le don d`organes : une affaire de famille

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le don d`organes : une affaire de famille
LE DON D'ORGANES : UNE AFFAIRE DE FAMILLE ?
Philippe Steiner
Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2004/2 - 59e année
pages 255 à 283
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Steiner Philippe, « Le don d'organes : une affaire de famille ? »,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2004/2 59e année, p. 255-283.
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ISSN 0395-2649
Philippe Steiner
Le « don » d’organes est une forme de commerce entre les êtres humains des
sociétés contemporaines. Initialement mise en place pour les cornées, la greffe
d’organes connaît son véritable départ avec l’apparition de nouvelles techniques
chirurgicales pour la transplantation rénale à partir du milieu des années 1950 1.
D’autres organes sont ensuite concernés : le cœur, le foie, les poumons, le pancréas,
les intestins ; l’extension des thérapeutiques fondées sur la greffe d’organes vient
des progrès dans les connaissances des compatibilités tissulaires, puis de la mise
au point de médicaments anti-rejets. Dans tous les pays, le déploiement des performances médicales rencontre une difficulté fondamentale, celle du nombre des
greffons, insuffisant pour couvrir les besoins médicaux. Les listes d’attente s’allongent partout dans le monde, et nombreux sont les malades qui souffrent et meurent
en attente d’un organe susceptible de les sauver 2. Ces deux éléments dominent
Une version préliminaire de ce texte a été présentée au séminaire « Sociologie et économie » de l’École normale supérieure et aux Journées d’études du groupe de travail de
sociologie économique de l’AISLF, qui se sont tenues à l’UQAM. Je remercie Alain
Caillé, Jacques T. Godbout et Pascal Ughetto pour leurs lectures attentives et leurs
remarques critiques.
1 - RENÉE C. FOX et JUDITH P. SWAZEY, The courage to fail. A social view of organ transplants
and dialysis, Chicago, The Chicago University Press, 1974.
2 - À titre d’illustration, le dernier rapport de l’Établissement français des greffes [EFG]
donne les indications suivantes : malgré la diminution du flux des inscriptions sur les
listes d’attente, le nombre d’inscrits est supérieur au nombre de greffons attendus pour
l’année en cours : il se montait à 6 040 en 2000, alors qu’il était de 4 910 en 1996 (EFG,
Annales HSS, mars-avril 2004, n°2, pp. 255-283.
255
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Le don d’organes :
une affaire de famille ?
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la situation telle qu’elle apparaît dans les prises de position des décideurs, des
institutions et des professionnels attentifs et inquiets devant ce qui est qualifié,
souvent en reprenant le langage de l’économie, de « pénurie » et que l’on essaye
de conjurer soit par un appel accru à l’altruisme, c’est-à-dire au don d’organes, soit
par l’élaboration de solutions liées à des formes de commercialisation ou, plus
pudiquement, d’incitation monétaire à la cession des organes de telle sorte que
puisse être résolue l’insuffisance de greffons à fins thérapeutiques.
La greffe d’organes fait désormais partie de la routine chirurgicale des
sociétés industrialisées contemporaines : il ne s’agit plus d’une pratique extrême,
mais d’une thérapeutique de masse. La question du « don » d’organes ne peut
donc pas être considérée comme une forme marginale des relations de don à l’intérieur de la société moderne : il s’agit, et cela ne contribue pas peu à l’importance
du sujet, d’une forme de commerce entre les êtres humains qui se généralise 3. En
outre, ce don ne peut être rapporté au don modeste fondé sur la compassion,
l’altruisme ou l’amitié : tout en mettant en relation des individus égaux – et pour
cela souvent qualifié d’horizontal –, le « don » d’organes échappe à ce registre car
il touche à la vie et à la mort et revêt de ce fait la dimension d’un don primordial,
d’un « don vertical », mettant en jeu les dimensions symboliques fortes du rapport
de l’être au monde. Finalement, cette forme de commerce entre les êtres humains
a ceci de spécifique qu’il est une des rares occurrences à propos de laquelle l’ensemble des instances internationales et des pays concernés ont adopté une législation proscrivant toute idée de gain monétaire de la part des participants, qu’ils
soient profanes ou professionnels. Ce dernier élément a plus particulièrement
retenu notre attention de sociologue économiste : comment expliquer cette inversion, compte tenu de la généralisation de la relation marchande dans les sociétés
modernes ? Cette question en entraîne une autre : la mise à l’écart des relations
marchandes suffit-elle à justifier l’idée de don ? S’agit-il véritablement de don dans
ce commerce entre les êtres humains ? Et de quelle forme ? On a trop souvent
tendance à tenir la qualification de don comme acquise, à penser que si les relations
256
Le prélèvement et la greffe en France en 2000, efg.sante.fr, p. 91, fig. G4). Les pourcentages
de décès de malades en attente d’une greffe sont élevés (période 1997-2000) : entre 14
et 11 % pour la greffe cardiaque, 16 et 14 % pour la greffe pulmonaire, 7 et 8 % pour la
greffe hépatique et 1,5 % pour la greffe rénale (op. cit., pp. 114, 137, 163, 185). L’exception à cette situation provient de l’Espagne : le nombre d’inscrits sur la liste d’attente
pour greffe de reins décroît régulièrement, passant de 5 593 personnes en 1991 à 3 922
en 1999 (Organización Nacional de Trasplantes [ONT], Donación, trasplantes renales,
estadisticas generales 2002, msc.es/ont/esp/estadisticas/donación).
3 - À titre d’illustration, le total cumulé des greffes (cœur, poumon, foie, rein) sur la
décennie 1990-1999 se monte, en France, à 30 974 ; après le creux du milieu de la décennie, l’activité s’élève de nouveau avec 3 211 greffes en 2000 (ibid., p. 89) et 3 325 en
2001 (EFG, Résultats préliminaires non consolidés des activités de prélèvement et de greffe
en 2001, efg.sante.fr/fr/chiffre.htm, p. 2). Pour l’année 2000, les données internationales
recueillies par l’ONT font état de 20 580 transplantations (rein, foie, cœur, poumons,
pancréas et intestin) en Europe de l’Ouest, 2 325 dans les pays de l’ex-bloc soviétique
(hors CEI) et 24 798 en Amérique du Nord (ONT, Evolución de la donación y trasplantes
en el mundo, 2002, msc.es/ont/esp/estadisticas/general/europa2.htm).
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PHILIPPE STEINER
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marchandes, sous une forme ou une autre, ne sont pas à l’œuvre, on se trouve alors
en présence d’une relation de don et, souvent sans plus de précaution, on décline
aussitôt les trois obligations de la fameuse formule de Marcel Mauss, donner,
recevoir et rendre, forgée pour rendre compte du don cérémoniel dans les sociétés
archaïques. Cette approche est devenue plus un obstacle qu’une solution. Le don
ne peut pas être présumé dans le « don » d’organes, et, s’il y a don, il faut le
caractériser précisément.
Pour répondre à ces questions, nous partirons d’une description de l’organisation du don d’organes ; cette structure organisationnelle est le résultat de ce
qu’il est désormais convenu d’appeler une construction sociale. À cet égard, la
comparaison du dispositif social organisant actuellement le don d’organes avec les
propositions visant à la création de marchés d’organes à transplanter se révèle
particulièrement utile, même si les positions sont moins opposées qu’on pourrait
le croire. En raison de la similitude sociale forte qui existe entre ces deux dispositifs,
on voit le rôle central qu’occupe la tension entre le rôle relationnel que joue la
famille dans la pratique actuelle du don et l’élimination de ce rôle au profit du
consentement individuel, source d’un contrat fondant juridiquement et économiquement la cession à titre gratuit ou l’échange marchand. Pour évaluer le dispositif
actuel, nous proposons ensuite de le comparer à deux autres qui lui sont proches
– les lois de succession et l’assurance décès – en faisant intervenir l’individu face
à la mort, la famille et la société. Finalement, nous réinsérerons le don d’organes à
l’intérieur des relations sociales mettant en jeu le rapport de l’individu à ses proches
et aux étrangers.
La chaîne du don d’organes
Jacques Godbout et Alain Caillé ont raison d’indiquer que « l’importance des intermédiaires entre le donneur et le receveur, et d’un appareil technico-professionnel
particulièrement sophistiqué, est la première caractéristique qui frappe l’observateur 4 ». Toutefois, on peut leur reprocher de ne pas prendre au sérieux leur propre
affirmation puisque, dans les pages consacrées au don d’organes, il n’est plus question de la dimension technique et professionnelle. À l’instar de Bronislaw Malinowski,
qui avait pris la peine de décrire le cercle de la kula 5, il faut décrire la structure
organisationnelle dans laquelle s’inscrit le don, ce que nous proposons d’appeler
la « chaîne du don ». L’environnement est certes moins exotique, néanmoins c’est
par là qu’il faut commencer avant d’examiner si le commerce des organes à transplanter ressortit ou non au don.
4 - JACQUES T. GODBOUT et ALAIN CAILLÉ, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 2000.
5 - BRONISLAW MALINOWSKI, Les argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1989.
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LE DON D’ORGANES
PHILIPPE STEINER
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En raison de différences qui se révèlent cruciales selon que l’on a affaire à un don
entre vifs ou post mortem, à un organe à très brève durée d’usage ou qui peut
être conservé dans des banques d’organes grâce aux techniques de cryogénisation,
l’étude porte seulement sur ceux qui ne peuvent l’être et dont le prélèvement
est uniquement ou massivement effectué à partir d’un donneur en état de mort
cérébrale 6. Le cas des dons entre vifs sera considéré comme un cas particulier du
don d’organes le plus commun, celui, post mortem, d’organes qui ne peuvent être
stockés, et non l’inverse, comme certains sociologues soucieux de magnifier les
relations sociales de don ont été amenés à le faire.
Sans prétendre couvrir systématiquement les multiples facettes de la chaîne
du don d’organes 7, il est possible de mettre en évidence ses dimensions les plus
importantes en suivant la séquence : prélever, greffer, soigner.
Prélever. Le prélèvement est déterminé par une dimension sociale et une dimension technique ; commençons par cette dernière, même si les deux sont fortement
imbriquées. En dehors de la tâche consistant à s’assurer que le patient est bien
dans la situation légalement définie de mort cérébrale, le maintien des fonctions
physiologiques nécessaires à assurer un état satisfaisant des organes avant que la
possibilité du prélèvement puisse être obtenue impose une lourde tâche au médecin anesthésiste, et ce maintien ne peut se prolonger longuement. Il y a donc une
contrainte technique forte, présente dès le point de départ où les professionnels
258
6 - En 1992, il y eut en Europe 27 000 greffes (cœur, foie, cornée, moelle et rein confondus) : voir YVON ENGLERT (éd.), Organ and tissue transplantation in the European Union.
Management of difficulties and health risks linked to donors, Dordrecht, Martinus Nijhoff,
1995, p. 4 ; les greffes de reins s’élèvent à 10 000, et seules 710 ont été réalisées à partir
d’un donneur vivant (ibid., p. 113, tableau I). En 2000, les données recueillies par l’ONT
espagnole – auxquelles nous avons rajouté celles en provenance du Canada – indiquent
un total de 30 412 greffes de reins pour l’Europe de l’Ouest, de l’Est (hors CEI), l’Amérique du Nord, l’Australie et la Turquie. Sur ce total, le ratio donneur vivant/donneur
décédé se fixe à 34 %, mais tombe à 18 % si on laisse de côté les États-Unis.
