L`image de cirque à l`épreuve des regards

Transcription

L`image de cirque à l`épreuve des regards
entretien
Clémence
Coconnier
dans “Mue”,
réalisé en 2009.
personnages, et dans l’autre on part du corps et y a la présence d’un champ et d’un hors champ
de la performance live en cherchant à la traiter et un vrai travail sur leur perception à l’image à
par et avec l’image.
travers la réalisation de Nicolas Cornu, malgré
tout, le film fonctionne sur le même principe
François Chat : J’ai trouvé les trois films très de l’épuisement progressif des différentes possidifférents. Celui de Caroline Obin, découpé bilités d’actions et de configurations du corps
en courts plans séquences, m’est apparu d’une de l’acrobate. Elle fait le tour de ses différents
structure assez classique. Dans Mue au contraire, « outils » (ses agrès) - la baignoire, le fil de fer, la
on a beaucoup de mouvements de caméra, la corde – et lorsqu’elle a épuisé leurs ressources le
sensation avec le traitement de l’image ou les film se termine.
effets spéciaux, que l’image « vibre », le film
donne une impression de saccadé. Quant à Viril,
là on est davantage dans une approche et un “Tant pour « Mue » que pour
travail cinématographique que vidéo. C’est très
sensible dans la forme. Chez les deux femmes, « Le Bruit du temps qu’il
on est dans un rapport artisanal à l’image avec
fait », le corps de ces deux
des moyens technologiques qui sont ceux de la
vidéo, la caméra à la main ou posée au sol, les femmes dicte le film,
filtres colorés… alors que chez Damien, on sent
la caméra sur pied, la présence du chef op, de impose le choix du cadre,
l’équipe technique, bref de toute une produc- des plans, du découpage,
tion derrière. On voit ça au générique de fin, j’ai
été impressionné de voir le nombre de gens qui du montage et in fine de la
avaient participé au film !
structure narrative.”
capture d’écran - dr
Cadre / plan / découpage / montage… Salvatore Lista
et corps
L’image de cirque à l’épreuve des regards
Pour prolonger la réflexion entamée dans Stradda sur le cirque et l’écran, nous avons
proposé à Salvatore Lista, scénariste et réalisateur et François Chat, jongleur, de réagir
à trois vidéos successives : “Le Bruit du temps qu’il fait” de Caroline Obin, “Mue”
de Clémence Coconnier et “Viril” de Damien Manivel.
Premières impressions
Quelle est votre réaction à chaud, tout de suite
après avoir vu les films ?
Salvatore Lista : Je fais une distinction très nette
entre les films des deux femmes, Caroline Obin
et Clémence Coconnier, et celui de Damien
Manivel. Et cette différence ne se résume pas
à l’opposition féminin/masculin même si elle
existe aussi. Ce qui diffère fondamentalement,
c’est la démarche, le mode de pensée et de fabrication de l’objet. D’un côté chez Manivel, on a
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affaire à une démarche de cinéaste qui construit
un rapport à l’image et s’appuie sur le cadre institutionnel et de production du Fresnoy en termes
de budget, de liberté de moyens, de temps de
répétition. Pour les deux autres propositions,
j’ai davantage l’impression qu’il s’agit d’une idée
ou d’un désir chez deux acrobates de cirque de
passer par l’image à un moment de leur pratique
et de leur réflexion d’artistes. En un sens, c’est
une démarche inverse : dans un cas, on part clairement de l’image pour créer une histoire et des
Salvatore Lista est
scénariste depuis
une quinzaine
d’années. Il a écrit
une dizaine de
films et collaboré
avec Erick Zonca,
Sylvain Desclous,
Franck Beauvais,
Thomas Briat. Il a
co-écrit “Mange
tes morts” de
Jean-Charles Hue,
Prix Jean-Vigo
2014, sélectionné
à la Quinzaine des
réalisateurs
à Cannes 2014.
Il collabore
régulièrement
comme consultant
sur des projets
français et
étrangers et
a réalisé deux
courts-métrages
sélectionnés en
festivals, et deux
documentaires
pour Canal+
et Arte.
Si vous trouvez les films très différents les uns
des autres, qu’en est-il de l’image des corps
qu’ils donnent à voir ? Est-elle très diverse elle
aussi ? Et comment diriez-vous que ces corps
filmés se distinguent du corps de la performance ?
F. C : Dans le film de Caroline, ce que j’ai trouvé
le plus intéressant, c’est justement ce que l’on ne
peut pas voir en spectacle : les gros plans ou le
plan rapproché où l’on voit son corps replié au
fond de la baignoire ou tous ces plans singuliers
comme lorsqu’on voit la vibration de la corde,
cela, tu ne peux pas le percevoir de la même
façon dans le spectacle vivant. C’est de l’ordre
du microscopique, on met l’œil là où il ne va pas
d’habitude.
