SOUS BADINGUET En 1846, Louis-Napoléon Bonaparte, qui avait

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SOUS BADINGUET En 1846, Louis-Napoléon Bonaparte, qui avait
SOUS BADINGUET
En 1846, Louis-Napoléon Bonaparte, qui avait fini par être condamné à
l’emprisonnement à perpétuité sous Louis-Philippe pour avoir troublé à
plusieurs reprises l’ordre public, s’évade du fort de Ham1 déguisé en
ouvrier, une planche sur l’épaule. De cette aventure, qui fit beaucoup
rire, il lui restera le surnom de Badinguet, puisque c’est ainsi que
s’appelait le maçon auquel il avait emprunté le costume. Fils d’Hortense
de Beauharnais, reine de Hollande2 , il avait été élevé à l’étranger. Élu
député, puis Président de la République en 1848, le coup d’état du 2
décembre en fit un empereur. Cet homme romantique, et au fond assez
bon, n’était pas fait pour régner. Pas plus, d’ailleurs, que son épouse
Eugénie. Catholique pure et dure, elle avait séduit par sa beauté. Elle
déçut par ses bêtises: ne se mêle pas de politique qui veut, même si le
goût y est.
Napoléon III avait rétabli le suffrage universel3, instauré puis supprimé
par la IIe République. Il put ainsi se faire plébisciter par les français. Il
eut souvent recours à ce mode de scrutin, pensant donner le change. Il a
séduit la France rurale, qui le croit en faveur du peuple, et qui craint
surtout l’arrivée au pouvoir des «partageux», puisque c’est ainsi qu’on
appelait l’extrême gauche d’alors. Ce peuple, il croit en l’adage populaire
qui dit que «qui veut manger doit travailler». Mais les journées sont
longues et dures dans ces usines qui, depuis quelque temps, se sont
implantées un peu partout dans les villes et leurs alentours. Elles
employent surtout des paysans reconvertis en ouvriers, des déracinés...
L’industrie paie mal, voire presque rien, surtout lorsqu’il s’agit de femmes
ou d’enfants4. Louis Blanc, Auguste Blanqui avaient déjà réclamé de
meilleurs salaires, plus d’égalité, d’humanité et de respect de la dignité
dans les conditions de travail.
Bien avant 1848, il existait des bibliothèques socialistes dans de
nombreuses villes. On y trouvait les œuvres de Leroux, de Cabet ou de
Proud’hon qui osait affirmer :
«La propriété, c’est le vol»; «c’est avec la propriété que commence
l’oppression».
Au départ, les socialistes se sont accommodés de la religion. Mais les
dérives de celle-ci sont nombreuses. Certains industriels5 commettent
même la maladresse d’utiliser des religieuses comme «directrices
1
Dans la Somme.
De 1806 à 1810.
3
Rappelons que seuls les hommes votaient.
4
La loi de 1841 sur le travail des enfants n’a jamais été appliquée.
5
Surtout en région Lyonnaise.
2
spirituelles», en fait comme surveillantes d’atelier. Leur comportement
les fait très vite détester, elles et leur religion qui soutient les riches qui
les exploitent. Et qui abusent de leurs filles. Chez les bourgeois de
province6, le fils de la famille découvre le plus souvent l’amour dans les
bras des jeunes ouvrières de son père. Et c’est vers ces jeunes femmes
pauvres qu’il retourne, pour en faire des instruments de plaisirs vite
méprisés7 et oubliés, lorsqu’il est lassé de la bourgeoise qu’il a épousée.
Ce «droit» arrogé d’office sera plus tard à l’origine de certains
soulèvements populaires. Très vite, l’ouvrier s’aperçoit qu’il n’a rien à
attendre de l’État, et qu’il ne doit compter que sur lui-même.
LES ÉXILÉS
Michelet n’a pas prêté serment à Napoléon : il perd son poste aux
archives et se retire à Nantes. Quinet aussi part, hors de France.
