le don d`organes : une affaire de famille
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LE DON D'ORGANES : UNE AFFAIRE DE FAMILLE ? Philippe Steiner Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2004/2 - 59e année pages 255 à 283 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-annales-2004-2-page-255.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Steiner Philippe, « Le don d'organes : une affaire de famille ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2004/2 59e année, p. 255-283. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de l'E.H.E.S.S.. © Editions de l'E.H.E.S.S.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. ISSN 0395-2649 Philippe Steiner Le « don » d’organes est une forme de commerce entre les êtres humains des sociétés contemporaines. Initialement mise en place pour les cornées, la greffe d’organes connaît son véritable départ avec l’apparition de nouvelles techniques chirurgicales pour la transplantation rénale à partir du milieu des années 1950 1. D’autres organes sont ensuite concernés : le cœur, le foie, les poumons, le pancréas, les intestins ; l’extension des thérapeutiques fondées sur la greffe d’organes vient des progrès dans les connaissances des compatibilités tissulaires, puis de la mise au point de médicaments anti-rejets. Dans tous les pays, le déploiement des performances médicales rencontre une difficulté fondamentale, celle du nombre des greffons, insuffisant pour couvrir les besoins médicaux. Les listes d’attente s’allongent partout dans le monde, et nombreux sont les malades qui souffrent et meurent en attente d’un organe susceptible de les sauver 2. Ces deux éléments dominent Une version préliminaire de ce texte a été présentée au séminaire « Sociologie et économie » de l’École normale supérieure et aux Journées d’études du groupe de travail de sociologie économique de l’AISLF, qui se sont tenues à l’UQAM. Je remercie Alain Caillé, Jacques T. Godbout et Pascal Ughetto pour leurs lectures attentives et leurs remarques critiques. 1 - RENÉE C. FOX et JUDITH P. SWAZEY, The courage to fail. A social view of organ transplants and dialysis, Chicago, The Chicago University Press, 1974. 2 - À titre d’illustration, le dernier rapport de l’Établissement français des greffes [EFG] donne les indications suivantes : malgré la diminution du flux des inscriptions sur les listes d’attente, le nombre d’inscrits est supérieur au nombre de greffons attendus pour l’année en cours : il se montait à 6 040 en 2000, alors qu’il était de 4 910 en 1996 (EFG, Annales HSS, mars-avril 2004, n°2, pp. 255-283. 255 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Le don d’organes : une affaire de famille ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. la situation telle qu’elle apparaît dans les prises de position des décideurs, des institutions et des professionnels attentifs et inquiets devant ce qui est qualifié, souvent en reprenant le langage de l’économie, de « pénurie » et que l’on essaye de conjurer soit par un appel accru à l’altruisme, c’est-à-dire au don d’organes, soit par l’élaboration de solutions liées à des formes de commercialisation ou, plus pudiquement, d’incitation monétaire à la cession des organes de telle sorte que puisse être résolue l’insuffisance de greffons à fins thérapeutiques. La greffe d’organes fait désormais partie de la routine chirurgicale des sociétés industrialisées contemporaines : il ne s’agit plus d’une pratique extrême, mais d’une thérapeutique de masse. La question du « don » d’organes ne peut donc pas être considérée comme une forme marginale des relations de don à l’intérieur de la société moderne : il s’agit, et cela ne contribue pas peu à l’importance du sujet, d’une forme de commerce entre les êtres humains qui se généralise 3. En outre, ce don ne peut être rapporté au don modeste fondé sur la compassion, l’altruisme ou l’amitié : tout en mettant en relation des individus égaux – et pour cela souvent qualifié d’horizontal –, le « don » d’organes échappe à ce registre car il touche à la vie et à la mort et revêt de ce fait la dimension d’un don primordial, d’un « don vertical », mettant en jeu les dimensions symboliques fortes du rapport de l’être au monde. Finalement, cette forme de commerce entre les êtres humains a ceci de spécifique qu’il est une des rares occurrences à propos de laquelle l’ensemble des instances internationales et des pays concernés ont adopté une législation proscrivant toute idée de gain monétaire de la part des participants, qu’ils soient profanes ou professionnels. Ce dernier élément a plus particulièrement retenu notre attention de sociologue économiste : comment expliquer cette inversion, compte tenu de la généralisation de la relation marchande dans les sociétés modernes ? Cette question en entraîne une autre : la mise à l’écart des relations marchandes suffit-elle à justifier l’idée de don ? S’agit-il véritablement de don dans ce commerce entre les êtres humains ? Et de quelle forme ? On a trop souvent tendance à tenir la qualification de don comme acquise, à penser que si les relations 256 Le prélèvement et la greffe en France en 2000, efg.sante.fr, p. 91, fig. G4). Les pourcentages de décès de malades en attente d’une greffe sont élevés (période 1997-2000) : entre 14 et 11 % pour la greffe cardiaque, 16 et 14 % pour la greffe pulmonaire, 7 et 8 % pour la greffe hépatique et 1,5 % pour la greffe rénale (op. cit., pp. 114, 137, 163, 185). L’exception à cette situation provient de l’Espagne : le nombre d’inscrits sur la liste d’attente pour greffe de reins décroît régulièrement, passant de 5 593 personnes en 1991 à 3 922 en 1999 (Organización Nacional de Trasplantes [ONT], Donación, trasplantes renales, estadisticas generales 2002, msc.es/ont/esp/estadisticas/donación). 3 - À titre d’illustration, le total cumulé des greffes (cœur, poumon, foie, rein) sur la décennie 1990-1999 se monte, en France, à 30 974 ; après le creux du milieu de la décennie, l’activité s’élève de nouveau avec 3 211 greffes en 2000 (ibid., p. 89) et 3 325 en 2001 (EFG, Résultats préliminaires non consolidés des activités de prélèvement et de greffe en 2001, efg.sante.fr/fr/chiffre.htm, p. 2). Pour l’année 2000, les données internationales recueillies par l’ONT font état de 20 580 transplantations (rein, foie, cœur, poumons, pancréas et intestin) en Europe de l’Ouest, 2 325 dans les pays de l’ex-bloc soviétique (hors CEI) et 24 798 en Amérique du Nord (ONT, Evolución de la donación y trasplantes en el mundo, 2002, msc.es/ont/esp/estadisticas/general/europa2.htm). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. marchandes, sous une forme ou une autre, ne sont pas à l’œuvre, on se trouve alors en présence d’une relation de don et, souvent sans plus de précaution, on décline aussitôt les trois obligations de la fameuse formule de Marcel Mauss, donner, recevoir et rendre, forgée pour rendre compte du don cérémoniel dans les sociétés archaïques. Cette approche est devenue plus un obstacle qu’une solution. Le don ne peut pas être présumé dans le « don » d’organes, et, s’il y a don, il faut le caractériser précisément. Pour répondre à ces questions, nous partirons d’une description de l’organisation du don d’organes ; cette structure organisationnelle est le résultat de ce qu’il est désormais convenu d’appeler une construction sociale. À cet égard, la comparaison du dispositif social organisant actuellement le don d’organes avec les propositions visant à la création de marchés d’organes à transplanter se révèle particulièrement utile, même si les positions sont moins opposées qu’on pourrait le croire. En raison de la similitude sociale forte qui existe entre ces deux dispositifs, on voit le rôle central qu’occupe la tension entre le rôle relationnel que joue la famille dans la pratique actuelle du don et l’élimination de ce rôle au profit du consentement individuel, source d’un contrat fondant juridiquement et économiquement la cession à titre gratuit ou l’échange marchand. Pour évaluer le dispositif actuel, nous proposons ensuite de le comparer à deux autres qui lui sont proches – les lois de succession et l’assurance décès – en faisant intervenir l’individu face à la mort, la famille et la société. Finalement, nous réinsérerons le don d’organes à l’intérieur des relations sociales mettant en jeu le rapport de l’individu à ses proches et aux étrangers. La chaîne du don d’organes Jacques Godbout et Alain Caillé ont raison d’indiquer que « l’importance des intermédiaires entre le donneur et le receveur, et d’un appareil technico-professionnel particulièrement sophistiqué, est la première caractéristique qui frappe l’observateur 4 ». Toutefois, on peut leur reprocher de ne pas prendre au sérieux leur propre affirmation puisque, dans les pages consacrées au don d’organes, il n’est plus question de la dimension technique et professionnelle. À l’instar de Bronislaw Malinowski, qui avait pris la peine de décrire le cercle de la kula 5, il faut décrire la structure organisationnelle dans laquelle s’inscrit le don, ce que nous proposons d’appeler la « chaîne du don ». L’environnement est certes moins exotique, néanmoins c’est par là qu’il faut commencer avant d’examiner si le commerce des organes à transplanter ressortit ou non au don. 4 - JACQUES T. GODBOUT et ALAIN CAILLÉ, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 2000. 5 - BRONISLAW MALINOWSKI, Les argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1989. 257 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. En raison de différences qui se révèlent cruciales selon que l’on a affaire à un don entre vifs ou post mortem, à un organe à très brève durée d’usage ou qui peut être conservé dans des banques d’organes grâce aux techniques de cryogénisation, l’étude porte seulement sur ceux qui ne peuvent l’être et dont le prélèvement est uniquement ou massivement effectué à partir d’un donneur en état de mort cérébrale 6. Le cas des dons entre vifs sera considéré comme un cas particulier du don d’organes le plus commun, celui, post mortem, d’organes qui ne peuvent être stockés, et non l’inverse, comme certains sociologues soucieux de magnifier les relations sociales de don ont été amenés à le faire. Sans prétendre couvrir systématiquement les multiples facettes de la chaîne du don d’organes 7, il est possible de mettre en évidence ses dimensions les plus importantes en suivant la séquence : prélever, greffer, soigner. Prélever. Le prélèvement est déterminé par une dimension sociale et une dimension technique ; commençons par cette dernière, même si les deux sont fortement imbriquées. En dehors de la tâche consistant à s’assurer que le patient est bien dans la situation légalement définie de mort cérébrale, le maintien des fonctions physiologiques nécessaires à assurer un état satisfaisant des organes avant que la possibilité du prélèvement puisse être obtenue impose une lourde tâche au médecin anesthésiste, et ce maintien ne peut se prolonger longuement. Il y a donc une contrainte technique forte, présente dès le point de départ où les professionnels 258 6 - En 1992, il y eut en Europe 27 000 greffes (cœur, foie, cornée, moelle et rein confondus) : voir YVON ENGLERT (éd.), Organ and tissue transplantation in the European Union. Management of difficulties and health risks linked to donors, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1995, p. 4 ; les greffes de reins s’élèvent à 10 000, et seules 710 ont été réalisées à partir d’un donneur vivant (ibid., p. 113, tableau I). En 2000, les données recueillies par l’ONT espagnole – auxquelles nous avons rajouté celles en provenance du Canada – indiquent un total de 30 412 greffes de reins pour l’Europe de l’Ouest, de l’Est (hors CEI), l’Amérique du Nord, l’Australie et la Turquie. Sur ce total, le ratio donneur vivant/donneur décédé se fixe à 34 %, mais tombe à 18 % si on laisse de côté les États-Unis. 7 - La description de la chaîne du don d’organes s’appuie principalement sur le cas français, tel qu’on peut le reconstruire à partir des interventions rassemblées dans l’ouvrage récemment édité sur la greffe, ROBERT CARVAIS et MARYLINE SASPORTES (éds), La greffe humaine. (In)certitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l’autre, Paris, PUF, 2000. La description ne se limite pourtant pas à mettre en forme le cas français, car une chaîne identique est à l’œuvre dans d’autres pays, comme on peut le voir dans les descriptions de l’organisation des transplantations en Espagne (RAFAEL MATESANZ, BERTA MIRANDA et C. FELIPE, « Organ procurement in Spain: the impact of transplant coordination », in Y. ENGLERT (éd.), Organ and tissue transplantation..., op. cit., pp. 103116) ou dans certaines caractéristiques du cas norvégien (HILDE LORENTZEN et FLORENCE PATERSON, « Le don des vivants : l’altruisme des Norvégiens et des Français ? », in J. ELSTER et N. HERPIN (éds), Éthique des choix médicaux, Arles, Actes Sud, 1992, pp. 121136). Il s’agit donc d’un schème, accentuant certains traits du phénomène considéré sans prétendre décrire plus particulièrement telle ou telle réalité nationale. