Texte complet - Collège Albert Sidoisne

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Texte complet - Collège Albert Sidoisne
JEAN PHILIPPE VAN DEN BROECK
L’ORGUEIL D’AIMER
(Juliette et Victor)
L’ORGUEIL D’AIMER
PERSONNAGES
Mais aussi
Victor
Juliette
Le temps qui passe (musique)
Le monde extérieur (bande son)
DECOR
Au jardin, le « côté Juliette ».
- Au fond, un paravent derrière lequel seront ses robes.
- Devant, une table avec lettres, papiers, encrier, plumes, ainsi que des
gants, mouchoir, chapeau, rubans.
- Un tabouret.
-
A la cour, le « côté Victor ».
Un autre paravent au fond.
Une table couverte aussi de papiers, encriers, plumes.
Une petite malle, dite « aux manuscrits » au pied de la table.
Un tabouret.
Ces meubles, identiques, auront cependant une couleur distincte pour Juliette et
pour Victor.
Les tables doivent se déplacer aisément.
Cette pièce a été créée le 7 janvier 2012, salle D.Doussineau à Chartres, par
la Compagnie NAXOS THEATRE, avec Julia PICQUET, Thomas MARCEUL,
dans une mise en scène de l’auteur.
L’ORGUEIL D’AIMER
PERSONNAGES :
Victor
Juliette
ACTE I
Scène 1
Dans le noir (ou rideau fermé), on entend la voix seule de Juliette qui chante,
puis la musique vient la rejoindre, en même temps que la lumière monte
lentement (ou que le rideau s’ouvre).
Le couple est au lit. On les suppose nus sous les draps.
JULIETTE chantant - « S’il est un charmant gazon
Que le ciel arrose,
Qui brille en toute saison
Quelque fleur éclose,
Où l’on cueille à pleine main
Lys, chèvrefeuille et jasmin,
J’en veux faire le chemin
Où ton pied se pose ! »
VICTOR
- Chante encore. Oui, chante encore, ô toi qui chantes beau.
JULIETTE chantant - « S’il est un sein bien aimant
Dont l’honneur dispose
Dont le ferme dévouement
N’ait rien de morose,
Si toujours ce noble sein
Bat pour un digne dessein,
J’en veux faire le coussin
Où ton front se pose ! »
VICTOR
- C’est beau ! Que c’est beau !
JULIETTE - Ce sont tes vers que je chante.
VICTOR
- Pauvres mots. La voix de ton âme leur donne la poésie.
JULIETTE - C’est mon amour que tu entends. Ce nouvel oiseau qui s’est
posé sur moi. C’est lui qui chante.
« S’il est un rêve d’amour
Parfumé de rose,
Où l’on trouve chaque jour
Quelque douce chose,
Où l’âme à l’âme s’unit,
Oh ! j’en veux faire le nid
Où ton cœur se pose ! »
VICTOR
- Rien n’est plus enivrant que le chant qui sort de tes lèvres, si ce
n’est le baiser qu’on y cueille.
JULIETTE - Dis-moi que nous ne rêvons pas. Dis-moi que notre amour est la
seule, la véritable vie.
VICTOR
- Tu me ressuscites, Juliette. Tes yeux posés sur moi sont deux
soleils qui réchauffent une ruine.
JULIETTE riant - Une ruine ! Toi ! Ô poète ! Tu inverses les rôles. C’est toi
qui as daigné abaisser ton regard jusqu’au ruisseau où se noyait une ortie.
VICTOR
- Moi, je t’ai toujours vue belle. Tu piquais, en effet, mais comme
piquent les roses, avec éclat. Éblouissante comme un oiseau de flamme qui
brûle tous les cœurs s’en approchant trop près.
JULIETTE - Pourrais-tu imaginer, toi, une histoire plus belle que la nôtre ?
VICTOR
- Je n’invente pas la vie. Elle seule imagine. Moi, je la mets en
vers pour retrouver l’ordre voulu par Dieu.
JULIETTE - Alors, notre amour peuplera ton œuvre ?
VICTOR
- Partout. Comme une tapisserie parsemée de fleurs. Et chaque
fleur n’aura qu’un nom : Juliette.
JULIETTE - Et la tapisserie se nommera : mon Victor.
VICTOR
- Si mon nom reste après moi, Juliette sera immortelle.
JULIETTE - Ce ne sera que justice, puisque sans toi je ne peux plus vivre.
VICTOR
- Rien n’est pire que de ne pas être aimé. Personne ne peut vivre
sans amour.
JULIETTE - Toi, tu n’as pas attendu vingt-six ans avant de le rencontrer.
VICTOR
- Oh ! J’ai beaucoup souffert.
JULIETTE - Moi, j’ai beaucoup pleuré.
VICTOR la contemple un moment, puis se lève brusquement
- Il est temps. Allons.
JULIETTE - Déjà !
Il se dirige vers un paravent pour s’habiller.
Juliette se lève plus lentement, comme à regret, et se dirige aussi vers un autre
paravent.
Ils se parlent d’un paravent à l’autre. Juliette chantonne.
VICTOR
- « Oui, je suis le regard et vous êtes l’étoile
Je suis la barque errante et vous êtes la voile… »
JULIETTE - Je suis l’âme enivrée par le vin de l’amour
Donne encore, donne encore et donne-moi toujours...
Que dit le maître de ces deux vers divins ?
VICTOR
- Amour et toujours riment assez bien. Pour le reste…
JULIETTE - Chacun son métier. Le mien est de t’aimer. Il me suffit.
VICTOR
- Devine à quoi je pense, ma Juliette.
JULIETTE - Je me doute et je l’espère.
VICTOR
- Alors, dis-moi.
JULIETTE - Ne me fais pas dire des choses inconvenantes. Une femme doit
se respecter, mon cher.
VICTOR
- Il n’y a nulle inconvenance à penser à ton art d’être belle. Vous
êtes une artiste, Juliette, jusqu’à la pointe de vos cheveux.
JULIETTE - Jusqu’à la pointe de quoi ?
VICTOR
- De vos cheveux.
JULIETTE - Ah ?... Et moi, sais-tu où vont mes pensées ?
VICTOR
- Je redoute le pire.
JULIETTE - Gagné !
Ils rient tous deux.
Ils réapparaissent, habillés, Juliette en tenue d’intérieur, Victor vêtu pour
sortir.
Scène 2
JULIETTE - Tu pars ?
VICTOR
- Tu sais bien.
JULIETTE - Tu m’avais dit que la journée serait pour nous.
VICTOR
- Ne l’a-t-elle pas été ?
JULIETTE - Mais tu t’en vas.
VICTOR
- Nous nous retrouverons tout à l’heure au théâtre. Tu joueras, je
t’admirerai et puis nous reviendrons.
JULIETTE - Où vas-tu, maintenant ?
VICTOR
- Travailler, voyons.
JULIETTE - Tu peux travailler ici. Vois, tu as autant de papier, de plumes et
d’encre que tu veux. Je ne te gênerai pas. Je m’assiérai là et je te regarderai,
sans bouger le moindre petit bout de cheveu ou d’orteil.
VICTOR
- Juliette…
JULIETTE - La vérité est que tu es déjà fatigué de moi.
VICTOR
- Tu sais bien que si je pouvais… Tiens, c’est toi qui vas prendre
la plume et écrire à ton Victor, pendant que ton Victor travaillera pour toi.
JULIETTE - Je ne sais même pas où tu vas vraiment.
VICTOR
- Tu te défies de moi ?
JULIETTE - C’est toi qui manques de confiance à mon égard. Tu ne me dis
jamais où tu vas quand tu me quittes, qui tu vois, à qui tu parles, à qui tu
penses.
VICTOR
- Et moi, suis-je seulement certain que tu ne sors pas aussi quand
j’ai le dos tourné ? Que tu ne rencontres pas des personnes que je ne connais
pas ?
JULIETTE - Oh ! Si tu ne m’abandonnais pas, tu le saurais. Viens, viens me
surprendre, à toute heure de jour et de nuit, quand tu veux, je ne demande pas
mieux, et ainsi tu ne douteras plus de ma fidélité.
VICTOR
- Ne me reproche rien, Juliette. Si tu savais comme je souffre
aussi, loin de toi, tu me plaindrais au lieu de m’accuser. Ce que tu demandes, je
le voudrais aussi, mais je me dois à ma famille, à mon métier, ne l’oublie pas.
JULIETTE - Oh, je n’oublie pas ! Je sais que je suis la femme interdite. Tout
Paris clabaude sur nous, mais tout Paris en fait autant, même sans amour.
Seulement, il faut respecter les préjugés, se prosterner devant les convenances,
et la pauvre femme qui aime doit rester cachée. Elle est la pécheresse, la
sorcière qui détourne l’honnête homme vénéré. Mais quel est ce monde où
l’amour n’a pas droit de cité ?
VICTOR
- Il ne s’agit pas seulement de notre amour, Juliette. Il s’agit aussi
de mon travail, de l’éprouvante carrière que j’ai embrassée.
JULIETTE - Celle-là, tu l’embrasses plus souvent que moi ! Mais ce n’est pas
d’elle que je suis jalouse, au contraire. Je l’aime, je la respecte, je l’adore,
puisqu’elle est toi.
VICTOR
- Je t’épargne toujours, pour ne pas t’attrister, les mille tracas que
j’endure nuit et jour. Rien qu’au théâtre, tu sais comme moi ce qu’il faut de
patience et de bonne volonté avec les directeurs, les acteurs, les musiciens, les
peintres. En plus, il faut écrire, écrire et encore écrire. Et l’œuvre à peine
terminée, il reste encore à discuter pied à pied avec les éditeurs qui me
ruineraient si je les laissais faire, à me défendre contre la censure toujours aux
aguets. Et je ne te parle pas des solliciteurs qu’il faut sans cesse recevoir.
JULIETTE - Des solliciteuses, aussi ! Il y a du beau monde le soir dans ton
salon. Toutes ces belles dames…
VICTOR
- Et tous les jeunes gens qui te regardent dans la rue ?
JULIETTE - Je ne les vois pas.
VICTOR
- Tu n’as pas besoin de les regarder pour savoir qu’ils t’admirent.
Tu connais trop ton métier.
JULIETTE - Oh ! Tu m’insultes !
VICTOR
- Je t’ai vue. Tu marches d’une façon inconvenante.
JULIETTE - Comment peux-tu dire ? Je ne lève seulement pas les yeux.
VICTOR
- Quand il pleut, tu relèves ta jupe au-dessus des souliers.
JULIETTE - Tu préfères que je la salisse dans la boue ?
VICTOR
- Les femmes convenables ne montrent pas leurs chevilles dans la
rue.
JULIETTE - Les femmes convenables ont un cabriolet qui les protège de la
pluie.
VICTOR
- Tu sais bien que je ne peux t’offrir un cabriolet. Je n’en ai même
pas pour ma famille.
JULIETTE - Je ne t’en demande pas, non plus. Je ne te demande que de
m’aimer, de croire et de respecter mon amour. Mais je vois bien que tu n’y
parviens pas.
