livres La Révolution russe. - l`Institut d`Histoire sociale

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La Révolution russe.
Chroniques 1917-1920
de Claude
Anet (Jean Schopfer, dit)
Éd. Phébus, collection « De facto » Paris, 2007, 858 p.,
29 €
I
PHÉBUS de rééditer les chroniques de Claude Anet sur la, ou plutôt les révolutions russes, de 1917 à 1920. Elles
avaient été publiées en quatre volumes, de 1917 à
1919, aux éditions Payot. L’ensemble portait comme titre La révolution russe. À
Petrograd et aux armées (Mars 1917-Mai 1917) était le sous-titre du premier volume.
Grandeur et décadence d’Alexandre Féodorovitch Kerenski. L’affaire Kornilof, Le grand
jour et le coup d’État maximaliste (Juin-Novembre 1917), celui du second, paru en
1918. La terreur maximaliste. Les pourparlers de paix, celui du troisième
(Novembre 1917-Janvier 1918), celui du troisième, paru en 1919. Enfin, le quatrième
volume indiquait: La paix de Brest-Litovsk, Sous le régime de Lénine, Les ambassades en
Finlande, L’agonie, Petrograd, Moscou (Janvier-Juin 1918).
Cette nouvelle édition est établie d’excellente façon par Éric Dussert, avec chronologie, notices biographiques abondantes et index. Une préface copieuse fait revivre
Jean Schopfer, né en Suisse en 1868, qui choisit le pseudonyme de Claude Anet –celui
des années 1900 –, un personnage évoqué à plusieurs reprises par Jean-Jacques
Rousseau[1]. Grand sportif devant l’Éternel – tennis, automobile, golf – Claude Anet
est journaliste, chroniqueur de ses propres voyages, dramaturge et romancier. On lui
doit notamment, dans la veine russe Ariane, jeune fille russe, paru aux éditions de la
Sirène en 1920[2], un roman sentimental et érotique commencé à Archangelsk au
cours de son reportage, et terminé à Paris. La révolution russe n'y apparaît pas comme
un phénomène surprenant: la « civilisation » n'a pas laissé autant de marques sur les
âmes russes que sur les âmes occidentales. C'est donc en Russie seulement que pouvait avoir lieu une telle explosion sociale! Un des principaux personnages du roman
affirme: « C'est un pays où la vie est libre, dégagée de conventions, indifférente au
qu’en dira-t-on, où l'éducation […] laisse à la nature toute sa spontanéité; personne
ne s'étonne de voir des sentiments éclore avec tant de hâte et se manifester avec tant
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de simplicité… ». La Russie, le pays des passions brutales, en somme. Qu’en aurait
pensé Montesquieu?
Mais revenons à ce passionnant reportage exhumé par Éric Dussert.
Comme l'écrit Anet lui-même, il s'agit « d'un recueil de pages griffonnées chaque
soir dans la fièvre des journées prodigieuses […] et envoyées toutes fraîches à Paris
pour être imprimées ». Du coup, dit-il, « l'impartialité est impossible: l'événement est
trop proche et trop tragique pour la France qui voit modifiée à son désavantage la
balance des forces engagées dans la guerre mondiale ».
Si les révolutionnaires russes pensent en effet d'abord à leur Révolution, Anet, lui,
pense presque à chaque page aux conséquences qu'elle pourra avoir sur le conflit qui
oppose l'Allemagne et la France, alliée jusque-là de la Russie.
Les pages consacrées aux journées révolutionnaires de février-mars 1917 sont précises et vivantes. Les arrestations des aristocrates, les combats, les prises de position
des différents partis en présence, leurs appels et leurs communiqués, tout est consigné
au jour le jour.
Anet se montre très favorable à la nouvelle République (après l’abdication de
Nicolas II, il écrit: « Nous sommes à l'aube de la liberté »). Il constate le développement, dans son ensemble, du mouvement socialiste, et s’inquiète de voir grandir l'opposition entre le gouvernement, « intelligence sans force », et le soviet des ouvriers et
des soldats de Petrograd, « qui a plus de force que d'intelligence ». La propagande
pacifiste de la Pravda lui paraît abominable, mais il reconnaît que les mots d'ordre
défaitistes ont une profonde résonance dans la population et, notamment, chez les
milliers de soldats qui, à Petrograd, prolongent volontairement leur permission.