7 - La description de la chaîne du don d’organes s’appuie principalement sur le cas
français, tel qu’on peut le reconstruire à partir des interventions rassemblées dans l’ouvrage récemment édité sur la greffe, ROBERT CARVAIS et MARYLINE SASPORTES (éds),
La greffe humaine. (In)certitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l’autre, Paris, PUF,
2000. La description ne se limite pourtant pas à mettre en forme le cas français, car une
chaîne identique est à l’œuvre dans d’autres pays, comme on peut le voir dans les
descriptions de l’organisation des transplantations en Espagne (RAFAEL MATESANZ,
BERTA MIRANDA et C. FELIPE, « Organ procurement in Spain: the impact of transplant
coordination », in Y. ENGLERT (éd.), Organ and tissue transplantation..., op. cit., pp. 103116) ou dans certaines caractéristiques du cas norvégien (HILDE LORENTZEN et FLORENCE
PATERSON, « Le don des vivants : l’altruisme des Norvégiens et des Français ? », in
J. ELSTER et N. HERPIN (éds), Éthique des choix médicaux, Arles, Actes Sud, 1992, pp. 121136). Il s’agit donc d’un schème, accentuant certains traits du phénomène considéré
sans prétendre décrire plus particulièrement telle ou telle réalité nationale.
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La structure organisationnelle
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hospitaliers sont mobilisés dans une situation que l’on peut caractériser par l’urgence, au sens où les prises de décision ne peuvent pas jouer, ou faiblement, sur
le facteur temps 8.
La dimension sociale, ou plus exactement la dimension relationnelle, met
en jeu quatre types d’acteurs : le patient en état de mort cérébrale, l’anesthésiste
réanimateur, l’infirmière de coordination et les membres de la famille. Le patient
est l’acteur central puisqu’il s’agit de savoir quelle était sa volonté ou son opinion
quant au prélèvement d’organes. Trois cas de figure se présentent : 1. le patient
est inscrit sur une liste de refus, ce qui est le cas d’environ 45 000 personnes en
France, et cette constatation arrête toute la démarche ; 2. le patient porte sur lui
une carte de donneur, et le prélèvement peut suivre son cours ; 3. aucune information sur la volonté explicite du défunt n’est disponible. Le cas le plus fréquent est
le dernier : le médecin anesthésiste est alors confronté à une prise de décision bien
plus compliquée que ne le laisse penser la règle du consentement présumé (parfois
qualifiée d’opting out puisque le citoyen doit faire un acte explicite pour s’exempter
de la loi). Dans le cas français, l’idée présente dans la loi Caillavet de décembre
1976 est réaffirmée par celle votée par le parlement français en juillet 1994, qui
stipule que, sauf refus explicite, dont l’enregistrement officiel se fait sur une liste
nationale, évoquée plus haut, la personne est présumée consentante 9 ; le médecin
n’aurait ainsi pas d’autre obligation afin de procéder au prélèvement que de s’assurer que le « donneur » ne s’était pas inscrit sur la liste des refus. En fait, comme
l’ont fait remarquer les juristes, la loi est d’une grande ambiguïté, ambiguïté qui
redouble celle des pratiques du corps médical 10. Recueillir le témoignage de la
famille est une chose, lui demander l’accord pour le prélèvement en est une autre :
tout en penchant pour la première option, qui facilite indubitablement la collecte
des organes, le législateur français n’a pas tranché d’une manière ferme. La pratique
dite encore règle de l’opting out modifiée, à l’œuvre dans de nombreux pays en
Europe et en Amérique du Nord, est celle dans laquelle le médecin demande
l’accord des familles, ce qui veut dire que si cette dernière s’oppose au don, il n’y
aura pas prélèvement 11. C’est d’ailleurs un sujet majeur de préoccupation pour les
8 - R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 348, 400-401.
9 - L’article L. 617-7 du Code civil indique : « Ce prélèvement [à des fins thérapeutiques
ou scientifiques] peut être effectué dès lors que la personne concernée n’a pas fait
connaître de son vivant son refus d’un tel prélèvement. Ce refus peut être exprimé par
l’indication de sa volonté sur un registre national automatisé prévu à cet effet [...]. Si
le médecin n’a pas directement connaissance de la volonté du défunt, il doit s’efforcer
de recueillir le témoignage de sa famille. »
10 - NATHALIE NEFUSSY-LEROY, Organes humains. Prélèvements-dons-transplantations, Paris,
Éditions ESKA, 1999, pp. 67-85.
11 - Un anesthésiste réanimateur indique : « Dans la pratique, peu d’équipes médicales
s’opposent aujourd’hui au refus d’une famille quand, à l’évidence, celui-ci est l’expression de la volonté des vivants et non celle du défunt. La volonté des personnes décédées,
exprimée de leur vivant, n’est d’ailleurs avancée que lors d’une minorité d’entretiens
(10 % environ) pour justifier le refus du prélèvement » (in R. CARVAIS et M. SASPORTES
(éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 315). Cette constatation ressort aussi de l’enquête
que Renée Waissman a menée auprès des familles ayant dû affronter une telle situation ;
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LE DON D’ORGANES
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professionnels, qui constatent la montée des refus de prélèvement à partir des
années 1990 12. En conséquence, dans le cas où le défunt n’a pas laissé une indication claire, la relation entre le médecin anesthésiste et la famille devient centrale.
Au vu de la grande difficulté émotionnelle dans laquelle la famille est brutalement
plongée 13, et alors que le temps est compté en raison des contraintes techniques
évoquées plus haut, il a été jugé utile, mais certainement aussi plus humain, de faire
intervenir un personnel doublement qualifié, médicalement et relationnellement,
pour servir d’intermédiaire entre le corps médical au point de départ de la chaîne
du don et la famille. En effet, il a été constaté que l’attention relationnelle et
l’empathie prodiguées aux proches favorisent le don, alors qu’une minute d’exaspération d’un des membres de l’équipe médicale peut ruiner tout l’effort 14. La décision de la famille est compliquée, puisqu’elle est dans l’obligation de se prononcer,
nolens volens, sur un sujet qui a pu n’être jamais évoqué par le défunt ni abordé
dans le cadre des relations familiales ; de statuer sur un sujet à propos duquel
les différents membres de la famille sont susceptibles d’avoir des appréciations
différentes ; et, finalement, de devoir décider à un moment où le travail de deuil
ne fait que commencer, voire où le décès du proche apparaît comme douteux 15.
L’acuité de ce problème se marque par le refus des familles de procéder au prélèvement, et l’élévation d’un tel refus au cours de la dernière décennie, notamment en
France, creuse ainsi encore plus profondément l’écart entre le nombre de greffons
disponibles et celui des personnes inscrites sur les listes d’attente 16.
Pour terminer sur cette phase de la chaîne du don, il est utile de clarifier un
point de terminologie. Par « donneur », on désigne ici la personne sur laquelle les
260
il est significatif qu’une exception à cette pratique ait été relevée à propos d’un individu
qualifié de SDF (RENÉE WAISSMAN, Le don d’organes, Paris, PUF, 2001, pp. 60-61).
12 - EFG, Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 57.
13 - Les demandes de prélèvements ne sont faites que pour un nombre limité de décès,
respectivement 1 858, 1 916 et 2 016 en France dans les années 1998, 1999 et 2000
(ibid., p. 56), dont l’origine est accidentelle : accidents sur la voie publique (22 % du
total en 2000), mais aussi accidents domestiques (17 %), ou liée à un accident vasculaire
cérébral (49 %). Une proportion non négligeable (10 %) de ces décès a pour cause un
suicide (ibid., p. 67).
14 - R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 287 et 317 ;
R. WAISSMAN, Le don d’organes, op. cit.
15 - La notion de mort cérébrale est mal comprise par une large partie de la population,
y compris une fraction de la population médicalement qualifiée. Cette définition légale
de la mort – loi de juillet 1994, confirmée par le Conseil d’État en 1999 – heurte
fortement le sens commun, pour lequel la mort est difficile à associer à la situation d’un
individu à « cœur battant » sous respiration artificielle. Un sondage montre que si 60 %
des personnes connaissent la définition de la mort cérébrale, ils sont 54,6 % à penser
que la mort cérébrale est une situation de coma, entre la vie et la mort (R. CARVAIS et
M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 854, tableau V).
16 - Le taux de refus oscille entre 30 et 32 % en France au cours des années 1996-2000
(EFG, Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 62). L’Espagne connaît une nouvelle fois
une évolution différente puisque ce taux y baisse et passe de 27,6 % en 1992 à 23,4 %
en 2001, le minimum ayant été atteint en 1998 avec 21,3 % (ONT, Evolución de la
donación..., op. cit.).
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PHILIPPE STEINER
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prélèvements sont effectués ; la mise entre guillemets provient du fait que, le plus
souvent, les organes sont donnés par une ou plusieurs autres personnes membres
de la famille, qui sont les donneurs au sens de la prise de décision et, sous cet
angle, le « donneur » est donné. Ce procédé typographique offre l’avantage de
rester proche de la représentation commune tout en étant sociologiquement précis
et décisif. À la suite des réflexions philosophiques de Jacques Derrida sur le don
– ou plutôt la dation, comme A. Caillé propose de nommer ce cas extrême de
don 17 –, on pourrait se demander si, avec le don d’organes post mortem où le « donneur » est donné par sa famille, on n’a pas un exemple (partiel, car les autres
membres de cette relation spécifique sont, eux, conscients) d’un don pur 18. Notre
approche, plus socio-économique, nous éloignera cependant de ce questionnement
pour mettre l’accent sur la dimension relationnelle entre le « donneur », le donneur
et la société.
Greffer. Cette dimension de la chaîne du don d’organe est à la fois magnifiée en
tant que prouesse technique et passée sous silence en tant qu’elle met en jeu
les interactions entre les professionnels et les malades. La première dimension a
été mise en lumière dans le travail pionnier de Renée Fox et Judith Swazey,
lorsqu’elles soulignent la couverture médiatique qu’a reçue la transplantation d’organes dans les années 1960. La dimension relationnelle fait l’objet de moins d’attention de la part des médias et du public alors que, de toute évidence, la greffe
représente une décision techniquement complexe et psychologiquement difficile.
Les professionnels doivent évaluer l’état de santé du malade, les risques encourus
et les améliorations attendues pour le greffé, alors que le malade est face à une
décision majeure mettant en jeu l’identité personnelle, la vie et la mort 19. Il y a
plusieurs raisons à cet état de fait. Premièrement, dans un contexte d’insuffisance
du nombre des greffons, il est probable que les équipes médicales n’ont guère de
temps à consacrer aux malades qui refuseraient la greffe, qui refuseraient de ce
fait d’entrer dans la chaîne du don. Deuxièmement, il est aussi probable que la
mise en évidence de la nature des relations entre les professionnels et les malades,
17 - ALAIN CAILLÉ, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres,
Paris, La Découverte, 1994.
18 - Cette définition est, pour dire le moins, très exigeante : « À la limite, le don comme
don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur. Il ne peut
être don comme don qu’en n’étant pas présent comme don. Ni à l’“un” ni à l’“autre”.
Si l’autre le perçoit, s’il le garde comme don, le don s’annule. Mais celui qui donne ne
doit pas savoir, sans quoi il commence, dès le seuil, dès qu’il y a intention de donner,
à se payer d’une reconnaissance symbolique, à se féliciter, à s’approuver, à se gratifier, à se congratuler, à se rendre symboliquement la valeur de ce qu’il vient de donner,
de ce qu’il croit avoir donné, de ce qu’il s’apprête à donner » (JACQUES DERRIDA, Donner
le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, pp. 26-27). Le cas du don d’organes
– sur lequel J. Derrida commet l’erreur commune qui consiste à considérer seulement
le don entre vifs appartenant à une même famille (ibid., p. 31, n. 1) – montre que le
« donneur » est bien dans le cas extrême supposé ici.
19 - R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 532 ; R. C. FOX et
J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., p. 29.
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LE DON D’ORGANES
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d’une part, entre les professionnels (cardiologues non transplanteurs) et les équipes
autorisées à pratiquer les greffes, d’autre part, amènerait le corps médical à s’exposer aux interrogations liées aux situations de choix tragiques 20 – critères concrets
d’attribution des greffons, stratégie des patients et de leurs familles vis-à-vis des
professionnels, stratégie des professionnels vis-à-vis des instances de contrôle –,
et, ainsi, la question de la greffe pourrait prendre un tour autre que celui de la
geste héroïque – sauver des vies humaines au prix de prouesses techniques – pour
s’engluer dans des discussions moins confortables quant aux décisions concrètes 21.