VICTOR
- Mais mon pauvre ange, ne vois-tu pas que mon cœur est aussi
déchiré que le tien ? Je sais que ta vie passée n’est due qu’au mauvais sort,
mais je sais aussi qu’en dépit de ta chute…
JULIETTE - Ma chute ! Encore ma chute ! Que pouvais-je faire d’autre ?
VICTOR
- Depuis que je t’aime, tu te relèves chaque jour davantage. Ton
âme est restée pure.
JULIETTE - Mais ma robe est encore souillée, n’est-ce pas ? Et tu ne vois
toujours que la souillure. Tu ne vois pas que mon amour pour toi est pur. Pur,
tu entends, puisqu’il est le premier que je rencontre. J’ignorais qu’un tel amour
puisse seulement exister. Je ne l’avais jamais vu nulle part. Non. Je vois bien
que tu t’efforces de me comprendre un peu, parce que tu es bon, intelligent,
généreux, mais ton amour pour moi n’est pas aussi entier que le mien, puisque
tu le partages.
VICTOR
- Mais je t’aime ! Je te plains, je te bénis, parce que je t’aime !
JULIETTE - Je ne veux pas que tu me plaignes ! Je veux brûler au fer rouge
cette plaie que tu ouvres toujours. Et quand tu pars ainsi, je suis plus anéantie
que si tu n’étais pas venu. Va, va, retrouve ton monde, tes solliciteuses béates.
Va donner du bonheur à ceux qui y ont droit.
VICTOR
- Je veux le tien aussi. C’est le mauvais sort qui nous sépare et qui
nous fait souffrir, mais tu ne peux nier mon amour.
JULIETTE - Je ne le nie pas, je le connais, mais il est incomplet. Vous autres
hommes, vous ne donnez jamais que la moitié de votre cœur à l’amour. Le
reste est pour la gloire.
VICTOR
- Folle ! Folle qui ne crois pas que je t’aime !
JULIETTE - Alors, laisse-moi à ma folie. Va, va… Sois heureux, toi, et
oublie la pauvre femme qui s’est donnée à toi pour la vie et qui mourra puisque
tu ne l’aimes pas.
VICTOR
- Ne dis plus jamais que je ne t’aime pas !
JULIETTE - Tu ne m’entendras plus le dire. Si tu franchis cette porte, je me
tue.
VICTOR
- Si tu veux. Mais n’oublie pas de venir jouer. Ce soir la salle est
pleine.
Il sort.
Scène 3
Juliette seule. Au cours de son monologue, elle se vêtira pour aller au théâtre.
Elle sera très belle, élégante, séduisante, désirable, c’est-à-dire exactement le
contraire de ce qu’elle dit d’elle même.
JULIETTE - Quel homme ! Mais quel homme ! Je lui dis que je vais me tuer
et il me donne rendez-vous au théâtre le plus naturellement du monde… Ces
grands hommes sont insupportables. Ils ne doutent jamais d’eux. Oui, mais lui
doute de moi. De moi, qui depuis notre premier jour ne suis qu’à lui, matin,
soir, quand je l’attends, quand il entre, quand il est là, quand il repart. Sans
cesse lui, toujours lui ! Il a raison, aimer autant, c’est être folle. Mon pauvre
esprit est trop petit pour un cœur comme le mien. Il ne le comprend pas. Alors
il crie. Et moi je pleure, je me lamente quand je devrais rendre grâce au ciel…
Si seulement je pouvais séparer mon triste caractère de mon cœur. Comme je
serais belle, alors, et toujours gaie. Au lieu de cela je m’emporte, je deviens
méchante et injuste. Oh Victor ! J’ai encore gaspillé un beau jour ! Toi qui es si
fort, aide-moi à vaincre mon mauvais penchant… Tu m’aimes, dis-tu. Non. Tu
acceptes mon amour mais tu ne le connais pas tout entier.
Ou alors l’amour n’existe pas. C’est une maladie, une illusion, une légende
qu’on raconte aux enfants pour les faire patienter, ou un mensonge des poètes.
Un beau mensonge, sans doute, mais vraiment cruel. Et moi, pauvre folle, c’est
justement un poète que j’aime ! Et je crois tout ce qu’il me dit ! Un poète pour
toi ! Mais où as-tu la tête ? Et marié ! Et fidèle à sa famille !... Non. Il faut
admirer un poète pour la beauté de ses vers, mais rien de plus. La poésie n’est
pas la vie…
Mais la vie sans amour n’a plus de poésie… Alors, notre belle histoire se
termine-t-elle déjà ? Je le crains, mais je n’ai pas encore la force de l’espérer.
Mon amour trop véhément l’importune. Pour lui, mon mauvais sort est un
fardeau, alors la fin de notre histoire le libèrera… Lui… Tandis que moi… Oh
moi… S’il ne m’aime pas, je n’aurai pas le temps de vieillir, voilà tout. Alors
tu vois, Victor, pourquoi ta jalousie est injuste.
Oh, monsieur Hugo, vous êtes trop grand savant pour moi. Vous m’avez fait
rêver, je vous en remercie, mais, s’il vous plaît, laissez-moi où je suis. Si vous
insistez, je vous fuirai… si j’en ai le courage. Je ne suis qu’une pauvre chose,
moi, bête et maladroite quand il faudrait être belle et intelligente, faible quand
il faudrait être forte, amoureuse quand il faudrait réfléchir… Etrange vie,
frivole et insipide, exaltée et inutile, brûlée par un amour qui se dérobe. Déjà ?
Mon Dieu que les rêves sont courts. Tu vois, Victor, je suis prête. Je vais au
théâtre, puisque c’est mon métier mais… je ne te regarderai pas.
Elle sort.
Musique. Noir lent
La musique reprend l’état d’âme de Juliette, mais sans dramatiser. On doit
sentir que ce qu’elle vient de dire n’est pas totalement vrai, que la beauté et
l’espoir l’emportent.
S’y mêlent des rumeurs de théâtre, peut-être des voix d’acteurs sur des
répliques de « Lucrèce Borgia ». Puis des applaudissements qui se terminent
en acclamations.
Retour de la lumière.
ACTE II
Scène 1
On entend encore les acclamations. Ils rentrent ensemble du théâtre en tenue
de soirée, aussi gais que s’ils avaient bien goûté au champagne. Victor pose un
paquet de journaux sur sa table. Il y a des lettres sur celle de Juliette.
JULIETTE s’affalant sur un siège – Il me semble que les acclamations nous
suivent jusqu’ici. Ma tête en bourdonne encore. Les minutes de triomphe sont
toujours trop courtes, elles devraient durer toute la vie.
VICTOR
- As-tu lu les journaux ?
JULIETTE - Tu ne me les as pas encore montrés. Oh, mon Victor ! Quand le
public réclame l’auteur sous les ovations, si tu savais comme je suis fière ! Je
voudrais lui crier : toi tu l’admires, mais moi je l’aime. Il te donne son génie,
mais moi j’ai son cœur et toute sa jolie personne. Et toi, comme un souverain,
tu t’inclines devant ton peuple d’un modeste salut, mais ton œil étincelle. La
foule enfin te rend hommage.
VICTOR
- Le public aussi peut avoir du talent, pour peu qu’on lui apporte
une œuvre qui l’éduque et l’enflamme. Il ressent alors l’amour que lui porte le
poète et lui en rend grâce, parce qu’il reconnaît en lui un grand frère qui le
guide vers le beau… Force est de constater que tous les journalistes n’en sont
pas encore là.
JULIETTE - Ils ne peuvent te maltraiter cette fois, à part ceux qui font
profession de bêtise et de mauvaise foi.
VICTOR
- Ceux-là ne désarmeront jamais, mais depuis longtemps je ne
cherche plus à les convaincre. Je travaille pour ceux qui ont assez de noblesse
d’âme pour me comprendre. (Lisant un journal) Oh oh ! Ecoute ce qu’écrit ce
bon Théophile.
JULIETTE - Théophile ?
VICTOR
- Gauthier.
JULIETTE - Ah ! Gilet rouge !
VICTOR
- Gilet rouge, comme tu l’appelles. Ecoute : « C’est dans le petit
rôle de la princesse Négroni que Mademoiselle Juliette a jeté le plus vif
rayonnement… Elle a créé une ravissante figure, une vraie princesse italienne,
au sourire gracieux et mortel… Un visage rose et frais… Si charmante… qu’on
se trouverait heureux de mourir après lui avoir baisé la main… » Eh ! Eh ! Ne
devrais-je pas être jaloux ?
JULIETTE - Pas de lui. C’est un ami véritable, lui, tu le sais. D’ailleurs, s’il
exagère - un tout petit peu – c’est pour te faire plaisir.
VICTOR
- La Gazette n’est pas en reste : « Une foule immense,
déploiement de forces militaires autour du théâtre… Salle pleine jusqu’aux
combles. »
JULIETTE - Ça, c’est ton triomphe à toi.
VICTOR
- Et celui-ci, d’un nommé Alphonse Karr. Tu connais ?
JULIETTE - Ah non ! Pas lui !
VICTOR
- Pourtant, il n’a pas désarmé : « Une actrice rose et jolie, disant
quelques mots à des jeunes gens couronnés de fleurs… Aucune n’était mieux
parée qu’elle… »
JULIETTE - Arrête ! Pas lui ! (Elle déchire le journal.) Ils mentent tous ! Ils
ne voient que ma beauté, mes robes, mes épaules ! Et mon cœur, alors ? Mon
esprit ? Mon talent ?
VICTOR
- Il éclatera bientôt, avec le rôle de Jane.
JULIETTE - Encore une pauvre fille. Une pécheresse comme tu les aimes.
VICTOR
- Une grande âme ! Une grande âme, Juliette ! Une grande âme
sauvée par l’amour. Notre rédempteur à tous.
JULIETTE comme pour elle, après un long temps où elle regarde Victor :
- Rédempteur… après la faute… Toujours !
VICTOR
- Je te parle de Jane. Le personnage que tu vas jouer, face à la
reine.
JULIETTE - Face à la vieille George, qui me déteste et que tu flattes, soir
après soir.
VICTOR
- Je rends hommage à son talent, voilà tout. Elle est tout de même
une magnifique Lucrèce et sera une Marie Tudor redoutable.
JULIETTE - Surtout pour moi ! Elle ne rêve que de m’évincer parce que c’est
moi qui ai gagné le brillant auteur qu’elle aurait voulu conquérir, et pas
seulement pour la scène.
VICTOR
- Qu’y puis-je ? Chacun sait dorénavant que c’est toi que j’aime.
JULIETTE - Mais aucune n’a renoncé, et surtout pas elle. Elle mène son
monde par le bout du nez, toi comme les autres.
VICTOR
- Mais, Juliette, il est nécessaire…
JULIETTE - De courber l’échine devant son pouvoir, je sais. Monsieur Hugo,
est un auteur de prestige qui emplit les caisses de son théâtre, alors elle veut le
garder, et monsieur Hugo baise les poignets de la grosse dame avec force
compliments.
VICTOR
- Où jouerons-nous Marie Tudor si elle nous chasse ?
JULIETTE - Est-il besoin de lui dire chaque soir qu’elle est la plus grande ?
Jamais la plus grosse, ni la plus vieille, ni la plus méchante, non, la plus
grande. La plus grande comédienne, la plus grande tragédienne, la plus
pathétique, la reine du théâtre !
