Conférence de carême. Poitiers, 6 mars 2016 La miséricorde depuis

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Conférence de carême. Poitiers, 6 mars 2016 La miséricorde depuis
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Conférence de carême. Poitiers, 6 mars 2016
La miséricorde depuis Vatican II
André TALBOT
Le terme miséricorde tient une place grandissante dans les discours catholiques. Le jubilé initié
par le pape François renforce encore une dynamique promue notamment par son prédécesseur
Jean-Paul II. Si ce mot orne actuellement la plupart des prises de parole en Église, au risque
parfois d’apparaître comme une facilité de langage, il nous faut aussi admettre qu’il fait
difficulté. D’abord pour des chrétiens peu habitués au langage ecclésiastique : il semble mettre
l’accent sur la faiblesse, induire une soumission à celui qui prodigue ses largesses, ou encore
privilégier des relations chaudes dans un groupe restreint. Il importe donc de préciser sa
signification, pour cela, l’ouvrage du cardinal Walter KASPER (La miséricorde, Ed. des
Béatitudes) représente une référence sérieuse et précieuse. Surtout, il nous faut admettre que
l’usage du mot miséricorde est très rare dans la culture contemporaine, le dictionnaire Robert le
qualifie de « vieilli ». Nous ne pouvons donc considérer que l’usage du terme « miséricorde »
sera admis de manière évidente par le plus grand nombre de nos contemporains.
1 - Un tel constat représente un double défi, au nom même de la vocation missionnaire de
l’Église. L’enseignement même de Vatican II nous invite à demeurer vigilants sur la manière dont
nos paroles peuvent être reçues en dehors de nos cercles chrétiens. L’Église se reconnaît appelée
à vivre le dialogue avec tous et à travailler au service de la maison commune : « tous les hommes,
croyants et incroyants, doivent apporter leur concours à une juste construction du monde dans
lequel ils vivent ensemble. » (Gaudium et Spes 21). Pour œuvrer à l’avenir d’un monde commun, il
importe donc de cultiver l’échange : chaque instance apportant ses contributions propres tout
en s’ouvrant aux propositions des autres. Alors, dans la mesure où nous nous référons à la
miséricorde, il nous faut préciser le sens de ce terme et ses implications concrètes pour la vie
commune ; les précédentes conférences de carême ont apporté des contributions stimulantes.
Mais aussi, et c’est le second défi, il apparaît nécessaire d’étudier sérieusement certains travaux
actuels en philosophie et en sciences humaines. Une telle recherche permet aux chrétiens de
participer activement à la quête commune d’un sens pour la vie sociale, actuelle et à venir. De
plus, une telle écoute attentive des recherches de nos contemporains peut raviver des traits
évangéliques quelque peu oubliés : « L’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide
variée de la part d’hommes de tout rang et de toute condition. (…) En effet, tous ceux qui font
progresser la communauté humaine au plan de la famille, de la culture, de la vie économique et
sociale, de la vie politique tant nationale qu’internationale, apportent aussi, selon le dessein de
Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale. » (Gaudium et Spes 44) Il importe
alors d’entendre ce qui se dit dans un autre vocabulaire, qui nous est d’ailleurs plutôt familier, à
propos d’anthropologie sociale, c’est-à-dire sur l’art de vivre ensemble de manière humaine. Il
est également nécessaire d’élaborer notre parole à propos de la miséricorde de telle manière
qu’elle puisse s’inscrire au cœur des débats actuels.
2 - Je voudrais maintenant évoquer des auteurs qui focalisent leur travail sur des notions telles
que l’empathie et la sollicitude (prendre soin), le don et la gratuité, la solidarité et la fraternité et
surtout l’amour. Quelques noms de philosophes, d’anthropologues, de sociologues : Didier
FASSIN, Patrick VIVERET, Jacques LECOMTE, Fabienne BRUGÈRE, Marcel HÉNAFF, Corine
PELLUCHON, Luc BOLTANSKI, Paul RICOEUR… Pourquoi se lancer dans une telle étude ?
