La véritable forme de la terre

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La véritable forme de la terre
La véritable forme de la terre ...
Commentaire du texte de Cosmas
En guise d'introduction, reprenons quelques remarques d'un ouvrage paru en 1854 qui
présente sommairement l'auteur et son œuvre et qui rend assez bien compte du contenu du texte
étudié : « Cosmas Indicopleustes fut d'abord marchand à Alexandrie. L'intérêt de son commerce le
conduisit en Éthiopie et en Asie jusqu à Ceylan. A son retour, il embrassa la vie monastique et dans
la paix du cloître il composa plusieurs traités de cosmographie et de géographie. Il mourut vers
l'an 550. Le seul ouvrage de ce voyageur qui soit parvenu jusqu'à nous est sa Topographie
chrétienne où, après avoir réfuté les savants de son siècle qui soutenaient que la terre était ronde, il
prétend démontrer que le tabernacle de Moïse est la véritable image du monde, que la terre est
carrée et qu'elle est enfermée avec le soleil la lune et tous les autres astres dans une sorte de cage
ou de grand coffre oblong dont la partie supérieure forme un double ciel. » (Edouard
Charton,Voyageurs anciens et modernes, Tome I, 1854). Nous montrerons ici la double intention du
moine Cosmas, à la fois pédagogique et religieuse.
Un texte pédagogique
Première remarque : on ne conçoit pas cette
description de la Terre sans plusieurs schémas
d'accompagnement, auxquels Cosmas fait constamment
référence : « πεποιήκαμεν διαγράψαι » nous avons fait
une représentation, « Διαγράφομεν τοίνυν πάλιν » :
nous avons représenté également. Les vues – du
dessus, de côté, en perspective – sont multiples et
abondamment légendées en caractères majuscules.
Elles sont aussi plutôt symétriques, comme le dévoile le
schéma ci-contre, parce que les Grecs ne conçoivent le monde qu’harmonieux, et parce qu'il est
sans doute impensable, dans une perspective chrétienne, que Dieu ait conçu un monde chaotique.
Aussi cette description est-elle fortement organisée, à la fois dans ce qui tient à la clôture du
monde et à son organisation interne. L'évocation de la Terre procède ainsi de l'intérieur vers
l'extérieur, du contenant vers le contenu. On ne sera pas surpris de voir nombre de repères spatiaux
organiser cet espace : « ἔσωθεν (à l'intérieur), Πέριξ (autour), ἔνθα (là), πανταχόθεν (de toux
côtés), etc. Comme il faut donner à voir, la description passe aussi par la métaphore et la
comparaison, qui ramènent le cosmique aux dimensions du quotidien : ainsi, la limite supérieure du
monde est une « chambre » (καμάρα) qui forme « comme une vaste rotonde de thermes » (ὡς θόλος
λουτροῦ μεγάλη ») .
Le monde terrestre est un univers étroit, une boite délimitée par des murs (τοῖχος/τοίχους) et
close par un toit (στέγην), un coffre dont le plafond recèle une sorte de double fond : on expliquera
tout à l'heure pourquoi. Cosmas hérite de l'ethnocentrisme grec dans la mesure où il parle de « τῆς
γῆς τῆς μεσοτάτης ἧς νῦν κατοικοῦμεν » : la terre du milieu1 que nous habitons maintenant. La
référence qux « quatre mers navigables » (τοὺς τέσσαρας κόλπους τοὺς πλεομένους) va dans le
même sens puisque ces quatre mers (« Ῥωμαϊκόν, Ἀράβιον, Περσικόν, Κάσπιον ») se concentrent
1 D'une manière amusante, la géographie du Seigneur des Anneaux rejoint ici celle de Cosmas dans l'évocation d'une
« terre du milieu ». Chez Tolkien toutefois, l'Est n'est pas la frontière d'un paradis perdu, mais l'horizon terrible du
royaume de Mordor.