VICTOR
- J’assume mes devoirs, rien de plus.
JULIETTE - Et pendant que tu assumes, mademoiselle Juliette, réfugiée dans
sa loge, attend le retour du grand homme.
VICTOR
- En fort galante compagnie, tout de même ! Tes rires, qui
résonnent dans les couloirs, prouvent que mademoiselle Juliette ne s’ennuie
pas.
JULIETTE - Si je m’ennuie ! Ces blondins ne disent que des niaiseries.
VICTOR
- Qui t’amusent au plus haut point.
JULIETTE - Non ! Je ris pour ne pas pleurer. Je ris pour ne pas hurler ma
jalousie et ma peur.
VICTOR
- C’est bien à toi d’être jalouse, vraiment ! Faut-il te rappeler…
JULIETTE - Non. Je ne le sais que trop et tu ne m’en fais jamais grâce.
VICTOR
- Quand je te vois folâtrer ainsi, je redoute toujours que tu ne
retombes dans tes anciens errements de futile vanité.
JULIETTE - Crois-tu donc que je préfère la vanité à l’amour ? C’est toi que
j’aime, si tu ne le sais pas encore. Toi seul.
VICTOR
- Qui me dit jusqu’où vont tes complaisances pour tous ces
gandins qui te serrent de près ?
JULIETTE - Aucune complaisance. Aucune. Depuis que tu es ma vie, je n’ai
jamais posé ni mon regard, ni mes pensées vers un autre que toi. Je ne vois que
toi. C’est vrai, Victor. Oh oui, c’est vrai. C’est bien vrai, c’est bien vrai.
Comment t’en convaincre ?
VICTOR
- Une honnête femme ne…
JULIETTE - Je suis une honnête femme ! Autant que tu es un honnête
homme.
VICTOR
- Je ne veux pas te perdre et je ne veux pas que tu te perdes.
Appuie-toi sur moi, ne trébuche plus et tu vaincras l’adversité.
JULIETTE - Quand ai-je trébuché ? Et toi, quand donc es-tu sincère avec
moi ?
VICTOR
- Toujours.
JULIETTE - Toutes tes lettres vantent ma grandeur d’âme, ma pureté de
cœur, mon dévouement et mille qualités que je ne suis pas sûre de posséder, et
tous les jours tes paroles disent le contraire, tous les jours tu me soupçonnes de
turpitudes imaginaires. Quand donc dois-je te croire ? Quand tu me flattes ou
quand tu me flétris ? Quand tu me baises ou quand tu flirtes avec la vieille
George ?
VICTOR
- Je ne te mens jamais. Je te dis ce qui est. Tu te conduis encore
comme il ne faut plus.
JULIETTE - Alors, ce sont tes lettres qui mentent. (Elle prend un paquet de
lettres dont elle lit des passages.) « N’oublie jamais que je t’aime. » Faux !
(Elle la déchire.) « Tu emplis mon cœur et ma vie. » Faux ! (Idem) « Ta pensée
ne me quitte pas. » Faux ! (Idem) « Ton cœur si noble, si simple, si dévoué. »
Faux ! (Idem) « Je souffre loin de toi. » Faux ! Faux ! Faux !
Elle veut déchirer le paquet. Victor parvient à en reprendre quelques-unes.
Et même ce mouchoir que tu m’avais rendu. Il n’est même pas à moi !
Musique « déchirante » ( !)
Chacun dans un coin, en proie à leur tristesse, sans se regarder, ils disent ces
bouts de phrases, avec un temps entre chaque réplique, comme des enfants qui
boudent.
JULIETTE - Je ne t’écrirai plus.
VICTOR
- Moi, je t’écrirai toujours.
JULIETTE - Il faut toujours que tu aies le dernier mot.
VICTOR
- Tu as déchiré mes lettres, mais tu n’as pas détruit mon amour.
JULIETTE - Tu me fustiges, mais tu ne tues pas le mien.
VICTOR
- Ensorceleuse.
JULIETTE - Dieu cruel.
ENSEMBLE- Me feras-tu mourir ?
Non !
Sur ce mot, ils se retournent et, lentement, sur la musique, dans un mouvement
plein d’hésitation, déjà chorégraphié, ils se rapprochent l’un de l’autre, puis
s’étreignent.
JULIETTE - Pourquoi sommes-nous si fous, plus bêtes et plus féroces que
des tigres et des ours ? Quel est donc cet amour qui nous rend si méchants l’un
envers l’autre ?
VICTOR
- Nulle méchanceté, Juliette, non. La peur, peut-être. Nous avons
déjà perdu tant d’illusions que nous redoutons de sombrer à nouveau. Enfant,
j’avais bâti un monde idéal que je croyais éternel. Il s’est dissout si vite…
JULIETTE - Oh ! Mon enfance à moi… Un radeau en dérive sur des sables
mouvants.
VICTOR
- Pourtant, je suis sûr de l’éternité. Les âmes qui s’aiment ne
peuvent mourir.
JULIETTE - Alors pourquoi souffrent-elles ? Pourquoi se font-elles tant de
mal ?
VICTOR
- Parce qu’elles ne parviennent pas à s’extirper de la gangue
terrestre. Elles veulent s’envoler, mais les ronces sans amour s’agrippent à
leurs ailes pour les faire retomber.
JULIETTE - Tu vois bien que tu dois m’aimer.
VICTOR
- Pourquoi ne le crois-tu pas ?
JULIETTE - Ensemble, à nous deux, nous nous sauverons.
VICTOR après un temps - Alors, travaillons. Chère mademoiselle Juliette, la
petite Jane vous attend. Avez-vous appris le rôle ?
JULIETTE - Oubliez-vous, auteur bien aimé, que vous me le donnâtes à
copier et qu’ainsi je l’appris en l’écrivant ?
VICTOR
- Fort bien. Je vous écoute.
Victor s’assied et commence à regarder les lettres qu’il a récupérées. Juliette
ouvre la brochure de « Marie Tudor », mais la connaît par cœur.
JULIETTE - Sais-tu que souvent je préfèrerais avoir à dire les paroles du bon
Gilbert ? Tiens, dès le premier acte : « Que j’ai de peine à me séparer de vous,
fût-ce pour quelques heures. Qu’il est bien vrai que vous êtes ma vie, ma joie. »
Ou bien celle-ci : « M’aimes-tu ? C’est de ce mot-là que j’ai besoin… » Tu
m’écoutes ?… Que lis-tu ?
VICTOR
- Ceci.
JULIETTE - Oh non ! Je ne voulais pas que tu les voies !
VICTOR
-« Lettre de change – Monsieur Jourdain, tapissier – 3000
francs. »
JULIETTE - Je l’acquitterai.
VICTOR
- Avec quoi ? « Relevé du Mont de Piété » pour dix chemises,
quarante robes, douze peignoirs, deux pèlerines, cachemire, mouchoirs de
dentelle, 1700 francs… Tu es loin du compte. Et moi, je ne les ai pas.
JULIETTE - Je joue. J’ai mon travail. Harel m’exploite, me torture, me tue,
mais il paye. Il est odieux, mais il paye.
VICTOR
- Et celle-ci ! « Tribunal de commerce – Citation à comparaître –
Affaire Ribot » Encore celle-là ! 8000 francs.
JULIETTE - C’est demain. Mais ne t’inquiète pas, je serai au théâtre à
l’heure.
VICTOR
- S’ils te condamnent, ce n’est pas au théâtre que tu iras demain
soir.
JULIETTE - Ils seront bien obligés de reconnaître ma bonne foi.
VICTOR
- Ta légèreté, ta coquetterie, ton insouciance te perdront.
JULIETTE - Il y a longtemps que je ne suis plus la même, tu le sais. Ce sont
les ignominies d’autrefois qui me poursuivent, au temps où j’ai dû répondre
pour des gens insolvables.
VICTOR
- Insolvables. Pas tous.
JULIETTE - Mais tous sans honneur, indignes, vils, qui se dérobent et nient
leurs fautes.
VICTOR
- Les journaux ne manqueront pas d’en faire des gorges chaudes.
Je ne pourrai pas tous les tenir.
JULIETTE - Demain, je jouerai, Victor. Malade, peut-être, mais je serai une
Jane digne de toi, tu verras, dussé-je mourir d’épuisement.
VICTOR
- N’oublie pas que mon œuvre t’appartient. Dès que le rideau
s’ouvre, les acteurs sont les seuls maîtres. L’auteur ne peut plus rien, mais il
attend tout.
JULIETTE - Tu seras pleinement satisfait, je te le jure. Ta Juliette prouvera
son amour et tu n’en douteras plus jamais. Regarde.
Musique d’un seul coup. Sans transition, Juliette est isolée dans un halo,
comme si elle était en scène. Pendant qu’elle dit les répliques de Jane, on
entend une foule bruyante qui se moque, rit, applaudit inopinément. Pardessus, la voix off du président de tribunal. Dans la musique, l’équivalent de la
cloche à la fin de « Marie Tudor ».
C’est une scène de cauchemar dans le brouhaha de la salle.
JULIETTE jouant - « Madame, par pitié ! Madame, au nom du ciel ! Sauvez
Gilbert, madame ! Par votre couronne !... Cet homme… Oh, madame, cet
homme c’est ma vie, cet homme c’est mon mari… Je viens vous dire qu’il a
tout fait pour moi… Sans lui, madame, je ne vivrais plus…
VOIX OFF - Affaire Ribot contre mademoiselle Juliette…
JULIETTE - Vous voyez bien que je ne suis qu’une pauvre misérable et qu’il
ne faut pas être sévère avec moi.
VOIX OFF - Reconnaissance de dettes pour la somme de 8000 francs, envers
la demanderesse à la date du…
JULIETTE - Je ne sais pas. Cela me rend folle, voyez-vous. Je ne sais
vraiment pas comment j’ai la force de vous parler. Je dis ce que je peux…
VOIX OFF - … Décision du tribunal pour exécution immédiate…
JULIETTE - Non ! Il faut que vous fassiez suspendre l’exécution, madame.
Suspendez l’exécution ! Tout de suite. C’est possible. Tant que la cloché
résonne, madame, c’est possible. Remettez l’exécution à demain. A demain !
Le temps de se reconnaître. Je vous dis que c’est très possible.
VOIX OFF - 8000 francs !
JULIETTE - Oh mon Dieu, cette somme… cette cloche ! Elle n’arrête pas !
Chaque coup frappe sur mon cœur !
VOIX OFF - Silence !
JULIETTE - Non, je ne me tairai pas ! Faites suspendre l’exécution ! Au nom
du ciel, madame, ayez pitié d’une malheureuse. Faites grâce, madame !
VOIX OFF - Le tribunal condamne… (brouhaha) et la plaignante aux dépens.
JULIETTE - Oh ! La cloche s’arrête !... Non ! Ce n’est pas possible ! Vous
n’entendez donc pas ?... le voile noir !... Sur qui ?... Sur lui ou sur moi ?... Je ne
sais plus. C’est trop terrible tout cela !
Musique, hurlements et sifflets plus violents. Juliette titube.
Noir brutal.