L’inscription de la réflexion chrétienne et du travail théologique en ces chantiers communs
permet de les enrichir et d’apporter des éléments bénéfiques dans la compréhension des enjeux
humains pris en compte par l’usage de ces notions. Tout d’abord, nous pouvons nous réjouir de
la diffusion de telles réflexions. Il n’est pas indifférent, au regard des chrétiens, que les thèmes
ci-dessus évoqués tiennent une bonne place dans les discussions actuelles ; ils croisent les
enjeux anthropologiques et sociaux évoqués par la miséricorde. On notera aussi que les
enrichissements peuvent être réciproques. Par ex. le sociologue L. Boltanski a largement puisé
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dans les études de biblistes pour son travail sur l’amour agapè. Mais, dans le même temps, une
telle rencontre avec des questionnements externes stimule la réflexion chrétienne pour qu’elle
assume vraiment sa place dans le débat culturel et social, à partir de ses ressources propres.
Ainsi, elle est mise au défi de manifester la pertinence théorique et pratique, anthropologique et
sociale, de ce qu’elle énonce à propos de ce qui constitue le cœur de la foi. Les mots qui disent la
miséricorde de Dieu Trinité à l’égard de tous les hommes peuvent avoir un impact culturel,
social et même politique. Et la manière de manifester concrètement cette miséricorde divine à
l’œuvre aujourd’hui en notre monde doit être conforme au message transmis ; un déficit de
cohérence entre le propos tenu et la relation à l’autre risque de ruiner le message lui-même. À
quoi bon parler de miséricorde si l’attitude livre un témoignage inverse ? Alors, quelle peut être
le geste missionnaire adapté à l’énoncé d’une parole sur la miséricorde ?
Retenons ce que dit Ad Gentes n° 10 (L’activité missionnaire de l’Église) à propos du témoignage
chrétien : « Afin de pouvoir présenter à tous le mystère du salut et la vie apportée par Dieu, l’Église
doit s’insérer dans tous ces groupes du même mouvement que celui par lequel le Christ lui-même,
par son incarnation, s’est engagé dans le réseau des conditions sociales et culturelles déterminées
des hommes avec lesquels il a vécu. »
Puis au n° 11 : « Pour qu’ils puissent rendre avec fruit ce témoignage au Christ, ils (les fidèles) se
joindront à ces hommes dans l’estime et la charité, se reconnaîtront comme membres du groupe
humain dans lequel ils vivent, et prendront part à la vie culturelle et sociale au moyen des diverses
relations et affaires de la vie de ces hommes. (…) Tout comme le Christ lui-même a scruté le cœur
des hommes et les a amenés à la lumière divine par un dialogue vraiment humain, de même ses
disciples, profondément pénétrés de l’Esprit du Christ, doivent connaître les hommes parmi lesquels
ils vivent et se comporter envers eux, de façon à ce qu’ils apprennent, dans un dialogue sincère et
patient, quelles richesses Dieu, dans sa munificence, a dispensées aux nations ; en même temps, ils
doivent s’efforcer d’éclairer ces richesses de la lumière de l’Évangile. »
3 - J’en viens à l’impact de tels débats, d’une part sur la manière de comprendre et de vivre la
miséricorde et, d’autre part, sur les orientations de notre vie commune ; notons que cette quête
partagée s’opère au sein d’une société pluraliste, le pluralisme étant à la fois religieux et
axiologique dans la mesure où se côtoient des systèmes de valeurs diversifiés, voire
antagonistes. Je retiens trois thématiques : la justice, le pardon, l’universel.
