Londrangar / David Calvo / Je suis allé à Londrangar pour savoir

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Londrangar / David Calvo / Je suis allé à Londrangar pour savoir
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Psychogéographie
Londrangar
/ David Calvo /
Je suis allé à Londrangar pour savoir jusqu’où je pouvais aller pour
voir un elfe, alfar. Depuis toujours, je suis fermement convaincu que les
paysages sont eux même des entités, que le surnaturel est simplement la
nature elle-même. Pourrais-je trouver les yeux qui me donnent la foi de
croire en l’immatériel derrière toute chose, jusqu’à formuler
« Si jamais une île fut l’essentielle lumière qui nous donnerait la clef d’une vie en
enchantée, la voici. C’est harmonie avec l’invisible ? J’étais un pèlerin en quête d’able lieu hanté par cette solu, dans la solitude d’un pays entre deux mondes.
poignée de douces fays,
Un fermier m’avait recommandé le site, sans me donner
dernières du naufrage de précision : comme dans d’autres systèmes basaltiques en
de leur race. Ces vertes
Islande, Londrangar est une église elfique. Connus pour leur
tombes sont-elles
leurs ? » taille démesurée ainsi que certains motifs architectoniques réEdgar Allan Poe. currents, comme le double pic d’entrée couronnant les assemblées, les églises elfiques sont le produit d’une culture singulière, qui ne refusa jamais aux croyants chrétiens de consulter
leurs anciens dieux dans le privé de leurs foyers.
Londrangar est plus qu’un système, c’est un ensemble de vie. Accroché
entre le ciel et la mer, cette forteresse est un poste frontière, d’une cohérence redoutable pour qui se donne le mal de le consulter comme un
texte, comme un paysage écrit par le mythe, l’imaginaire et la nature. On
y trouve une ouverture vers l’invisible, la première marche d’un escalier
céleste. Tous les chemins mènent à Londrangar, me dira plus tard une
médium à Reykjavik. Certains n’en reviennent jamais.
Photo David Calvo.
Londrangar est situé au sud de la péninsule du Snaefellsnes, dans
une zone connue pour sa concentration d’énergie souterraine et l’autorité du glacier Snaefellsjökull, dont le nom fut rendu célèbre par Jules
Verne, qui y situa l’une des entrées du ventre de la terre. La péninsule
toute entière est baignée d’une aura unique, primitive et mystérieuse.
Tout y est grotte ou plage secrète, balayé par des vents venus d’ailleurs.
On y respire la pierre moussue foulée par les colons, dans leurs cabanes
du bout du monde.
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C’est au détour d’un champ de
lave (Hraun) infini que l’on aperçoit, depuis la route unique, les
sommets jumeaux de Londrangar.
Pour s’y rendre, il faut longer la
côte à pied, et découvrir un site
d’une beauté sauvage, inhospitalière. Petites vues de la route, les
deux tours deviennent les flancs
d’une imposante citadelle, plus
massive que toutes les réalisations
humaines. Comme le ciel islandais,
sa couleur passe du vert au gris en
quelques minutes de silence, accompagnées d’un cri de mouette.
Baptisées « Paienne » (75 m) et
« Chrétienne » (61 m), les tours
sont des giclées basaltiques résultant de l’éruption volcanique sousmarine qui engendra l’ile de Surtsey,
en -120.000. Entre elles, une petite
pelouse en pente. En contrebas,
une crique noire, hérissée d’épieux,
inaccessible. On discerne pourtant
des filets. Si tout ici paraît plus mort
que la mort, une activité tangible
semble possible. Discrète, curieuse
de tout mouvement. Un battement
d’aile, un caillou qui roule. Le paysage scrute.
Si tout lieu elfique est une bibliothèque, alors Londrangar est l’archive principale du royaume féerique. Tout se lit dans Londrangar,
les taches de guano séché, les
Psychogéographie
plantes recroquevillées, la disposition des cailloux, strates, horizons.
Omniprésentes, les ombres des
tours créent de nouvelles zones de
voyage, sur les escaliers naturels
de la roche salée. Cette circulation
absurde, toute entière structurée
autour d’un site sans histoire, sans
contenu, semble pourtant le seul
sens possible.
J’étais en Islande depuis un
mois, je baignais tout entier dans
mon désir, dans mon espoir de
voir cette nature différente se
mettre en mouvement sous mes
yeux, dans son absolue étrangeté.
Je voulais voir. Je voulais savoir.
Que me disaient ces signes, ces
rochers muets, érodés ? Ces sommets inatteignables, les recoins de
cette sombre crique, où les vagues
semblaient refuser d’exploser…
tout me criait la vérité des fées. Le
cercle de ma promenade, sans fin,
me renvoyait sans cesse à mon espace intérieur.
Devais-je croire ces légendes qui
parlent d’une salle sécrète au cœur de
l’édifice, où les voyageurs pouvaient
trouver les dernières sources écrites
d’un peuple repoussé sur les franges
de son territoire ? Se pouvait-il que
sous ce ciel de métal, sur cette terre si
profonde, il y ait une source, un texte primitif, de signes, qui me dirait
plus que mes yeux ? Avant de partir,
Ouvertures
désespéré de ne trouver aucune aspérité à ce symbole vivant, je soulevais
les dernières pierres, écartaient les
dernières touffes.
Et c’est là que je le vis.
Le trou.
Au pied de Païenne, entre deux
fourrés recroquevillés, un carré
donnant sur le sombre du flanc. Un
trou dans le ventre de l’île, où pouvaient se nouer tous les possibles.
En parcourant des yeux le champ
de lave alentours, où, pendant le
périple de 2 km, j’avais pu voir
de nombreuses ouvertures dans la
mousse, il semblait possible de traverser sous terre, sans jamais passer
véritablement sous les tours. Mais
comment trouver les réponses sans
descendre ? Plus noir que le noir,
ces tréfonds.
J’ai hésité, mais, sans matériel, je
n’ai pas pris le risque. Peut-être que
ne pas trouver une fée équivaut à
la garder en vie ; combien de salles
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éclairées de globes subtils, entre ces
failles, où compulser la nature ? Je
savais qu’il y avait quelque chose,
qu’on m’y attendait. Le froid qui
sortait du gouffre était une invitation, des mains glacées qui m’attiraient pour me souffler la vérité, me
montrer le chemin. Mais je reculais.
Je ne pouvais prendre le risque de
me retrouver encore une fois coincé
dans le réel.
Il m’est impossible de renoncer à
ce trou. Rentré chez moi, j’ai connu
la joie d’excaver un monde invisible. Cette ignorance m’a gardé
en mouvement. Ne connaître que
le Lieu, m’a permis de le peupler,
pour toujours. C’est désormais un
acte de foi en mouvement, un naturalisme émerveillé. Quand j’aurai
fait taire en moi ce besoin de matérialisme, je retournerai là-bas,
avec une lampe. Je passerai dans ce
trou sombre, et dans le silence du
basalte, je galoperai sur la pente de
mon destin.
• David Calvo est un inclassable auteur de fictions merveilleuses,
romans (Wonderful, Minuscules flocons de neige) et recueils de
nouvelles (Acide organique, Nid de coucou) confondus, quand il
ne conçoit pas bandes dessinées ou jeux vidéo.