S. L : Je dirais que tant pour Mue que pour
Le Bruit du temps qu’il fait, c’est le corps de ces
deux femmes qui dicte le film. Qui impose le
choix du cadre, des plans, du découpage, du
montage et in fine de la structure narrative. Le
film au fond s’assimile à un geste poétique qui
suit leur corps. Dans le film de Clémence, par
exemple, on est dans quelque chose de linéaire,
de très solitaire aussi, avec une continuité temporelle en cohérence d’ailleurs avec la proposition
artistique : une mue c’est un processus qui se
déroule. Et dans le film de Caroline, même s’il
Dans Viril, ça n’a rien à voir. C’est un film choral
avec des personnages multiples, une diversité des
lieux, des situations et surtout des ruptures dans
la temporalité, donc un travail de montage et
une fragmentation de la narration. Quant aux
corps des acteurs, leurs qualités de « corps de
cirque » ou de « corps acrobatiques » n’apparaît
pas comme une nécessité absolue au vu de ce
qu’ils font et montrent dans le film. L’accroche,
l’intérêt pour le spectateur se situe ailleurs, dans
l’histoire, dans l’univers créé par le réalisateur et
non dans la performance en tant que telle.
Et en quoi cette réalité présente à l’image du
cadre, du champ et du hors champ que l’un et
l’autre vous évoquez change-t-elle la vision du
corps et du mouvement ?
F. C: Pour moi, c’est assez similaire à ce que tu
peux voir dans des films de danse en termes de
qualité et de perception de mouvements. Je me
souviens d’un stage « danse et vidéo» que j’avais
suivi avec Philippe Decouflé dans les années
90. On développait tout un travail autour de la
conscience du cadre, de l’axe de nos mouvements,
en tâchant justement d’intégrer la présence de
la caméra à notre geste dansé. C’était très technique et passionnant. Vis-à-vis du cirque, ce que
la vidéo change radicalement à mon sens, c’est
la dimension du risque et la notion d’ex- ➜
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entretien
captures d’écran - dr
“Les trois propositions
posent la question de
l’hybridation des langages
à l’œuvre et de l’émergence
dans le cirque de véritables
vidéos de création.”
François Chat
“Viril”, le courtmétrage de
Damien Manivel
produit
au Fresnoy
(2007).
➜ ploit. La possibilité de couper, de refaire et
de monter les images que l’on veut nous sort
de ce suspense et de cette injonction à la réussite à tout prix propre au cirque. Par exemple,
si un jongleur fait tomber, ce n’est pas la fin du
monde, on fait juste une autre prise. Je trouve
cela intéressant parce que ça contraint le circassien à donner à sa proposition artistique un autre
horizon que la seule performance. Dans Viril par
exemple, le plan séquence où le type enchaîne
des saltos arrière, ce n’est pas tant le geste acrobatique qui frappe que son attitude et la façon
dont il l’exécute en lien avec son « personnage ».
On contextualise la performance.
S. L : Là encore, je distinguerai le film de
Damien des deux autres qui me font l’effet
d’être des « films-traces » où l’image est seconde
par rapport à la performance live. Ils m’apparaissent décontextualisés, déréalisés. On se
demande dans quel monde, dans quel temps
nous sommes. Chez Damien, le « monde » du
film est très clair, immédiatement perceptible,
“La force dans « Viril » est que
les signes du cirque sont
inscrits dans le processus
de narration lui-même,
à l’instar du plan séquence
où le personnage enchaîne
les sauts périlleux arrière.”
Salvator Lista
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c’est le monde des hommes, des vestiaires, le
monde d’aujourd’hui, notre monde. Et l’image,
la mise en scène préexiste au reste, le corps des
protagonistes rentre d’abord dans le cadre et agit
ensuite. Au fond, dans le cas des deux femmes,
j’ai le sentiment que la proposition filmique, le
médium image, n’a pas la puissance de la proposition artistique et de la présence du corps en
acte. Que je serais sans doute plus touché de
les voir en live parce que là j’aurais le poids des
corps, leur tension, leur fragilité, leur souplesse
et que je les aurais à 3 mètres de moi alors que
l’image écrase, aplatit cette dimension-là.
Scénario / thèmes / dramaturgie /
agrès / imaginaire
Comment percevez-vous l’écriture, les thèmes,
les univers explorés dans chacun des films ? Et
la façon dont les signes du cirque comme les
agrès s’inscrivent dans cette forme cinématographique ?
S. L : C’est pour moi l’élément clé. La question
du scénario, de l’écriture de l’image. Sans doute
parce que c’est mon langage, mais j’ai du mal
à me défaire de cette nécessité d’une histoire
avec des personnages. Si je n’ai pas un personnage comme un fil auquel je peux m’accrocher
et une histoire dans laquelle je peux me projeter,
je reste extérieur à l’univers dans lequel on veut
me faire entrer même si je suis – et c’est le cas
ici – ébloui par les performances de Clémence et
de Caroline.