Anet analyse la montée au zénith de Kerenski, fait avec lui une visite sur le front
– du sud-ouest, en particulier – et remarque, là aussi, que les « maximalistes » – entendez les bolcheviks – ont acquis une audience certaine.
Lénine, « le plus rouge des rouges », que l'Allemagne a laissé entrer volontairement
(« elle n'aura pas de meilleur allié, écrit-il, elle introduit l'ennemi dans la place. Bien
joué! »), Lénine, donc, est d'abord, en avril 1917 « cet illuminé qui prêche la guerre à
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l'intérieur et la paix avec l'ennemi du dehors ». Il a d’abord « réussi à faire l'unanimité
contre lui », mais, fin mai, reconnaît Anet, il est « sur le seuil du pouvoir ».
La seconde partie – le deuxième volume de l’édition originale – a été aussi rédigée
au jour le jour, une partie des notes de l'auteur sur la période qui va de juin à
novembre 1917, étant publiées dans le Petit Parisien.
Personnage central: Kerenski, en apparence dictateur tout puissant, mais d’abord
remarquable orateur, n'ayant d'autres armes d’ailleurs, que son talent oratoire. Pour
Anet, c’est un utopiste, un individualiste sans expérience de la politique et des affaires,
qui croit au bon sens infaillible des masses. Ce beau parleur est paralysé dès qu'il s'agit
de mettre ses discours en actes.
Incapable en particulier de redonner son dynamisme à l'armée, Kerenski se trouve
progressivement confronté à une situation de double pouvoir avec les « maximalistes » de Lénine.
Anet présente des documents sur l'agitation dans l'armée, sur l'affaire Kornilof
aussi – ce général qui veut réactiver l'armée et y écarter l'influence des « maximalistes ». Selon lui, cependant, après une entrevue avec des chefs du parti social-démocrate, Kerenski déclare Kornilof « rebelle et traître à la patrie ». Cette victoire de
Lénine sera suivie de bien d'autres.
En septembre, « les braves camarades bolcheviques », constate Anet, sont armés et
s'exercent ouvertement dans la rue. Les Allemands sont à 400 kilomètres de Petrograd.
Le découragement est partout – sauf chez les « léninistes » – à qui, l'auteur reconnaît
d'avoir su agir pendant que les autres bavardaient.
C'est bientôt l'assaut du Palais d'hiver, la fuite de Kerenski, les premières atteintes à
la liberté de la presse, le départ des ambassadeurs – l'hostilité des Occidentaux est,
d'ailleurs, jugée tardive. La France, par exemple, n'a fait qu'envoyer des socialistes sur
place, un « traitement homéopathique prouvant une méconnaissance du milieu
russe ».
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Le tableau brossé dans les dernières pages
de cette seconde partie est apocalyptique:
« Après huit mois de révolution, la Russie
est au dernier degré de l'anarchie : sur le
front, la fraternisation; à l'intérieur, la terreur maximaliste, la famine, les massacres,
les agents des empires centraux triomphants »…
13 € par exemplaire
Tout en continuant son journal de bord,
Anet produit de nombreux et intéressants
Chèques à l’ordre de ABHS 92
documents: décrets, télégrammes, fragments
de discours. Les deux approches se complètent puisque les impressions de l’auteur trouvent, en somme, leurs justifications.
Anet affirme, non sans quelque amertume, voir la Russie s’effondrer devant lui,
comme empire, et constate que l’ennemi veut lui imposer le plus humiliant et le plus
désastreux traité de paix.
À l’intérieur du pays, c’est l’anarchie et la ruine: « L’État maximaliste détruit les
valeurs et ne peut créer de valeurs de remplacement ». L’insécurité règne. Les assassinats sont fréquents. « La société maximaliste, telle qu’elle a été constituée par Lénine
et Trotski n’est pas viable en 1918 » ou du moins ne devrait pas l’être: seule, la passivité du peuple et de la société, à peine organisés, en maintiennent l'existence.