* La justice est une vertu sociale. Mais il ne suffit pas d’énoncer un principe formel d’égalité pour
que chacun soit traité de manière humaine. Il faut aussi recourir à une sollicitude qui engage à
apporter une attention particulière aux plus fragiles. En d’autres termes, le recours au seul
principe d’équivalence ne suffit pas à fonder la justice ! La justice ne peut se réduire à sa
dimension commutative, elle implique un engagement à l’égard d’autrui pour qu’il puisse mener
une vie conforme à sa dignité humaine. Alors, quand les chrétiens confessent un Dieu
miséricordieux qui rejoint chaque être humain, y compris au creux de sa détresse, et qui
manifeste une sollicitude circonstanciée, ils sont invités à enrichir les débats à propos de la
justice sociale et à s’engager résolument dans le service du prochain, avec une attention
particulière pour les plus pauvres.
* Il nous faut aussi parler de la violence qui affecte toujours les rapports humains, entre les
personnes comme entre les groupes. Comment contenir et surtout réduire cette violence
toujours menaçante pour la vie et la dignité humaines ? Certes, il ne s’agit pas de laisser libre
cours aux pervers qui méprisent la vie et la dignité humaines. Mais nous savons aussi que le jeu
indéfini de violences, en réponse à d’autres violences, y compris lorsqu’il s’agit d’un usage
légitime de la force, maintient dans une spirale infernale qui se révèle destructrice. Il n’y a de vie
commune possible que si l’on pratique le pardon. Pensons à ces visionnaires qui, au creux même
de la barbarie de la 2ème guerre mondiale, ont osé imaginer une Europe pacifique et solidaire, ont
profilé ce qui allait devenir la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH).
Aujourd’hui, il n’est pas anodin de confesser dans la foi un Dieu qui pardonne, qui vient relever
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chacun pour qu’il redevienne capable d’aimer vraiment et de donner à vivre ; ceci est une bonne
nouvelle pour nos relations humaines : nous sommes capables de vivre le pardon, à commencer
dans le cadre familial, amical, professionnel.
Encore une question : de qui sommes-nous solidaires, envers qui sommes-nous appelés à avoir
une attitude fraternelle ? Jésus Christ est venu manifester que la miséricorde divine ne connaît
pas de frontières : elle est universelle et elle nous ouvre à cette dimension d’universalité. Chaque
être humain est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, chacun est sauvé, appelé à la vie
dans la Pâque du Seigneur. Alors quand, à la manière du légiste qui demande à Jésus « qui est
mon prochain ? », nous nous interrogeons sur les destinataires de notre « charité », il nous est
donné en exemple le Samaritain, l’homme méprisé et rejeté, qui a su prendre soin d’un autre
homme blessé. Le choix de faire le bien n’est réservé à aucune élite ; le bénéfice de notre
sollicitude n’est fléché vers aucune catégorie privilégiée. Au creux de ses fragilités, chacun
mérite d’être secouru ; et, à partir de ses compétences, chacun est appelé à déployer ses propres
capacités de service.
Justice, pardon, universel : pour chacune de ces trois thématiques la bibliographie est fort
abondante, mais aussi créative.
Il serait dommage que nous gardions le bénéfice de méditations et de pratiques de miséricorde
pour un groupe restreint, fût-ce une communauté chrétienne. Devenons catholiques et
partageons largement notre charité qui se conjugue avec l’espérance et la foi.
Oui, il nous faut oser parler de la miséricorde, de telle manière qu’elle oriente notre vie
quotidienne. Mais cette réflexion doit toujours se faire en lien avec les recherches de nos
contemporains, en écho à leur désir le plus authentiquement humain. Reconnaissons qu’il serait
paradoxal, scandaleux même, de prendre prétexte de la miséricorde pour tenter de dominer nos
semblables, pour exclure d’autres réflexions sans avoir pris le temps d’entendre ce qu’elles
peuvent nous dire d’une vérité humaine.
Je termine par un vœu : que le thème de la miséricorde nous conduise à parler plus et mieux de
l’amour, pour en vivre. Ne négligeons pas tout ce qui se cherche aujourd’hui à propos de l’amour.
Il nous a été heureusement redit que l’amour agapè est au cœur du message biblique.

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