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. La structure organisationnelle Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. hospitaliers sont mobilisés dans une situation que l’on peut caractériser par l’urgence, au sens où les prises de décision ne peuvent pas jouer, ou faiblement, sur le facteur temps 8. La dimension sociale, ou plus exactement la dimension relationnelle, met en jeu quatre types d’acteurs : le patient en état de mort cérébrale, l’anesthésiste réanimateur, l’infirmière de coordination et les membres de la famille. Le patient est l’acteur central puisqu’il s’agit de savoir quelle était sa volonté ou son opinion quant au prélèvement d’organes. Trois cas de figure se présentent : 1. le patient est inscrit sur une liste de refus, ce qui est le cas d’environ 45 000 personnes en France, et cette constatation arrête toute la démarche ; 2. le patient porte sur lui une carte de donneur, et le prélèvement peut suivre son cours ; 3. aucune information sur la volonté explicite du défunt n’est disponible. Le cas le plus fréquent est le dernier : le médecin anesthésiste est alors confronté à une prise de décision bien plus compliquée que ne le laisse penser la règle du consentement présumé (parfois qualifiée d’opting out puisque le citoyen doit faire un acte explicite pour s’exempter de la loi). Dans le cas français, l’idée présente dans la loi Caillavet de décembre 1976 est réaffirmée par celle votée par le parlement français en juillet 1994, qui stipule que, sauf refus explicite, dont l’enregistrement officiel se fait sur une liste nationale, évoquée plus haut, la personne est présumée consentante 9 ; le médecin n’aurait ainsi pas d’autre obligation afin de procéder au prélèvement que de s’assurer que le « donneur » ne s’était pas inscrit sur la liste des refus. En fait, comme l’ont fait remarquer les juristes, la loi est d’une grande ambiguïté, ambiguïté qui redouble celle des pratiques du corps médical 10. Recueillir le témoignage de la famille est une chose, lui demander l’accord pour le prélèvement en est une autre : tout en penchant pour la première option, qui facilite indubitablement la collecte des organes, le législateur français n’a pas tranché d’une manière ferme. La pratique dite encore règle de l’opting out modifiée, à l’œuvre dans de nombreux pays en Europe et en Amérique du Nord, est celle dans laquelle le médecin demande l’accord des familles, ce qui veut dire que si cette dernière s’oppose au don, il n’y aura pas prélèvement 11. C’est d’ailleurs un sujet majeur de préoccupation pour les 8 - R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 348, 400-401. 9 - L’article L. 617-7 du Code civil indique : « Ce prélèvement [à des fins thérapeutiques ou scientifiques] peut être effectué dès lors que la personne concernée n’a pas fait connaître de son vivant son refus d’un tel prélèvement. Ce refus peut être exprimé par l’indication de sa volonté sur un registre national automatisé prévu à cet effet [...]. Si le médecin n’a pas directement connaissance de la volonté du défunt, il doit s’efforcer de recueillir le témoignage de sa famille. » 10 - NATHALIE NEFUSSY-LEROY, Organes humains. Prélèvements-dons-transplantations, Paris, Éditions ESKA, 1999, pp. 67-85. 11 - Un anesthésiste réanimateur indique : « Dans la pratique, peu d’équipes médicales s’opposent aujourd’hui au refus d’une famille quand, à l’évidence, celui-ci est l’expression de la volonté des vivants et non celle du défunt. La volonté des personnes décédées, exprimée de leur vivant, n’est d’ailleurs avancée que lors d’une minorité d’entretiens (10 % environ) pour justifier le refus du prélèvement » (in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 315). Cette constatation ressort aussi de l’enquête que Renée Waissman a menée auprès des familles ayant dû affronter une telle situation ; 259 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. professionnels, qui constatent la montée des refus de prélèvement à partir des années 1990 12. En conséquence, dans le cas où le défunt n’a pas laissé une indication claire, la relation entre le médecin anesthésiste et la famille devient centrale. Au vu de la grande difficulté émotionnelle dans laquelle la famille est brutalement plongée 13, et alors que le temps est compté en raison des contraintes techniques évoquées plus haut, il a été jugé utile, mais certainement aussi plus humain, de faire intervenir un personnel doublement qualifié, médicalement et relationnellement, pour servir d’intermédiaire entre le corps médical au point de départ de la chaîne du don et la famille. En effet, il a été constaté que l’attention relationnelle et l’empathie prodiguées aux proches favorisent le don, alors qu’une minute d’exaspération d’un des membres de l’équipe médicale peut ruiner tout l’effort 14. La décision de la famille est compliquée, puisqu’elle est dans l’obligation de se prononcer, nolens volens, sur un sujet qui a pu n’être jamais évoqué par le défunt ni abordé dans le cadre des relations familiales ; de statuer sur un sujet à propos duquel les différents membres de la famille sont susceptibles d’avoir des appréciations différentes ; et, finalement, de devoir décider à un moment où le travail de deuil ne fait que commencer, voire où le décès du proche apparaît comme douteux 15. L’acuité de ce problème se marque par le refus des familles de procéder au prélèvement, et l’élévation d’un tel refus au cours de la dernière décennie, notamment en France, creuse ainsi encore plus profondément l’écart entre le nombre de greffons disponibles et celui des personnes inscrites sur les listes d’attente 16. Pour terminer sur cette phase de la chaîne du don, il est utile de clarifier un point de terminologie. Par « donneur », on désigne ici la personne sur laquelle les 260 il est significatif qu’une exception à cette pratique ait été relevée à propos d’un individu qualifié de SDF (RENÉE WAISSMAN, Le don d’organes, Paris, PUF, 2001, pp. 60-61). 12 - EFG, Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 57. 13 - Les demandes de prélèvements ne sont faites que pour un nombre limité de décès, respectivement 1 858, 1 916 et 2 016 en France dans les années 1998, 1999 et 2000 (ibid., p. 56), dont l’origine est accidentelle : accidents sur la voie publique (22 % du total en 2000), mais aussi accidents domestiques (17 %), ou liée à un accident vasculaire cérébral (49 %). Une proportion non négligeable (10 %) de ces décès a pour cause un suicide (ibid., p. 67). 14 - R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 287 et 317 ; R. WAISSMAN, Le don d’organes, op. cit. 15 - La notion de mort cérébrale est mal comprise par une large partie de la population, y compris une fraction de la population médicalement qualifiée. Cette définition légale de la mort – loi de juillet 1994, confirmée par le Conseil d’État en 1999 – heurte fortement le sens commun, pour lequel la mort est difficile à associer à la situation d’un individu à « cœur battant » sous respiration artificielle. Un sondage montre que si 60 % des personnes connaissent la définition de la mort cérébrale, ils sont 54,6 % à penser que la mort cérébrale est une situation de coma, entre la vie et la mort (R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 854, tableau V). 16 - Le taux de refus oscille entre 30 et 32 % en France au cours des années 1996-2000 (EFG, Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 62). L’Espagne connaît une nouvelle fois une évolution différente puisque ce taux y baisse et passe de 27,6 % en 1992 à 23,4 % en 2001, le minimum ayant été atteint en 1998 avec 21,3 % (ONT, Evolución de la donación..., op. cit.). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. prélèvements sont effectués ; la mise entre guillemets provient du fait que, le plus souvent, les organes sont donnés par une ou plusieurs autres personnes membres de la famille, qui sont les donneurs au sens de la prise de décision et, sous cet angle, le « donneur » est donné. Ce procédé typographique offre l’avantage de rester proche de la représentation commune tout en étant sociologiquement précis et décisif. À la suite des réflexions philosophiques de Jacques Derrida sur le don – ou plutôt la dation, comme A. Caillé propose de nommer ce cas extrême de don 17 –, on pourrait se demander si, avec le don d’organes post mortem où le « donneur » est donné par sa famille, on n’a pas un exemple (partiel, car les autres membres de cette relation spécifique sont, eux, conscients) d’un don pur 18. Notre approche, plus socio-économique, nous éloignera cependant de ce questionnement pour mettre l’accent sur la dimension relationnelle entre le « donneur », le donneur et la société. Greffer. Cette dimension de la chaîne du don d’organe est à la fois magnifiée en tant que prouesse technique et passée sous silence en tant qu’elle met en jeu les interactions entre les professionnels et les malades. La première dimension a été mise en lumière dans le travail pionnier de Renée Fox et Judith Swazey, lorsqu’elles soulignent la couverture médiatique qu’a reçue la transplantation d’organes dans les années 1960. La dimension relationnelle fait l’objet de moins d’attention de la part des médias et du public alors que, de toute évidence, la greffe représente une décision techniquement complexe et psychologiquement difficile. Les professionnels doivent évaluer l’état de santé du malade, les risques encourus et les améliorations attendues pour le greffé, alors que le malade est face à une décision majeure mettant en jeu l’identité personnelle, la vie et la mort 19. Il y a plusieurs raisons à cet état de fait. Premièrement, dans un contexte d’insuffisance du nombre des greffons, il est probable que les équipes médicales n’ont guère de temps à consacrer aux malades qui refuseraient la greffe, qui refuseraient de ce fait d’entrer dans la chaîne du don. Deuxièmement, il est aussi probable que la mise en évidence de la nature des relations entre les professionnels et les malades, 17 - ALAIN CAILLÉ, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte, 1994. 18 - Cette définition est, pour dire le moins, très exigeante : « À la limite, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur. Il ne peut être don comme don qu’en n’étant pas présent comme don. Ni à l’“un” ni à l’“autre”. Si l’autre le perçoit, s’il le garde comme don, le don s’annule. Mais celui qui donne ne doit pas savoir, sans quoi il commence, dès le seuil, dès qu’il y a intention de donner, à se payer d’une reconnaissance symbolique, à se féliciter, à s’approuver, à se gratifier, à se congratuler, à se rendre symboliquement la valeur de ce qu’il vient de donner, de ce qu’il croit avoir donné, de ce qu’il s’apprête à donner » (JACQUES DERRIDA, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, pp. 26-27). Le cas du don d’organes – sur lequel J. Derrida commet l’erreur commune qui consiste à considérer seulement le don entre vifs appartenant à une même famille (ibid., p. 31, n. 1) – montre que le « donneur » est bien dans le cas extrême supposé ici. 19 - R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 532 ; R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., p. 29. 