George Sand rentre à Nohant. «J’ai besoin d’air et de repos, et la
réaction bourgeoise m’attriste au point de me rendre malade». Flaubert,
son grand ami, lui raconte sa solitude, à Croisset, dans d’admirables
lettres. A sa mort, Maupassant écrira :
-«Il n’a vécu que pour l’art...»
Pour Victor Hugo, c’est l’exil. Il crachera son mépris dans Les
châtiments.
LE RECLUS DE CROISSET.
Flaubert n’est pas méconnu, loin s’en faut, mais mal connu! Il dit haïr le
réalisme, et s’afflige de l’étiquette naturaliste dont on l’affuble. C’est un
bosseur, un fignoleur. Avant de faire un livre qu’il met parfois des années
à terminer, il réunit une foule de documents. En 1839, il soutient «qu’il y
a plus de vérité dans une scène de Shakespeare, une ode d’Horace ou
de Victor Hugo que dans tout Michelet, tout Montesquieu, tout
Robertson». C’est plus tard que lui viendra le goût de la forme. Dès lors,
il travaille pour l’art, par amour de l’art. Il dit:
-«je voudrais écrire tout ce que je vois, non tel qu’il est mais transfiguré»,
et avec une certaine modestie:
-«l’écrivain ne doit laisser derrière lui que ses œuvres. Sa vie importe
peu! Arrière la guenille».
6
Pratique très courante dans l’industrie textile du Nord, et sans doute un peu partout.
Hugo, après avoir visité le Nord, en parle dans un poème décrivant la misère de son peuple, «Joyeuse vie» (Les châtiments) :
Le père...
Voit sa fille rentrer sous la porte
Et n’ose, l’oeil fixé sur le pain qu’elle apporte
Lui dire : d’où viens tu ?
7
Flaubert rêve d’autres vies, vit dans ses rêves. Il voudrait pouvoir se
promener dans le passé, dans l’Antiquité surtout:
-«Je porte l’Antiquité dans mes entrailles».
Il se sent fait pour posséder des palais, des harems(l’Orient est à la
mode):
-«Dans ces pays là... les femmes s’y tordent et bondissent dans les
baisers, sous les étreintes8».Il aime la débauche. Il se voit entouré
d’hétaïres, comme au temps de la décadence romaine, mais il prétend
vivre comme un moine. Il n’est pas le seul de son temps à glorifier la
prostitution... Baudelaire, tant d’autres!
Le goût du luxe et des frivolités va de pair avec un dévergondage de
haute volée. Les demi-mondaines, appelées lionnes ou cocottes, sont
les reines de Paris. On recherche leurs faveurs, on se bat parfois pour
elles. Elles vivent dans les beaux quartiers, installées par leurs
protecteurs dans des appartements cossus, ou même dans des hôtels
particuliers, entourées d’une foule de domestiques. Elles sortent le soir
emmenées par de somptueux équipages, au théâtre ou au concert: ces
dames aiment afficher de l’intérêt pour la culture.
Il existe aussi d’autres formes de prostitution, celle des bordels, des
proxénètes et des maquerelles, et, plus sordide, celle de la rue, des
passes à un franc bricolées dans les lieux d’aisance par les femmes de
service... mais ce n’est plus notre propos.
Flaubert sait aussi faire preuve d’un humour décapant! Pas dans
Madame Bovary, certes (ou alors à un second ou troisième degré que je
n’ai pas perçu), mais dans Bouvard et Pécuchet, et surtout dans son
Dictionnaire des idées reçues dont j’ai extrait ces quelques définitions :
Dératé: Courir comme un dératé- Inutile de savoir que l’extirpation de la
rate n’a jamais été pratiquée sur l’homme.
Désert: Produit des dattes.
Diderot: Toujours suivi de d’Alembert.
Doigt: Le doigt de Dieu se fourre partout.
Esplanade: Ne se voit qu’aux invalides.
Extirper: Ce verbe ne s’emploie que pour les hérésies et les cors aux
pieds.
Cor au pied: Indique le changement de temps mieux qu’un baromètre.
Très dangereux quand il est mal coupé. Citer des exemples d’accidents
terribles.