Scène 2
Une autre lumière presque tout de suite.
On entend encore les huées et les sifflets qui s’estomperont progressivement.
Juliette, malade, marche au hasard, en titubant. Victor, désemparé aussi, se
dirige à l’opposé.
Puis la lumière les isole de chaque côté de la scène. Perdus dans leurs pensées,
ils sont chacun chez eux. Pendant leur soliloque, ils se mettront en tenue
d’intérieur, puis écriront chacun à une table.
Pendant la scène, Victor se frottera plusieurs fois les yeux.
JULIETTE - Pourquoi ?
VICTOR
- Toute cette haine !
JULIETTE - Ces sifflets ! Ces cris ! Autant de coups de poignard en plein
cœur.
VICTOR
- Non ! Ils ne peuvent rivaliser. Ils le savent. Alors, ils frappent
dans ce que nous avons de plus cher : notre art et notre amour.
JULIETTE - J’étais si malade. Oh ! Victor ! Le jour où je devais prouver à
tous que je suis digne de ton génie, le jour où j’avais toute ta confiance, le jour
qui devait consacrer ta gloire et mon bonheur…
VICTOR
- Ils se sont ligués contre nous. Hypocritement, comme font les
médiocres et les lâches. Je leur imposais Juliette, alors ils m’ont retiré
Lemaître, puis Bocage pour le rôle de Gilbert. Jamais je n’ai connu répétitions
plus houleuses, où la moindre remarque entraînait oppositions, fâcheries,
colères.
JULIETTE - Un naufrage dont je suis la cause et la victime. Mes jambes se
dérobaient, je n’avais plus de voix, j’étouffais… Comment ne suis-je pas
morte ?... Pauvre Jane ! Je n’ai pas su te porter. Je n’ai pas pu, mes forces
m’ont trahie… Et pourtant, si tu savais comme je t’aime, petite Jane.
VICTOR
- Qui connaît mieux que moi les ressources de ton âme, la justesse
de ton jugement ? Ce rôle était pour toi, Juliette, et je ne m’en dédis pas. Tes
larmes sont les miennes.
JULIETTE - Nous nous ressemblons tant. Tu es peut-être plus violente que
moi dans ta révolte, mais jusqu’où n’irais-je pas, moi aussi, si on voulait tuer
l’homme que j’aime.
VICTOR
- Tes larmes sont les miennes, mais ce sont les dernières. Je te
guiderai envers et contre tous jusqu’à ce qu’ils s’inclinent devant toi.
JULIETTE - Tout cela est trop lourd à porter. Ils me haïssent tant… Ces
railleries que tout le monde répète, les injonctions de Harel qui m’oimpose des
rôles insipides qui m’épuisent. Deux, trois, jusqu’à quatre rôles différents par
jour, sans le moindre repos… Il veut que je meure, pour obéir à sa grosse
femme.
VICTOR
- Nous ne voyons qu’un seul côté des choses. Il ne faut pas s’en
contenter. Au-delà du chaos jaillira la lumière. C’est vers elle qu’il faut
marcher.
JULIETTE - Ils m’ont ôté toute confiance en moi. Je n’ose plus monter sur le
théâtre. Revoir ces coulisses poussiéreuses, avec, derrière les vieux rideaux,
tous ces visages renfrognés et ricanants... Je n’ose plus vivre…
VICTOR
- Je vois ce que les autres ne savent pas encore. Pour eux, je ne
suis qu’un homme faible et vain, mais Dieu m’a donné une flamme à entretenir
pour qu’elle devienne flambeau, avec lequel j’indiquerai la route.
Ils s’installent chacun à sa table,se tournant le dos.
JULIETTE écrivant à Victor - Oh ! Victor, tu m’abandonnes, je le sais. Ceci
est sans doute ma dernière lettre. Ma misère ne te dérangera plus. Sois heureux,
toi, poursuis ton œuvre jusqu’à ces sommets que tu me montres, mais où je ne
pourrai jamais te suivre. Victor, si un jour tu te souviens de moi…
VICTOR écrivant aussi
« Pourquoi t’exiler, ô poète
Dans la foule où nous te voyons
Que sont pour ton âme inquiète
Les partis, chaos sans rayons… »
JULIETTE - Victor, ne te détourne pas de moi. Je n’aspire qu’à t’aimer à la
place où tu me mettras. Je n’ai qu’un sauveur dans ma triste vie. Un seul regard
de toi pour que je vive, un seul baiser de toi pour qu’à nouveau je sourie.
VICTOR
« Peuples ! Ecoutez le poète !
Ecoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé. »
JULIETTE -Toi seul as le don d’amour, ô mon poète !
VICTOR
- « Aimer, c’est avoir dans les mains
Un fil pour toutes les épreuves. »
JULIETTE - Oh oui ! Aimer ! La vie n’est rien, le bonheur est tout. Mais… à
quand le bonheur !?
Musique.
Sur la musique, ils quittent leur table et leurs déplacements deviennent une
danse.
Victor danse seul, en homme qui sait enfin où il va.
Juliette le regarde sans oser approcher. Elle ébauche vers lui des gestes
timides, mais il ne la voit pas.
Puis, il l’aperçoit, hésite, comme si la femme risquait de gêner ses élans.
Alors Juliette danse seule son désespoir, jusqu’à ce que Victor s’approche
d’elle et lui tende la main. Mais ils ne s’enlacent pas, restent encore sur leurs
gardes.
Brusquement, Victor est pris de vertige et porte la main à ses yeux.
Fin brutale de la musique et de la danse.
Scène 3
VICTOR
- Mes yeux ! Mes yeux ! Ils me brûlent. Ô Dieu ! Ne me privez
pas de la vue !
JULIETTE - Viens, viens. Je vais les baigner, viens. (Pendant qu’elle le
soigne) Tu travailles toutes les nuits, tu ne dors jamais. Tes pauvres yeux n’en
peuvent plus et, si tu n’y prends garde, tu détruiras aussi ta santé.
VICTOR
- Impossible !
JULIETTE - Ne bouge pas !
VICTOR
- J’ai tant de choses encore à leur dire.
JULIETTE s’efforçant de rire - Tu me les dicteras. Tu seras l’esprit et moi la
main. Ainsi te serai-je enfin utile.
VICTOR
- Ce n’est que passager. Déjà je ne souffre plus.
JULIETTE - Attends ! Encore un peu de patience, monsieur le prophète. Et
puisque je vous tiens provisoirement en mon pouvoir d’infirmière, je vous
dirai, avec toute la déférence due à votre génie, que vous devez vous ménager
davantage pour le plus grand profit de vos adorateurs. Je vous dirai aussi que
les nuits sont faites pour dormir, de préférence avec la femme qui vous aime.
Voyez-vous de qui je veux parler ?
VICTOR
- Tu m’as bandé les yeux, comment puis-je la voir ?
JULIETTE - Tu dis toujours que le cœur et l’esprit voient mieux que les
yeux.
VICTOR
- Oui. « Œil borné, regard infini. »
JULIETTE - Ah. Alors, que te montre ton regard infini ?
VICTOR
- L’humanité encore dans l’enfance, qui chancelle, hésite entre
deux tyrannies : la gloire ou la misère. Encore aveugle, elle ne peut voir le
phare qui lui indique la nouvelle route. Non plus le chemin sanglant des
conquêtes guerrières, mais l’avenue lumineuse qui conduit les esprits jusqu’à la
raison, la beauté et l’amour.
JULIETTE - Ah ! Je craignais que tu ne l’oublies, celui-là.
VICTOR retirant son bandeau - Allons.
Il commence à se vêtir pour partir.
JULIETTE - Je te suis. Quel gentil voyage me proposes-tu ? De courtes
étapes, si possible, pour que je te soigne chaque soir le plus
maternamoureusement possible.
VICTOR
- Mon pauvre ange, pour de nouveaux voyages il nous faut encore
attendre. J’ai plusieurs ouvrages à terminer avant, les éditeurs réclament.
Il enfile son manteau.
JULIETTE - Tu sors ?
VICTOR
- Mais, Juliette, je viens de te dire…
JULIETTE - Tu me laisses encore !
VICTOR
- M’aimes-tu ?
JULIETTE - Il le demande !
VICTOR
- Alors, tu dois me comprendre.
JULIETTE comme une petite fille - Quand toi tu m’aimeras, tu comprendras
qu’il m’est impossible de vivre sans toi. (Il s’apprête à sortir. Elle le retient.)
Sais-tu qu’il y a plus de quinze jours que tu n’as pas dîné avec moi. Quant à
partager mon lit… je ne sais pas compter si loin. (Au moment où il sort) Et je
me permets de te rappeler une loi du grand Solon… (Il se retourne.) Oui,
Solon, l’un des Sept Sages de la Grèce, une loi qui ordonne à tout mâle de
coucher trois fois par mois avec sa femelle. Pour moi, je trouve que cette loi est
très sage.
VICTOR
- Tiens-toi prête demain après-midi, je t’emmène.
JULIETTE - En voyage ? Loin ?
VICTOR
- Dans Paris, en calèche. J’ai des visites à faire.
JULIETTE - Ah ! Je connais ! Visites académiques, visites ministérielles,
visites princières, visites d’affaires… Et entre chacune, je t’attends dans la
voiture, rideaux baissés, bien sûr. A ton retour, si l’entrevue t’a satisfait, tu
souris, tu me parles, il arrive même que tu me prennes la main. Si, au contraire,
tu en es mécontent, du fond de ton silence je n’entends que la rumeur de ton
cerveau qui broie ces insolents – ou insolentes – en vers meurtriers ou en prose
assassine.
VICTOR
- Demain après-midi.
JULIETTE - Demain après-midi, mon adoré tyran. Et ne me dis plus que je
t’aime trop.
Sur la musique, Juliette montre un moment d’incertitude, voire d’angoisse, se
reprend, puis doute à nouveau. Elle peut murmurer quelques mots espacés :
« Victor », « Es-tu sûr de toi ? ». Elle change de robe, toujours dans ses
pensées inquiètes. Progressivement, elle est nettement moins jeune (la robe
doit le montrer aussi). Elle termine sur ces mots : « Où est la vérité ? ».
Noir court.
.
ACTE III
Scène 1
Juliette est vêtue pour sortir, gants, chapeau, manteau ou cape. Elle attend
Victor.
JULIETTE - Combien d’années, maintenant ?... Peu importe le nombre. On
dirait qu’elles vont en sens inverse pour Victor et pour moi. Pour lui, elles ne
cessent de le porter toujours plus haut. Pour moi, elles descendent vers une
vieillesse qui s’accélère… Il ne vient pas… Vois-tu, Victor je n’aurais pas
voulu d’une autre vie, je veux dire une vie sans toi, mais j’aimerais que celle-ci
fût plus gaie, plus… Heureusement, avec l’âge je rêve moins… enfin, moins
violemment. Je sais que je t’aimerai de plus en plus et toi de moins en moins.
C’est ainsi… Oh ! Une calèche tourne dans la rue… (Elle va voir à la
« fenêtre ».) Elle passe ! En ai-je compté des voitures qui ne s’arrêtent pas ! On
ne se figure pas le nombre de fiacres qui ne transportent pas l’homme que vous
attendez !