261 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. d’une part, entre les professionnels (cardiologues non transplanteurs) et les équipes autorisées à pratiquer les greffes, d’autre part, amènerait le corps médical à s’exposer aux interrogations liées aux situations de choix tragiques 20 – critères concrets d’attribution des greffons, stratégie des patients et de leurs familles vis-à-vis des professionnels, stratégie des professionnels vis-à-vis des instances de contrôle –, et, ainsi, la question de la greffe pourrait prendre un tour autre que celui de la geste héroïque – sauver des vies humaines au prix de prouesses techniques – pour s’engluer dans des discussions moins confortables quant aux décisions concrètes 21. Néanmoins, et d’une manière qui n’est pas seulement hypothétique, le refus de la greffe à l’initiative du malade doit être pris en compte car il en existe au moins un cas d’espèce bien repéré au travers du refus de la transfusion sanguine, celleci étant considérée comme un don d’organe, le sang devenant alors un « organe liquide ». En effet, au nom de leurs croyances religieuses, des malades appartenant à la communauté des Témoins de Jéhovah refusent la transfusion sanguine homologue, voire la transfusion sanguine autologue différée 22. Certes, cela ne laisse pas de poser un problème assez considérable au corps médical, confronté au souhait du malade, d’une part, aux impératifs médicaux, de l’autre 23 ; cette difficulté est d’autant plus grande que, en Amérique du Nord, la judiciarisation des conflits 262 20 - L’ouvrage classique de GUIDO CALABRESI et PHILIPP BOBBIT, Tragic choices. The conflicts society confronts in the allocation of tragically scarce ressources, New York, Norton, 1978, définit ces choix par le fait qu’un bien vital doit être alloué en situation de rareté, alors qu’il n’existe pas de critères unanimitaires de justice pour l’attribution de ces biens. De leur côté, NICOLAS HERPIN et FLORENCE PATERSON, « La pénurie et ses causes », in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 321-356, considèrent que des équipes peuvent avoir un comportement stratégique vis-à-vis de l’EFG au travers des listes d’attente locales. La règle de répartition des greffons pour laquelle l’EFG a été créé déclare que (hors les cas d’urgence et des malades hyperimmunisés), sur une base géographique donnée, les greffons sont attribués en fonction du temps passé sur la liste d’attente ; une équipe peut donc être tentée de pousser à l’inscription de malade sur la liste de manière à accroître ses chances d’obtention de greffons, au détriment d’autres équipes qui ne pratiqueraient pas cette stratégie. À cela N. Herpin rajoute que les décisions locales peuvent varier dans l’attribution d’un greffon selon les équipes (NICOLAS HERPIN, « L’attribution des dons : quels principes de répartition ? », in B. FEUILLET-LE MINTIER (éd.), Les lois « bioéthiques » à l’épreuve des faits. Réalités et perspectives, Paris, PUF, pp. 65-76). Finalement, ces remarques peuvent s’autoriser du dernier rapport de l’EFG (Le prélèvement et la greffe..., op. cit., pp. 96-97) lorsqu’il est fait état du manque d’exhaustivité des données fournies par les équipes. 21 - On peut en prendre la mesure dans l’article de MICHAEL J. DENNIS, « Des chirurgiens sous surveillance : dialyse et transplantations aux États-Unis », in J. ELSTER et N. HERPIN (éds), Éthique des choix..., op. cit., pp. 87-101, consacré au fonctionnement du God Committee de Seattle (comité qui sélectionnait les patients pour les greffes rénales) ou au problème soulevé par l’existence d’un accord entre l’Arabie Saoudite et l’hôpital de Pittsburg. 22 - Dans le premier cas, il s’agit d’une transfusion sanguine d’une personne à une autre ; dans le second cas, on prélève le sang du malade avant l’opération pour le lui transfuser durant les soins. Une solution reste possible avec la transfusion autologue directe. 23 - SOPHIE GROMB et ALAIN GARAY (éds), Consentement éclairé et transfusion sanguine : aspects juridiques et éthiques, Rennes, École nationale de la Santé publique, 1996. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Soigner. Par ce terme, il s’agit de désigner les soins autres que les actes médicaux réparateurs eux-mêmes ; pour employer une opposition que permet la langue anglaise, il s’agit ici du care par opposition au cure. La valorisation supérieure de celui-ci sur celui-là fait d’ailleurs que les informations sont beaucoup moins abondantes sur les soins que sur la greffe elle-même ou les problèmes posés par l’accord pour prélèvement. De fait, une fois la greffe réussie, le malade doit être suivi médicalement et entouré psychologiquement. Les observations tendent toutes à souligner le sentiment de gratitude que le malade extériorise en appréciant ce qui apparaît comme un « retour à la vie ». La volonté de « rendre » de la part du greffé se marque par une hyperactivité sociale, que celle-ci s’exprime au sein de la famille ou dans diverses associations. Il est évident que la notion du rendre prend une signification quelque peu métaphorique, en ce sens que, hormis le cas du sang 26, le retour différé ne peut se faire ni en termes identiques ni en termes de rendre plus que ce que l’on a reçu. Le problème du rendre entre la personne greffée et la famille du « donneur » vient aussi de ce que le législateur fait formellement obstacle à ce que l’anonymat enveloppant les profanes pris dans la chaîne du don d’organes soit rompu. Cette situation d’anonymat apparaît d’ailleurs très tôt, 24 - N. HERPIN, « L’attribution des dons... », art. cit., évoque les bonnes raisons qui peuvent expliquer l’auto-sélection des candidats à la greffe : le risque élevé de décès pour les greffes sur des patients de plus de soixante ans (15 % contre 5 % en moyenne) ou le parent inquiet de l’avenir de ses enfants en cas de décès. 25 - Un psychiatre et psychanalyste attaché aux hôpitaux fait la remarque suivante à propos des greffés en situation de rejet du greffon : « Très fréquemment, on retrouve, à l’origine de ces syndromes de revendication, le fait que le patient a apparemment vécu la décision de greffe comme lui échappant, à travers une contrainte de sa famille, voire, plus souvent, du service qui l’a accueilli avant la transplantation, au moment des bilans prégreffe, c’est-à-dire lors de la décision » (R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 531). On retrouve là le problème classique du rôle du malade et la coopération attendue de lui par les professionnels (voir TALCOTT PARSONS, The social system, New York, The Free Press, 1951, chap. 10 ; R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., p. 30). 26 - Une étude ancienne de ERNIE S. LIGHTMAN, « Continuity in social policy behaviours: the case of voluntary blood donorship », Journal of social policy, 10-1, 1981, pp. 5379, portant sur un échantillon de 1 784 adultes canadiens, fait apparaître que 22,6 % des personnes interrogées considèrent comme très important ou important le « sentiment de rendre pour une transfusion » (feelings of repayment for a transfusion) pour expliquer la décision de donner son sang. Cela est non négligeable, certes, mais ne situe cette motivation qu’au douzième rang (sur quinze), à côté des « campagnes d’information dans les médias » (22,1 %) ou de la « persuasion forte exercée par des proches » (21,9 %). 263 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. médicaux laisse peu de place au paternalisme médical. Compte tenu de la symbolique forte attachée à la greffe, et des dimensions axiologiques dont peuvent se prévaloir certaines catégories de malades, le problème du refus de la greffe devrait recevoir une attention plus soutenue 24, pour examiner si les cas repérés avec la transfusion sanguine sont aussi relevés pour des organes moins « liquides » et surtout pour observer précisément la manière dont l’interaction entre le patient et l’équipe médicale se produit 25. PHILIPPE STEINER comme l’indiquent R. Fox et J. Swazey 27 qui soulignent les difficultés relationnelles fortes liées à un don inappréciable, un don de vie qui, à sa manière et pour reprendre la formule employée par Mauss à propos du potlacht, peut « applatir » le receveur autant qu’il le sauve 28. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Au-delà de l’éclairage jeté sur les trois temps forts de la chaîne du don d’organes, il faut aussi considérer cette structure organisationnelle dans sa continuité ou dans les ruptures qui l’organisent. Le résultat essentiel tient à l’existence d’une continuité logistique mettant en jeu les différents professionnels hospitaliers qui s’activent successivement ou simultanément autour de l’objet au centre de l’attention, c’est-à-dire l’organe prélevé, greffé et objet de soin, tandis que l’on observe une série de ruptures relationnelles institutionnellement voulues entre les acteurs. La contrainte technique est forte en matière de greffe. Elle se mesure d’abord en termes de durée, celle pendant laquelle l’organe prélevé peut être greffé 29 ; elle se mesure ensuite en termes de qualité de l’organe prélevé : il n’est pas rare qu’un organe prélevé ne soit pas greffé en raison de sa dégradation ou des risques médicaux (Sida, cancer) que le greffon pourrait faire courir au greffé 30. La fragilité du greffon impose à la chaîne du don d’organes une continuité sans faille ; aussi, dès qu’un malade en état de mort cérébrale est repéré, l’ensemble de la chaîne doit se mobiliser : prévenir l’équipe de prélèvement, faire les tests tissulaires et s’assurer de la qualité sanitaire des greffons, prévenir l’EFG pour que celui-ci puisse interroger la liste nationale et proposer le greffon – en fait les greffons, car le multiprélèvement est de règle 31 –, appel des malades concernés et préparation de 264 27 - R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., pp. 29-30. 28 - MARCEL MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques », in ID., sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, pp. 145-279, ici p. 210. 29 - Cette durée est mesurée par le temps d’ischémie, c’est-à-dire celui pendant lequel il est possible d’assurer le fonctionnement de l’organe alors que ce dernier n’est plus en situation d’irrigation sanguine. Cette durée varie selon les organes considérés : entre douze et quarante heures pour le rein, cinq heures pour le cœur, entre douze et dixhuit heures pour le foie, six heures pour le pancréas et quatre heures pour le poumon (N. NEFUSSY-LEROY, Organes humains..., op. cit., § 491). 30 - Pour l’année 2000, le rapport de l’EFG mentionne que 285 greffons (essentiellement des reins et des cœurs) n’ont pas été greffés : la moitié en raison de la « mauvaise qualité du greffon », 10 % en raison de la « détérioration du greffon » et 8 % pour raison de « tumeur ou suspicion de tumeur » (EFG, Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 70). Les taux de non-greffe (donnés ici pour la seule année 2000) sont assez sensiblement différents selon l’organe concerné : 6,1 % pour les reins, 4,9 % pour le foie, 21,7 % pour le cœur, 9,5 % pour les poumons, 0 % pour le bloc cœur-poumons et 28,7 % pour le pancréas (ibid., pp. 72-74). Le taux est encore plus élevé pour les cornées (38 %), notamment en raison des exigences accrues liées aux procédés de conservation des banques d’organes (ibid., p. 274). 31 - En Europe de l’Ouest et sauf exception (Danemark et Finlande), le multi-prélèvement est de règle et se situe dans une fourchette étroite allant de 71 à 83 % des donneurs (ONT, Evolución de la donación..., op. cit.). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Continuité logistique et ruptures relationnelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. l’opération chirurgicale. Au fur et à mesure que se mettent en branle ces différents segments de la chaîne, le principal personnage de l’affaire se déplace, toutes sirènes hurlantes, capable de faire ouvrir des aéroports spécialement à son intention. À cette continuité organisationnelle méticuleuse tournée vers le greffon s’oppose une série de ruptures relationnelles entre les différents acteurs de la chaîne du don d’organes. Premièrement, le législateur a voulu que le médecin réanimateur qui déclare la mort cérébrale, les équipes de prélèvement et celles de transplantation ne soient pas composées des mêmes personnes. Cette mesure, qui soulève des oppositions chez les professionnels 32, provient du fait que le législateur a voulu rassurer les « donneurs » et leurs proches, faisant en sorte que la demande de prélèvement ne puisse pas apparaître comme la demande par l’équipe de transplantation de la ressource. Le prix à payer est le risque de démotivation des équipes de prélèvement, uniquement chargées du « sale boulot », selon la formule employée par un chirurgien durant un prélèvement 33. Mais, surtout, le législateur a tendu un voile d’ignorance entre la famille du « donneur » et le greffé. Le « donneur » étant décédé, l’idée d’un retour n’a guère de sens en ce qui le concerne, mais il pourrait en avoir un pour sa famille ; or, cette dernière ne peut savoir à qui le greffon est transplanté et, à l’inverse, le malade greffé ou ses proches ne peuvent savoir de qui provient l’organe salvateur. Une telle mesure n’est pas le fruit du hasard. En effet, l’expérience tirée des premières greffes de reins, comme des premières greffes cardiaques – à l’occasion desquelles la règle de l’anonymat ne pouvait être appliquée en raison du très faible nombre de greffes et de la médiatisation dont celles-ci faisaient alors l’objet –, a montré que la possibilité pour les uns et les autres de se connaître n’était pas sans créer des situations relationnelles difficiles 34. L’anonymat s’est donc imposé comme mesure de protection des greffés dans le cas du don à partir d’un « donneur » en état de mort cérébrale, de la même manière que cette forme de don a été mise en place pour échapper aux difficultés relationnelles liées au don entre vifs 35. Finalement, et en partie contre l’esprit de la règle du consentement présumé, le seul lieu où la rupture relationnelle n’a pas pu se mettre en place est le moment du « don » où la famille décide de rendre possible ou non le prélèvement. 