LA BONNE DAME DE NOHANT
8
Correspondance- La Pléiade- Gallimard
Devenue depuis peu l’amie de Flaubert, à qui elle envoie «des lettres de
soudard plus corsées et plus drolatiques que les siennes»9, George
Sand s’est retirée dans sa campagne. Elle va se reposer d’une vie bien
remplie. Elle est «montée» à Paris en 1831 pour y rejoindre son amant,
Jules Sandeau. Très vite, elle écrit pour le Figaro et la Revue de Paris.
Pour s’imposer dans un monde littéraire et journalistique plutôt «macho»,
elle s’habille en garçon. Elle publie son premier livre, Rose et Blanche,
écrit en collaboration avec Sandeau. Il est signé J. Sand, les quatre
premières lettres du nom de ce dernier. L’année suivante, elle collabore
à la Revue des Deux Mondes et devient la maîtresse de Musset. Elle se
lie avec l’actrice Marie Dorval, Sainte Beuve, et un peu tout ce qui
compte dans le monde intellectuel du temps. Et surtout, la critique reçoit
très bien son roman Indiana10, qu’elle a fait seule, et publié sous le nom
de George Sand. C’est Lamennais11, que Liszt lui a présenté, qui la
convertira au socialisme. Si Balzac et Dostoïevski l’ont admirée,
Baudelaire a dit d’elle:
-«Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde; elle a dans les idées
morales la même profondeur de jugement et la même délicatesse que
les concierges et les femmes entretenues», ou
-«Je ne puis penser à cette stupide créature sans un certain
frémissement d’horreur». Ce qui était sans doute exagéré et qui, aux
dires de Julien Gracq, lui fit beaucoup de tort aux yeux de la postérité.
Elle est beaucoup plus que la maîtresse de Musset, de Pagello, de
Chopin et des autres. Faut-il ne la considérer que comme une
excentrique, à l’instar d’une autre femme de l’époque déguisée en
homme, mais homosexuelle, celle là, Rosa Bonheur qui, malgré son
mètre cinquante, peint d’immense toiles très contestées qu’elle exposera
surtout aux États Unis?
Écoutons le journal «La voix des femmes» du 6 avril 1848:
-«Sand, dès le début de sa carrière, a renié son sexe et son nom. Elle
s’est faite homme par l’esprit ; elle est restée femme par le côté
maternel, la tendresse infinie».
SOPHIE ROSTOPCHINE
Nous retrouvons un univers frais et champêtre, mais vu cette fois du côté
des possédants, avec la Comtesse de Ségur. Elle a quitté sa Russie
9
Julien Gracq
C’est le premier des 63 romans, surtout campagnards, comme la Mare au Diable, Le meunier d’Angibault ou La petite Fadette
qu’elle écrira dans sa carrière.
11
Félicité de Lamennais. Prêtre et écrivain libéral et mondain, partisan d’un socialisme humanitaire, il rompit avec l’Église et fut élu
député en 1848. Auteur des Paroles d’un croyant.
10
natale12 en 1815, et s’est mariée en France. C’est en 1855 qu’elle signe
avec l’éditeur Hachette le contrat qui fonde la Bibliothèque Rose. Elle a
choisi, pour les distraire et les éduquer, de faire rire les enfants, et c’est
là sa grande originalité par rapport à ce qui existait déjà en la matière.
Pas que les questions sérieuses, voire graves (le naufrage qui causera
la mort de la mère et le comportement odieux de la seconde épouse du
père dans les malheurs de Sophie, par exemple) ne soient jamais
abordées, mais elles sont vite balayées par les extravagances des
personnages ou le cocasse des situations. Ce n’est qu’une fois sa
carrière bien entamée qu’elle abordera les questions sociales (Pauvre
Blaise, 1861), mais sans prendre de position sortant de la stricte morale.
Nous connaissons tous ses chefs-d’œuvre, Les malheurs de Sophie
(1859), Les mémoires d’un âne (1860), Les deux nigauds (1862), Un bon
petit diable, avec la truculente Betty et la redoutable Madame Mac’Miche
(1864) ou Le général Dourakine (1864), ou elle évoque ses souvenirs de
Russie.