Néanmoins, et d’une manière qui n’est pas seulement hypothétique, le refus de
la greffe à l’initiative du malade doit être pris en compte car il en existe au moins
un cas d’espèce bien repéré au travers du refus de la transfusion sanguine, celleci étant considérée comme un don d’organe, le sang devenant alors un « organe
liquide ». En effet, au nom de leurs croyances religieuses, des malades appartenant
à la communauté des Témoins de Jéhovah refusent la transfusion sanguine homologue, voire la transfusion sanguine autologue différée 22. Certes, cela ne laisse pas
de poser un problème assez considérable au corps médical, confronté au souhait
du malade, d’une part, aux impératifs médicaux, de l’autre 23 ; cette difficulté est
d’autant plus grande que, en Amérique du Nord, la judiciarisation des conflits
262
20 - L’ouvrage classique de GUIDO CALABRESI et PHILIPP BOBBIT, Tragic choices. The
conflicts society confronts in the allocation of tragically scarce ressources, New York, Norton,
1978, définit ces choix par le fait qu’un bien vital doit être alloué en situation de rareté,
alors qu’il n’existe pas de critères unanimitaires de justice pour l’attribution de ces
biens. De leur côté, NICOLAS HERPIN et FLORENCE PATERSON, « La pénurie et ses
causes », in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 321-356,
considèrent que des équipes peuvent avoir un comportement stratégique vis-à-vis de
l’EFG au travers des listes d’attente locales. La règle de répartition des greffons pour
laquelle l’EFG a été créé déclare que (hors les cas d’urgence et des malades hyperimmunisés), sur une base géographique donnée, les greffons sont attribués en fonction
du temps passé sur la liste d’attente ; une équipe peut donc être tentée de pousser à
l’inscription de malade sur la liste de manière à accroître ses chances d’obtention de
greffons, au détriment d’autres équipes qui ne pratiqueraient pas cette stratégie. À cela
N. Herpin rajoute que les décisions locales peuvent varier dans l’attribution d’un greffon
selon les équipes (NICOLAS HERPIN, « L’attribution des dons : quels principes de répartition ? », in B. FEUILLET-LE MINTIER (éd.), Les lois « bioéthiques » à l’épreuve des faits.
Réalités et perspectives, Paris, PUF, pp. 65-76). Finalement, ces remarques peuvent s’autoriser du dernier rapport de l’EFG (Le prélèvement et la greffe..., op. cit., pp. 96-97) lorsqu’il
est fait état du manque d’exhaustivité des données fournies par les équipes.
21 - On peut en prendre la mesure dans l’article de MICHAEL J. DENNIS, « Des chirurgiens sous surveillance : dialyse et transplantations aux États-Unis », in J. ELSTER et
N. HERPIN (éds), Éthique des choix..., op. cit., pp. 87-101, consacré au fonctionnement du
God Committee de Seattle (comité qui sélectionnait les patients pour les greffes rénales)
ou au problème soulevé par l’existence d’un accord entre l’Arabie Saoudite et l’hôpital
de Pittsburg.
22 - Dans le premier cas, il s’agit d’une transfusion sanguine d’une personne à une autre ;
dans le second cas, on prélève le sang du malade avant l’opération pour le lui transfuser
durant les soins. Une solution reste possible avec la transfusion autologue directe.
23 - SOPHIE GROMB et ALAIN GARAY (éds), Consentement éclairé et transfusion sanguine :
aspects juridiques et éthiques, Rennes, École nationale de la Santé publique, 1996.
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PHILIPPE STEINER
LE DON D’ORGANES
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Soigner. Par ce terme, il s’agit de désigner les soins autres que les actes médicaux
réparateurs eux-mêmes ; pour employer une opposition que permet la langue
anglaise, il s’agit ici du care par opposition au cure. La valorisation supérieure de
celui-ci sur celui-là fait d’ailleurs que les informations sont beaucoup moins abondantes sur les soins que sur la greffe elle-même ou les problèmes posés par l’accord
pour prélèvement. De fait, une fois la greffe réussie, le malade doit être suivi
médicalement et entouré psychologiquement. Les observations tendent toutes à
souligner le sentiment de gratitude que le malade extériorise en appréciant ce qui
apparaît comme un « retour à la vie ». La volonté de « rendre » de la part du greffé
se marque par une hyperactivité sociale, que celle-ci s’exprime au sein de la famille
ou dans diverses associations. Il est évident que la notion du rendre prend une
signification quelque peu métaphorique, en ce sens que, hormis le cas du sang 26,
le retour différé ne peut se faire ni en termes identiques ni en termes de rendre
plus que ce que l’on a reçu. Le problème du rendre entre la personne greffée et
la famille du « donneur » vient aussi de ce que le législateur fait formellement
obstacle à ce que l’anonymat enveloppant les profanes pris dans la chaîne du
don d’organes soit rompu. Cette situation d’anonymat apparaît d’ailleurs très tôt,
24 - N. HERPIN, « L’attribution des dons... », art. cit., évoque les bonnes raisons qui
peuvent expliquer l’auto-sélection des candidats à la greffe : le risque élevé de décès
pour les greffes sur des patients de plus de soixante ans (15 % contre 5 % en moyenne)
ou le parent inquiet de l’avenir de ses enfants en cas de décès.
25 - Un psychiatre et psychanalyste attaché aux hôpitaux fait la remarque suivante à
propos des greffés en situation de rejet du greffon : « Très fréquemment, on retrouve,
à l’origine de ces syndromes de revendication, le fait que le patient a apparemment
vécu la décision de greffe comme lui échappant, à travers une contrainte de sa famille,
voire, plus souvent, du service qui l’a accueilli avant la transplantation, au moment des
bilans prégreffe, c’est-à-dire lors de la décision » (R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La
greffe humaine..., op. cit., p. 531). On retrouve là le problème classique du rôle du malade
et la coopération attendue de lui par les professionnels (voir TALCOTT PARSONS, The
social system, New York, The Free Press, 1951, chap. 10 ; R. C. FOX et J. P. SWAZEY,
The courage to fail..., op. cit., p. 30).
26 - Une étude ancienne de ERNIE S. LIGHTMAN, « Continuity in social policy behaviours: the case of voluntary blood donorship », Journal of social policy, 10-1, 1981, pp. 5379, portant sur un échantillon de 1 784 adultes canadiens, fait apparaître que 22,6 % des
personnes interrogées considèrent comme très important ou important le « sentiment
de rendre pour une transfusion » (feelings of repayment for a transfusion) pour expliquer
la décision de donner son sang. Cela est non négligeable, certes, mais ne situe cette
motivation qu’au douzième rang (sur quinze), à côté des « campagnes d’information
dans les médias » (22,1 %) ou de la « persuasion forte exercée par des proches » (21,9 %).
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médicaux laisse peu de place au paternalisme médical. Compte tenu de la symbolique forte attachée à la greffe, et des dimensions axiologiques dont peuvent se
prévaloir certaines catégories de malades, le problème du refus de la greffe devrait
recevoir une attention plus soutenue 24, pour examiner si les cas repérés avec la
transfusion sanguine sont aussi relevés pour des organes moins « liquides » et surtout pour observer précisément la manière dont l’interaction entre le patient et
l’équipe médicale se produit 25.
PHILIPPE STEINER
comme l’indiquent R. Fox et J. Swazey 27 qui soulignent les difficultés relationnelles fortes liées à un don inappréciable, un don de vie qui, à sa manière et pour
reprendre la formule employée par Mauss à propos du potlacht, peut « applatir » le
receveur autant qu’il le sauve 28.
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Au-delà de l’éclairage jeté sur les trois temps forts de la chaîne du don d’organes,
il faut aussi considérer cette structure organisationnelle dans sa continuité ou dans
les ruptures qui l’organisent. Le résultat essentiel tient à l’existence d’une continuité logistique mettant en jeu les différents professionnels hospitaliers qui s’activent successivement ou simultanément autour de l’objet au centre de l’attention,
c’est-à-dire l’organe prélevé, greffé et objet de soin, tandis que l’on observe une
série de ruptures relationnelles institutionnellement voulues entre les acteurs.
La contrainte technique est forte en matière de greffe. Elle se mesure d’abord
en termes de durée, celle pendant laquelle l’organe prélevé peut être greffé 29 ; elle
se mesure ensuite en termes de qualité de l’organe prélevé : il n’est pas rare qu’un
organe prélevé ne soit pas greffé en raison de sa dégradation ou des risques médicaux (Sida, cancer) que le greffon pourrait faire courir au greffé 30. La fragilité du
greffon impose à la chaîne du don d’organes une continuité sans faille ; aussi, dès
qu’un malade en état de mort cérébrale est repéré, l’ensemble de la chaîne doit
se mobiliser : prévenir l’équipe de prélèvement, faire les tests tissulaires et s’assurer
de la qualité sanitaire des greffons, prévenir l’EFG pour que celui-ci puisse interroger la liste nationale et proposer le greffon – en fait les greffons, car le multiprélèvement est de règle 31 –, appel des malades concernés et préparation de
264
27 - R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., pp. 29-30.
28 - MARCEL MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raisons de l’échange dans les sociétés
archaïques », in ID., sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, pp. 145-279, ici p. 210.
29 - Cette durée est mesurée par le temps d’ischémie, c’est-à-dire celui pendant lequel
il est possible d’assurer le fonctionnement de l’organe alors que ce dernier n’est plus
en situation d’irrigation sanguine. Cette durée varie selon les organes considérés : entre
douze et quarante heures pour le rein, cinq heures pour le cœur, entre douze et dixhuit heures pour le foie, six heures pour le pancréas et quatre heures pour le poumon
(N. NEFUSSY-LEROY, Organes humains..., op. cit., § 491).
30 - Pour l’année 2000, le rapport de l’EFG mentionne que 285 greffons (essentiellement des reins et des cœurs) n’ont pas été greffés : la moitié en raison de la « mauvaise
qualité du greffon », 10 % en raison de la « détérioration du greffon » et 8 % pour raison
de « tumeur ou suspicion de tumeur » (EFG, Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 70).
Les taux de non-greffe (donnés ici pour la seule année 2000) sont assez sensiblement
différents selon l’organe concerné : 6,1 % pour les reins, 4,9 % pour le foie, 21,7 % pour
le cœur, 9,5 % pour les poumons, 0 % pour le bloc cœur-poumons et 28,7 % pour le
pancréas (ibid., pp. 72-74). Le taux est encore plus élevé pour les cornées (38 %), notamment en raison des exigences accrues liées aux procédés de conservation des banques
d’organes (ibid., p. 274).
31 - En Europe de l’Ouest et sauf exception (Danemark et Finlande), le multi-prélèvement
est de règle et se situe dans une fourchette étroite allant de 71 à 83 % des donneurs
(ONT, Evolución de la donación..., op. cit.).
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Continuité logistique et ruptures relationnelles
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l’opération chirurgicale. Au fur et à mesure que se mettent en branle ces différents
segments de la chaîne, le principal personnage de l’affaire se déplace, toutes sirènes
hurlantes, capable de faire ouvrir des aéroports spécialement à son intention.
À cette continuité organisationnelle méticuleuse tournée vers le greffon s’oppose une série de ruptures relationnelles entre les différents acteurs de la chaîne
du don d’organes. Premièrement, le législateur a voulu que le médecin réanimateur
qui déclare la mort cérébrale, les équipes de prélèvement et celles de transplantation ne soient pas composées des mêmes personnes. Cette mesure, qui soulève
des oppositions chez les professionnels 32, provient du fait que le législateur a voulu
rassurer les « donneurs » et leurs proches, faisant en sorte que la demande de prélèvement ne puisse pas apparaître comme la demande par l’équipe de transplantation
de la ressource. Le prix à payer est le risque de démotivation des équipes de
prélèvement, uniquement chargées du « sale boulot », selon la formule employée
par un chirurgien durant un prélèvement 33.