32 - C’est par exemple le cas du Pr Gérard Benoît, chirurgien transplanteur, qui regrette une situation qui se prive des acteurs les plus motivés, en contact avec les malades receveurs, lorsqu’il s’agit d’accroître le nombre des greffons (R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 269). 33 - CLAIRE BOILEAU, « Ethnographie d’un prélèvement d’organes », Sciences sociales et santé, 15-11, 1987, pp. 21-34. 34 - Florence Paterson rappelle que, dans le cas des premières greffes cardiaques, il est arrivé que l’anonymat du donneur soit levé. La relation affective a pu prendre alors toute sa dimension : « Emmanuel Vitria fut l’un des premiers greffés du cœur en France à la fin des années soixante et de ce fait l’anonymat du donneur fut levé. Chaque année, à la date anniversaire de la greffe et donc de la mort du donneur, la mère du jeune homme demandait à Emmanuel Vitria de lui rendre visite pour écouter le cœur de son fils battre dans sa poitrine » (FLORENCE PATERSON, « Solliciter l’inconcevable », Sciences sociales et santé, 15-1, 1997, p. 45). 35 - R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., p. 27. 265 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. La mise en place de ces ruptures relationnelles montre qu’il faut s’intéresser à l’histoire de la chaîne du don. L’exemple français accrédite l’idée de construction sociale du don puisque la forme organisationnelle actuelle ne date que de la loi no 94-43 du 18 janvier 1994 créant l’EFG. Une comparaison de la structure actuelle et de celle qu’elle a remplacée est instructive, faisant ressortir des éléments pertinents pour notre approche de sociologie économique. La création de l’EFG remplace France-Transplant association qui, depuis 1969, assurait des fonctions de coordination entre les équipes de transplanteurs 36. Ce remplacement modifie le schéma organisationnel 37, en raison de son impact sur les relations entre les professionnels (P), alors que peu de choses changent pour les profanes, représentés par les « donneurs » (d) et les malades (M), hors la règle centralisée d’allocation des greffons. Avant la mise en place de l’EFG (graphique 1a) il existe un réseau de relations entre les professionnels, puisque ces derniers conservent une partie des organes prélevés, d’où la possibilité de procéder à des échanges entre eux. Cette situation disparaît avec l’EFG, puisque ont été mises en place, parfois avec un long retard par rapport à la loi de juillet 1994 38, les normes décidant de l’attribution des greffons et l’harmonisation des critères d’inscription sur les listes locales 39. À partir de 1994, le schéma organisationnel (graphique 1b) ne laisse plus place à ce processus intermédiaire d’échange entre les professionnels. 266 36 - NICOLAS HERPIN et FLORENCE PATERSON, « Centralisation et pouvoir discrétionnaire », in J. ELSTER et N. HERPIN (éds), Éthique des choix..., op. cit., pp. 37-61. 37 - Le fonctionnement de France-Transplant est donné dans H. LORENTZEN et F. PATERSON, « Le don des vivants... », art. cit., d’où il ressort que cette structure formée à la fin des années 1960 par le professeur Jean Dausset avait pour tâche de faciliter les relations entre les professionnels, c’est-à-dire les chirurgiens transplanteurs. Association loi de 1901, France-Transplant n’avait pas de pouvoir vis-à-vis des quarante et une équipes opérant en France à ce moment, ce qui fait qu’il pouvait y avoir des inscriptions multiples de la part des malades, et que les reins prélevés n’étaient pas tous – la moitié environ – affectés selon la procédure centralisée mise en place par l’association. En 1989, une convention est passée entre le ministère de la Santé et France-Transplant pour gérer la liste d’attente nationale ; au moment où la loi de bioéthique était en gestation, au début de l’année 1992, un rapport de l’IGAS pointa les difficultés que posait la délégation à une association des charges relevant d’un établissement public (DOMINIQUE THOUVENIN, « L’organisation de l’activité de transplantation d’organes par les règles juridiques », in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 643-665). 38 - ALAIN CLAEYS et CLAUDE HURIET, Rapport sur l’application de la loi no 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale, à la procréation et au diagnostic prénatal, Paris, Imprimerie nationale, 1999. 39 - Cette situation affleure encore dans le dernier rapport de l’EFG lorsqu’il est question de la greffe de cornées, qui échappe encore à la régulation centrale et à la norme de justice locale que cherche à faire valoir la liste nationale. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. La construction sociale de la chaîne du « don » d’organes LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. P = équipes chirurgicales M = malades d = donneurs Quelle est la nature de la chaîne du don, dès lors qu’une institution régulatrice centrale – l’EFG et la liste nationale – se met en place pour en orchestrer le fonctionnement ? La question se pose de savoir si ce commerce entre les êtres humains ressortit au mécanisme du don ou à celui de la redistribution, dans le sens donné à ce terme par Karl Polanyi 40. Nicolas Herpin et Florence Paterson soutiennent que le mouvement de la périphérie (les « donneurs ») vers le centre (l’instance de régulation par l’intermédiaire des professionnels), puis le mouvement en sens inverse (vers les malades) apparentaient le schéma organisationnel à celui de la redistribution plutôt qu’au don, supposé implicitement non hiérarchisé, horizontal, en ce qu’il met en relation des égaux, basé sur la volonté exprimée et fonctionnant sur la base de la réciprocité différée 41. En revanche, le processus de don/contre-don était à l’œuvre entre les professionnels : à partir du moment où ces derniers conservaient environ la moitié des reins prélevés, s’établissait un réseau d’échange social qui, de facto, était régulé entre pairs. Dans cette perspective, avant la création de l’EFG, le don ne se trouvait pas là où on en parlait le plus, mais il avait lieu entre les professionnels eux-mêmes, entre lesquels on peut supposer que fonctionnait une logique d’échange social renvoyant autant à la réciprocité qu’à des relations de pouvoir 42. 40 - Il s’agit de l’opposition entre réciprocité et redistribution (KARL POLANYI, « The economy as instituted process », in ID., Primitive, archaic and modern economies. Essays of Karl Polanyi, New York, Anchor Books, 1968, p. 149). Sur cette base, J. Godbout considère que le don maussien est incompatible avec l’intervention de l’État ou des administrations publiques ; il est alors en décalage avec Mauss, lorsque ce dernier voyait dans les prodromes de la sécurité sociale des formes de dons (M. MAUSS, « Essai sur le don... », art. cit., pp. 145-279, ici p. 262). 41 - N. HERPIN et F. PATERSON, « Centralisation et pouvoir discrétionnaire », art. cit. ; voir aussi F. PATERSON, « Solliciter l’inconcevable », art. cit. 42 - L’échange social en question n’était probablement pas exempt du phénomène de concurrence de statut (PETER BLAU, Exchange and power in social life, New York, Wiley 267 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Graphique 1 – Modification organisationnelle apportée par la création de l’Établissement français des greffes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Après 1994, la chaîne du don d’organes ne fonctionne plus sur ce modèle. Mais il est remarquable de constater que, dans les deux cas de figure, les ruptures relationnelles demeurent, qui séparent non seulement les profanes entre eux, mais aussi, maintenant, les professionnels, alors que ces derniers restent régis par l’impératif de continuité logistique. Au point de départ (le « don »), la dimension relationnelle tient le premier rôle, et la rhétorique du don y constitue le discours tenu et considéré comme légitime ; au point d’arrivée, le greffé conçoit sa situation et s’exprime volontiers en termes de « don reçu » et de « retour ». Entre ces deux phases s’inscrit la dimension technique et professionnelle : on n’a plus affaire au don, mais au greffon prélevé, greffé, puis soigné. La structure d’échange social entre les équipes ayant disparu depuis 1994, les professionnels (chirurgiens des équipes de prélèvement) collectent les organes pour un organisme central de régulation qui les redistribue à d’autres professionnels (chirurgiens transplanteurs) selon des règles éthiques, puisque la liste nationale est une combinaison de considérations techniques (temps d’usage limité des greffons et donc proposition de ceux-ci au niveau local, régional, national, puis international), de compassion (malades en urgence ou malades hyper-immunisés) et de justice (file d’attente). La distinction de ces deux niveaux est un élément décisif pour la compréhension sociologique de la chaîne du don d’organes. Leur interrelation est d’ailleurs complexe. Premièrement, elle est hiérarchique en cela que les professionnels et les politiques définissent les règles selon lesquelles les dons ont lieu concrètement. En effet, la greffe n’intervient qu’après que des conditions techniques précises et contraignantes ont été examinées et que des compatibilités tissulaires et physiologiques ont été vérifiées. Le don est ainsi soumis à des considérations qualitatives sur l’organe prélevé, au point que la mise à l’écart du don n’est pas un phénomène quantitativement négligeable, comme le montrent les statistiques sur les organes prélevés non greffés. Les cas ne sont pas rares, dans lesquels le don est médicalement refusé ou non sollicité 43. Il en ressort que le don d’organe se trouve inscrit dans la situation assez peu ordinaire d’individus qui donnent et reçoivent sous réserve qu’une autorité tutélaire leur en donne l’autorisation, voire qu’elle sollicite leur bonne volonté pour donner et recevoir. Le niveau technique et professionnel s’immisce entre les acteurs profanes de telle manière que ces derniers ne se rencontrent jamais ou seulement à la condition d’une acceptation des acteurs du niveau professionnel – cela reste valable pour les dons entre vifs appartenant à une même famille. Deuxièmement, les relations entre les deux niveaux sont dominées par le 268 and Sons, 1964, pp. 125-140 ; EMMANUEL LAZEGA, « Le phénomène collégial : une théorie structurale de l’action collective entre pairs », Revue française de sociologie, 40-4, 1999, pp. 639-670). Néanmoins, il n’existe pas d’étude empirique sur cette structure relationnelle. 43 - Les « donneurs » non prélevés représentent 11 % des « donneurs » potentiels (EFG, Le prélèvement et la greffe..., op. cit., p. 68), c’est-à-dire repérés parmi les personnes décédées : les causes principales de non-prélèvement sont la sérologie positive (29 %), l’existence d’une pathologie maligne (18 %) et l’âge (14 %) (ibid., p. 70). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. manque d’organes à greffer. Les professionnels – et les malades par leur intermédiaire – sont dépendants des profanes que sont les « donneurs » puisque, sans eux, manque la ressource nécessaire à l’activité des professionnels. C’est à ce point que l’environnement associatif, d’une part, le travail relationnel des personnels de coordination, d’autre part, jouent un rôle décisif. En témoignent, chacun à sa manière, pour le don post mortem comme pour le don entre vifs, les cas respectifs de l’Espagne et de la Norvège puisque, dans ces deux pays, les greffons sont plus largement disponibles que partout ailleurs 44. Troisièmement, il faut souligner que si les professionnels envisagent la chaîne en termes de greffons, c’est-à-dire de ressource pour une pratique dont l’agrément dépend d’une activité annuelle minimale, le point de vue des acteurs profanes s’exprime en termes de dons et, par contre-coup, la rhétorique à la frontière du monde des professionnels et des profanes fait de même. L’enquête sociologique doit aussi rendre compte de cette phénoménologie du fonctionnement de la chaîne du don d’organes. Pour y parvenir, la logique de la construction sociale suggère d’examiner les solutions alternatives proposées sous forme de « marché d’organes à transplanter » pour les comparer à la situation présente. Le marché, l’État et le don En raison de la place considérable que les relations marchandes occupent dans la société contemporaine, il aurait été surprenant que des propositions de commercialisation des organes à transplanter ne voient pas le jour. Celles-ci émergent à partir des années 1980, notamment aux États-Unis 45. Il faut cependant prêter attention à deux caractéristiques du débat. Premièrement, les économistes et juristes qui élaborent de telles propositions le font en prenant en compte la dimension axiologique de l’existence d’un tel marché ; en d’autres termes, les propositions sur ce sujet si sensible ne sont pas le fait d’adeptes sans âme de la « dismal science ». Deuxièmement, il faut avoir présent à l’esprit le fait, exceptionnel dans la situation contemporaine, d’un commerce entre les êtres humains dans lequel la relation marchande est unanimement proscrite. En conséquence, la solution par le marché s’avance précautionneusement et cherche à se justifier devant le tribunal de l’opinion publique 46. Ce point, à lui seul, vaut que le sociologue économiste s’y arrête. 44 - R. MATESANZ, B. MIRANDA et C. FELIPE, « Organ procurement in Spain... », art. cit., pp. 103-116 ; H. LORENTZEN et F. PATERSON, « Le don des vivants... », art. cit. 45 - RENÉE C. FOX et JUDITH P. SWAZEY, Spare parts. Organ replacement in American society, Oxford, Oxford University Press, 1992, chap. 3. 46 - Nous avons eu l’occasion de rappeler que RICHARD TITMUSS (The gift relationship from human blood to social policy, Londres, London School of Economics Books, 1970) avait demandé une proscription de la relation marchande à propos du sang. Alors que son étude a reçu un accueil favorable de la part d’économistes de renom (JOHN K. ARROW, « Gifts and exchange », Philosophy and public affairs, 1-4, 1972, pp. 343-362, et ROBERT SOLOW, « Blood and thunder », Yale law journal, 80, 1971, pp. 1696-1711), notamment lorsqu’il est question de la confiance à accorder aux donneurs compara- 269 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Quels sont les arguments présentés en faveur de la création d’un marché des organes à transplanter ? Notons d’emblée que ces propositions sont d’autant plus tentantes que l’on est dans une situation durable d’insuffisance du nombre de greffons, « pénurie » à laquelle le mécanisme marchand pourrait apporter une réponse, ainsi qu’il a su le faire pour de nombreuses denrées 47. Cette démarche va de soi pour un économiste, pour qui le marché est un mode – sinon le mode – socialement efficace d’allocation des biens rares à usages alternatifs. Avec retenue par rapport à des prises de positions résolument en faveur d’une approche marchande, Gary Becker s’appuie sur l’incitation économique comme mécanisme social à même de résoudre la pénurie : « Quand la demande excède l’offre pour les biens ordinaires, le prix proposé aux offreurs s’élève de manière à les amener à accroître les quantités offertes. L’utilisation d’incitations identiques amènerait plus de gens à laisser leurs organes pour transplantation après leur mort 48. » Notons ensuite que les propositions rejettent l’idée d’un marché des organes à transplanter dans lequel le malade en attente d’un organe ferait des offres et contracterait avec un donneur vivant. Cette notion de marché dans lequel se rencontreraient directement – d’où le terme de spot market – les offreurs et les demandeurs est écartée, en raison de la résistance qu’elle suscite et des biais qu’elle comporte 49. 270 tivement aux vendeurs en termes de qualité du sang, ils rejettent sa proposition d’interdire le marché du sang puisque l’extension du domaine du choix est, pour les économistes, un avantage sensible. Si donc R. Titmuss a perdu lorsqu’il s’agit du sang, il est remarquable de constater que sa position prévaut en matière d’organes à transplanter (PHILIPPE STEINER, « Le marché et les “marchandises fictives” : don de sang et don d’organes », Revue française de sociologie, 42-2, 2001, pp. 357-374). 47 - Cette position modérée n’en suppose pas moins que l’organe est un bien ordinaire (ordinary good), pour lequel l’offre s’élève avec le prix, et non une relation sociale dans laquelle, pour employer le langage de Bruno Frey, la motivation intrinsèque (la relation elle-même) compte plus que la motivation extrinsèque (la rémunération) : BRUNO S. FREY, Not just for the money. An economic theory of personal motivation, Chetelham, Edward Elgar, 1997. 48 - GARY S. BECKER, « How Uncle Sam could ease the organ shortage », Business week, 20 janvier 1997, p. 10. 49 - RICHARD SCHWINDT et AIDAN VINING, « Proposal for a future delivery market for transplant organs », Journal of health politics, policy and law, 11-3, 1986, pp. 483-500, ici p. 487, associent le National Organ Transplant Act de 1984 et son interdiction du commerce des organes à transplanter à la tentative d’organiser un tel marché aux ÉtatsUnis : « L’interdiction semble avoir été dirigée vers ce que l’on peut appeler le “spot market” pour les organes [forme de marché où se rencontrent l’offreur et le demandeur]. Par exemple, avant cette loi, le Dr Harvey Jacobs avait créé une firme (l’International Kidney Exchange Limited) pour faciliter les transactions entre vifs. La plupart des objections à la création d’un marché des organes apparaissent, en réalité, dirigées contre ce que l’on peut appeler un “spot market” privé et décentralisé. » La réticence se justifie par le fait que, dans le cadre d’échange bilatéral tel qu’on l’étudie depuis Francis Edgeworth, il existe une indétermination du prix d’équilibre qui dépend des capacités Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Vers un marché des organes à transplanter ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. En lieu et place, c’est la proposition d’un marché à terme régulé par l’État qui retient l’essentiel de l’attention 50. L’idée directrice est la suivante : une compagnie d’État proposerait des contrats contingents à terme à des individus qui accepteraient qu’à leur décès leurs organes soient prélevés pour transplantation 51. Le prix de cession serait déterminé de manière à ce que la demande (inélastique) soit satisfaite par une offre résultant de dons (« prélèvements cadavériques » gratuits) et de transactions marchandes (« prélèvements cadavériques » payants), celles-ci suppléant à l’insuffisance de celles-là grâce à l’impulsion donnée par la motivation intéressée. Les auteurs prennent le soin de souligner que le marché en question est assez éloigné de ce que l’on entend communément par ce terme. En effet, la transaction envisagée n’est pas une vente d’organes et le paiement n’aurait pas forcément lieu en monnaie, puisque les auteurs suggèrent une rémunération sous forme de droit d’accès préférentiel à un organe en cas de besoin futur, de réduction des cotisations d’assurance maladie, de crédits d’accès à l’enseignement supérieur ou à des programmes culturels, ou encore de prise en charge des frais mortuaires. Un croisement entre intérêt et altruisme est aussi suggéré, puisqu’un paiement monétaire pourrait être effectué en faveur d’une institution caritative au choix du vendeur. Plusieurs suggestions ont été faites pour améliorer ou amender cette proposition. Parmi les plus notables, on retiendra les suivantes : une décentralisation de la procédure marchande passant par des compagnies d’assurance qui offriraient une baisse des cotisations aux vendeurs en contrepartie d’une inscription dans un registre national de donneurs, permettant l’extension de la distribution au-delà de la zone d’implantation de la compagnie d’assurance, le receveur (ou sa compagnie) payant à la compagnie pourvoyeuse le prix de l’organe 52. D’autres encore, considérant qu’il « manque un marché », suggèrent que l’État intervienne par l’intermédiaire d’une mesure fiscale qui accorderait une modique réduction de l’impôt sur le revenu – 10 £ ou 15 $ américains – à ceux qui accepteraient d’être un donneur potentiel au moment de leur décès 53. On a aussi proposé de ne payer le don qu’une fois réalisé le prélèvement après le décès : à la différence du paiement dès signature du contrat, où la de négociation des agents ; dès lors, « les risques d’un système non régulé viennent des abus, potentiellement illimités, que des acquéreurs riches peuvent commettre face à des vendeurs pauvres et démunis » (MICHAEL FREEMAN, « Un mercato di organi umani? », in S. FAGIUOLI (éd.), La questione dei trapianti tra etica, diritto, economia, Milan, Giuffrè editore, 1997, pp. 161-203, ici p. 167). 50 - R. SCHWINDT et A. VINING, « Proposal for a future delivery market... », art. cit. ; HENRY HANSMAN, « The economics and ethics of markets for human organs », Journal of health politics, policy and law, 14-1, 1989, pp. 57-85 ; M. FREEMAN, « Un mercato di organi umani? », art. cit. ; MARGARET M. BYRNE et PETER THOMPSON, « A positive analysis of financial incentives for cadaveric organ donation », Journal of health economics, 20, 2001, pp. 69-83. 51 - R. SCHWINDT et A. VINING, « Proposal for a future delivery market... », art. cit., pp. 489-496. 52 - H. HANSMAN, « The economics and ethics of markets... », art. cit., pp. 61-62. 53 - ANDREW OSWALD, « Economics that matters: using the tax system to solve the shortage of human organs », Kyklos, 54-2/3, 2001, pp. 379-382. 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. somme reçue est faible (puisque la probabilité de donner est faible) et donc peu dangereuse moralement au sens où il est peu probable qu’un individu modifie profondément ses choix pour un contrat ne lui rapportant qu’une dizaine de dollars par an de réduction de sa police d’assurance maladie, le paiement post mortem peut représenter une somme élevée, évaluée à 30 000 $ américains 54. Mais le paiement après décès rend le contrat de vente à terme moralement peu agressif et proche d’une assurance décès, contingente puisque la rémunération dépend de la possibilité ou non de prélever. Au-delà de ces aspects techniques, les propositions marchandes sont organisées pour mettre en relief les effets bénéfiques en termes utilitaristes, sans avoir de conséquences négatives majeures en termes moraux. Quels sont les avantages attendus d’un tel système ? Le plus important est l’accroissement de l’offre d’organes à transplanter : les individus sont supposés réagir positivement à la possibilité de céder leurs organes après décès contre un avantage économique. Les malades dont la qualité de vie est fortement diminuée lorsqu’ils sont en attente sur des listes qui s’allongent partout seraient les premiers bénéficiaires de cet accroissement de l’offre. En outre, un avantage moins visible, parce qu’intimement lié à la logique marchande à laquelle la société contemporaine est accoutumée, vient du fait qu’avec cette offre accrue le nombre de transplantations serait plus grand, ce qui diminuerait le coût économique supporté par la société, car la dialyse est un traitement plus coûteux que la greffe 55. En mettant en relation l’organisation actuelle et les propositions de création de marché d’organes à transplanter, on voit apparaître une similitude forte : toutes deux mettent l’accent sur la phase initiale de la chaîne du don d’organes. Dans le cas du « don », cette phase initiale reste marquée, contra legem, par la dimension relationnelle dans une chaîne par ailleurs caractérisée par les ruptures relationnelles. Dans le cas du marché, c’est cette phase relationnelle initiale que l’on cherche explicitement à éliminer ; d’ailleurs, les tenants de la solution marchande ne manquent pas de faire valoir la supériorité de leur position au regard de l’inconfort 272 54 - M. FREEMAN, « Un mercato di organi umani? », art. cit., p. 168. 