Puisque tu ne viens pas, je vais t’écrire, ou copier tes poèmes qui attendent…
Seulement je risque de me tacher… (Elle commence à retirer son chapeau, ses
gants, pose son manteau.) Oui mais s’il arrive… (Elle les remet et tourne en
rond.) Que dois-je faire ? Tu m’as dit que tu viendrais me prendre et tu ne
viens pas… Dis-moi, au moins, si je dois continuer à t’attendre !... Non,
l’heure est passée maintenant.
Elle se dévêt et s’installe à sa table au moment, bien sûr, où Victor arrive.
VICTOR portant une serviette assez épaisse - Tu n’es pas prête ?
JULIETTE - Mais si ! Mais si ! Tu vois bien que je t’attends. (Elle enfile
rapidement son manteau et ses gants.
VICTOR
- Tu ne vas tout de même pas sortir sans chapeau !
JULIETTE - Mais je l’ai mon chapeau ! Ah ! Mon Dieu ! Où est-il ? (Elle le
retrouve et le met un peu de travers. Elle s’efforce de rire.) Où m’emmènestu ? Normandie ? Bretagne ? Italie ?
VICTOR
- Pour aujourd’hui, ce sera Paris, mais je crois que nous irons
bientôt en Espagne.
JULIETTE - Vrai ? Quand ?
VICTOR
- Un jour. En route.
Ils rapprochent deux tabourets et s’y installent comme s’ils étaient dans un
fiacre. Lumière. Avant qu’ils ne s’asseyent Juliette regarde fixement le veston
de Victor et se raidit.
JULIETTE au bord des larmes, après un moment de silence - Si tu voulais me
faire plaisir, tu enlèverais le grand cheveu jaune de ton veston.
VICTOR
- Que dis-tu ?
JULIETTE - Là.
VICTOR
- Oh ! Comment est-ce possible ?
JULIETTE - Le vent, sans doute.
VICTOR
- Il y en a beaucoup aujourd’hui, en effet.
Moment de gêne. Jeu : ils veulent dire un mot tous les deux en même
temps : « Non, toi d’abord. » Puis Victor prend lentement la main de Juliette
qui sourit qui finit par sourire.
VICTOR
- En route, cocher ! Qu’attendez-vous ? (La voiture s’ébranle.)
JULIETTE - Ta journée t’a donné… satisfaction ?
VICTOR
- Avec son lot de bêtises et de temps perdu, comme toujours. Rien
de plus fatigant que de parler à des sourds qui prétendent tout savoir.
JULIETTE - Même à l’Académie ?
VICTOR
- Surtout à l’Académie. Si tu les entendais ! Ils votent pour vous
un jour, comme par inadvertance, mais ensuite on croirait qu’ils vous en
gardent rancune. Les vieilles haines recuites s’infectent chaque jour davantage.
C’est la haine des académiciens qui est immortelle. En aucun cas leurs œuvres.
JULIETTE - Le contraire de toi.
VICTOR
- Voilà ce qu’ils ne supportent pas. Mon oeuvre, à moi, durera
plus longtemps que les leurs. Ils le savent, mais ne l’admettront jamais. Alors,
ils bavent. Je mets un bonnet rouge à leur vieux dictionnaire, ils font tout pour
l’arracher, mais ce bonnet sera le signe de ralliement de la nouvelle littérature
pour tout notre siècle. Ils ne peuvent que me haïr, ces nabots. Mais vois-tu,
Juliette, avoir de tels ennemis est un honneur dont je me flatte. L’avenir me
donnera raison.
JULIETTE - Tu n’es pleinement toi-même que dans la lutte. Ne pourras-tu
jamais t’apaiser ?
VICTOR
- Je le souhaite autant que toi, mais regarde comment va le
monde. Il faut bien que quelqu’un réveille cette léthargie.
JULIETTE - Donc toi.
VICTOR
- Peut-être avec d’autres… Mais si Dieu m’a donné cette mission,
mon devoir est de m’y soumettre, dussé-je en subir les avanies. J’ai remarqué
depuis longtemps que ce n’est pas pour mon plaisir que j’existe. Laissons cela.
Je t’ai apporté du travail. (Il sort une liasse de sa serviette.)
JULIETTE - Les prodiges de ton grand esprit à copier ? Quel bonheur ! Ah !
La suite des « Misères » ! Si tu savais comme j’aime ce monsieur Tréjean. Je
prie le bon Dieu pour qu’il ne lui arrive plus rien de mauvais. Oh ! Suis-je
sotte ! C’est toi son créateur. Alors, s’il te plaît, mon bon dieu Victor, donne-lui
un peu de bonheur.
VICTOR
- Tu y verras Cosette vivant dans un couvent. Tu reconnaîtras des
choses.
JULIETTE - Au couvent ? Ne dis pas…
VICTOR
- Si. Tu retrouveras tes précieux souvenirs que tu m’avais confiés.
JULIETTE - Oh ! J’espère que tu as corrigé mon si pauvre français. Voilà que
la petite Julienne appartient désormais à un chef-d’œuvre.
VICTOR
- Immortel, lui.
JULIETTE - Mieux qu’un académicien !
VICTOR
- Cocher, retournez rue Saint-Anastase…
JULIETTE - Déjà ?
VICTOR
- … là vous m’attendrez un moment, puis vous me conduirez aux
Tuileries.
JULIETTE - Aux Tuileries ! Il est vrai que Monsieur le Vicomte Hugo,
Académicien et Pair de France est maintenant reçu par le roi. Où t’arrêterastu ? Plus tu grandis, plus je m’effraie de ma petitesse. Regarde-moi, Victor.
Réponds-moi sincèrement. Ambitionnerais-tu de devenir ministre ?
VICTOR
- Que fais-tu de ma liberté ?
JULIETTE - Tu es libre. Très libre. Peut-être même trop libre. Mais tu ne
m’as pas répondu.
VICTOR
- Rassure-toi. Jamais ministre. Conseiller d’un prince, peut-être, à
condition qu’il soit assez éclairé.
JULIETTE - Le roi actuel l’est-il ?
VICTOR après une moue - Son fils davantage. Selon toute vraisemblance, le
jeune duc d’Orléans a mieux compris son siècle. Il m’a souvent dit que le
progrès doit soulager la misère des peuples. Avec sa jeune épouse…
JULIETTE - Ah !... Si cultivée, si élégante d’esprit, si gracieuse, si admirative
de monsieur Hugo… Tu me parles tant d’elle que je me demande à qui tu fais
ta cour quand tu vas aux Tuileries.
VICTOR
- Les ministres sont éphémères. Seuls les artistes construisent
l’avenir. Les penseurs, les peintres, les sculpteurs, Shakespeare, Corneille,
Chateaubriand, Raphaël, Delacroix…
JULIETTE - Victor Hugo.
VICTOR
- Mon Ruy Blas vivra longtemps, autant que ta Cosette.
JULIETTE - Tu me donnes le vertige, mais quel beau rêve !
VICTOR
- Ce n’est pas un rêve. Vois. Nous sommes éveillés, bien vivants,
le sang bat dans nos veines, notre cœur est plus jeune que jamais, il y a même
du soleil aujourd’hui sur Paris. Si Dieu nous prête vie, nous verrons bientôt un
âge de raison et de fraternité universelle. (La voiture s’arrête.) J’ai encore
quelque chose d’important à te dire. Nous serons mieux chez toi. Viens.
Ils descendent de la calèche. Changement de lumière. Ils sont chez Juliette.
Elle fait le geste de retirer le paletot de Victor.
VICTOR
- Non, non, je ne reste pas.
JULIETTE - Tu iras demain chez le roi. Il n’en dormira ni mieux ni plus mal,
tandis que moi…
VICTOR
- Je veux que tu m’écoutes. J’ai pris pour nous deux une grande
décision, pourvu que tu l’acceptes définitivement.
JULIETTE - Tu me fais peur.
VICTOR
- Tu as renoncé à monter sur le théâtre, m’as-tu dit.
JULIETTE - Hélas oui. J’en ai toujours le goût, mais je n’en ai plus ni le
courage ni la force.
VICTOR
- Tu maintiens ce serment ?
JULIETTE - Oui… Où veux-tu en venir ?
VICTOR
- Alors, je te fais, moi, le serment de ne jamais t’abandonner de
toute ma vie et de considérer ta petite Claire comme ma troisième fille. Je
l’aiderai à grandir et subviendrai à son éducation pour qu’elle soit digne de toi.
JULIETTE après un moment d’émotion entre larmes et joie – Oh ! Victor ! Tu
dis vrai ? Tu dis vrai ? Tu ne regretteras jamais ?
VICTOR
- Je tiens toujours ma parole.
JULIETTE - Oh ! C’est… c’est un serment de … de mariage ! Notre mariage
d’amour. Oh oui, garde-nous toutes deux. Je ne me fie qu’à toi… Oh là là !... Je
ne vais sûrement pas dormir cette nuit, moi. Reste.
VICTOR
- Le roi m’attend.
JULIETTE - Quel roi ? Il n’y a que toi comme roi… Tu lui diras, au roi,
n’est-ce pas ?... Je suis folle… Je ne rêve pas, au moins. Dis-moi que je ne rêve
pas.
VICTOR
- Nous ne rêvons pas, Juliette. Nos deux vies sont définitivement
liées l’une à l’autre. Personne ne les séparera jamais.
JULIETTE - Oh, Victor ! Puissions-nous être immortels !
VICTOR
- Nous le serons.
Elle veut l’embrasser fougueusement, mais il s’esquive et sort.
Scène 2
JULIETTE seule - Est-ce enfin le bonheur ? Claire, ma petite fille, tu seras
heureuse. Pauvre enfant, tu auras bien pleuré, toi aussi. Mais c’est fini. Oh !
Victor, je ferai tout pour que tu ne regrettes jamais.
Musique qui la fait danser.
Mon dieu, voilà que je danse, comme si j’étais encore jeune. Il est vrai que je
suis une jeune mariée !... Sans mari, mais… Après tout, le mari est-il
indispensable au mariage ? Il vaut mieux un bon amour, bien solide, vigoureux,
robuste, infatigable… immortel, en un mot. Enfin… avoir les deux ensemble
doit être bien plaisant tout de même. Mais je vois autour de moi bien peu de
femmes mariées qui possèdent les deux dans un seul homme… Que ditesvous ? Bien sûr que vous êtes là, je sais que vous êtes là. Vous êtes toujours là,
partout dans la maison, puisque je vous parle du matin au soir. Vous emplissez
ma vie, monsieur mon amour, mes tiroirs, mes robes, mes tisanes, mon papier,
mon encre, mon savon, mon dé à coudre, mon lit… trop peu mon lit. Vous êtes
dans mon théâtre le personnage principal, l’auteur et le héros, le maestro et le
violon, la voix qui chante et la voix qui conduit. Sans vous, la pièce n’existe
pas et je n’ai plus de rôle. Monsieur mon amour, donnez-moi la réplique, je
connais toutes vos pièces par cœur. Tenez, asseyez-vous là et regardez. (Elle
prend une robe de scène et s’en vêt.) Celle-ci, même ruinée, jamais je ne la
vendrai. La reconnaissez-vous ? C’est votre princesse Négroni.