Mais, surtout, le législateur a tendu un voile d’ignorance entre la famille du
« donneur » et le greffé. Le « donneur » étant décédé, l’idée d’un retour n’a guère
de sens en ce qui le concerne, mais il pourrait en avoir un pour sa famille ; or, cette
dernière ne peut savoir à qui le greffon est transplanté et, à l’inverse, le malade
greffé ou ses proches ne peuvent savoir de qui provient l’organe salvateur. Une
telle mesure n’est pas le fruit du hasard. En effet, l’expérience tirée des premières
greffes de reins, comme des premières greffes cardiaques – à l’occasion desquelles
la règle de l’anonymat ne pouvait être appliquée en raison du très faible nombre
de greffes et de la médiatisation dont celles-ci faisaient alors l’objet –, a montré
que la possibilité pour les uns et les autres de se connaître n’était pas sans créer
des situations relationnelles difficiles 34. L’anonymat s’est donc imposé comme
mesure de protection des greffés dans le cas du don à partir d’un « donneur » en
état de mort cérébrale, de la même manière que cette forme de don a été mise
en place pour échapper aux difficultés relationnelles liées au don entre vifs 35.
Finalement, et en partie contre l’esprit de la règle du consentement présumé,
le seul lieu où la rupture relationnelle n’a pas pu se mettre en place est le moment
du « don » où la famille décide de rendre possible ou non le prélèvement.
32 - C’est par exemple le cas du Pr Gérard Benoît, chirurgien transplanteur, qui regrette
une situation qui se prive des acteurs les plus motivés, en contact avec les malades
receveurs, lorsqu’il s’agit d’accroître le nombre des greffons (R. CARVAIS et M. SASPORTES
(éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 269).
33 - CLAIRE BOILEAU, « Ethnographie d’un prélèvement d’organes », Sciences sociales et
santé, 15-11, 1987, pp. 21-34.
34 - Florence Paterson rappelle que, dans le cas des premières greffes cardiaques, il est
arrivé que l’anonymat du donneur soit levé. La relation affective a pu prendre alors
toute sa dimension : « Emmanuel Vitria fut l’un des premiers greffés du cœur en France
à la fin des années soixante et de ce fait l’anonymat du donneur fut levé. Chaque
année, à la date anniversaire de la greffe et donc de la mort du donneur, la mère du
jeune homme demandait à Emmanuel Vitria de lui rendre visite pour écouter le cœur
de son fils battre dans sa poitrine » (FLORENCE PATERSON, « Solliciter l’inconcevable »,
Sciences sociales et santé, 15-1, 1997, p. 45).
35 - R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., p. 27.
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LE DON D’ORGANES
PHILIPPE STEINER
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La mise en place de ces ruptures relationnelles montre qu’il faut s’intéresser à
l’histoire de la chaîne du don. L’exemple français accrédite l’idée de construction
sociale du don puisque la forme organisationnelle actuelle ne date que de la loi
no 94-43 du 18 janvier 1994 créant l’EFG. Une comparaison de la structure actuelle
et de celle qu’elle a remplacée est instructive, faisant ressortir des éléments pertinents pour notre approche de sociologie économique.
La création de l’EFG remplace France-Transplant association qui, depuis
1969, assurait des fonctions de coordination entre les équipes de transplanteurs 36.
Ce remplacement modifie le schéma organisationnel 37, en raison de son impact sur
les relations entre les professionnels (P), alors que peu de choses changent pour les
profanes, représentés par les « donneurs » (d) et les malades (M), hors la règle
centralisée d’allocation des greffons. Avant la mise en place de l’EFG (graphique 1a)
il existe un réseau de relations entre les professionnels, puisque ces derniers conservent une partie des organes prélevés, d’où la possibilité de procéder à des échanges
entre eux. Cette situation disparaît avec l’EFG, puisque ont été mises en place,
parfois avec un long retard par rapport à la loi de juillet 1994 38, les normes décidant
de l’attribution des greffons et l’harmonisation des critères d’inscription sur les
listes locales 39. À partir de 1994, le schéma organisationnel (graphique 1b) ne laisse
plus place à ce processus intermédiaire d’échange entre les professionnels.
266
36 - NICOLAS HERPIN et FLORENCE PATERSON, « Centralisation et pouvoir discrétionnaire », in J. ELSTER et N. HERPIN (éds), Éthique des choix..., op. cit., pp. 37-61.
37 - Le fonctionnement de France-Transplant est donné dans H. LORENTZEN et
F. PATERSON, « Le don des vivants... », art. cit., d’où il ressort que cette structure formée
à la fin des années 1960 par le professeur Jean Dausset avait pour tâche de faciliter les
relations entre les professionnels, c’est-à-dire les chirurgiens transplanteurs. Association
loi de 1901, France-Transplant n’avait pas de pouvoir vis-à-vis des quarante et une
équipes opérant en France à ce moment, ce qui fait qu’il pouvait y avoir des inscriptions
multiples de la part des malades, et que les reins prélevés n’étaient pas tous – la moitié
environ – affectés selon la procédure centralisée mise en place par l’association. En
1989, une convention est passée entre le ministère de la Santé et France-Transplant
pour gérer la liste d’attente nationale ; au moment où la loi de bioéthique était en
gestation, au début de l’année 1992, un rapport de l’IGAS pointa les difficultés que
posait la délégation à une association des charges relevant d’un établissement public
(DOMINIQUE THOUVENIN, « L’organisation de l’activité de transplantation d’organes par
les règles juridiques », in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit.,
pp. 643-665).
38 - ALAIN CLAEYS et CLAUDE HURIET, Rapport sur l’application de la loi no 94-654 du
29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à
l’assistance médicale, à la procréation et au diagnostic prénatal, Paris, Imprimerie nationale, 1999.
39 - Cette situation affleure encore dans le dernier rapport de l’EFG lorsqu’il est question de la greffe de cornées, qui échappe encore à la régulation centrale et à la norme
de justice locale que cherche à faire valoir la liste nationale.
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La construction sociale de la chaîne du « don » d’organes
LE DON D’ORGANES
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P = équipes chirurgicales
M = malades
d = donneurs
Quelle est la nature de la chaîne du don, dès lors qu’une institution régulatrice centrale – l’EFG et la liste nationale – se met en place pour en orchestrer le
fonctionnement ? La question se pose de savoir si ce commerce entre les êtres
humains ressortit au mécanisme du don ou à celui de la redistribution, dans le
sens donné à ce terme par Karl Polanyi 40. Nicolas Herpin et Florence Paterson
soutiennent que le mouvement de la périphérie (les « donneurs ») vers le centre
(l’instance de régulation par l’intermédiaire des professionnels), puis le mouvement en sens inverse (vers les malades) apparentaient le schéma organisationnel à
celui de la redistribution plutôt qu’au don, supposé implicitement non hiérarchisé,
horizontal, en ce qu’il met en relation des égaux, basé sur la volonté exprimée et
fonctionnant sur la base de la réciprocité différée 41. En revanche, le processus de
don/contre-don était à l’œuvre entre les professionnels : à partir du moment où ces
derniers conservaient environ la moitié des reins prélevés, s’établissait un réseau
d’échange social qui, de facto, était régulé entre pairs. Dans cette perspective, avant
la création de l’EFG, le don ne se trouvait pas là où on en parlait le plus, mais il
avait lieu entre les professionnels eux-mêmes, entre lesquels on peut supposer
que fonctionnait une logique d’échange social renvoyant autant à la réciprocité
qu’à des relations de pouvoir 42.
40 - Il s’agit de l’opposition entre réciprocité et redistribution (KARL POLANYI, « The
economy as instituted process », in ID., Primitive, archaic and modern economies. Essays of
Karl Polanyi, New York, Anchor Books, 1968, p. 149). Sur cette base, J. Godbout considère que le don maussien est incompatible avec l’intervention de l’État ou des administrations publiques ; il est alors en décalage avec Mauss, lorsque ce dernier voyait dans
les prodromes de la sécurité sociale des formes de dons (M. MAUSS, « Essai sur le don... »,
art. cit., pp. 145-279, ici p. 262).
41 - N. HERPIN et F. PATERSON, « Centralisation et pouvoir discrétionnaire », art. cit. ; voir
aussi F. PATERSON, « Solliciter l’inconcevable », art. cit.
42 - L’échange social en question n’était probablement pas exempt du phénomène de
concurrence de statut (PETER BLAU, Exchange and power in social life, New York, Wiley
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Graphique 1 – Modification organisationnelle apportée par la création
de l’Établissement français des greffes
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Après 1994, la chaîne du don d’organes ne fonctionne plus sur ce modèle.
Mais il est remarquable de constater que, dans les deux cas de figure, les ruptures
relationnelles demeurent, qui séparent non seulement les profanes entre eux, mais
aussi, maintenant, les professionnels, alors que ces derniers restent régis par l’impératif de continuité logistique. Au point de départ (le « don »), la dimension relationnelle tient le premier rôle, et la rhétorique du don y constitue le discours tenu
et considéré comme légitime ; au point d’arrivée, le greffé conçoit sa situation et
s’exprime volontiers en termes de « don reçu » et de « retour ». Entre ces deux
phases s’inscrit la dimension technique et professionnelle : on n’a plus affaire au
don, mais au greffon prélevé, greffé, puis soigné. La structure d’échange social
entre les équipes ayant disparu depuis 1994, les professionnels (chirurgiens des
équipes de prélèvement) collectent les organes pour un organisme central de régulation qui les redistribue à d’autres professionnels (chirurgiens transplanteurs)
selon des règles éthiques, puisque la liste nationale est une combinaison de considérations techniques (temps d’usage limité des greffons et donc proposition de
ceux-ci au niveau local, régional, national, puis international), de compassion
(malades en urgence ou malades hyper-immunisés) et de justice (file d’attente).
La distinction de ces deux niveaux est un élément décisif pour la compréhension sociologique de la chaîne du don d’organes. Leur interrelation est d’ailleurs
complexe. Premièrement, elle est hiérarchique en cela que les professionnels et
les politiques définissent les règles selon lesquelles les dons ont lieu concrètement.
En effet, la greffe n’intervient qu’après que des conditions techniques précises et
contraignantes ont été examinées et que des compatibilités tissulaires et physiologiques ont été vérifiées. Le don est ainsi soumis à des considérations qualitatives
sur l’organe prélevé, au point que la mise à l’écart du don n’est pas un phénomène
quantitativement négligeable, comme le montrent les statistiques sur les organes
prélevés non greffés. Les cas ne sont pas rares, dans lesquels le don est médicalement refusé ou non sollicité 43. Il en ressort que le don d’organe se trouve inscrit
dans la situation assez peu ordinaire d’individus qui donnent et reçoivent sous réserve
qu’une autorité tutélaire leur en donne l’autorisation, voire qu’elle sollicite leur
bonne volonté pour donner et recevoir. Le niveau technique et professionnel s’immisce entre les acteurs profanes de telle manière que ces derniers ne se rencontrent
jamais ou seulement à la condition d’une acceptation des acteurs du niveau
professionnel – cela reste valable pour les dons entre vifs appartenant à une même
famille. Deuxièmement, les relations entre les deux niveaux sont dominées par le
268
and Sons, 1964, pp. 125-140 ; EMMANUEL LAZEGA, « Le phénomène collégial : une
théorie structurale de l’action collective entre pairs », Revue française de sociologie, 40-4,
1999, pp. 639-670). Néanmoins, il n’existe pas d’étude empirique sur cette structure
relationnelle.
43 - Les « donneurs » non prélevés représentent 11 % des « donneurs » potentiels (EFG,
Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 68), c’est-à-dire repérés parmi les personnes décédées : les causes principales de non-prélèvement sont la sérologie positive (29 %), l’existence d’une pathologie maligne (18 %) et l’âge (14 %) (ibid., p. 70).