55 - L’avantage financier est souvent présenté en comparant le coût annuel de la dialyse et celui d’une transplantation rénale, le premier étant significativement supérieur au second – les estimations, en francs de 1990, sont respectivement 400 000 F et 160 000200 000 F (JEAN-PAUL MOATTI, « Dons d’organes : un révélateur des arbitrages entre l’efficience et l’équité dans le système de santé », in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., p. 605). Néanmoins, l’accroissement du nombre des greffons entraînerait celui du nombre des greffes, ce qui veut dire que ces dernières subiraient la loi des rendements décroissants (ibid., p. 608). On notera cependant que cette question financière n’est pas complètement traitée par les études que nous avons consultées : en effet, comme le coût d’une greffe est nettement plus élevé que le coût moyen de la vie pris en considération pour les équipements routiers, on peut se demander jusqu’à quel point ce déséquilibre peut aller (ibid.). On est là de plain-pied avec la théorie du choix tragique pour lequel Guido Calabresi et Philipp Bobbitt observent que le choix, en termes d’allocation (à qui attribuer les biens rares vitaux ?), est étroitement lié au choix en matière de production du bien rare (combien la société est-elle prête à dépenser pour ces biens qui seront de toutes façons en quantité inférieure aux besoins ?). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER LE DON D’ORGANES relationnel de la solution « altruiste » qui ne peut faire fructifier la valeur de lien social du don. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. L’approche par le marché reçoit l’appui de ceux qui, sans recourir nécessairement au marché, s’élèvent contre l’organisation actuelle de la chaîne du don d’organes dès lors qu’elle repose sur le consentement présumé, fiction légale introduite en France en 1976 par le sénateur Henri Caillavet 56. Pour des raisons philosophiques concernant la définition de la volonté, seule à même de fonder le don, des juristes peuvent, à l’instar des économistes 57, s’insurger contre l’appellation de don attribuée au prélèvement à but thérapeutique : « Enfin, le rôle que la loi impartit au consentement fait douter de l’existence d’un véritable don. Si le don était premier, le prélèvement d’organe ne pourrait être réalisé qu’en exécution de la volonté exprimée par le donneur ; l’intervention des médecins sur le corps de la personne décédée serait la conséquence du don. Par définition spontanée, le don implique une volonté expresse de se dépouiller 58. » En effet, comme on l’a observé plus haut, les données empiriques montrent que les individus sur lesquels un prélèvement post mortem est envisagé n’ont pas, dans leur très grande généralité, émis de déclaration concernant cette éventualité, même lorsqu’il leur est possible de le faire sur un document personnel d’usage quotidien (le permis de conduire, la carte d’assuré social) ainsi que les États-Unis ou le Canada en offrent la possibilité. À défaut de rendre impérative la déclaration, et en raison du peu de succès que pourrait avoir une procédure dite d’opting in – ne permettant les prélèvements que dans le cas où le donneur a explicitement fait connaître sa volonté de donner – en l’absence de toute incitation économique, les auteurs s’insurgent devant le fait que le « don » n’est pas véritablement donné par le « donneur ». Il y a là une conception de nature philosophico-juridique selon laquelle l’acteur est un sujet, seule entité capable de volonté et donc de prise de décision, surtout 56 - Journal Officiel – Sénat, séance du 18 novembre 1976, p. 3321. 57 - JAMES F. BLUMSTEIN, « Government’s role in organ transplantation policy », Journal of health politics, policy and law, 14-1, 1989, pp. 5-39 ; J.-P. MOATTI, « Dons d’organes : un révélateur... », art. cit. 58 - DOMINIQUE THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement d’organes », Sciences sociales et santé, 15-1, 1997, pp. 75-97, ici p. 88. On peut consulter aussi, du même auteur, « L’obtention des organes : le don comme finalité et le prélèvement comme modalité », in B. FEUILLET-LE MINTIER (éd.), Les lois « bioéthiques »..., op. cit., pp. 77-132, et « L’organisation de l’activité de transplantation d’organes par les règles juridiques », in R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 643-665. Ce point tenant à la « rationalité juridique habituelle » apparaît tellement décisif qu’il est répété presque à toutes les pages de l’article sans que soit questionnée l’adéquation de la catégorie juridique de don – inexistante selon l’auteur (D. THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement d’organes », art. cit., pp. 92-93) – et celle, sociologique, à laquelle il est aussi prétendu faire référence, notamment au travers de l’interprétation assez spécifique du don maussien par J. Godbout. 273 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Le marché et le « vrai don » contre la chaîne du don ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. dans ce qui le concerne au plus près de son être. Dans cette perspective, le fait de qualifier de don la manière actuelle de procéder au prélèvement apparaît comme une imposture, au mieux comme un mensonge ou une fiction sociale utile pour masquer les problèmes de choix tragique en matière de don d’organes 59. Puisque le don n’est pas fait par le sujet lui-même, certains n’hésitent pas à considérer que les organes sont transformés en biens publics collectifs, nationalisés par le gouvernement ; le prélèvement s’apparente alors à un impôt ou à une collectivisation 60. Compte tenu de l’affinité élective, pour parler comme Max Weber, entre l’idéologie économique et l’individualisme, on ne sera pas surpris de trouver les économistes (et les juristes) derrière cette prise de position ; plus surprenant est le fait que les tenants d’une théorie alternative en termes de don maussien les rejoignent dans cette condamnation 61. Si les uns considèrent que le droit de chacun sur soi-même ou le droit à l’intégrité de son corps sont violés en l’absence de l’expression de la volonté, les autres y voient une contrainte étatique contradictoire avec l’idée de liberté et de spontanéité qu’ils associent au don 62. 274 59 - G. Calabresi et P. Bobbit soulignent que les problèmes de choix tragique engendrent des difficultés sociales telles, sans qu’il existe des réponses capables d’y satisfaire, qu’une dose d’auto-illusion est nécessaire pour faire face à l’existence de telles situations (G. CALABRESI et P. BOBBIT, Tragic choices. The conflicts..., op. cit., pp. 96, 108, 135, 142, 195-199). Cette dimension d’auto-illusion n’est pas étrangère à la théorie du don de Marcel Mauss lui-même, lorsqu’il évoque « fiction, formalisme et mensonge social » en ouverture de son célèbre essai (M. MAUSS, « Essai sur le don... », art. cit., p. 147) ; elle est aussi reprise par PIERRE BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, pp. 229-230, avant qu’il ne fasse intervenir la dimension temporelle. On comprend que D. Thouvenin la mette en œuvre pour dénoncer la confusion entre don et prélèvement (D. THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement d’organes », art. cit., p. 125). 60 - Commentant la proposition d’un auteur qui suggère de réserver (absolument ou en priorité) les organes à ceux qui se seraient inscrits sur une liste de donneurs potentiels, Jean-Paul Moatti poursuit : « Cette métaphore me paraît justifier pleinement de conférer un statut de bien collectif aux organes post mortem, ce que font déjà, de fait, les législations fondées sur le “consentement présumé”, c’est-à-dire sur le pouvoir donné aux équipes médicales, au nom de la collectivité, de réquisitionner les organes utilisables si le décédé et ses proches ne s’y sont pas formellement opposés » (J.-P. MOATTI, « Dons d’organes : un révélateur... », art. cit., pp. 625-626). On verra plus bas que la réserve contenue dans l’adjonction des proches change en fait complètement la situation et qu’il n’y a pas lieu de parler de réquisition avec ce que suppose de coercition et d’abus une telle formule, dès lors que le consentement présumé est associé, dans la pratique, à l’accord de la famille. 61 - GÉRALD BERTHOUD, « La société contre le don ? Corps humain et technologies biomédicales », Revue du MAUSS, 1, 1993, pp. 257-274 ; J. T. GODBOUT et A. CAILLÉ, L’esprit du don, op. cit., pp. 82-90 et 127-130. 62 - Il est loisible de marquer quelques limites de cette interprétation de Mauss. Premièrement, il faut avoir présent à l’esprit le fait que ce dernier rangeait l’assurance sociale dans la catégorie des dépenses nobles et du don ; à cet égard, l’opposition entre don et redistribution ne peut être prise pour une lecture évidente de Mauss. Deuxièmement, et il faut y insister tant le débat sur cette question se fait oublieux d’une dimension essentielle du don selon Mauss, cette forme de commerce social est caractérisée par une profonde ambiguïté en étant libre mais obligatoire, individuel mais collectif, désintéressé mais intéressé (M. MAUSS, « Essai sur le don... », art. cit., pp. 147-148). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Dans ce contexte, en permettant de contourner la phase délicate dans laquelle les professionnels (médecins réanimateurs et infirmières de coordination) doivent demander l’accord ou interroger les familles sur les volontés du défunt à un moment extrêmement difficile d’un point de vue émotionnel, l’avantage du marché comme du don avec consentement explicite est similaire en termes de consentement. Comme on l’a souvent fait remarquer depuis Adam Smith, l’échange marchand est une forme de relation sociale qui économise les ressources morales. En organisant la transplantation sur une base marchande, on évite donc le délicat problème relationnel auquel sont confrontées les équipes médicales. En lieu et place, le sujet décide, en connaissance de cause, au moment où il le trouve opportun et, à la suite de cette libre décision, le détenteur du droit cédé ou de la chose donnée peut faire procéder au prélèvement sans avoir à solliciter l’avis ou l’accord de la famille. En ce sens, on peut dire, à la suite de Dennis Robertson dans un article resté célèbre, que ce que les économistes économisent 63, c’est l’amour, le lien social dont se nourrit et que produit le don 64. De ce point de vue, le don au sens juridique tel que l’entend D. Thouvenin, c’est-à-dire la cession à titre gratuit fondée sur une décision volontaire de se dépouiller, a la même caractéristique d’effacement des liens sociaux que la relation marchande. La proposition d’instaurer un débat contradictoire ou un contrôle par le juge ne comble cet effacement que par une mise en doute du don fait par l’intermédiaire de la famille65. 63 - « What does economist economize ? », demande le titre de l’article : « Cette ressource rare qu’est l’amour, nous le savons aussi bien que n’importe qui, est la chose la plus précieuse au monde » répond l’auteur dans DENNIS ROBERTSON, Economic Commentaries, Londres, Staples Press, 1955, p. 154. La distinction entre l’échange marchand et l’échange social va dans le même sens : « L’échange social comporte toujours nécessairement pour les intervenants une signification intrinsèque [liée à l’accomplissement de l’acte] qui le distingue de la transaction économique au sens strict, et cela alors qu’il vise un avantage ayant une valeur extrinsèque et donne lieu, au moins implicitement, à un marchandage. [...] Les institutions économiques, telles que le marché impersonnel et le contrat, ont été mises sur pied pour séparer les objets échangés de toutes les autres considérations et pour définir les obligations précises de la transaction et, ainsi, elles maximisent la possibilité du calcul rationnel » (P. BLAU, Exchange and power in social life, op. cit., p. 112). 64 - Un des auteurs les plus insistants sur ce point s’exprime de la manière suivante : « La transplantation d’organe est une affaire dans laquelle on s’est laissé aller à un excès de romantisme, en donnant mandat à l’altruisme et au communautarisme aux dépens de vies à sauver. Cette idéologie s’est concrétisée dans l’UAGA [Uniform Anatomical Gift Act], légalement adopté par les cinquante États, lequel fait fi des droits de la propriété privée en matière de don d’organes. Et cette idéologie a débouché sur la glorification romantique de la symbolique du don d’organes entre les membres de la famille lorsque l’un d’entre eux risque de mourir, aux dépens d’un déplacement plus rationnel [et plus humain] du moment de la prise de décision, reportée en amont, moment dans lequel les “donneurs” potentiels [avec l’attrait d’une incitation financière] pourraient, dans un contexte plus détendu, peser leur propre finitude, leur intérêt égoïste et leur désir altruiste d’aider leurs contemporains » (J. F. BLUMSTEIN, « Government’s role in organ... », art. cit., p. 36). 