La seule scène de Juliette au dernier acte de « Lucrèce Borgia ». Elle dira
aussi les répliques d’Orsini.
« NEGRONI - Monsieur le Comte Orsini, vous avez là un ami qui me paraît
bien triste.
ORSINI
- C’est mon frère d’arme. […]
NEGRONI - Vous aimez bien ce jeune homme ?
ORSINI
- Autant qu’un homme peut en aimer un autre.
NEGRONI - Eh bien vous vous suffisez l’un à l’autre. Vous êtes heureux.
ORSINI
- L’amitié ne remplit pas tout le cœur, madame.
NEGRONI - Mon Dieu ! Qu’est-ce qui remplit tout le cœur ?
ORSINI
- L’amour.
NEGRONI - Vous avez toujours l’amour à la bouche.
ORSINI
- Et vous dans les yeux.
NEGRONI - Etes-vous singulier !
ORSINI
- Etes-vous belle !
NEGRONI - Monsieur le Comte Orsini, laissez-moi !
ORSINII
- Un baiser sur votre main.
NEGRONI - Non. »
JULIETTE - Qu’en dites-vous, monsieur mon amour ? Et savez-vous ce que
l’auteur fait dire à ces jeunes gens ? « Dans la bouche d’une femme, non est le
frère de oui » ! Pour qui nous prennent-ils ? Est-ce que je vous ai déjà dit non,
moi ? Ne répondez pas. Vous savez, je pourrais prendre toutes les femmes de
votre théâtre, toutes celles qui aiment, toutes sont moi, plus profondément moi
que moi-même. Rappelez-vous la pauvre Tisbé :
« Oh oui, nous sommes bien heureuses, nous autres ! On nous applaudit au
théâtre. Les imbéciles ! Oui, on nous admire, on nous trouve belles, on nous
couvre de fleurs, mais le cœur saigne dessous. […] On n’a pas beaucoup de
pitié pour nous. On ne sait pas tout ce que nous avons souvent de vertu et de
courage. Songe donc que je mendiais tout enfant, moi [...] avant d’être
ramassée par des grands seigneurs. Oh oui, toute la pitié est pour les grandes
dames nobles. Si elles pleurent on les console. Si elles font mal on les excuse.
Et puis elles se plaignent ! Mais nous, on nous accable… N’es-tu pas faite pour
souffrir, fille de joie ? »
Si j’avais joué ce rôle, Victor, j’aurais surpassé la Mars et la Dorval… Oh !
L’heure passe et je vous cause toujours, monsieur mon amour, alors que Victor
prononce un discours à la Chambre et que j’ai une place réservée dans la
tribune ! (Elle commence à changer de robe, puis :) Avant, je veux encore vous
dire une chose qui me bouleverse chaque fois que j’y songe. Vous souvenezvous de ces paroles que vous avez données à Dona Sol, il y a longtemps ?
DONA SOL - « Ecoutez
Allez où vous voudrez, j’irai. Restez, partez,
Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi, je l’ignore.
J’ai besoin de vous voir et de vous voir encore
Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas
S’efface, alors je crois que mon cœur ne bat pas,
Vous me manquez, je suis absente de moi-même ;
Mais dès qu’enfin ce pas que j’attends et que j’aime
Vient frapper mon oreille, alors, il me souvient
Que je vis, et je sens mon âme qui revient. »
Tu ne me connaissais pas encore quand tu ciselais ces vers, moi je n’avais pas
vu ta pièce, mais si tu relis mes gribouillis de lettres, à longueur de pages, dans
ma pauvre ignorance, je ne te dis pas autre chose : il me souvient que je vis et
je sens mon âme qui revient.
Oh ! Je vais être en retard ! Attends-moi, Victor, pour commencer ton discours,
j’arrive !
Musique.
Pendant qu’elle se prépare, la lumière isole Victor qui s’apprête à prononcer
un discours.
Brouhaha d’une salle hostile qu’il s’efforce de calmer par des gestes ou par
son attitude. (Peut-être coups de marteau et la voix off du
Président : « Messieurs, messieurs, veuillez laisser parler l’honorable
orateur. »)
Juliette se glisse discrètement au fond, comme si elle passait devant des
personnes assises, puis s’assied à son tour.
Scène 3
VICTOR
- Nous savons tous ici, messieurs, que l’auditoire hait l’orateur,
mais vous ne parviendrez pas à m’empêcher d’aller au bout de mon propos. Je
viens à nouveau d’entendre, en montant à cette tribune, d’honorables confrères
affirmer que l’on ne pourra jamais supprimer la misère, que la misère a
toujours existé, qu’elle est inhérente à toute société depuis le fond des temps…
VOIX OFF - Oui, c’est vrai… Non !
JULIETTE - Ecoutez-le, au moins !
VICTOR
- J’affirme, moi, qu’il ne faut pas confondre la misère et la
souffrance. La souffrance est une loi divine, mais la misère vient des lois
humaines injustes et oppressives.
VOIX OFF - Mais il tourne au rouge !... Il a raison !... C’est faux !
JULIETTE s’énervant - Vont-ils se taire ?
VICTOR
- La souffrance est l’affaire de Dieu, mais la misère est l’affaire
des hommes et, qui plus est, l’affaire des hommes chargés d’élaborer la loi,
c’est-à-dire vous, messieurs. (Rumeur) Ne voyez-vous pas que vous êtes dans
une balance et qu’il y a dans un plateau la misère et dans l’autre votre
responsabilité ?
VOIX OFF - Bien parlé, poète ! Puis rumeurs diverses.
Juliette s’agite, veut se lever, semble s’excuser de déranger ses voisins.
VICTOR
- Oui, messieurs. J’ai vu à Lille et ici, à Paris même, dans les
faubourgs que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, j’ai vu dans
des maisons, des caves, des cloaques sombres, puants, glacés, où des familles
entières vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour
lits et n’ayant pour couvertures que des lambeaux infects de chiffons humides
et moisis.
VOIX OFF – Portez ça à la Porte Saint Martin, ça fera pleurer Margot !
JULIETTE - Ignobles ! Ils sont vraiment ignobles !
VICTOR
- Je le sais, parce que je l’ai vu ! Il y a des petites filles qui
commencent à huit ans par la prostitution et finissent à vingt ans par la
vieillesse.
VOIX OFF - Le roi du mélodrame !... Pire que le gros Dumas ! Rires, coups
de marteau du président.
JULIETTE - Assomme-les, président, avec ton marteau !
VOIX OFF du président – L’orateur a le droit de parler.
VICTOR
- Oui, j’ai un droit de parole, en effet. Est-ce un droit ? Non si j’en
use pour moi, oui si j’en use pour tous. Je tiens aux grands, j’appartiens aux
petits. Je suis avec ceux qui jouissent parmi ceux qui souffrent. Vous aussi,
vous êtes des hommes comme les autres, ni meilleurs ni pires, mais n’oubliez
jamais que votre bonheur, votre richesse sont construits sur la misère d’autrui.
(Rumeur, agitation, cris confus.)
JULIETTE - Tu as raison, mon amour ! Mets-leur sous le nez ! Si je pouvais,
je leur maintiendrais la tête pour qu’ils voient bien leur abjection.
VICTOR
- Puisque vous êtes puissants, soyez fraternels, soyez généreux.
Regardez en bas. Ayez pitié des pauvres. Vous avez sauvé la société régulière,
les institutions, la paix publique. Vous avez fait des choses considérables. Eh
bien, vous n’avez rien fait ! Vous n’avez rien fait tant que l’ordre matériel
raffermi n’a pas pour base l’ordre moral consolidé ! Vous n’avez rien fait tant
que le peuple souffre ! Vous n’avez rien fait tant qu’il y a dans les villes et les
campagnes des hommes, des femmes, des familles entières qui désespèrent.
Vous n’avez rien fait tant qu’on meurt de froid et de faim à la porte de vos
maisons. Vous n’aurez rien fait tant qu’il n’y aura pas de lois fraternelles qui
éradiquent la misère.
Rumeurs diverses et cris sur chaque « Vous n’avez rien fait ». Juliette réagit
aussi dans l’autre sens. Jusqu’à la fin du discours, les cris ne cesseront plus et
augmenteront, ce qui obligera Victor à pousser sa voix de plus en plus.
Prenez garde aux lois que vous décrétez. La multitude est agonisante et le bas
en mourant fait mourir le haut. La perdition du navire n’épargne aucun
passager. L’abîme est pour tous ! Je vous dénonce la misère parce qu’elle est le
fléau d’une classe, mais aussi le péril de tous. Je vous dénonce la misère parce
qu’elle est aussi la ruine de la société tout entière. Je vous dénonce la misère,
cette longue agonie du pauvre parce qu’elle se termine par la mort du riche !
Non, la misère n’est pas éternelle ! La misère, comme l’ignorance, c’est la nuit,
mais à toute nuit doit succéder le jour. La situation presse. Hâtez-vous car ce
qu’il y a de plus terrible pour commencer une révolution, c’est un enfant qui
crie à sa mère : j’ai faim !
Victor termine épuisé, enroué. Il se frotte à nouveau les yeux.
Changement de lumière.
Juliette le rejoint, lui prend le bras et l’accompagne. Ils sont chez elle.
Scène 4
JULIETTE - Je suis indignée. Ils ne méritent pas que tu te fatigues à leur dire
ce qu’ils n’entendront jamais.
VICTOR
- Ils ne veulent pas voir la vérité. Ils sont le néant attendant le
chaos.
JULIETTE - Laisse brailler ces oies. N’use pas ta santé à surmonter ces
odieuses vociférations. Il n’y a aucune loi, bonne ou mauvaise, qui vaille aucun
de tes cheveux. Laisse braire ces ânes. Viens baigner tes yeux, viens.
VICTOR
- Je n’ai plus de voix.
JULIETTE - Je te prépare une infusion au miel. Je t’en supplie, essaie de
t’apaiser.
VICTOR
- Comment être en paix dans de tels moments ? Il faut construire
l’avenir et ces misérables ne remâchent que le passé.
JULIETTE - Ils sont bêtes, c’est entendu. Alors, ferme les yeux et laisse-moi
te soigner.
VICTOR
- Il faut bâtir le progrès pour tous et ils ne courent qu’après les
honneurs et les prébendes. Ils condamnent les malheureuses prostituées et eux
se prostituent chaque jour pour une décoration, un fauteuil, une pension.
JULIETTE - Vous avez raison, mais cette séance-là est close.
VICTOR
- Ils on fait une république pour la trousser plus facilement.
JULIETTE apportant un bol – Bois. C’est pour ta gorge.
VICTOR
- C’est trop chaud.
JULIETTE - Souffle, bois lentement et ne parle plus. J’admire ton courage
quand je te vois livré aux fauves de ce cirque politique. Il est révoltant, odieux,
abominable que ces nains sans talent, sans esprit, osent se mesurer à toi. Je les
ai en horreur. Laisse-les courir seuls à la catastrophe qu’ils préparent. Ne t’en
mêle plus. Garde-toi tout entier pour les temps meilleurs, conserve ta puissance
pour le moment de la régénération.