LE «PÈRE» HUGO
A la fin du règne de Louis-Philippe, les faillites dues à une importante
crise économique privent de leur emploi des dizaines de milliers de
personnes. L’augmentation écrasante du prix du pain aggrave la misère
des pauvres: c’est la révolution, et la République.
Le nouveau régime, sous l’impulsion de Louis Blanc, crée les Ateliers
Nationaux. Ils sont destinés à employer les nombreux chômeurs, les
républicains considérant le travail comme un droit. Hugo les visitera. Il
constatera, avec surprise et tristesse, qu’on y passe plus de temps à
dormir ou à jouer au bouchon13 qu’à travailler. Le chômage s’étant
aggravé, leurs effectifs augmentent. De 30 000 personnes en mars, ils
passent à 100 000 en mai. L’Assemblée décide de les fermer : Paris est
de nouveau dans la rue. Le Général Cavaignac est chargé de se
débarrasser de la «canaille». Hugo s’indigne. Il se rend sur les
barricades pour tenter de persuader les insurgés de se calmer, pour
éviter la tuerie. Il y verra des scènes atroces, qui le marqueront pour le
restant de ses jours14. Élu à droite, il passe à gauche. Il fonde un journal,
L’Évènement, destiné au peuple, vendu au prix modique de cinq
francs15. En fait, ce sont ses fils et deux de leurs amis, Auguste
Vacquerie et Paul Meurice, qui le rédigeront16. Très vite, Louis-Napoléon
12
Née en 1799 à Saint Petersbourg, elle se marie en 1819 au Comte de Ségur.
À la mode en ce temps là, ce jeu consistait à atteindre à l’aide de palais un bouchon sur lequel on avait placé des pièces de monnaie.
14
Voir les «Carnets»
15
Au lieu de quinze francs, prix habituel.
16
En 1851, Charles Hugo fut condamné à cinq mois de prison pour y avoir publié un article contre la peine de mort. Quelques
semaines plus tard, ce fut au tour de François Hugo et de Paul Meurice d’être incarcérés pour avoir protesté contre la limitation du
13
l’intéresse. Neveu du grand homme, il fut de tous les complots ; il a
rédigé un essai, De l’extinction du paupérisme, d’inspiration socialiste, et
s’est évadé des geôles louis-philippardes. Aussitôt élu, celui-ci le déçoit.
Le Prince Président s’est immédiatement tourné vers la réaction. Hugo a
beau se fâcher, récriminer, il a perdu la bataille. Lui et soixante-cinq
députés mécontents sont priés de quitter la France.
LES CHÂTIMENTS
En 1851, le Duc de Morny17 déclare :
-«Il ne sera proscrit que s’il se proscrit lui-même.»
Hugo, cet immense écrivain, le plus puissant de notre littérature,
puissance que les Châtiments, par leur violence et leur caractère
farouche et souvent hyperbolique, semblent accroître encore, n’a d’autre
solution pour abriter son orgueil froissé, sans déchoir à ses propres
yeux, que l’exil :
-«Je resterai proscrit, voulant rester debout.»
Le ton du recueil est haineux, acerbe18. Témoin cet extrait de Tout s’en
va19 :
L’AIGLE
Quel est ce perroquet qu’on met sur vos enseignes,
Français ! de quel égout sort cette bête-là?
Aigle selon Cartouche et selon Loyola20
Il a du sang au bec, Français, mais c’est le vôtre.
Je
regagne
les
monts.
Je
ne
vais
qu’avec
Les rois à ce félon peuvent dire: merci;
Moi, je ne connais pas ce Bonaparte-ci!
Sénateurs, courtisans, je rentre aux solitudes!
Vivez dans le cloaque et dans les turpitudes.
Soyez vils, vautrez-vous sous les cieux rayonnants.
l’autre21.
Lorsque paraît la première édition française, en 1870, Paris est occupé.
