dans des débats qui peuvent être houleux et violents. Mais on
ne comprendra pas cette violence si l’on ne réalise pas que la sexualité est un sujet peut-être
moins « tabou » que douloureux à l’adolescence, car pour celles et ceux qui sont encore
vierges ou puceaux c’est un sujet aussi mystérieux qu’angoissant. Et c’est aussi un sujet où,
publiquement, l’hypocrisie est généralement de mise, et cela, quels que soient les milieux,
qu’ils soient confessionnels ou laïcs, car très peu de parents encore aujourd’hui sont « à
l’aise » avec ce sujet à l’égard de leurs enfants. On ne comprendra alors pas non plus
l’éventuelle violence des débats sur la sexualité où des garçons comme des filles peuvent
affirmer qu’une fille « qui couche » n’est qu’une « p… », si l’on ne saisit pas que ces prises
de position sont celles de sujets divisés, qui défendent ici en public des opinions qu’ils
partagent passionnément, largement, partiellement, un peu, ou même pas du tout. Car dans de
tels débats émergent des « opinions dominantes » (parce que par exemple majoritaires,
partagées par le plus grand nombre en apparence, confirmées par l’enseignant) par rapport
auxquelles on se situe, et d’autres qui sont des « opinions dominées », et ce qui est dominant
un moment ou dans un lieu peut devenir dominé dans d’autres. Entre ce que les élèves disent
haut et fort et ce qu’ils font il y a évidemment aussi « du jeu », dans tous les sens : une élève
qui défend haut et fort le fait que vouloir rester vierge jusqu’au mariage est non seulement
ridicule mais « dégueulasse » car les garçons qui partagent cette idée ne l’appliquent pas à
eux-mêmes, peut très bien, « dans l’intimité », préférer quand même se l’appliquer, jusqu’à
preuve du contraire, allez savoir.
19
Exemple qui m’a été relaté par une troupe de théâtre qui fait des interventions sur ces thématiques dans les
lycées.
20
Elias N., La Société des individus, Fayard, 1991.
9 Pourrait-on alors trouver une piste de recherche en se disant que certaines facettes du
faux problème du couple individu-collectif ont à voir avec la différence entre « être sur la
scène » ou « dans les coulisses » ? Etre sur la scène, c’est le débat public. En coulisses, c’est
le tête à tête. Bien entendu, on ne parle pas, on ne s’exprime pas, de la même manière dans
l’un ou l’autre lieu, et on ne dit pas les mêmes choses. Ce qui renvoie en fin de compte à une
question de stratégie pédagogique : quelles seraient les conditions à créer pour que, dans une
classe, on puisse alterner scène et coulisses, et ce....publiquement ?
Sur cette énigme, je me permets de ne pas conclure.