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manque d’organes à greffer. Les professionnels – et les malades par leur intermédiaire – sont dépendants des profanes que sont les « donneurs » puisque, sans eux,
manque la ressource nécessaire à l’activité des professionnels. C’est à ce point
que l’environnement associatif, d’une part, le travail relationnel des personnels de
coordination, d’autre part, jouent un rôle décisif. En témoignent, chacun à sa
manière, pour le don post mortem comme pour le don entre vifs, les cas respectifs
de l’Espagne et de la Norvège puisque, dans ces deux pays, les greffons sont plus
largement disponibles que partout ailleurs 44. Troisièmement, il faut souligner que
si les professionnels envisagent la chaîne en termes de greffons, c’est-à-dire de
ressource pour une pratique dont l’agrément dépend d’une activité annuelle minimale, le point de vue des acteurs profanes s’exprime en termes de dons et, par
contre-coup, la rhétorique à la frontière du monde des professionnels et des profanes fait de même. L’enquête sociologique doit aussi rendre compte de cette
phénoménologie du fonctionnement de la chaîne du don d’organes. Pour y parvenir, la logique de la construction sociale suggère d’examiner les solutions alternatives proposées sous forme de « marché d’organes à transplanter » pour les comparer
à la situation présente.
Le marché, l’État et le don
En raison de la place considérable que les relations marchandes occupent dans la
société contemporaine, il aurait été surprenant que des propositions de commercialisation des organes à transplanter ne voient pas le jour. Celles-ci émergent à partir
des années 1980, notamment aux États-Unis 45. Il faut cependant prêter attention
à deux caractéristiques du débat. Premièrement, les économistes et juristes qui
élaborent de telles propositions le font en prenant en compte la dimension axiologique de l’existence d’un tel marché ; en d’autres termes, les propositions sur ce
sujet si sensible ne sont pas le fait d’adeptes sans âme de la « dismal science ».
Deuxièmement, il faut avoir présent à l’esprit le fait, exceptionnel dans la situation
contemporaine, d’un commerce entre les êtres humains dans lequel la relation
marchande est unanimement proscrite. En conséquence, la solution par le marché
s’avance précautionneusement et cherche à se justifier devant le tribunal de l’opinion publique 46. Ce point, à lui seul, vaut que le sociologue économiste s’y arrête.
44 - R. MATESANZ, B. MIRANDA et C. FELIPE, « Organ procurement in Spain... », art.
cit., pp. 103-116 ; H. LORENTZEN et F. PATERSON, « Le don des vivants... », art. cit.
45 - RENÉE C. FOX et JUDITH P. SWAZEY, Spare parts. Organ replacement in American society,
Oxford, Oxford University Press, 1992, chap. 3.
46 - Nous avons eu l’occasion de rappeler que RICHARD TITMUSS (The gift relationship
from human blood to social policy, Londres, London School of Economics Books, 1970)
avait demandé une proscription de la relation marchande à propos du sang. Alors que
son étude a reçu un accueil favorable de la part d’économistes de renom (JOHN
K. ARROW, « Gifts and exchange », Philosophy and public affairs, 1-4, 1972, pp. 343-362,
et ROBERT SOLOW, « Blood and thunder », Yale law journal, 80, 1971, pp. 1696-1711),
notamment lorsqu’il est question de la confiance à accorder aux donneurs compara-
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LE DON D’ORGANES
PHILIPPE STEINER
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Quels sont les arguments présentés en faveur de la création d’un marché des
organes à transplanter ? Notons d’emblée que ces propositions sont d’autant plus
tentantes que l’on est dans une situation durable d’insuffisance du nombre de
greffons, « pénurie » à laquelle le mécanisme marchand pourrait apporter une
réponse, ainsi qu’il a su le faire pour de nombreuses denrées 47. Cette démarche
va de soi pour un économiste, pour qui le marché est un mode – sinon le mode –
socialement efficace d’allocation des biens rares à usages alternatifs. Avec retenue
par rapport à des prises de positions résolument en faveur d’une approche marchande, Gary Becker s’appuie sur l’incitation économique comme mécanisme
social à même de résoudre la pénurie : « Quand la demande excède l’offre pour
les biens ordinaires, le prix proposé aux offreurs s’élève de manière à les amener
à accroître les quantités offertes. L’utilisation d’incitations identiques amènerait
plus de gens à laisser leurs organes pour transplantation après leur mort 48. » Notons
ensuite que les propositions rejettent l’idée d’un marché des organes à transplanter
dans lequel le malade en attente d’un organe ferait des offres et contracterait
avec un donneur vivant. Cette notion de marché dans lequel se rencontreraient
directement – d’où le terme de spot market – les offreurs et les demandeurs est
écartée, en raison de la résistance qu’elle suscite et des biais qu’elle comporte 49.
270
tivement aux vendeurs en termes de qualité du sang, ils rejettent sa proposition
d’interdire le marché du sang puisque l’extension du domaine du choix est, pour les
économistes, un avantage sensible. Si donc R. Titmuss a perdu lorsqu’il s’agit du sang, il
est remarquable de constater que sa position prévaut en matière d’organes à transplanter
(PHILIPPE STEINER, « Le marché et les “marchandises fictives” : don de sang et don
d’organes », Revue française de sociologie, 42-2, 2001, pp. 357-374).
47 - Cette position modérée n’en suppose pas moins que l’organe est un bien ordinaire
(ordinary good), pour lequel l’offre s’élève avec le prix, et non une relation sociale dans
laquelle, pour employer le langage de Bruno Frey, la motivation intrinsèque (la relation
elle-même) compte plus que la motivation extrinsèque (la rémunération) : BRUNO
S. FREY, Not just for the money. An economic theory of personal motivation, Chetelham,
Edward Elgar, 1997.
48 - GARY S. BECKER, « How Uncle Sam could ease the organ shortage », Business week,
20 janvier 1997, p. 10.
49 - RICHARD SCHWINDT et AIDAN VINING, « Proposal for a future delivery market for
transplant organs », Journal of health politics, policy and law, 11-3, 1986, pp. 483-500, ici
p. 487, associent le National Organ Transplant Act de 1984 et son interdiction du
commerce des organes à transplanter à la tentative d’organiser un tel marché aux ÉtatsUnis : « L’interdiction semble avoir été dirigée vers ce que l’on peut appeler le “spot
market” pour les organes [forme de marché où se rencontrent l’offreur et le demandeur].
Par exemple, avant cette loi, le Dr Harvey Jacobs avait créé une firme (l’International
Kidney Exchange Limited) pour faciliter les transactions entre vifs. La plupart des
objections à la création d’un marché des organes apparaissent, en réalité, dirigées contre
ce que l’on peut appeler un “spot market” privé et décentralisé. » La réticence se
justifie par le fait que, dans le cadre d’échange bilatéral tel qu’on l’étudie depuis Francis
Edgeworth, il existe une indétermination du prix d’équilibre qui dépend des capacités
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Vers un marché des organes à transplanter ?
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En lieu et place, c’est la proposition d’un marché à terme régulé par l’État qui
retient l’essentiel de l’attention 50.
L’idée directrice est la suivante : une compagnie d’État proposerait des contrats
contingents à terme à des individus qui accepteraient qu’à leur décès leurs organes
soient prélevés pour transplantation 51. Le prix de cession serait déterminé de
manière à ce que la demande (inélastique) soit satisfaite par une offre résultant
de dons (« prélèvements cadavériques » gratuits) et de transactions marchandes
(« prélèvements cadavériques » payants), celles-ci suppléant à l’insuffisance de
celles-là grâce à l’impulsion donnée par la motivation intéressée. Les auteurs prennent le soin de souligner que le marché en question est assez éloigné de ce que
l’on entend communément par ce terme. En effet, la transaction envisagée n’est
pas une vente d’organes et le paiement n’aurait pas forcément lieu en monnaie,
puisque les auteurs suggèrent une rémunération sous forme de droit d’accès préférentiel à un organe en cas de besoin futur, de réduction des cotisations d’assurance
maladie, de crédits d’accès à l’enseignement supérieur ou à des programmes culturels, ou encore de prise en charge des frais mortuaires. Un croisement entre intérêt
et altruisme est aussi suggéré, puisqu’un paiement monétaire pourrait être effectué
en faveur d’une institution caritative au choix du vendeur. Plusieurs suggestions
ont été faites pour améliorer ou amender cette proposition. Parmi les plus notables,
on retiendra les suivantes : une décentralisation de la procédure marchande passant
par des compagnies d’assurance qui offriraient une baisse des cotisations aux vendeurs en contrepartie d’une inscription dans un registre national de donneurs,
permettant l’extension de la distribution au-delà de la zone d’implantation de
la compagnie d’assurance, le receveur (ou sa compagnie) payant à la compagnie
pourvoyeuse le prix de l’organe 52. D’autres encore, considérant qu’il « manque un
marché », suggèrent que l’État intervienne par l’intermédiaire d’une mesure fiscale
qui accorderait une modique réduction de l’impôt sur le revenu – 10 £ ou 15 $
américains – à ceux qui accepteraient d’être un donneur potentiel au moment de
leur décès 53. On a aussi proposé de ne payer le don qu’une fois réalisé le prélèvement après le décès : à la différence du paiement dès signature du contrat, où la
de négociation des agents ; dès lors, « les risques d’un système non régulé viennent des
abus, potentiellement illimités, que des acquéreurs riches peuvent commettre face à des
vendeurs pauvres et démunis » (MICHAEL FREEMAN, « Un mercato di organi umani? »,
in S. FAGIUOLI (éd.), La questione dei trapianti tra etica, diritto, economia, Milan, Giuffrè
editore, 1997, pp. 161-203, ici p. 167).
50 - R. SCHWINDT et A. VINING, « Proposal for a future delivery market... », art. cit. ;
HENRY HANSMAN, « The economics and ethics of markets for human organs », Journal
of health politics, policy and law, 14-1, 1989, pp. 57-85 ; M. FREEMAN, « Un mercato di
organi umani? », art. cit. ; MARGARET M. BYRNE et PETER THOMPSON, « A positive analysis of financial incentives for cadaveric organ donation », Journal of health economics, 20,
2001, pp. 69-83.
51 - R. SCHWINDT et A. VINING, « Proposal for a future delivery market... », art. cit.,
pp. 489-496.
52 - H. HANSMAN, « The economics and ethics of markets... », art. cit., pp. 61-62.
53 - ANDREW OSWALD, « Economics that matters: using the tax system to solve the shortage of human organs », Kyklos, 54-2/3, 2001, pp. 379-382.
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LE DON D’ORGANES
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somme reçue est faible (puisque la probabilité de donner est faible) et donc peu
dangereuse moralement au sens où il est peu probable qu’un individu modifie
profondément ses choix pour un contrat ne lui rapportant qu’une dizaine de dollars
par an de réduction de sa police d’assurance maladie, le paiement post mortem peut
représenter une somme élevée, évaluée à 30 000 $ américains 54. Mais le paiement
après décès rend le contrat de vente à terme moralement peu agressif et proche
d’une assurance décès, contingente puisque la rémunération dépend de la possibilité ou non de prélever.
Au-delà de ces aspects techniques, les propositions marchandes sont organisées pour mettre en relief les effets bénéfiques en termes utilitaristes, sans avoir
de conséquences négatives majeures en termes moraux. Quels sont les avantages
attendus d’un tel système ? Le plus important est l’accroissement de l’offre d’organes à transplanter : les individus sont supposés réagir positivement à la possibilité
de céder leurs organes après décès contre un avantage économique. Les malades
dont la qualité de vie est fortement diminuée lorsqu’ils sont en attente sur des listes
qui s’allongent partout seraient les premiers bénéficiaires de cet accroissement de
l’offre. En outre, un avantage moins visible, parce qu’intimement lié à la logique
marchande à laquelle la société contemporaine est accoutumée, vient du fait
qu’avec cette offre accrue le nombre de transplantations serait plus grand, ce qui
diminuerait le coût économique supporté par la société, car la dialyse est un traitement plus coûteux que la greffe 55.
En mettant en relation l’organisation actuelle et les propositions de création
de marché d’organes à transplanter, on voit apparaître une similitude forte : toutes
deux mettent l’accent sur la phase initiale de la chaîne du don d’organes. Dans le
cas du « don », cette phase initiale reste marquée, contra legem, par la dimension
relationnelle dans une chaîne par ailleurs caractérisée par les ruptures relationnelles.