65 - D. THOUVENIN, « Don et/ou prélèvement d’organes », art. cit. 275 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. L’opposition entre le marché et le don juridique, d’un côté, le don sociologique, de l’autre, rencontre donc un point sensible avec la question du consentement. Au-delà de l’idéologie individualiste et marchande, le consentement pose un très délicat et très concret problème relationnel aux équipes médicales ; on comprend l’attrait que peut avoir une solution qui le contourne. En outre, il faut avoir présente à l’esprit l’extrême importance de la notion de consentement pour la profession médicale, surtout lorsqu’il s’agit d’intervenir sur le corps d’une manière extrême. Le consentement éclairé au soin est un impératif éthique qui s’est imposé après la Seconde Guerre mondiale pour éviter le retour des pratiques de certains médecins nazis 66 et, au-delà, pour contrôler les dérives des professionnels vers le paternalisme médical 67. Pour ces deux raisons, le marché et le contrat offrent des avantages très sensibles aux professionnels. Il n’en reste pas moins que la proposition marchande, la défiance juridique ou l’approche développée par les tenants du don maussien laissent de côté un fait essentiel. Lorsque la loi repose sur la notion de consentement présumé, les médecins, les infirmières continuent à solliciter l’accord de la famille quand bien même cela n’est pas formellement, c’est-à-dire légalement, nécessaire. Il apparaît socialement difficile aux professionnels de prélever les organes sans que les proches en aient donné la permission tant est prégnante l’idée du droit du lignage en matière du devenir du corps au moment du décès 68. En serait-il autrement avec l’émergence de relations contractuelles faisant fi de ce qui, jusqu’à présent, s’est imposé dans les différents pays et sous différentes formes légales ? N’y aurait-il pas le sentiment d’une dépossession de la part de la famille ? En sens inverse, l’expression de la volonté individuelle pour marquer le consentement est-elle une condition aussi décisive que se plaisent à le croire les tenants d’une solution marchande ? Comment, par exemple, prendrait-on en charge le changement des préférences, y compris dans le cas où il serait évoqué verbalement à un membre de la famille dans les derniers moments ? 276 66 - GREGG BLOCHE, « Par-delà le consentement », in D. N. WEISSTUB (éd.), Le consentement et la recherche épidémiologique, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 8-10. La première des dix règles éthiques du Tribunal militaire américain à Nuremberg énonce : « Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. Cela veut dire que la personne intéressée doit jouir de la capacité légale pour consentir, qu’elle doit être libre de décider sans intervention de quelque élément de force, de fraude, de contrainte, de supercherie, de duperie ou d’autres formes de contrainte ou de coercition » (voir C. AMBROSELLI et G. WORMSER, Du corps humain à la dignité de la personne. Genèse, débat et enjeux des lois d’éthique biomédicale, Paris, CNDP, 1999, p. 24). 67 - BERNARD HŒRNI et ROBERT SAURY, Le consentement. Information, autonomie et décision en médecine, Paris, Masson, 1998. 68 - Une enquête française récente fait apparaître que si la famille respecte l’option du défunt lorsque celui-ci s’est exprimé clairement dans un sens ou dans l’autre, elle s’attribue un rôle essentiel dans la décision de prélever lorsqu’il n’a pas fait connaître sa position (R. CARVAIS et M. SASPORTES (éds), La greffe humaine..., op. cit., pp. 858-861). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Pour approfondir la question du problème posé par le consentement, nous suggérons de comparer le don d’organes à des dispositifs sociaux proches, comme l’héritage – surtout dans le cas de la succession ab intestat – et l’assurance décès ; en effet, ces trois dispositifs font intervenir, outre la volonté de l’individu confronté à la mort, les relations sociales proches (la famille) ou lointaines (la société). Il en ressort que le consentement individuel n’est qu’un opérateur particulier pour rapprocher, d’une manière qui puisse être considérée comme légitime, les valeurs ultimes, la monnaie et les individus qui en sont les supports. En effet, même lorsque le consentement est plein et entier, un autre opérateur intervient avec la notion de solidarité, soit restreinte (la famille et les proches) et que l’on qualifiera ici d’affection, soit généralisée (la société dans son ensemble). Chacun des trois dispositifs se distingue par l’appariement spécifique des trois opérateurs que sont la volonté individuelle, l’affection familiale et la solidarité sociétale. Rappelons d’abord que la loi Lafay qui, en France, a permis le développement de la greffe de cornée, est explicitement fondée sur le dispositif testamentaire, et donc sur le consentement libre : Les prélèvements anatomiques effectués sur l’homme en vue de la pratique de la kératoplastie (greffe de la cornée) peuvent être effectués sans délais et sur les lieux mêmes du décès chaque fois que le de cujus a, par disposition testamentaire, légué ses yeux à un établissement public ou à une œuvre privée, pratiquant ou facilitant la pratique de cette opération 69. La référence à l’héritage comme procédure autorisant le prélèvement des cornées explique sans doute le fait que la loi est promulguée sans susciter le moindre débat, mais aussi qu’il ne soit pas question de don, comme c’est le cas maintenant. La référence à l’héritage et au consentement ne peut cependant pas se limiter à ce seul cas de figure, tout particulièrement lorsque l’on considère la situation française dans laquelle, à la suite des modifications juridiques apportées par la Révolution française, la loi a rejeté le principe de l’inégalité des partages, assimilé aux errements de l’Ancien Régime, pour faire valoir l’égalité des partages entre les ayants droit légalement définis 70. Comment a-t-on légitimé au XIXe siècle l’équiproportionalité des successions, surtout lors d’une succession ab intestat dans laquelle le défunt n’a pas fait état de sa volonté par un testament ? La réponse des juristes (et des économistes qui, en France, sont des juristes de formation jusque dans les années 1960) repose sur un principe d’égale affection présumée 71. Le défunt – le père 69 - Journal Officiel – Assemblée nationale, séance du 19 mai 1949, p. 2663. 70 - Il reste seulement une partie à la disposition du testateur – la réserve, quantitativement déterminée selon le nombre d’enfants entre lesquels le patrimoine est partagé. 71 - Jeremy Bentham énonce très clairement le principe qui entre dans sa théorie générale des fictions : « La part habituelle de chaque survivant dans les possessions du défunt doit se présumer par le degré d’affection qui a dû subsister entre eux : et ce degré d’affection doit se présumer par la proximité de parenté » (Traité de législation civile et 277 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Consentement et solidarité présumés Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. puisque, dans la réflexion de l’époque c’est lui qui est propriétaire et qui doit assurer les moyens matériels de la vie familiale –, est présumé également attaché à ses enfants, en conséquence de quoi la société distribue sa fortune également entre les ayants droit, les enfants dans la majorité des cas. Ce faisant, après avoir limité le domaine dans lequel peut s’exprimer la volonté (la réserve), la loi dispose à la place de l’individu décédé sans testament en se basant sur la volonté présumée de l’acteur. L’ensemble du dispositif est légitimé positivement par l’expression possible de la volonté individuelle et en référence à l’affection familiale, et négativement par référence à une solidarité sociale qui cherche à éviter les troubles, de nature économique ou relationnelle, que la libre expression de la volonté pourrait créer en dépouillant les familles et les mettant à la charge de la communauté. Le dispositif de l’assurance décès, quant à lui, montre que le consentement individuel et le contrat ne suffisent pas toujours à se défaire de la tension entre la volonté et les valeurs au moment du décès. La légitimité de la solution marchande repose certes sur la volonté individuelle, telle qu’elle s’exprime dans le contrat d’assurance, mais aussi sur les avantages pour la famille (laquelle reçoit concrètement les bienfaits de la prévoyance et de l’affection du défunt) et pour la société dont la solidarité financière n’est pas mise à contribution. En étudiant les conditions de commercialisation de l’assurance décès au XIXe siècle, une marchandise qui touche à la mort et aux relations que les vivants entretiennent entre eux à cet égard, Viviana Zelizer a montré combien les États-Unis avaient été le lieu d’un important débat entre les tenants d’une large diffusion de cette marchandise et ceux qui s’y opposaient. Les premiers faisaient valoir les avantages que les familles pouvaient en attendre ; les seconds insistaient sur la profanation du sacré que 278 pénale, Paris, Bossange, 1802, vol. 2, p. 141). Et, suivant cette logique, il fonde l’égalité des enfants dans l’héritage sur « l’égale affection de la part du père » (ibid., p. 143). Dans le « Discours préliminaire de présentation du Code civil », présentant, en l’an IX, le projet co-rédigé par lui-même, Bigot de Préameneu, Tronchet et Maleville, Jean Étienne Marie Portalis ne fait pas allusion à ce principe lorsqu’il mentionne la loi réglant les successions (« Discours préliminaire de présentation du Code civil », in J. É. M. PORTALIS, Écrits et discours juridiques et politiques, Aix-en-Provence, Presses de l’Université d’Aix-Marseille, 1978, pp. 60-63). Tel n’est pas le cas de Jean-Baptiste Treilhard et de Chabot de l’Allier, chargés par le premier consul de présenter le projet devant le Corps législatif et le Tribunat ; le premier des deux s’exprime ainsi : « Déjà vous concevez, législateur, combien il importe de se pénétrer de toutes les affections naturelles et légitimes lorsqu’on trace un ordre de succession : on dispose pour tous ceux qui meurent sans avoir disposé ; la loi présume qu’ils n’ont eu d’autre volonté que la sienne. Elle doit donc prononcer comme eût prononcé le défunt lui-même, au dernier instant de sa vie, s’il eût pu, ou s’il eût voulu s’expliquer. Tel est l’esprit dans lequel doit être méditée une bonne loi en la matière. » Quelques paragraphes plus loin, il poursuit avec l’argument mis en œuvre par Bentham : « L’ordre de succéder établi par la loi est fondé sur une présomption d’affection du défunt pour ses parents les plus proches » (cité dans PIERRE-ANTOINE FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, [1827] 1836, vol. 12, pp. 137 et 140 ; voir aussi pp. 167, 170-174 et 185 pour Chabot de l’Allier, et p. 245 pour l’intervention de Bigot de Préameneu). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. représentait l’intrusion de rapports monétaires dans ce qui devait rester, face au destin, une affaire de dévouement et d’amour familial 72. Comme le problème du consentement ne se pose pas ici, puisqu’il s’agit d’un libre contrat, on voit que ce dont il est question avec la commercialisation de l’assurance décès, c’est le problème axiologique posé par la relation de l’individu assuré à la collectivité et au sacré. En s’assurant, l’individu détache sa famille de l’entourage social immédiat (la communauté villageoise par exemple) en faisant en sorte que ce dernier n’ait pas à prendre matériellement en charge celle-là. La solidarité communautaire est ainsi délaissée au profit de mécanismes financiers reposant sur l’abstraction du calcul des probabilités ; c’est précisément ce qui met en cause l’éthique de la fraternité et la représentation de Dieu, maître et souverain de la vie et de la mort. Ces deux dispositifs sont éclairants pour notre propos. Le consentement ne constitue pas l’unique opérateur permettant de légitimer les transferts de ressources au moment de la mort du propriétaire. Au-delà de la volonté de l’individu intervient la solidarité entre les vivants et les morts au moment du décès. La solidarité est alors un ensemble d’obligations qui s’imposent aux individus, y compris dans ce qu’ils veulent explicitement 73, et qui les rapportent les uns aux autres pour donner une forme sociale spécifique : là, l’héritage équiproportionnel entre les enfants, ici, un capital ou un revenu annuel pour l’époux survivant, maintenant la possibilité de prélever des organes pour transplantation. Chacune de ces formes concrètes de l’appariement entre la volonté et les deux formes de la solidarité considérées ici résulte d’une construction sociale dépendant d’un grand nombre de facteurs, pour devenir à son tour une composante d’autant plus forte de la société dans laquelle elle s’inscrit qu’elle a suscité un large débat public et mis à nu les manières traditionnelles de faire, de penser et de sentir pour les modifier. L’étude de ces deux dispositifs offre enfin un dernier résultat important. L’évolution constatée en matière d’assurance décès permet de ne pas associer la notion de solidarité à une conception passéiste, immuable, des relations sociales face à l’emprise des relations marchandes. V. Zelizer relève le fait que l’assurance décès, qui n’arrivait pas à s’implanter dans les populations américaines pendant la première moitié du XIXe siècle, devint un marché florissant dès les premières décennies du siècle suivant. L’idée forte défendue par l’auteur est qu’il ne faut pas voir dans l’intrusion de la monnaie et des rapports marchands seulement une profanation du sacré (la vie, la mort, les relations humaines en général), domaine qui serait réduit à disparaître devant la puissance neutre et 72 - VIVIANA ZELIZER, « Human values and the market: the case of life insurance and death in 19th-century America », American journal of sociology, 84-3, 1978, pp. 591-610, et ID., Morals and markets. The development of life insurance in the United States, New Brunswick, Transactions Publisher, 1983. 