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dans une zone géographique très étroite. La chose peut d'ailleurs sembler étonnante de la part d'un
navigateur accoutumé à d'autres horizons : rappelons que « Indicopleustès » signifie « qui a navigué
jusqu'aux Indes ». Autre héritage mythologique : celui du firmament (« τὸ στερέωμα »), cette voûte
solide – à laquelle la Bible aussi fait référence – qui est la limite supérieure du monde. C'est un
univers si clos qu'il contient tout : « la terre et l'eau » (ἡ γῆ καὶ τὸ ὕδωρ) et « même les astres » (καὶ
ἄστρα).
Une géographie sacrée
La terre d'Anaximandre
La description proposée par Cosmas s'appuie d'abord sur une
conception de la Terre partiellement héritière de la mythologie grecque,
qu'on retrouve par exemple chez le philosophe Anaximandre de Milet (VIe
siècle avant J.-C.). S'inspirant partiellement des récits mythologiques, celuici imagine en effet une terre plate entourée du fleuve Océan, et c'est bien le
schéma global que nous propose Cosmas en nous présentant « τὸν Ὠκεανὸν
πέριξ [τῆς γῆς] ». Innovation : l'auteur suppose une terre au-delà de l'Océan
(« τὴν γῆν τὴν πέραν τοῦ Ὠκεανοῦ »), où il posera les fondations des murs
qui délimitent le monde.
Cette description repose aussi et avant tout sur la lecture littérale de la Bible. Le titre même
de l'ouvrage , Topographie chrétienne, indique assez les intentions et le parti pris de Cosmas.
Mais pourquoi donc cette allure de coffre qu'affecterait le monde ? C'est que notre moine
grec fait implicitement référence au Tabernacle de Moïse, la tente qui abritait l'Arche d'alliance. Les
instructions données à Moïse pour la construction du Tabernacle se retrouvent dans la Bible, livre
d’Exode, chapitres 25 à 27. Le Tabernacle était une construction faite d’une série de planches de
bois d'acacia, recouvertes ou plaquées d’or, reposant sur des socles d’argent, et retenues ensemble
par des barres de même bois également recouvertes d’or.
A cette topographie chrétienne appartient aussi l'évocation du Paradis : « ἔνθα καὶ ὁ
παράδεισος κεῖται κατὰ ἀνατολὰς. » : là encore se trouve le Paradis, à l'est. Ce paradis, ce jardin –
le sens est le même que dans le mot hébreu « Eden » – est nettement séparé du reste du monde sur
le schéma proposé par Cosmas. C'est que Yahvé, après la faute originelle, « bannit l'homme [du
Paradis terreste] et posta devant le jardin d'Eden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour
garder le chemin de l'arbre de vie. » (Genèse 3:24) Il n'est donc plus question pour quelque humain
que ce soit – fût-ce le Christ – de regagner ce lieu à jamais interdit.
Le Paradis est donc inaccessible. On comprend du coup la raison qui pousse Cosmas à
supposer, dans ce monde clos, un « deuxième lieu » (χῶρος δεύτερος), un ailleurs qui abritera le
Sauveur après son ascension : γένηται δύο χῶροι ἀνάγαιον καὶ κατάγαιον. « il y a deux lieux, l'un
en haut, l'autre en bas », que sépare le fameux firmament. Le lieu supérieur est le « Royaume des
cieux » (ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν) évoqué par la Bible. Appuyée sur l'autorité incontestable de la
référence religieuse, la symétrie tient lieu de preuve : au passage qui commence par « Ἔστι ὁ χῶρος
ὁ εἷς... » répond ainsi tout naturellement celui qui commence par « καὶ ἀπὸ τοῦ στερεώματος... ».
En guise de conclusion, il est bon de réfléchir, ente autres, au caractère non linéaire du
progrès scientifique : 900 ans environ après Aristote, ferme partisan de la sphéricité de la Terre,
voilà que le moine Cosmas présente un texte régressif, fondé sur une géographie purement sacrée.
Dans une période marquée par les fondamentalismes, ce texte rétrograde constitue, à son corps
défendant, un avertissement pour lecteur moderne contre un aveuglement idéologique qui
prétendrait subordonner la science aux préjugés d'une doctrine.
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