Dans le cas du marché, c’est cette phase relationnelle initiale que l’on cherche
explicitement à éliminer ; d’ailleurs, les tenants de la solution marchande ne manquent pas de faire valoir la supériorité de leur position au regard de l’inconfort
272
54 - M. FREEMAN, « Un mercato di organi umani? », art. cit., p. 168.
55 - L’avantage financier est souvent présenté en comparant le coût annuel de la dialyse
et celui d’une transplantation rénale, le premier étant significativement supérieur au
second – les estimations, en francs de 1990, sont respectivement 400 000 F et 160 000200 000 F (JEAN-PAUL MOATTI, « Dons d’organes : un révélateur des arbitrages entre
l’efficience et l’équité dans le système de santé », in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds),
La greffe humaine..., op. cit., p. 605). Néanmoins, l’accroissement du nombre des greffons
entraînerait celui du nombre des greffes, ce qui veut dire que ces dernières subiraient la
loi des rendements décroissants (ibid., p. 608). On notera cependant que cette question
financière n’est pas complètement traitée par les études que nous avons consultées : en
effet, comme le coût d’une greffe est nettement plus élevé que le coût moyen de la
vie pris en considération pour les équipements routiers, on peut se demander jusqu’à
quel point ce déséquilibre peut aller (ibid.). On est là de plain-pied avec la théorie du
choix tragique pour lequel Guido Calabresi et Philipp Bobbitt observent que le choix,
en termes d’allocation (à qui attribuer les biens rares vitaux ?), est étroitement lié au
choix en matière de production du bien rare (combien la société est-elle prête à dépenser
pour ces biens qui seront de toutes façons en quantité inférieure aux besoins ?).
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PHILIPPE STEINER
LE DON D’ORGANES
relationnel de la solution « altruiste » qui ne peut faire fructifier la valeur de lien
social du don.
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L’approche par le marché reçoit l’appui de ceux qui, sans recourir nécessairement
au marché, s’élèvent contre l’organisation actuelle de la chaîne du don d’organes
dès lors qu’elle repose sur le consentement présumé, fiction légale introduite en
France en 1976 par le sénateur Henri Caillavet 56. Pour des raisons philosophiques
concernant la définition de la volonté, seule à même de fonder le don, des juristes
peuvent, à l’instar des économistes 57, s’insurger contre l’appellation de don attribuée au prélèvement à but thérapeutique : « Enfin, le rôle que la loi impartit au
consentement fait douter de l’existence d’un véritable don. Si le don était premier,
le prélèvement d’organe ne pourrait être réalisé qu’en exécution de la volonté
exprimée par le donneur ; l’intervention des médecins sur le corps de la personne
décédée serait la conséquence du don. Par définition spontanée, le don implique
une volonté expresse de se dépouiller 58. »
En effet, comme on l’a observé plus haut, les données empiriques montrent
que les individus sur lesquels un prélèvement post mortem est envisagé n’ont pas,
dans leur très grande généralité, émis de déclaration concernant cette éventualité,
même lorsqu’il leur est possible de le faire sur un document personnel d’usage
quotidien (le permis de conduire, la carte d’assuré social) ainsi que les États-Unis
ou le Canada en offrent la possibilité. À défaut de rendre impérative la déclaration,
et en raison du peu de succès que pourrait avoir une procédure dite d’opting in
– ne permettant les prélèvements que dans le cas où le donneur a explicitement
fait connaître sa volonté de donner – en l’absence de toute incitation économique,
les auteurs s’insurgent devant le fait que le « don » n’est pas véritablement donné
par le « donneur ».
Il y a là une conception de nature philosophico-juridique selon laquelle l’acteur
est un sujet, seule entité capable de volonté et donc de prise de décision, surtout
56 - Journal Officiel – Sénat, séance du 18 novembre 1976, p. 3321.
57 - JAMES F. BLUMSTEIN, « Government’s role in organ transplantation policy », Journal
of health politics, policy and law, 14-1, 1989, pp. 5-39 ; J.-P. MOATTI, « Dons d’organes :
un révélateur... », art. cit.
58 - DOMINIQUE THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement d’organes », Sciences sociales et
santé, 15-1, 1997, pp. 75-97, ici p. 88. On peut consulter aussi, du même auteur, « L’obtention des organes : le don comme finalité et le prélèvement comme modalité », in
B. FEUILLET-LE MINTIER (éd.), Les lois « bioéthiques »..., op. cit., pp. 77-132, et « L’organisation de l’activité de transplantation d’organes par les règles juridiques », in R. CARVAIS
et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 643-665. Ce point tenant à la
« rationalité juridique habituelle » apparaît tellement décisif qu’il est répété presque à
toutes les pages de l’article sans que soit questionnée l’adéquation de la catégorie
juridique de don – inexistante selon l’auteur (D. THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement
d’organes », art. cit., pp. 92-93) – et celle, sociologique, à laquelle il est aussi prétendu
faire référence, notamment au travers de l’interprétation assez spécifique du don maussien par J. Godbout.
273
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Le marché et le « vrai don » contre la chaîne du don ?
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dans ce qui le concerne au plus près de son être. Dans cette perspective, le fait
de qualifier de don la manière actuelle de procéder au prélèvement apparaît comme
une imposture, au mieux comme un mensonge ou une fiction sociale utile pour
masquer les problèmes de choix tragique en matière de don d’organes 59. Puisque
le don n’est pas fait par le sujet lui-même, certains n’hésitent pas à considérer que
les organes sont transformés en biens publics collectifs, nationalisés par le gouvernement ; le prélèvement s’apparente alors à un impôt ou à une collectivisation 60.
Compte tenu de l’affinité élective, pour parler comme Max Weber, entre l’idéologie économique et l’individualisme, on ne sera pas surpris de trouver les
économistes (et les juristes) derrière cette prise de position ; plus surprenant est
le fait que les tenants d’une théorie alternative en termes de don maussien les
rejoignent dans cette condamnation 61. Si les uns considèrent que le droit de chacun
sur soi-même ou le droit à l’intégrité de son corps sont violés en l’absence de
l’expression de la volonté, les autres y voient une contrainte étatique contradictoire
avec l’idée de liberté et de spontanéité qu’ils associent au don 62.
274
59 - G. Calabresi et P. Bobbit soulignent que les problèmes de choix tragique engendrent des difficultés sociales telles, sans qu’il existe des réponses capables d’y satisfaire,
qu’une dose d’auto-illusion est nécessaire pour faire face à l’existence de telles situations
(G. CALABRESI et P. BOBBIT, Tragic choices. The conflicts..., op. cit., pp. 96, 108, 135, 142,
195-199). Cette dimension d’auto-illusion n’est pas étrangère à la théorie du don de
Marcel Mauss lui-même, lorsqu’il évoque « fiction, formalisme et mensonge social » en
ouverture de son célèbre essai (M. MAUSS, « Essai sur le don... », art. cit., p. 147) ; elle
est aussi reprise par PIERRE BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997,
pp. 229-230, avant qu’il ne fasse intervenir la dimension temporelle. On comprend que
D. Thouvenin la mette en œuvre pour dénoncer la confusion entre don et prélèvement
(D. THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement d’organes », art. cit., p. 125).
60 - Commentant la proposition d’un auteur qui suggère de réserver (absolument ou en
priorité) les organes à ceux qui se seraient inscrits sur une liste de donneurs potentiels,
Jean-Paul Moatti poursuit : « Cette métaphore me paraît justifier pleinement de conférer
un statut de bien collectif aux organes post mortem, ce que font déjà, de fait, les législations fondées sur le “consentement présumé”, c’est-à-dire sur le pouvoir donné aux
équipes médicales, au nom de la collectivité, de réquisitionner les organes utilisables
si le décédé et ses proches ne s’y sont pas formellement opposés » (J.-P. MOATTI, « Dons
d’organes : un révélateur... », art. cit., pp. 625-626). On verra plus bas que la réserve
contenue dans l’adjonction des proches change en fait complètement la situation et
qu’il n’y a pas lieu de parler de réquisition avec ce que suppose de coercition et d’abus
une telle formule, dès lors que le consentement présumé est associé, dans la pratique,
à l’accord de la famille.
61 - GÉRALD BERTHOUD, « La société contre le don ? Corps humain et technologies
biomédicales », Revue du MAUSS, 1, 1993, pp. 257-274 ; J. T. GODBOUT et A. CAILLÉ,
L’esprit du don, op. cit., pp. 82-90 et 127-130.
62 - Il est loisible de marquer quelques limites de cette interprétation de Mauss. Premièrement, il faut avoir présent à l’esprit le fait que ce dernier rangeait l’assurance sociale
dans la catégorie des dépenses nobles et du don ; à cet égard, l’opposition entre don et
redistribution ne peut être prise pour une lecture évidente de Mauss. Deuxièmement,
et il faut y insister tant le débat sur cette question se fait oublieux d’une dimension
essentielle du don selon Mauss, cette forme de commerce social est caractérisée par
une profonde ambiguïté en étant libre mais obligatoire, individuel mais collectif, désintéressé mais intéressé (M. MAUSS, « Essai sur le don... », art. cit., pp. 147-148).
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PHILIPPE STEINER
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Dans ce contexte, en permettant de contourner la phase délicate dans
laquelle les professionnels (médecins réanimateurs et infirmières de coordination)
doivent demander l’accord ou interroger les familles sur les volontés du défunt
à un moment extrêmement difficile d’un point de vue émotionnel, l’avantage
du marché comme du don avec consentement explicite est similaire en termes
de consentement. Comme on l’a souvent fait remarquer depuis Adam Smith,
l’échange marchand est une forme de relation sociale qui économise les ressources
morales. En organisant la transplantation sur une base marchande, on évite donc
le délicat problème relationnel auquel sont confrontées les équipes médicales. En
lieu et place, le sujet décide, en connaissance de cause, au moment où il le trouve
opportun et, à la suite de cette libre décision, le détenteur du droit cédé ou de la
chose donnée peut faire procéder au prélèvement sans avoir à solliciter l’avis ou
l’accord de la famille. En ce sens, on peut dire, à la suite de Dennis Robertson
dans un article resté célèbre, que ce que les économistes économisent 63, c’est
l’amour, le lien social dont se nourrit et que produit le don 64. De ce point de vue,
le don au sens juridique tel que l’entend D. Thouvenin, c’est-à-dire la cession à titre
gratuit fondée sur une décision volontaire de se dépouiller, a la même caractéristique
d’effacement des liens sociaux que la relation marchande. La proposition d’instaurer
un débat contradictoire ou un contrôle par le juge ne comble cet effacement que par
une mise en doute du don fait par l’intermédiaire de la famille65.
63 - « What does economist economize ? », demande le titre de l’article : « Cette ressource rare qu’est l’amour, nous le savons aussi bien que n’importe qui, est la chose la
plus précieuse au monde » répond l’auteur dans DENNIS ROBERTSON, Economic Commentaries, Londres, Staples Press, 1955, p. 154. La distinction entre l’échange marchand et
l’échange social va dans le même sens : « L’échange social comporte toujours nécessairement pour les intervenants une signification intrinsèque [liée à l’accomplissement de
l’acte] qui le distingue de la transaction économique au sens strict, et cela alors qu’il
vise un avantage ayant une valeur extrinsèque et donne lieu, au moins implicitement,
à un marchandage. [...] Les institutions économiques, telles que le marché impersonnel
et le contrat, ont été mises sur pied pour séparer les objets échangés de toutes les autres
considérations et pour définir les obligations précises de la transaction et, ainsi, elles
maximisent la possibilité du calcul rationnel » (P. BLAU, Exchange and power in social life,
op. cit., p. 112).