Tous les animaux imaginables, chevaux, chiens, chats, rats, y compris
droit d’asile. Cette fois, le journal fut interdit. Charles Vacquerie ayant eu le culot de la faire reparaître sous le nom de L’Avènement,
il fut invité à rejoindre ses collègues à la Conciergerie.
17
Demi-frère de Louis-Napoléon.
18
J.M. Hovasse, dans la présentation de l’édition GF Flammarion, a énuméré les insultes à l’adresse de l’empereur qu’il a relevées dans
les textes : scélérat, chacal, espèce de perroquet, forban, maroufle, drôle, bandit, faussaire, maraud couronné, monarque de cire, César
à moustaches, escroc de scrutin, embryon, filou, nain, gueux, larron, loup, traître, parjure, pirate, vautour, satrape, ivre-mort, démon,
incube...
19
Châtiments, V, IV.
20
Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre des Jésuites.
21
Napoléon 1er.
ceux de la ménagerie du Jardin des Plantes sont ou seront bientôt
passés à la casserole. Le peuple s’approprie le livre, expression de sa
propre vengeance. Les poèmes sont dits par les comédiens les plus en
vue, Melle Favart, Coquelin ou Sarah Bernhardt, au cours de lectures
publiques.
La popularité de Victor Hugo devient et restera immense.
LA LITTÉRATURE DES HUMBLES
«et quand il se releva, il était mort». Cette cocasserie célèbre est due à
Ponson du Terrail. Il écrit deux cents mille pages en vingt ans, ne se
relisant jamais, véritable forçat de la plume. À lui tout seul, il surpassa en
production l’équipe d’Alexandre Dumas. Avec Rocambole, il est le
continuateur de Maturin (Melmoth), de Lewis (The monk) ou de Frédéric
Soulié (Les mémoires de Diable). C’est la veine aventures mystérieuses.
L’autre, celle du mélodrame, a pour principal représentant Xavier de
Montépin. Le bien finit toujours par y triompher, mais que d’épreuves et
de souffrances pour y parvenir! Ce n’est que depuis quelques années (et
encore, puisque la télévision s’en est emparée!) qu’on ne lit plus Les
deux orphelines ou La porteuse de pain.
Des revues sont lancées par les frères Blériot22, qui proposent au public
populaire des récits édifiants, entendez conservateurs et bien pensants,
fustigeant ces repères de la contestation que sont les cabarets et les
syndicats, comme l’Ouvrier et La gazette des campagnes, première
mouture des Veillées des chaumières.
Paul Féval y collaborera.
«TOUTE LITTÉRATURE DÉRIVE DU PÉCHÉ»23
«Il y a des destinées fatales; il existe dans la littérature de chaque pays
des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux
dans les plis sinueux de leurs fronts».
Portrait d’Edgar Poe, dont la grande récréation de sa vie aura été de
traduire les œuvres? Autoportrait de Baudelaire?
Photographié par Nadar: le regard perçant, plein de douleur, de
provocation, d’une certaine obstination, semblable à celui d’Anthony
Perkins dans Psychose, le visage d’un prêtre, mais défroqué (A.Blondin),
chargé des reproches qu’il adresse à cette vie qui lui a enlevé son père
et l’a remplacé par un intrus, chargé aussi des pires angoisses...
Il est le fils d’un homme d’un autre âge, qui l’a conçu trop vieux, qui est
mort alors qu’il n’avait que six ans.
22
23
Leur librairie s’est appelée plus tard Gautier-Languereau
Lettre à Poulet-Malassis- 1850
Remariée au Général Aupick, homme honnête mais peu sensible aux
émotions artistiques, Caroline, sa mère, le délaisse. Lorsque le fringant
officier est à la maison24 elle n’a d’yeux que pour lui. Placé comme
interne à Louis-le-Grand, il s’en fait chasser mais obtient tout de même
le
baccalauréat.
Refusant tout autre métier que celui des lettres, il fréquente écrivains et
artistes, se liant d’amitié avec Balzac, Nerval, Théophile Gautier. Dandy,
il fait confectionner ses chapeaux chez Giberne, comme Delacroix. Il est
alors bien. Du moins, au mieux.