VICTOR
- Mais on ne peut attendre !
JULIETTE - Viens plutôt assister aux séances régulières de ma chambre. Tu
es mon élu à l’unanimité et, puisque tu es un homme de devoir, tu dois faire
honneur à la confiance nationale dont je t’ai investi. N’oublie pas que je suis
plus républicaine que toi, avec tout mon sang breton.
VICTOR
- Ils sont trop bas, trop vils. La lumière les aveugle, alors ils
ferment les yeux et ne peuvent que brailler dans leur nuit.
JULIETTE - Oh ! Si j’étais le bon Dieu, je nous enverrai tous les deux sur
une île ! Loin, seule avec toi. Loin de toutes les politiques, les académies, les
élections, les insultes, les misères. Seuls, toi et moi dans une île perdue au
milieu des mers.
VICTOR
- Charmant ! Mais n’y compte pas, mon pauvre ange. C’est à
Paris que se joue l’avenir de la civilisation. (Il se lève pour partir.)
JULIETTE - Où vas-tu ?
VICTOR
- Je suis attendu.
JULIETTE - Par qui ?
VICTOR peu convaincant - Des ministres, des représentants du peule, des…
JULIETTE - Des bals, des fêtes, des réceptions emplies d’actrices et autres
effrontées ! Pourquoi n’y suis-je jamais invitée, moi ? Si tu voulais…
VICTOR
- Le temps n’est pas aux amusements, je t’assure.
JULIETTE - Oh ! Pour ça, les révolutions n’y changent rien. On danse autant
autour des guillotines que dans les beaux salons.
VICTOR
- Sois prudente, Juliette. Les rues ne sont pas sûres en ce moment.
Attends-moi pour sortir.
JULIETTE - Toi aussi, sois prudent… avec les femmes. D’ailleurs, si tu me
trompes, je suis capable de te tuer. Mes couteaux sont aiguisés.
VICTOR qui se veut paternel, mais mal à l’aise - Juliette, allons !
JULIETTE le retenant – Même pas un baiser ?
Il s’apprête à l’embrasser sur le front, mais Juliette le force à un « vrai »
baiser.
Scène 5
Au moment où Victor va sortir, on entend brusquement des coups de feu, des
cris, des gémissements.
JULIETTE
VICTOR
JULIETTE
VICTOR
JULIETTE
- N’y va pas !
- C’est mon devoir.
- Alors, je vais avec toi.
- Tu n’y penses pas ! Si on nous voyait ensemble.
- La belle affaire ! Les convenances ! Dans la fusillade !
Musique et coups de feu mêlés. Galops de chevaux. Dans un éclairage
changeant, on verra Juliette et Victor dans diverses attitudes, lui courant d’une
rue à l’autre ou haranguant le peuple, elle le protégeant ou l’attirant dans un
refuge. Au milieu du tumulte, on entend leurs répliques plus ou moins
espacées.
VICTOR
- Il a trahi la constitution et la République ! Debout, le peuple !
JULIETTE - Abrite-toi sous ce porche.
Ailleurs.
VICTOR
- Soldats, écoutez-moi. Gardez l’honneur ! Tournez vos fusils
vers le traître, non vers le peuple.
JULIETTE - Tu vas te faire fusiller !
Ailleurs.
VICTOR
- Où sont les autres ?
JULIETTE - La police te recherche, tu ne peux plus retourner chez toi.
VICTOR
- J’ai tout Paris.
JULIETTE - Je t’ai trouvé un logement pour cette nuit. Viens. Demain je t’en
trouverai un autre.
VICTOR
- Demain nous serons vainqueurs ou morts.
Ailleurs.
JULIETTE - Tu entends ce qu’ils disent ? Victor Hugo est mort !
VICTOR
- Pas encore !
Salve terrible, tumulte, cris, puis silence.
Juliette et Victor sont épouvantés de ce qu’ils voient.
Au centre.
JULIETTE - Quelle horreur !
VICTOR
- Ce massacre ! Hier il trahit, aujourd’hui il assassine.
Changement de lumière. Nuit dans une pièce sombre.
Par moments, des salves et des éclairs.
Scène 6
JULIETTE - Entre. Ici tu t’appelles monsieur Rivière. Tu n’y risques rien,
repose-toi. Dis-moi ce dont tu as besoin, je te l’apporterai au lever du jour.
VICTOR
- Ne sors plus maintenant. Tu as déjà trop risqué ta vie. Il fait nuit
et tu as vu comme les soldats sont ivres. Allonge-toi là comme tu peux et dors.
JULIETTE - Tu me gardes près de toi toute la nuit ? Il y a si longtemps !... Si
j’avais le cœur à plaisanter, je remercierais monsieur Bonaparte !
VICTOR
- Où est la malle ?
JULIETTE - Ici, cachée sous ces hardes. Je l’ai amenée avant qu’ils ne
perquisitionnent chez moi. J’ai eu de la chance.
VICTOR
- Tu es admirable de sang-froid, d’intelligence.
JULIETTE - Oh non ! Chacun son devoir. Le mien est de veiller sur ton
génie. Génie de chair et d’os, c’est-à-dire ta chère personne, et génie
prophétique, c’est-à-dire ton œuvre glorieuse. Quand tu m’as confié ta
précieuse malle aux manuscrits, c’est comme si tu m’avais épousée une
seconde fois, en dépit des souffrances sans nom que nous avons traversées.
VICTOR
- Toi seule en es digne.
JULIETTE - Ne me fais pas pleurer, même de bonheur, ce n’est pas le
moment. Nous devons penser à te sauver des griffes du voyou. Oh ! Regarde !
Ton paletot ! Ces trous…
VICTOR
- Tu vois, la mitraille est passée à côté. Signe de la Providence.
Puisqu’il ne m’a pas tué, je vais m’occuper de l’avenir historique de ce drôle.
Mon encre contre ses canons. A nous deux, chiffonnier de la haine !
JULIETTE - Avant tout, il te faut quitter Paris. Tu peux être arrêté et fusillé à
chaque instant. Rappelle-toi ce qu’a dit Morny.
VICTOR
- Le faquin ! « Si vous trouvez Victor Hugo, faites-en ce que vous
voulez. » Pauvre nain ! Le peuple me protègera.
JULIETTE - Ne rêve pas. Le peuple est bon, mais quand il a peur et qu’il est
affamé, il prend ce qu’il trouve. Et si l’on en croit ton ami Dumas, ta tête est
mise à prix, Victor.
VICTOR
- Oui, 25000 francs ! Voilà ce que je vaux pour ces messieurs.
25000 francs pour se débarrasser de moi, et 25 millions volés à la Banque de
France pour la cassette personnelle de monsieur Bonaparte. Voilà les honnêtes
gens qui se vautrent dans les palais dont ils souillent les tapis à chaque pas.
JULIETTE - Nous devons partir sans attendre.
VICTOR
- Ma famille…
JULIETTE - Tu l’as mise en sécurité, elle ne craint rien.
VICTOR
- Comme mes fils ! A la Conciergerie tous deux, pour délit
d’opinion ! Dignes fils de leur père qui paient la liberté de pensée par la prison.
JULIETTE - Peut-être que cela les a sauvés. Sinon, ils auraient couru aux
barricades et… la mitraille ne passe pas toujours à côté. Nous n’avons pas
besoin encore de ces deuils-là.
VICTOR
- Parce que la Providence veut que les Hugo témoignent. Acteurs,
témoins et juges, voilà ce que nous sommes devant ces malfaiteurs… Mais…
ta jupe est tachée de sang ! Tu n’es pas blessée ?
JULIETTE - Non. Mais tu ne veux pas que je me retrousse dans la rue, et moi
je t’obéis. N’oublie pas par où nous sommes passés et ce que nous avons vu.
Oh, ce massacre ! Je revois ce pauvre enfant mort sur les genoux de sa grandmère.
VICTOR
- « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête
… Une vieille grand-mère était là qui pleurait
… On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies…
Monsieur Napoléon est pauvre et même prince, il aime les palais
Il lui convient d’avoir des chevaux, des valets
De l’argent pour son jeu, sa table, son alcôve
… C’est pour cela que les vieilles grand-mères
… Cousent dans le linceul des enfants de sept ans. »
Quelque jour, enfant, je sculpterai pour toi une pierre tombale qui te rendra
l’honneur.
JULIETTE - Et tous ces pauvres gens qui me sollicitent chaque jour pour les
quelques francs qui leur manquent pour manger ou se chauffer.
VICTOR
- Est-ce que je te donne assez pour eux ?
JULIETTE - C’est toi qui devrais piller la Banque de France, tu en ferais un
meilleur usage… Voilà l’aube, Victor.
VICTOR
- Est-ce l’alouette ou le rossignol ?
JULIETTE - Ni l’un ni l’autre. C’est un jour lugubre qui se lève sur Paris. Le
jour où monsieur Victor Hugo doit partir en exil.
VICTOR
- Je serai reconnu partout et, pour 25000 francs, le premier affamé
me croquera.
JULIETTE - Tu vois que nous n’avons plus le choix et qu’il nous faut en
venir à la proposition du bon Lanvin.
VICTOR
- Le brave homme ne risque rien, lui ?
JULIETTE - Non. Ton cousin t’écrira pour te confirmer ce qu’il a fait pour
lui. (Elle approche un paquet de vêtements.) Donc, maintenant, tu t’appelles
Joseph Lanvin, tu es ouvrier typographe et tu rejoins ton patron à Bruxelles,
monsieur Luthereau. Passe ces vêtements et n’oublie pas la casquette… Quelle
merveille ! Même en homme du peuple tu es beau ! Et puis son passeport. Non,
TON passeport. (Elle le lui tend. Victor le lit.)
VICTOR
- Je ne lui ressemble guère.
JULIETTE - Comment peux-tu affirmer que tu n’as pas le nez droit, les
pommettes normales et néant signes particuliers ? Pour la couleur des yeux, tu
les garderas baissés sous ta casquette. Quand même, ne retire pas tes gants. Tes
jolies petites mains trop blanches pourraient te trahir.
VICTOR
- Je te dois la vie, Juliette.
JULIETTE - Je te dois la mienne, Victor.
VICTOR
- Nous sommes sans doute recherchés tous deux. Si nous partons
ensemble, avec la malle, nous attirerons l’attention.
JULIETTE - C’est moi qui retirerai ton billet. Tu attendras dans la voiture que
je te l’apporte, puis tu partiras seul. Dès que tu seras arrivé, tu m’écris chez
madame Lanvin et je te rejoins par le premier train, avec notre précieuse malle.
VICTOR
- Bonaparte ! Tu veux qu’on te prête serment, eh bien je te jure
que je m’attache à toi, comme le remord et comme le châtiment. Je te suivrai
pas à pas jusqu’au jour où tu disparaîtras à jamais. Je ne t’abandonnerai pas.
JULIETTE - Moi non plus, dis !
VICTOR
- A toi, je l’ai déjà juré. Allons.
JULIETTE au moment où ils sortent – Victor, merci pour cette nuit d’amour.
Musique.
ÉPILOGUE
Transition d’une ou deux minutes pour avancer de trente ans !
Musique. Presque noir.
Les deux tables sont rapprochées au centre.