73 - Selon la formule qu’ÉMILE DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, Alcan, 1893, pp. 234-236, emploie à propos de la relation contractuelle. 279 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. infinie de la monnaie, moyen pur au sens de Georg Simmel 74. En effet, V. Zelizer fait apparaître les effets de sens inverse qui affectent la nature des valeurs ultimes et la signification accordée à la monnaie qui transite par des circuits si spécifiques. La commercialisation de l’assurance décès n’est certainement pas tenue de nos jours comme un fait socio-économique moralement condamnable et axiologiquement délétère ; elle ne s’est pas non plus banalisée en étant acceptée d’une manière morne par des populations avilies. V. Zelizer montre que la commercialisation de cette marchandise s’est traduite par une redéfinition de la bonne mort. La situation socialement valorisée n’est plus celle de l’individu refusant de s’assurer pour laisser les siens au soin des proches (la famille élargie ou la communauté de voisinage), elle devient celle de l’individu assuré qui, audelà de sa propre existence, a eu soin de transmettre aux siens les moyens de vivre décemment 75. Revenons au don d’organes. La tension entre la solidarité et le consentement est explicite dans les débats qui ont eu lieu au Parlement français lors de la discussion des lois de bioéthique, comme on peut le voir dans cet échange entre Mme Simone Veil, représentant alors le gouvernement, et un député qui défend un amendement créant simultanément une liste nationale de refus et une liste nationale d’acceptation (soit un double système d’opting out et d’opting in) : [Le gouvernement] estime que le principe du consentement présumé n’implique pas que le corps appartient à la collectivité, mais qu’il y a une solidarité présumée 76. Mme le ministre d’État a parlé de solidarité présumée, ou plutôt obligatoire. La solidarité obligatoire s’appelle l’impôt ou la taxe, et n’est jamais très populaire. Créons plutôt une solidarité acceptée, voulue, qui nous permettra peut-être de mettre un terme à l’insuffisance des dons 77. Cet échange permet de voir le point essentiel. Partant d’un débat sur la loi Caillavet organisant le consentement présumé, le ministre récuse la notion de collectivisation des corps en introduisant la notion de solidarité présumée. On trouve donc bien la tension entre la volonté individuelle et la solidarité sociétale, cette dernière servant à justifier les limites posées par le législateur à la première, c’est-à-dire permettant d’agir en l’absence d’expression de la volonté. Mais, dira-t-on, la famille – et l’affection dont elle est le réceptacle consacré – est-elle absente de ce dispositif ? Certainement pas. Ce que nous avons vu en décrivant la réalité empirique de la chaîne du don montre tout au contraire que la famille y est très présente, mais d’une manière différente de ce qu’il en est dans les deux autres dispositifs 280 74 - GEORG SIMMEL, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1900. 75 - V. ZELIZER, Morals and markets..., op. cit., pp. 57-59. 76 - Journal Officiel – Assemblée nationale, 14 avril 1994, p. 832. 77 - Ibid., p. 834. Le député a certainement voulu insuffler du pathos à son discours, car c’est un bien curieux impôt obligatoire que celui où il suffit de faire savoir qu’on ne veut pas l’acquitter pour en être dispensé. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. en pesant lourdement sur les individus qui doivent l’exercer, et en n’ayant qu’un statut incertain, car négligé par le législateur. L’examen de deux dispositifs proches du don d’organes permet ainsi de concevoir l’opposition entre le « don » et le marché d’organes à transplanter d’une manière moins tranchée. D’une part, on peut se demander si, à l’exemple de l’assurance décès, la commercialisation des organes à transplanter, selon les formes proposées qui reviennent autant à inciter à l’altruisme qu’à exciter l’appât du gain, ne pourrait pas donner lieu à un travail de redéfinition des comportements valorisés au moment du décès d’un proche. D’autre part, on peut se demander s’il est vraiment si exorbitant d’introduire l’idée d’une solidarité présumée au moment de procéder au prélèvement avec accord de la famille. Le cas de la loi successorale française montre qu’il est possible de faire une telle présomption pour le don d’organes, au périmètre de la solidarité près, sans tomber dans la collectivisation ou la réquisition, sans porter atteinte aux volontés et aux libertés des citoyens, mais tout simplement en définissant les formes sociales selon lesquelles elles peuvent s’exercer. En quoi le don d’organes est-il redevable de la théorie maussienne si souvent mobilisée par ceux qui se sont penchés sur ce sujet 78 ? Ce que nous avons vu en étudiant la chaîne du don montre que le don d’organes n’est pas régi par les trois obligations de donner, de recevoir et de rendre qui définissent la structure relationnelle du don cérémoniel. Le don d’organes ne rentre pas dans la catégorie des dons cérémoniels étudiés dans les sociétés archaïques, même s’il en conserve la dimension primordiale, celle du don de vie. La rhétorique en la matière se résume-t-elle pour autant à un « mensonge social » ou à une forme d’auto-illusion simplement capable de faire se détourner momentanément les passions face à une situation de choix tragique ? Cela signifie-t-il qu’entre le marché et le don, il n’y aurait de différence décisive que la gratuité, un rempart bien fragile 79 ? Un fait majeur s’impose : le don d’organes met au centre de la relation sociale les membres de la famille du défunt. Ils sont placés dans une situation extrêmement difficile et pénible, sans avoir vraiment le temps de se pencher sur un problème que certains découvrent au moment même où la question leur est posée de permettre le prélèvement. C’est cette dimension que le marché des organes à transplanter éliminerait tout en augmentant, peut-être, le nombre des organes à greffer ; c’est cette dimension que les tenants du don manquent aussi de prendre en compte résolument. Cette dimension relationnelle est sociologiquement significative puisque le « don » est donné au travers des interactions familiales, qui font qu’il y a plus 78 - R. C. FOX et J. P. SWAZEY, The courage to fail..., op. cit., chap. 2 ; R. WAISSMAN, Le don d’organes, op. cit. 79 - BERNARD EDELMAN en fait justement la remarque dans La personne en danger, Paris, PUF, 1999, pp. 321-322. 281 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. LE DON D’ORGANES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. qu’une simple fiction sociale et que ceux qui voient dans cette affaire un affrontement entre l’individu et la société négligent un point décisif de la chaîne du don d’organes. Dans cette interaction familiale se niche toute la différence entre le don et le marché, différence qui demeure malgré la similitude reposant sur l’absence de relations que crée le principe d’anonymat du don. Différence considérable, en outre, si on la mesure à l’aune de ce que Weber appelait le problème du Menschentum – le type d’être humain que favorise une société par ses mécanismes de sélection et de légitimité –, car le monde de demain ne sera sans doute pas pareil à partir du moment où l’idée se banalisera d’une relation marchande à propos des organes humains, sans compter la mise en place, préliminaire indispensable, d’une législation sur la propriété des organes et du corps 80. Dans le cadre d’une sociologie relationnelle, à l’œuvre chez Simmel comme chez Mauss, les proches qui donnent les organes d’un être cher peuvent être considérés comme un cas exemplaire d’une définition de l’identité (celle du « donneur ») par l’intermédiaire du réseau de relations. Seule une interprétation relationnelle du don faisant place au fait qu’il ne met pas en contact uniquement deux individus, mais trois collectifs – deux familles et les professionnels de la transplantation – rend concevable l’application de la théorie de Mauss 81. La généralisation de la greffe comme thérapeutique fait que l’obligation de donner peut être actualisée dès lors qu’un être proche se trouve dans un état de mort cérébrale. La famille se trouve alors confrontée à une décision qui engage sa relation au tout social : accepte-t-elle que des organes sains du corps d’un parent ou allié soient prélevés à des fins de transplantation ? Accepte-t-elle l’idée d’un don « sociétal » envers un(e) inconnu(e) ? Mais qu’en est-il de la réciprocité, de « l’obligation de rendre » ? En l’état, elle ne peut guère prendre d’autre sens que celle d’une réciprocité abstraite (la probabilité est faible de voir une famille de donneurs bénéficier à son tour d’un 282 80 - Sur ce point, il faut se reporter aux travaux de Bernard Edelman et de Marie-Angèle Hermitte, qui montrent comment les pratiques juridiques, confrontées aux problèmes du vivant, sont amenées à étendre progressivement la vision marchande au corps (distingué de la personne), évolution devant laquelle ils s’élèvent précisément en référence à la dimension axiologique sous-jacente à l’interrogation weberienne : B. EDELMAN, La personne en danger, op. cit., pp. 277-350 ; BERNARD EDELMAN et MARIE-ANGÈLE HERMITTE (éds), L’homme, la nature et le droit, Paris, Christian Bourgois, 1988 ; MARIEANGÈLE HERMITTE, « Le corps hors du commerce, hors du marché », Archives de philosophie du droit, 33, 1988, pp. 323-346. 81 - Ce faisant, on retrouve la dimension relationnelle de la théorie maussienne du don ainsi que l’a formulée Alain Caillé : « En nouant des rapports rendus déterminés par les obligations qu’ils contractent en s’alliant et en se donnant les uns aux autres, en se soumettant à la loi des symboles qu’ils créent et font circuler, les hommes produisent simultanément leur individualité, leur communauté et l’ensemble social au sein duquel se déploie leur rivalité » (ALAIN CAILLÉ, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 59). D’une manière générale, l’approche relationnelle fait à l’heure actuelle des progrès importants dans le cadre de la sociologie structurale, comme c’est par exemple le cas du travail de HARRISON C. WHITE, Identity and control. A structural theory of social action, Princeton, Princeton University Press, 1992. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. PHILIPPE STEINER LE DON D’ORGANES don sociétal). N’y aurait-il pas alors avantage à prendre en compte la réalité de la médiation de la famille, placée à la croisée de la volonté individuelle et de l’ensemble social, et à explorer les voies permettant d’assurer une forme rituelle, susceptible de créer une symbolique, non personnalisée, de « rendre » qui fait jusqu’ici défaut ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. 283 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Blasquez Pier-Jean - 195.254.160.194 - 03/10/2012 17h26. © Editions de l'E.H.E.S.S. Philippe Steiner Université Charles-de-Gaulle, Lille 3 et Université de Paris IX-Dauphine