On l’imagine assez traînant derrière lui sa maîtresse, Jeanne Duval, peu
reluisante créature, «mulâtresse» (il avait pris le goût des beautés noires
lors d’un voyage dans l’Île Maurice), déambuler dans Paris. Sous
l’emprise de l’alcool, vaguement...
Elle est déjà délabrée. Il avait vingt-deux ans et il était riche lorsqu’elle lui
mit le grappin dessus, flairant l’aubaine. Vulgaire, vicieuse, menteuse, il
songera maintes fois à s’en séparer définitivement. En vain: elle le
récupérera à chaque fois. C’est au cours de l’un de ces «entre-deux» de
tranquillité qu’il tombe amoureux de Madame Sabatier, qui tient un salon
fort couru, et que Gautier appelle «la Présidente». Une autre déception.
Ses dépenses somptuaires (un habile antiquaire dont la boutique occupe
le rez-de-chaussée de l’immeuble où il vit, dans l’Île Saint-Louis a réussi
à lui placer nombre de meubles anciens et de coûteux objets d’art, dont
son père lui avait inculqué l’amour) amènent sa famille à faire mettre ses
biens sous tutelle. Une humiliation de plus, et de taille, celle-ci!
Cela l’amènera au journalisme, sa principale source de revenus,
désormais. C’est ainsi qu’on lui devra les Salons, qui ont révélé son
existence au public.
Il va néanmoins lancer son grand défi à la bourgeoisie : les Fleurs de
Mal, à la publication chaotique, éditées par Poulet-Malassis, ami qui,
comme lui, intéresse quelques huissiers. Le côté licencieux de l’ouvrage
les fera condamner tous les deux pour outrage aux bonnes mœurs.
Parnassien par une forme impeccable, romantique attardé aussi, déjà
symboliste pour avoir évoqué les correspondances entre les perceptions
des différents sens, il est surtout lui-même, singulier, subissant, bien sûr,
les influences de son temps mais trop personnel, trop orgueilleux pour
appartenir à quelque école que ce soit. Et aïeul spirituel d’un autre dandy
fauteur de scandale, Serge Gainsbourg...
L’ART POUR L’ART
24
La maison natale de Baudelaire, rue Hautefeuille, au Quartier Latin.
Le XIXe siècle fourmille de poètes, souvent même de grands poètes. Le
lecteur le plus difficile peut y trouver son bonheur. Cependant...
Après le Romantisme, et aussi en réaction contre, la jeunesse se choisit
pour nouveau chef de file Leconte de Lisle. Il avait adhéré aux thèses
socialistes communautaires (et utopistes !) de Charles Fourrier et monté
sur les barricades en 1848. Sa déception est immense après le
plébiscite du coup d’état. Il se sent trahi par ce peuple dont il avait pris le
parti, lui, l’aristocrate.
Il se consacre dès lors à une œuvre teintée de noirceur, de pessimisme,
mais aussi de son immense savoir :
«Il demande à l’érudition la matière de sa poésie»25
Ses traductions grecques lui vaudront une pension de l’empereur, qu’on
lui reprochera sous la IIIe République. Cette République, il en a salué
l’avènement avec le plus grand plaisir. Elle le fera bibliothécaire du
Sénat et Académicien.
De même que Sully-Prudhomme, il préconise l’union de la science et de
la poésie.
L’École du Parnasse, qui compte aussi parmi ses rangs Gautier,
Coppée, Banville et Hérédia, s’attache avant tout, comme les peintres
Courbet et Millet, et les romanciers naturalistes, au réalisme objectif. Elle
met en avant la pudeur: le poète décrit ce qui l’a ému, pas ses émotions.
Il rechercherait presque la difficulté. Il veut écrire les vers comme on
taille le marbre.