Anet a recours à des considérations d’ethno-psychologie pour expliquer, non sans
audace, la révolution: « Le peuple russe a toujours été enclin à la paresse. Dans la
révolution, il a vu la consécration du droit précieux à ne rien faire ». « Les Russes, ditil encore, manquent de mesure et d'équilibre. Jamais leur culture n'a été soumise à
l'influence d'un Descartes ou d'un Spinoza… Ce grand effort de raison constructive,
cet essai de méthode, elle n'en a jamais été capable. L'intelligence russe le paie aujourd'hui. Elle est désaxée ».
De très intéressants détails sur les pourparlers de l'armistice et la paix de BrestLitovsk sont donnés, mais aussi sur la vie quotidienne: les arrestations et les perquisitions ne cessent pas, et le gouvernement, montre, en s'accaparant le monopole des
annonces, que, dès les premiers mois de la révolution, il cherche à étrangler la presse
d’opposition.
On notera enfin avec intérêt deux portraits. L'un d'Alexandra Kollontaï, quelque
peu ironique, mais bien fait. L'autre, où il compare Lénine et Trotski. « L'intelligence de
Lénine, dit-il, est bornée mais d'une merveilleuse clarté. Il ne voit que le but à atteindre.
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Il est l'homme d'une seule idée. Trotski est plus souple plus
ondoyant, d'une culture plus large, mais d'une orthodoxie moins
sûre. On peut concevoir Trotski au service d'une autre cause.
Lénine fait corps avec le socialisme intégral ».
La dernière partie de ce reportage, qui correspond au quatrième
tome de l’édition originale, est à l'image de la situation décrite:
plus chaotique. Mais les renseignements qu'il apporte sont nombreux et précieux, malgré certains passages surprenants: décrivant la première Constituante russe, par exemple, l'auteur inaugure un thème antisémite qui sera repris bien souvent et insiste lourdement sur le fait
que les Juifs sont très nombreux parmi les révolutionnaires.
Lénine lui, a l'air « d'un notaire de province. A-t-il l’air intelligent ? Non, docte et
assuré, sans plus… ».
Anet dresse une série de petits tableaux de la vie à Petrograd, souligne l'insécurité,
la gabegie financière et, sourire en coin, évoque en passant 1e mariage religieux
d'Alexandra Kollontaï, militante de l’amour libre…
Pendant ce temps, sur le front, les Allemands, ont repris leur avance et l’auteur
constate – suffoqué de dégoût – que la révolution « se noie dans la boue et se précipite
au pied des Allemands ».
Fin février, les ambassades se vident. On fuit vers la Finlande, persuadé que les
Allemands seront là bientôt. À l'annonce de la paix, le 3 mars 1918, une partie des
fuyards rentre. Anet dresse un tableau du pays des plus sombres: l’anarchie est générale, il n’est pas une classe qui soit satisfaite, pas un homme qui ne souffre de l'état de
choses actuel. Mais pour lui, la fin du régime soviétique est toute proche. En avril, il se
rend à Moscou – ce qui lui donne l’occasion de comparer Moscou, fruit d'un développement historique, et Petrograd, « création de l'esprit ».
Il reprend des thèmes qui lui sont chers: hésitations occidentales face à la révolution russe et contradictions au sein des délégations étrangères.
Le 1er mai 1918, il assiste au défilé de l'Armée rouge. Le soir même il est arrêté. La
pièce basse et empuantie où il est incarcéré contient une cinquantaine de personnes.
Mais il sera libéré peu après.
Surveillé, menacé, il préfère partir et quitte l'URSS, via Mourmansk, le 4 juin 1918.
Anet sera désormais, pour plusieurs années, considéré comme un des grands spécialistes de la Russie soviétique.
P. R.
1. Dussert nous apprend que Claude Anet est mort le 9 janvier 1931 d’une septicémie généralisée, à son domicile de la
rue du Bac à Paris.
2. Il donnera ensuite Quand la terre trembla (Grasset 1922) et L’amour en Russie (Grasset 1923).
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