64 - Un des auteurs les plus insistants sur ce point s’exprime de la manière suivante :
« La transplantation d’organe est une affaire dans laquelle on s’est laissé aller à un excès
de romantisme, en donnant mandat à l’altruisme et au communautarisme aux dépens de
vies à sauver. Cette idéologie s’est concrétisée dans l’UAGA [Uniform Anatomical Gift
Act], légalement adopté par les cinquante États, lequel fait fi des droits de la propriété
privée en matière de don d’organes. Et cette idéologie a débouché sur la glorification
romantique de la symbolique du don d’organes entre les membres de la famille lorsque
l’un d’entre eux risque de mourir, aux dépens d’un déplacement plus rationnel [et plus
humain] du moment de la prise de décision, reportée en amont, moment dans lequel
les “donneurs” potentiels [avec l’attrait d’une incitation financière] pourraient, dans un
contexte plus détendu, peser leur propre finitude, leur intérêt égoïste et leur désir
altruiste d’aider leurs contemporains » (J. F. BLUMSTEIN, « Government’s role in organ... »,
art. cit., p. 36).
65 - D. THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement d’organes », art. cit.
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LE DON D’ORGANES
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L’opposition entre le marché et le don juridique, d’un côté, le don sociologique, de l’autre, rencontre donc un point sensible avec la question du consentement. Au-delà de l’idéologie individualiste et marchande, le consentement pose
un très délicat et très concret problème relationnel aux équipes médicales ; on
comprend l’attrait que peut avoir une solution qui le contourne. En outre, il faut
avoir présente à l’esprit l’extrême importance de la notion de consentement pour la
profession médicale, surtout lorsqu’il s’agit d’intervenir sur le corps d’une manière
extrême. Le consentement éclairé au soin est un impératif éthique qui s’est imposé
après la Seconde Guerre mondiale pour éviter le retour des pratiques de certains
médecins nazis 66 et, au-delà, pour contrôler les dérives des professionnels vers le
paternalisme médical 67. Pour ces deux raisons, le marché et le contrat offrent des
avantages très sensibles aux professionnels.
Il n’en reste pas moins que la proposition marchande, la défiance juridique
ou l’approche développée par les tenants du don maussien laissent de côté un fait
essentiel. Lorsque la loi repose sur la notion de consentement présumé, les médecins, les infirmières continuent à solliciter l’accord de la famille quand bien même
cela n’est pas formellement, c’est-à-dire légalement, nécessaire. Il apparaît socialement difficile aux professionnels de prélever les organes sans que les proches en
aient donné la permission tant est prégnante l’idée du droit du lignage en matière
du devenir du corps au moment du décès 68.
En serait-il autrement avec l’émergence de relations contractuelles faisant fi
de ce qui, jusqu’à présent, s’est imposé dans les différents pays et sous différentes
formes légales ? N’y aurait-il pas le sentiment d’une dépossession de la part de
la famille ? En sens inverse, l’expression de la volonté individuelle pour marquer
le consentement est-elle une condition aussi décisive que se plaisent à le croire
les tenants d’une solution marchande ? Comment, par exemple, prendrait-on en
charge le changement des préférences, y compris dans le cas où il serait évoqué
verbalement à un membre de la famille dans les derniers moments ?
276
66 - GREGG BLOCHE, « Par-delà le consentement », in D. N. WEISSTUB (éd.), Le consentement et la recherche épidémiologique, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 8-10. La première des
dix règles éthiques du Tribunal militaire américain à Nuremberg énonce : « Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. Cela veut dire que la
personne intéressée doit jouir de la capacité légale pour consentir, qu’elle doit être libre
de décider sans intervention de quelque élément de force, de fraude, de contrainte, de
supercherie, de duperie ou d’autres formes de contrainte ou de coercition » (voir
C. AMBROSELLI et G. WORMSER, Du corps humain à la dignité de la personne. Genèse, débat
et enjeux des lois d’éthique biomédicale, Paris, CNDP, 1999, p. 24).
67 - BERNARD HŒRNI et ROBERT SAURY, Le consentement. Information, autonomie et décision
en médecine, Paris, Masson, 1998.
68 - Une enquête française récente fait apparaître que si la famille respecte l’option du
défunt lorsque celui-ci s’est exprimé clairement dans un sens ou dans l’autre, elle s’attribue un rôle essentiel dans la décision de prélever lorsqu’il n’a pas fait connaître sa
position (R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 858-861).
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PHILIPPE STEINER
LE DON D’ORGANES
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Pour approfondir la question du problème posé par le consentement, nous suggérons de comparer le don d’organes à des dispositifs sociaux proches, comme l’héritage – surtout dans le cas de la succession ab intestat – et l’assurance décès ; en
effet, ces trois dispositifs font intervenir, outre la volonté de l’individu confronté
à la mort, les relations sociales proches (la famille) ou lointaines (la société). Il
en ressort que le consentement individuel n’est qu’un opérateur particulier pour
rapprocher, d’une manière qui puisse être considérée comme légitime, les valeurs
ultimes, la monnaie et les individus qui en sont les supports. En effet, même
lorsque le consentement est plein et entier, un autre opérateur intervient avec la
notion de solidarité, soit restreinte (la famille et les proches) et que l’on qualifiera
ici d’affection, soit généralisée (la société dans son ensemble). Chacun des trois
dispositifs se distingue par l’appariement spécifique des trois opérateurs que sont
la volonté individuelle, l’affection familiale et la solidarité sociétale.
Rappelons d’abord que la loi Lafay qui, en France, a permis le développement de la greffe de cornée, est explicitement fondée sur le dispositif testamentaire, et donc sur le consentement libre :
Les prélèvements anatomiques effectués sur l’homme en vue de la pratique de la kératoplastie
(greffe de la cornée) peuvent être effectués sans délais et sur les lieux mêmes du décès chaque
fois que le de cujus a, par disposition testamentaire, légué ses yeux à un établissement
public ou à une œuvre privée, pratiquant ou facilitant la pratique de cette opération 69.
La référence à l’héritage comme procédure autorisant le prélèvement des cornées
explique sans doute le fait que la loi est promulguée sans susciter le moindre débat,
mais aussi qu’il ne soit pas question de don, comme c’est le cas maintenant. La
référence à l’héritage et au consentement ne peut cependant pas se limiter à ce
seul cas de figure, tout particulièrement lorsque l’on considère la situation française
dans laquelle, à la suite des modifications juridiques apportées par la Révolution
française, la loi a rejeté le principe de l’inégalité des partages, assimilé aux errements
de l’Ancien Régime, pour faire valoir l’égalité des partages entre les ayants droit
légalement définis 70. Comment a-t-on légitimé au XIXe siècle l’équiproportionalité
des successions, surtout lors d’une succession ab intestat dans laquelle le défunt
n’a pas fait état de sa volonté par un testament ? La réponse des juristes (et des
économistes qui, en France, sont des juristes de formation jusque dans les années
1960) repose sur un principe d’égale affection présumée 71. Le défunt – le père
69 - Journal Officiel – Assemblée nationale, séance du 19 mai 1949, p. 2663.
70 - Il reste seulement une partie à la disposition du testateur – la réserve, quantitativement déterminée selon le nombre d’enfants entre lesquels le patrimoine est partagé.
71 - Jeremy Bentham énonce très clairement le principe qui entre dans sa théorie générale des fictions : « La part habituelle de chaque survivant dans les possessions du défunt
doit se présumer par le degré d’affection qui a dû subsister entre eux : et ce degré
d’affection doit se présumer par la proximité de parenté » (Traité de législation civile et
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Consentement et solidarité présumés
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puisque, dans la réflexion de l’époque c’est lui qui est propriétaire et qui doit
assurer les moyens matériels de la vie familiale –, est présumé également attaché
à ses enfants, en conséquence de quoi la société distribue sa fortune également
entre les ayants droit, les enfants dans la majorité des cas.
Ce faisant, après avoir limité le domaine dans lequel peut s’exprimer la
volonté (la réserve), la loi dispose à la place de l’individu décédé sans testament
en se basant sur la volonté présumée de l’acteur. L’ensemble du dispositif est
légitimé positivement par l’expression possible de la volonté individuelle et en
référence à l’affection familiale, et négativement par référence à une solidarité
sociale qui cherche à éviter les troubles, de nature économique ou relationnelle,
que la libre expression de la volonté pourrait créer en dépouillant les familles et
les mettant à la charge de la communauté.
Le dispositif de l’assurance décès, quant à lui, montre que le consentement
individuel et le contrat ne suffisent pas toujours à se défaire de la tension entre la
volonté et les valeurs au moment du décès. La légitimité de la solution marchande
repose certes sur la volonté individuelle, telle qu’elle s’exprime dans le contrat
d’assurance, mais aussi sur les avantages pour la famille (laquelle reçoit concrètement les bienfaits de la prévoyance et de l’affection du défunt) et pour la société
dont la solidarité financière n’est pas mise à contribution. En étudiant les conditions de commercialisation de l’assurance décès au XIXe siècle, une marchandise
qui touche à la mort et aux relations que les vivants entretiennent entre eux à cet
égard, Viviana Zelizer a montré combien les États-Unis avaient été le lieu d’un
important débat entre les tenants d’une large diffusion de cette marchandise et
ceux qui s’y opposaient. Les premiers faisaient valoir les avantages que les familles
pouvaient en attendre ; les seconds insistaient sur la profanation du sacré que
278
pénale, Paris, Bossange, 1802, vol. 2, p. 141). Et, suivant cette logique, il fonde l’égalité
des enfants dans l’héritage sur « l’égale affection de la part du père » (ibid., p. 143). Dans
le « Discours préliminaire de présentation du Code civil », présentant, en l’an IX, le
projet co-rédigé par lui-même, Bigot de Préameneu, Tronchet et Maleville, Jean
Étienne Marie Portalis ne fait pas allusion à ce principe lorsqu’il mentionne la loi réglant
les successions (« Discours préliminaire de présentation du Code civil », in J. É. M. PORTALIS, Écrits et discours juridiques et politiques, Aix-en-Provence, Presses de l’Université
d’Aix-Marseille, 1978, pp. 60-63). Tel n’est pas le cas de Jean-Baptiste Treilhard et de
Chabot de l’Allier, chargés par le premier consul de présenter le projet devant le Corps
législatif et le Tribunat ; le premier des deux s’exprime ainsi : « Déjà vous concevez,
législateur, combien il importe de se pénétrer de toutes les affections naturelles et
légitimes lorsqu’on trace un ordre de succession : on dispose pour tous ceux qui meurent
sans avoir disposé ; la loi présume qu’ils n’ont eu d’autre volonté que la sienne. Elle
doit donc prononcer comme eût prononcé le défunt lui-même, au dernier instant de sa
vie, s’il eût pu, ou s’il eût voulu s’expliquer. Tel est l’esprit dans lequel doit être
méditée une bonne loi en la matière. » Quelques paragraphes plus loin, il poursuit avec
l’argument mis en œuvre par Bentham : « L’ordre de succéder établi par la loi est fondé
sur une présomption d’affection du défunt pour ses parents les plus proches » (cité dans
PIERRE-ANTOINE FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris,
[1827] 1836, vol. 12, pp. 137 et 140 ; voir aussi pp. 167, 170-174 et 185 pour Chabot de
l’Allier, et p. 245 pour l’intervention de Bigot de Préameneu).
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PHILIPPE STEINER
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représentait l’intrusion de rapports monétaires dans ce qui devait rester, face au
destin, une affaire de dévouement et d’amour familial 72. Comme le problème du
consentement ne se pose pas ici, puisqu’il s’agit d’un libre contrat, on voit que
ce dont il est question avec la commercialisation de l’assurance décès, c’est le
problème axiologique posé par la relation de l’individu assuré à la collectivité
et au sacré. En s’assurant, l’individu détache sa famille de l’entourage social
immédiat (la communauté villageoise par exemple) en faisant en sorte que ce
dernier n’ait pas à prendre matériellement en charge celle-là. La solidarité
communautaire est ainsi délaissée au profit de mécanismes financiers reposant
sur l’abstraction du calcul des probabilités ; c’est précisément ce qui met en cause
l’éthique de la fraternité et la représentation de Dieu, maître et souverain de la
vie et de la mort.