Finalement, ce que nous a démontré le Parnasse, c’est que la poésie ne
fait pas toujours bon ménage avec les réalités26.,,,
HYPPOLITE ET ERNEST
Les philosophes d’aujourd’hui ont tendance à prendre Taine et Renan
pour les Laurel et Hardy du Positivisme27. Il ne faut pas exagérer. Il est
vrai que leurs prises de position les ont fait considérer comme
dangereux à l’époque et un peu ridicules de nos jours. Hyppolite,
quoique excellent élève dans toutes les disciplines, a été refusé à
l’agrégation de philosophie, les jurés l’ayant trouvé trop spinozien. Il
s’oriente alors vers les lettres et passe avec succès sa thèse sur La
Fontaine. Son refus de s’inféoder au régime lui vaut d’être relégué dans
des postes qu’il considère comme subalternes et humiliants. La célébrité
viendra en 1857, après la publication des «Philosophes français du XIXe
siècle», véritable pamphlet contre le spiritualisme «dépassé» de
l’enseignement universitaire.
25
Gustave Lanson – Histoire de la Littérature Française.
Peu compromettants, ces auteurs furent étudiés dans toutes les écoles de la IIIe et de la IVe Républiques
27
Philosophie qui préconise la vérification des connaissances par l’expérimentation.
26
Avec le recul, on s’aperçoit qu’ il pêche par excès de dogmatisme et de
rigidité.
On se souvient aujourd’hui de sa «Philosophie de l’art» (il fut professeur
d’esthétique à l’École des Beaux-Arts), de quelques citations dont
-«on s’étudie trois semaines, on s’aime trois mois, on se tolère trente ans
et les enfants recommencent» ou «Les enfants, ça console de
tout...excepté d’en avoir» et d’un amusant conte philosophique, Le
chat28.
Fort peu passionnante et sans doute peu passionnée, la vie d’Ernest !
Elle commence en Bretagne, dans une grande pauvreté. Fils d’un marin
disparu (en mer, suppose-t-on, mais on n’en sait rien), il est élevé par sa
mère, qui tient une toute petite épicerie, et qui doit payer les nombreuses
dettes laissées par le père. Sa sœur aînée devra accepter une place
d’institutrice en Pologne pour l‘y aider. Studieux et travailleur, il estchoisi
par l’ Abbé Dupanloup29 pour poursuivre ses études au Séminaire de
Saint Nicolas du Chardonneret à Paris.
Après avoir lu l’Ancien Testament dans le texte (sa passion pour les
langues anciennes l’ayant amené à connaître parfaitement l’hébreu), il
se met à douter de sa véracité : il y trouve trop d’incohérences
scientifiques. Sa carrière ecclésiastique s’arrêtera là.
Lui aussi prend le parti du peuple après les journées de juin et affirme
son dégoût de la trop matérialiste bourgeoisie. Mais l’amour du calme et
de la tranquillité lui fait vite retourner dans l’ambiance paisible des
bibliothèques.
Après 1871, les honneurs vont pleuvoir. Il retrouve sa chaire au Collège
de France, que l’Empire lui avait retirée, et devient Académicien. Sa «Vie
de Jésus», impressionnant travail d’historien, est tout de suite contestée
mais le rend célèbre.
Pour le reste, il croit au progrès, aux chemins de fer, au télégraphe
électrique, à l’éclairage au gaz, aux avancées de la chimie, à la
photographie30. Il croit à l’avenir parce qu’il regarde le passé: il s’attache
à prouver la grandeur de l’œuvre des «générations mortes31», cette
civilisation qui est la nôtre, comparant souvent ceux qui l’ont faite aux
ouvriers des Gobelins, qui ne voient pas le dessin de leur magnifique
tapisserie en la réalisant.
LE TOURBILLON
«Le 24, le Prince-Président a donné dans le Palais des Tuileries sa
première grande soirée... La majesté du local, la splendeur des
28
Texte intégral sur Internet : http:// www.textesrares.com/philo/tainchat.htm
Eh oui, le célèbre !
30
Comme il l’a précisé lui-même.
31
Henri Peyre.
29
dispositions, l’éclat et la fraîcheur des toilettes, tout a été digne du chef
de l’État»32.