Chez Damien Manivel, je suis tout de suite
embarqué dans l’inconnu. Dès le premier plan,
j’ai un personnage, une situation, une histoire,
même si l’un comme l’autre sont très minimalistes (un type apparaît qui joue avec un revolver et finit par se mettre une balle dans la tête).
Quant aux signes du cirque, la force dans Viril est
Jongleur, danseur,
metteur en scène,
acteur d’une
forme singulière
de théâtre du
corps et de
l’image, François
Chat présente son
premier solo “Clip
Clop” en 1993
à 14 ans.
Depuis, il
est l’auteur
notamment de
“L’œuf du vent”,
“Rotation”,
“Le bois de pin”,
“Setaccio”,
“Indéfini”.
En 1998, alors qu’il
a tout juste 20
ans, Robert Wilson
crée pour lui la
pièce “Wings on
Rock”.
Il travaillera
aussi avec le
metteur en scène
Yannis Kokkos,
les chorégraphes
Pierre Doussaint
et Jean François
Duroure, et le
musicien Fred
Frith.
Il crée cette
année “Carapace
concave”, un
projet collectif
danse et jonglage.
décalée et élaborée d’illustrer le thème titre du
film, Viril, à travers la pure dépense physique.
Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’écriture ni de pensée
de l’image dans les deux autres films. Chez
Caroline Obin, notamment, le passage par les
trois outils/agrès avec parmi eux l’élément intrus
de la baignoire et cette question de « comment
je filme une baignoire » ? Du dessus, sur le côté,
que l’on voit juste sortir une jambe, un bras, une
tête… je joue avec les caches pour fragmenter et
ré assembler le corps… et comment je filme une
corde, un fil de fer ?
De même, chez Clémence Coconnier, comment
je vais filmer un trapèze ? Sauf que c’est évident
qu’il faut le filmer ainsi le trapèze, comme un cadre
dans le cadre qui contient le corps. Si tu veux faire
sentir la mue, l’enfermement du corps dans ses
limites, il n’y a pas 36 solutions. C’est comme pour
la baignoire. Le plan s’impose de lui-même.
F. C : Sur les agrès, cette idée d’utiliser des objets
du quotidien comme la baignoire pour en faire
des agrès de cirque, des « objets acteurs », je la
trouve intéressante. Cela permet de diversifier
le travail sur l’agrès et de décliner sa nature :
agrès traditionnel, agrès construit, agrès objet
du quotidien. Plus globalement, les trois propositions aussi différentes soient-elles posent clairement la question de l’hybridation des langages
artistiques à l’œuvre et de l’émergence dans le
cirque de véritables vidéos de création. Et selon
moi, ce mouvement relativement récent devrait
s’amplifier, un peu comme lorsque la vidéo a
surgi dans la danse contemporaine à la fin des
années 80. Je crois que ça arrive tardivement
dans le cirque parce que malgré son évolution, il
n’est pas encore détaché de la performance qui
reste très prégnante.
Pour l’écriture, la composition - je parlerais aussi
du rythme – il y a une formule qui vient de la
technique du Kabuki, le théâtre japonais, que
j’utilise souvent pour appréhender les créations
les plus diverses, que ce soit un numéro de 5
minutes ou une pièce d’une heure : le Jo-HaKyù. Ce sont trois syllabes qui dessinent un
cycle qui signifie « Début-Développement-Fin »
ou « Mort-Naissance-Vie ». Tu peux le décliner à
l’infini mais ce sont toujours trois termes reliés.
C’est une boucle organique, un rythme qui va
créer un rythme aussi chez le spectateur et qui
détermine la forme de l’œuvre. Dans les trois
films que nous avons vus, j’aime les propositions
de corps et de mouvement mais c’est justement
la composition d’ensemble avec laquelle je ne
me sens pas forcément en harmonie, l’endroit
d’où ces propositions partent et là où elles t’emmènent…
Mais après tout, tous les chemins mènent à
Rome. Tout dépend de ta vision de Rome. l
Propos recueillis et mis en forme par
Marc Moreigne
Caroline Obin dans
“Le Bruit du temps qu’il fait” (1998).
Cet article ne pourra se lire sans
avoir visionné, au préalable ou en
stradda.fr même temps, les trois films qui y
sont commentés sur www.stradda.fr
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sur
stradda / n° 35 / printemps 2015 5
captures d’écran - dr
qu’ils sont inscrits à l’intérieur du processus de
narration lui-même, à l’instar du plan séquence
impressionnant où le personnage enchaîne les
sauts périlleux arrière. C’est aussi une façon