Sacs, vêtements éparpillés au sol. Juliette a changé de robe Victor est en gilet.
Tous deux sont âgés.
Ultime emménagement : ils rangent ce qui est éparpillé.
Juliette est épuisée mais s’efforce de sourire. Par moment, elle grimace de
douleur, sans rien dire, portant la main à son estomac. Victor vieilli reste
vigoureux, mais par moment il boite ou marche difficilement. Pour lire ils
devront utiliser, lui des lunettes, elle un pince-nez.
JULIETTE - Je n’en puis plus ! Je n’en puis plus ! Nous étions si bien dans
notre patrie de poche, notre île toute petite mais que ta gloire a faite grande
comme le monde entier. Guernesey ! Là-bas, je te voyais tous les jours. J’y ai
souffert aussi, mais je te voyais. Te voir et te voir encore est mon seul viatique.
J’ai tant aimé Guernesey que j’aurais voulu y fermer les yeux sur ce monde.
VICTOR
- Nous n’avons pas terminé. Si Dieu nous a permis de survivre
tant d’années à toutes ces tempêtes, c’est qu’il nous ordonne de poursuivre
notre tâche.
JULIETTE - Autant qu’il veut mais, de grâce, qu’il ne nous oblige plus à
déménager. Dans combien de maisons avons-nous campé, depuis trente ans ?
Au moins quinze. Sans compter les dizaines ou les centaines d’auberges où il
nous est arrivé de dormir.
VICTOR
- Maintenant que j’habite dans l’avenue qui porte mon nom, je
crois que nous pouvons poser les bagages.
JULIETTE - Quel triomphe pour toi ! Monsieur Victor Hugo, avenue Victor
Hugo, Paris ! Même le bon Dieu vivant n’a nulle part de rue à son nom. Mais
combien de traversées, de tempêtes, de terreurs, avant d’arriver au port !
VICTOR
- Tout est inscrit dans mes carnets, comme dans ma mémoire. Il
est vrai que nous avons beaucoup vu, beaucoup voyagé, beaucoup souffert,
parfois pleuré. Nous avons parlé, crié, plaidé, souvent dans le vide, mais
toujours pour défendre la liberté, mot sacré, et l’unité universelle. Oui, l’unité
universelle. Depuis la goutte d’eau au fond des océans jusqu’à l’éther qui relie
les étoiles, du rocher de granit à l’oiseau qui pépie, de la glèbe labourée au
frêle papillon qui pose ses baisers sur le cœur d’une rose, tout, tous ces mondes
mêlés qu’on nomme création ne sont que la prière qui monte vers son père.
Non, je n’ai pas fini. Aussi longtemps que je respirerai, je clamerai cette
vérité : nous sommes un des atomes de l’unité universelle.
JULIETTE prenant son livre de l’anniversaire - Mon unité universelle, à moi
est tout entière dans ce reliquaire.
VICTOR
- Ton livre de l’anniversaire, tu l’as toujours.
JULIETTE - Oh oui ! Jamais il ne me quitte. Je relis chaque jour tous ces
seize février, depuis le premier jusqu’au prochain. La date approche où tu me
dois une nouvelle page, n’oublie pas. Ce sont mes Feuillantines, à moi.
VICTOR
- Ah ! Les Feuillantines, mon paradis d’enfance, que j’aurais
voulu te montrer. Ni la maison ni le jardin n’existent plus. Une rue passe
dessus. Mais tu verras, ce nom « Feuillantines », durera plus longtemps que
leur triste rue.
JULIETTE - Nous gardons tant de sanctuaires au fond du cœur. Sais-tu que je
bénis toutes les maisons où nous nous sommes aimés ? Depuis celle de notre
première nuit, rue de l’Echiquier, puis rue du Paradis si bien nommée, rue des
Tournelles, rue Saint-Anastase… Et la petite maison des Metz, perdue dans la
campagne où la forêt abrita tant de nos étreintes !... Bruxelles et Jersey étaient
plus tristes, mais je les remercie quand même parce que tu y es venu. Je les
vénère toutes, y compris pour les larmes que j’y ai versées, puisque c’était des
larmes d’amour. Mais, entre toutes, la reine de mes chapelles d’amour sera
toujours La Fallue, à Guernesey, à côté de chez toi, là-haut. La Fallue ! Ce
discret belvédère d’où je voyais chaque jour mon génie trop aimé en tenue
d’Adam sur son locout.
VICTOR
- Look out !
JULIETTE - Moi je dis locout, monsieur l’académicien. Respectons la langue
française.
VICTOR
- Ne nous attendrissons pas sur nous-mêmes. Il est des émotions
qui n’ont pas besoin de spectateurs.
JULIETTE - Juste un autre cœur pour les recevoir.
VICTOR
- Un encrier et une plume. C’est là mon métier.
JULIETTE sortant une série d’encriers et de plumes - Je les ai presque tous.
Réservoirs d’encre ? Non. Flacons magiques d’où se sont exhalées toutes les
fragrances de ton génie. Voici celui qui a terminé « Les Misérables » et la
plume qui a fait battre le cœur de ce bon monsieur Valjean. Celuici : « Châtiments », celui-ci « Contemplations », « L’homme qui rit ». Ces
plumes sont celles des « Chansons des rues et des bois ». Ici « Les travailleurs
de la mer », ici « Les petites épopées »…
VICTOR rectifiant - « La Légende des siècles » ! Je dois d’ailleurs la
compléter. Tu vois que je n’ai pas terminé. (Sortant un dossier) Ah !
« L’Ane » ! Je veux l’éditer, celui-ci. Hetzel n’en a pas voulu, en son temps,
mais aujourd’hui on ne peut me le refuser. (Lisant) :
« …Tant qu’insultant le juste, abjects, creusant sa fosse
Les scribes salueront la religion fausse
…Tant que l’intelligence, hélas, ne sera point
La grande propagande et la grande bravoure
… Tant que les faux penseurs prendront l’erreur pour minerai
… Les oreilles de l’âne auront raison dans l’ombre… »
Ah ! Ah ! Je le porte à l’imprimeur.
JULIETTE - Moi je suis épuisée et toi tu cours toujours. Je n’ai jamais pu
m’habituer, depuis près de cinquante ans à te voir partir. Il me semble toujours
que ma vie tombe tout à coup dans un trou d’où elle ne pourra plus sortir.
Comprends-tu cela ?
VICTOR
- On me demande. Je suis une chose publique. Je ne m’appartiens
pas.
JULIETTE - Chose publique ! Hélas, que trop ! Je t’en prie, ne salis pas ta
gloire. Tu as besoin d’obliger tous ceux – et toutes celles – qui s’adressent à toi
et tu aimes le marivaudage. Comment ne mêles-tu pas les noms de toutes ces
gotons ? Les reconnais-tu seulement l’une de l’autre ?
VICTOR
- Il faut bien être poli.
JULIETTE - Cette jeune actrice, maintenant, qui affole tout Paris…
VICTOR
- De qui parles-tu ?
JULIETTE - Cette Sarah… Bernhardt, je crois.
VICTOR
- Magnifique interprète ! Comme si elle avait été créée pour mon
œuvre.
JULIETTE - Mais a-t-elle vraiment besoin de répéter son rôle avec l’auteur
chez elle ?
VICTOR
- Elle est extrêmement appliquée, jusqu’au moindre détail.
JULIETTE - Fais-m’en grâce. Je ne connais que trop ces cocottes coquettes et
caquetantes, à plumes et à bec. Mon pauvre amour, toi tu souffres de la plaie
vive de la femme, et moi je souffre de t’aimer trop. Nous avons tous deux un
mal incurable.
VICTOR
- Cessons ce combat qui n’en est plus un. Tu es ma véritable
épouse, Juliette. Comment ne le sais-tu pas encore ? Je ne peux vivre sans toi
sur cette terre et ne pourrai rayonner sans toi dans l’éternité.
JULIETTE - C’est à l’homme divin que tu es que je m’adresse, non à l’idole
d’amours dépravées que tu n’es pas. Victor, au prix de ce qui me reste à vivre,
je voudrais te préserver des fautes indignes de la grandeur de ton génie et de la
majesté de ton âge.
VICTOR
- Puisque tu ne me crois pas, Dieu seul sait que je n’aime aucune
femme sur la terre plus que toi. Sans toi, je ne vivrai plus.
JULIETTE - Que tu sais me persuader ! Ne me mens pas, si tu veux que je
vive encore. Songe que nos pauvres enfants, qui sont morts avant nous, nous
voient, connaissent nos âmes et lisent dans notre cœur.
VICTOR
- Je voudrais que tu chantes pour moi, Juliette.
JULIETTE - Oh mon Dieu ! Depuis si longtemps ! Ai-je encore une voix,
seulement ? Et mes douleurs, qui me tordent l’estomac, me coupent le souffle.
VICTOR
- Cette chanson qui venait de la rue, un soir où nous dormions
dans une auberge basque… Tu sais : « l’homme à la carabine ».
La musique s’élève (autre que la musique connue aujourd’hui sur ces paroles).
Juliette chante faiblement le premier couplet, puis peu à peu retrouve sa voix
et, comme si chanter la rajeunissait, elle termine aussi joliment qu’au premier
acte.
JULIETTE chantant - « Gastibelza, l’homme à la carabine,
Chantait ainsi :
Quelqu’un a-t-il connu doña Sabine ?
Quelqu’un d’ici ?
Dansez, chantez, villageois ! la nuit gagne
Le mont Falù (ou)
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou !
Le roi disait, en la voyant si belle,
A son neveu :
Pour un baiser, pour un sourire d’elle,
Pour un cheveu
Infant don Ruy, je donnerais l’Espagne
Et le Pérou !
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.
Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe.
Sabine, un jour,
A tout vendu, sa beauté de colombe,
Et son amour,
Pour l’anneau d’or du comte de Saldagne,
Pour un bijou…
Le vent qui vient à travers la montagne
M’a rendu fou.
VICTOR
- Tu me donnes le ciel avant l’heure.
JULIETTE après un temps – Je ne savais pas qu’une si longue vie comme la
nôtre passait si vite.
VICTOR
- Cinquante ans d’amour, c’est le plus beau mariage.
JULIETTE - Tant de souffrances pour construire un bonheur ! Mon seul
orgueil est de t’avoir aimé pour que tu accomplisses ton œuvre.
VICTOR
- L’ai-je accomplie ? Les siècles futurs le diront.
JULIETTE lui donnant une lettre – Tiens, je t’ai écrit aujourd’hui. (Elle lit)
« Cher adoré, je ne sais pas où je serai l’année prochaine à pareille époque,
mais je suis heureuse et fière de te signer mon certificat de vie pour celle-ci par
ce seul mot ; je t’aime. »
VICTOR
- Aimer, c’est agir. Le dernier cri du monde sera un cri d’amour.
JULIETTE après un temps - Il me semble que je vais dormir.
VICTOR
- Oui, dormons.
La musique les enveloppe, puis les soulève pour une danse aérienne qui les
unit et les porte vers le haut. Image immobile du couple en route vers les
étoiles. Noir lent. La musique continue un peu.
FIN
Dépôt SACD n+ 7055024

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