Le coup d’envoi est donné. Pour les privilégiés, l’Empire sera une grande
fête, enivrante et magnifique.
Les soirs de grands bals, le château resplendit de lumière. Lors de la
réception du Tsar Alexandre, on avait installé au milieu de la grande
allée un soleil de lumière électrique, auquel on avait donné la forme de la
plaque de Saint André, le principal des ordres russes. Les artistes et les
chœurs de l’Opéra chantaient pendant le souper»33. L’Impératrice, en
grande toilette, est parée des plus beaux joyaux de la Couronne.
L’Empereur, en tenue de général de division, arbore le grand cordon de
la Légion d’Honneur. Le roi de Prusse, convié lui aussi, va prendre le
train pour rentrer chez lui dans la toute nouvelle gare du Nord. Pour leur
mariage, les époux impériaux déploient le faste qu’on imagine. Comme
pour la naissance de leur fils. Pour cette dernière occasion, le Moniteur
publia ces vers de Théophile Gautier:
...
C’est un Jésus à tête blonde
Qui porte en sa petite main
Pour globe bleu la paix du Monde
Et le bonheur du genre humain.
...
Ce qui était faire preuve, pour le moins, d’un naïf optimisme.
La Cour a quitté l’Élysée pour les Tuileries, que Visconti est chargé de
rénover. Les masures qui encombrent la Place du Carrousel sont
rasées. Sous l’égide du Préfet de la Seine, Haussmann, la ville se
transforme en un immense chantier. Le vieux Paris de Nerval, de
Baudelaire, qui le regrettera, de Victor Hugo est démoli pour faire place à
des avenues larges, qui facilitent la charge des troupes en cas
d’insurrection populaire. Les faiseurs de barricades, d’ailleurs, seront
bientôt privés de leur matière première préférée: les pavés, bientôt
remplacés par le macadam.
On améliore le confort de l’habitat dans nouveaux immeubles dits «à
loyer», dans lesquels les différentes classes sociales sont mêlées, mais
réparties néanmoins dans les étages selon leur fortune, les plus riches
au premier, les domestiques sous les toits, dans les chambres de bonne,
auxquelles on accède par l’escalier de service.
Le style Napoléon III n’est pas que mauvais goût et surcharge. Il essaie
de rendre le quotidien agréable en le faisant bénéficier des avancées
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Le Moniteur, 27 janvier 1852.
Imbert de Saint-Amand – Les souveraines aux Tuileries.
techniques, notamment en matière d’hygiène, largement étalées et
expliquées dans les expositions universelles. Le papier peint est à la
mode. La maîtrise de la vapeur a permis d’en développer l’industrie. La
fonte et le fer font leur apparition dans la construction. Victor Baltard les
utilise pour ses pavillons des Halles. On construit des églises, souvent
de style néo-gothiques sous l’impulsion de Viollet-le-Duc, mais aussi
néo-byzantin (Saint Augustin) ou Renaissance (La Trinité). Nous devons
à cette époque nos actuels boulevards, dont Saint Michel, Sébastopol ou
Raspail, les égouts, les grands cafés. Ces créations nécessitent la venue
à Paris de nombreux travailleurs de province.
Notre «César démocratique» 34 fit même bâtir des logements ouvriers, la
cité Napoléon35, à faible loyer, disposant d’un «asile» (nous dirions
aujourd’hui une crèche) pour garder les enfants dont les mères
travaillent.
Les vaudevilles de Labiche, comme Les voyages de Monsieur Perrichon,
La dame au camélia, d’Alexandre Dumas fils, les opérettes d’Offenbach,
dont les librettistes de prédilection, Meilhac et Halévy, transposent
également Carmen, une nouvelle de Mérimée, pour l’opéra du même
nom de Georges Bizet, ne contribuent pas peu à ce «tourbillon» qui,
hélas, s’achèvera dans le sang.
Et, comme pour mettre un irréversible point final à cette folle sarabande,
les communards incendient les Tuileries.
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Imbert de Saint-Amand- op. Cité.
Au 58 de la rue de Rochechouart.