Ces deux dispositifs sont éclairants pour notre propos. Le consentement ne
constitue pas l’unique opérateur permettant de légitimer les transferts de ressources au moment de la mort du propriétaire. Au-delà de la volonté de l’individu
intervient la solidarité entre les vivants et les morts au moment du décès. La
solidarité est alors un ensemble d’obligations qui s’imposent aux individus, y
compris dans ce qu’ils veulent explicitement 73, et qui les rapportent les uns aux
autres pour donner une forme sociale spécifique : là, l’héritage équiproportionnel
entre les enfants, ici, un capital ou un revenu annuel pour l’époux survivant,
maintenant la possibilité de prélever des organes pour transplantation. Chacune
de ces formes concrètes de l’appariement entre la volonté et les deux formes de
la solidarité considérées ici résulte d’une construction sociale dépendant d’un
grand nombre de facteurs, pour devenir à son tour une composante d’autant plus
forte de la société dans laquelle elle s’inscrit qu’elle a suscité un large débat
public et mis à nu les manières traditionnelles de faire, de penser et de sentir
pour les modifier.
L’étude de ces deux dispositifs offre enfin un dernier résultat important.
L’évolution constatée en matière d’assurance décès permet de ne pas associer
la notion de solidarité à une conception passéiste, immuable, des relations
sociales face à l’emprise des relations marchandes. V. Zelizer relève le fait que
l’assurance décès, qui n’arrivait pas à s’implanter dans les populations américaines pendant la première moitié du XIXe siècle, devint un marché florissant
dès les premières décennies du siècle suivant. L’idée forte défendue par l’auteur
est qu’il ne faut pas voir dans l’intrusion de la monnaie et des rapports marchands
seulement une profanation du sacré (la vie, la mort, les relations humaines en
général), domaine qui serait réduit à disparaître devant la puissance neutre et
72 - VIVIANA ZELIZER, « Human values and the market: the case of life insurance and
death in 19th-century America », American journal of sociology, 84-3, 1978, pp. 591-610,
et ID., Morals and markets. The development of life insurance in the United States, New Brunswick, Transactions Publisher, 1983.
73 - Selon la formule qu’ÉMILE DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, Alcan,
1893, pp. 234-236, emploie à propos de la relation contractuelle.
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LE DON D’ORGANES
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infinie de la monnaie, moyen pur au sens de Georg Simmel 74. En effet, V. Zelizer
fait apparaître les effets de sens inverse qui affectent la nature des valeurs
ultimes et la signification accordée à la monnaie qui transite par des circuits si
spécifiques. La commercialisation de l’assurance décès n’est certainement pas
tenue de nos jours comme un fait socio-économique moralement condamnable et
axiologiquement délétère ; elle ne s’est pas non plus banalisée en étant acceptée
d’une manière morne par des populations avilies. V. Zelizer montre que la
commercialisation de cette marchandise s’est traduite par une redéfinition de
la bonne mort. La situation socialement valorisée n’est plus celle de l’individu
refusant de s’assurer pour laisser les siens au soin des proches (la famille élargie
ou la communauté de voisinage), elle devient celle de l’individu assuré qui, audelà de sa propre existence, a eu soin de transmettre aux siens les moyens de
vivre décemment 75.
Revenons au don d’organes. La tension entre la solidarité et le consentement
est explicite dans les débats qui ont eu lieu au Parlement français lors de la discussion des lois de bioéthique, comme on peut le voir dans cet échange entre
Mme Simone Veil, représentant alors le gouvernement, et un député qui défend
un amendement créant simultanément une liste nationale de refus et une liste
nationale d’acceptation (soit un double système d’opting out et d’opting in) :
[Le gouvernement] estime que le principe du consentement présumé n’implique pas que le
corps appartient à la collectivité, mais qu’il y a une solidarité présumée 76.
Mme le ministre d’État a parlé de solidarité présumée, ou plutôt obligatoire. La solidarité
obligatoire s’appelle l’impôt ou la taxe, et n’est jamais très populaire. Créons plutôt une
solidarité acceptée, voulue, qui nous permettra peut-être de mettre un terme à l’insuffisance
des dons 77.
Cet échange permet de voir le point essentiel. Partant d’un débat sur la loi Caillavet
organisant le consentement présumé, le ministre récuse la notion de collectivisation
des corps en introduisant la notion de solidarité présumée. On trouve donc bien
la tension entre la volonté individuelle et la solidarité sociétale, cette dernière
servant à justifier les limites posées par le législateur à la première, c’est-à-dire
permettant d’agir en l’absence d’expression de la volonté. Mais, dira-t-on, la famille
– et l’affection dont elle est le réceptacle consacré – est-elle absente de ce dispositif ? Certainement pas. Ce que nous avons vu en décrivant la réalité empirique
de la chaîne du don montre tout au contraire que la famille y est très présente,
mais d’une manière différente de ce qu’il en est dans les deux autres dispositifs
280
74 - GEORG SIMMEL, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1900.
75 - V. ZELIZER, Morals and markets..., op. cit., pp. 57-59.
76 - Journal Officiel – Assemblée nationale, 14 avril 1994, p. 832.
77 - Ibid., p. 834. Le député a certainement voulu insuffler du pathos à son discours, car
c’est un bien curieux impôt obligatoire que celui où il suffit de faire savoir qu’on ne
veut pas l’acquitter pour en être dispensé.
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PHILIPPE STEINER
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en pesant lourdement sur les individus qui doivent l’exercer, et en n’ayant qu’un
statut incertain, car négligé par le législateur.
L’examen de deux dispositifs proches du don d’organes permet ainsi de
concevoir l’opposition entre le « don » et le marché d’organes à transplanter d’une
manière moins tranchée. D’une part, on peut se demander si, à l’exemple de
l’assurance décès, la commercialisation des organes à transplanter, selon les formes
proposées qui reviennent autant à inciter à l’altruisme qu’à exciter l’appât du gain,
ne pourrait pas donner lieu à un travail de redéfinition des comportements valorisés
au moment du décès d’un proche. D’autre part, on peut se demander s’il est
vraiment si exorbitant d’introduire l’idée d’une solidarité présumée au moment
de procéder au prélèvement avec accord de la famille. Le cas de la loi successorale
française montre qu’il est possible de faire une telle présomption pour le don
d’organes, au périmètre de la solidarité près, sans tomber dans la collectivisation
ou la réquisition, sans porter atteinte aux volontés et aux libertés des citoyens,
mais tout simplement en définissant les formes sociales selon lesquelles elles
peuvent s’exercer.
En quoi le don d’organes est-il redevable de la théorie maussienne si souvent
mobilisée par ceux qui se sont penchés sur ce sujet 78 ? Ce que nous avons vu en
étudiant la chaîne du don montre que le don d’organes n’est pas régi par les
trois obligations de donner, de recevoir et de rendre qui définissent la structure
relationnelle du don cérémoniel. Le don d’organes ne rentre pas dans la catégorie
des dons cérémoniels étudiés dans les sociétés archaïques, même s’il en conserve
la dimension primordiale, celle du don de vie. La rhétorique en la matière se
résume-t-elle pour autant à un « mensonge social » ou à une forme d’auto-illusion
simplement capable de faire se détourner momentanément les passions face à une
situation de choix tragique ? Cela signifie-t-il qu’entre le marché et le don, il n’y
aurait de différence décisive que la gratuité, un rempart bien fragile 79 ?
Un fait majeur s’impose : le don d’organes met au centre de la relation sociale
les membres de la famille du défunt. Ils sont placés dans une situation extrêmement difficile et pénible, sans avoir vraiment le temps de se pencher sur un problème que certains découvrent au moment même où la question leur est posée de
permettre le prélèvement. C’est cette dimension que le marché des organes à
transplanter éliminerait tout en augmentant, peut-être, le nombre des organes
à greffer ; c’est cette dimension que les tenants du don manquent aussi de prendre
en compte résolument.
Cette dimension relationnelle est sociologiquement significative puisque
le « don » est donné au travers des interactions familiales, qui font qu’il y a plus
78 - R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., chap. 2 ; R. WAISSMAN, Le don
d’organes, op. cit.
79 - BERNARD EDELMAN en fait justement la remarque dans La personne en danger, Paris,
PUF, 1999, pp. 321-322.
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LE DON D’ORGANES
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qu’une simple fiction sociale et que ceux qui voient dans cette affaire un affrontement entre l’individu et la société négligent un point décisif de la chaîne du don
d’organes. Dans cette interaction familiale se niche toute la différence entre le
don et le marché, différence qui demeure malgré la similitude reposant sur l’absence de relations que crée le principe d’anonymat du don. Différence considérable, en outre, si on la mesure à l’aune de ce que Weber appelait le problème du
Menschentum – le type d’être humain que favorise une société par ses mécanismes
de sélection et de légitimité –, car le monde de demain ne sera sans doute pas
pareil à partir du moment où l’idée se banalisera d’une relation marchande à propos
des organes humains, sans compter la mise en place, préliminaire indispensable,
d’une législation sur la propriété des organes et du corps 80.
Dans le cadre d’une sociologie relationnelle, à l’œuvre chez Simmel comme
chez Mauss, les proches qui donnent les organes d’un être cher peuvent être
considérés comme un cas exemplaire d’une définition de l’identité (celle du « donneur ») par l’intermédiaire du réseau de relations. Seule une interprétation relationnelle du don faisant place au fait qu’il ne met pas en contact uniquement deux
individus, mais trois collectifs – deux familles et les professionnels de la transplantation – rend concevable l’application de la théorie de Mauss 81. La généralisation
de la greffe comme thérapeutique fait que l’obligation de donner peut être actualisée dès lors qu’un être proche se trouve dans un état de mort cérébrale. La famille
se trouve alors confrontée à une décision qui engage sa relation au tout social :
accepte-t-elle que des organes sains du corps d’un parent ou allié soient prélevés
à des fins de transplantation ? Accepte-t-elle l’idée d’un don « sociétal » envers
un(e) inconnu(e) ?
Mais qu’en est-il de la réciprocité, de « l’obligation de rendre » ? En l’état,
elle ne peut guère prendre d’autre sens que celle d’une réciprocité abstraite (la
probabilité est faible de voir une famille de donneurs bénéficier à son tour d’un
282
80 - Sur ce point, il faut se reporter aux travaux de Bernard Edelman et de Marie-Angèle
Hermitte, qui montrent comment les pratiques juridiques, confrontées aux problèmes
du vivant, sont amenées à étendre progressivement la vision marchande au corps (distingué de la personne), évolution devant laquelle ils s’élèvent précisément en référence
à la dimension axiologique sous-jacente à l’interrogation weberienne : B. EDELMAN,
La personne en danger, op. cit., pp. 277-350 ; BERNARD EDELMAN et MARIE-ANGÈLE
HERMITTE (éds), L’homme, la nature et le droit, Paris, Christian Bourgois, 1988 ; MARIEANGÈLE HERMITTE, « Le corps hors du commerce, hors du marché », Archives de philosophie du droit, 33, 1988, pp. 323-346.
81 - Ce faisant, on retrouve la dimension relationnelle de la théorie maussienne du don
ainsi que l’a formulée Alain Caillé : « En nouant des rapports rendus déterminés par les
obligations qu’ils contractent en s’alliant et en se donnant les uns aux autres, en se
soumettant à la loi des symboles qu’ils créent et font circuler, les hommes produisent
simultanément leur individualité, leur communauté et l’ensemble social au sein duquel
se déploie leur rivalité » (ALAIN CAILLÉ, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris,
Desclée de Brouwer, 2001, p. 59). D’une manière générale, l’approche relationnelle fait
à l’heure actuelle des progrès importants dans le cadre de la sociologie structurale,
comme c’est par exemple le cas du travail de HARRISON C. WHITE, Identity and control.
A structural theory of social action, Princeton, Princeton University Press, 1992.
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PHILIPPE STEINER
LE DON D’ORGANES
don sociétal). N’y aurait-il pas alors avantage à prendre en compte la réalité de la
médiation de la famille, placée à la croisée de la volonté individuelle et de l’ensemble social, et à explorer les voies permettant d’assurer une forme rituelle, susceptible de créer une symbolique, non personnalisée, de « rendre » qui fait jusqu’ici
défaut ?
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Philippe Steiner
Université Charles-de-Gaulle, Lille 3
et Université de Paris IX-Dauphine