28 mars 1905 - Observatoire de la Laïcité du Val d`Oise

Transcription

28 mars 1905 - Observatoire de la Laïcité du Val d`Oise
Assemblée Nationale (France)
(Chambre des députés)
(1905)
DÉLIBÉRATIONS SUR LE PROJET
ET LES PROPOSITIONS DE LOI•CONCERNANT
LA SÉPARATION•DES ÉGLISES ET DE L’ÉTAT
e
4 séance
du 28 mars 1905
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905
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DÉLIBÉRATIONS SUR LE PROJET ET LES PROPOSITIONS DE
LOI•CONCERNANT LA SÉPARATION•DES ÉGLISES ET DE L’ÉTAT
4e séance
du 28 mars 1905
Source: Journal officiel des débats de l'Assemblée nationale.
Texte recueilli dans les Annales.
4e séance du 28 mars 1905
SUITE DE LA DISCUSSION DU PROJET ET DES PROPOSITIONS DE LOI
CONCERNANT LA SÉPARATION DES EGLISES ET DE L’ETAT
PRÉSIDENCE DE M. PAUL DOUMER
M. le président. — L’ordre du jour appelle la suite de la 1re
délibération sur le projet de loi et les diverses propositions de loi
concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.
La parole est à M. Plichon dans la discussion générale.
M. Plichon. — Messieurs, avant d’aborder directement le fond du
projet, je voudrais déblayer le terrain, dissiper les équivoques et
déchirer tous les voiles.
Je tiens d’abord à examiner quel est le but que s’est proposé le
précédent cabinet lorsqu’il a déposé le projet de loi relatif à la
séparation des Eglises et de l’Etat.
Vous vous rappelez la lutte acharnée, violente, persévérante, que le
ministère de M. Combes déclara aux congrégations religieuses. Ces
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congrégations une fois condamnées, dissoutes, exilées, il ne restait
place que pour les réformes qu’on avait promises et dont l’échéance
approchait. La difficulté de les réaliser engagea le Gouvernement de
M. Combes à une nouvelle diversion qu’il chercha et qu’il trouva dans
la séparation des Eglises et de l’Etat.
Tel est le but qu’on s’est proposé, et je dois reconnaître qu’on a
cherché de la façon le plus persévérante à l’atteindre. Les phases
successives en ont été exposées dans la presse par nombre d’entre
vous, messieurs. L’honorable M. Briand disait à ce propos : « A
chaque jour suffit sa tâche. Aujourd’hui, le rappel ; demain, la
suppression du crédit ; après-demain, c’est-à-dire à très brève
échéance, la dénonciation du Concordat et la séparation des Eglises et
de l’Etat. »
Puis M. de Pressensé : « Voilà qui est fait. Le rideau tombe sur le
second acte de tragi-comédie du Concordat. Le nonce reçoit ses
passeports. Le premier acte avait été le rappel de l’ambassadeur. Le
troisième et le dernier, ce sera, avec la dénonciation du Concordat, et
la suppression du budget des cultes, le vote de la loi organique
nouvelle ». Et M. Clemenceau, avec sa verve coutumière et l’habitude
de proclamer franchement ce qu’il pense, disait : « La rupture des
relations diplomatiques avec le Vatican n’est qu’une indigne comédie,
si ce n’est la préface de la dénonciation du Concordat. »
La méthode a donc été suivie avec un soin méticuleux ; j’ajoute
même qu’on y a mis peu de formes, et que si on s’était adressé à un
souverain ayant quelque pouvoir temporel, on aurait usé de manières
plus courtoises.
Je ne puis m’empêcher de me rappeler à ce sujet que Bonaparte qui
pourtant avait une certaine puissance envoyait au général Cacault son
ambassadeur auprès du Vatican un message où il lui disait : « Traitez
le pape comme s’il avait 200 000 hommes. » On n’a pas agi ainsi
aujourd’hui.
Il y a également un autre point que je tiens à indiquer, car je m’en
voudrais d’être monté à la tribune sans avoir protesté contre la thèse
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qui y fut apportée. On a dit : « C’est l’attitude du Vatican qui a rendu
la séparation inévitable, c’est le pape qui a violé le Concordat. »
Non, ce n’est pas exact pour tout homme de bonne foi.
Le Concordat a déclaré que la religion catholique en France serait
libre et que le culte serait public, et je me demande si c’était respecter
la liberté que de supprimer les congrégations qui font partie intégrante
de l’Eglise catholique ; si c’était respecter la liberté de la religion que
d’expulser les religieux, que de fermer les chapelles, que d’arracher
les crucifix des prétoires, que de supprimer les traitements des
ecclésiastiques par simple arrêté, sans jugement, sans accord avec
Rome, alors que ces indemnités étaient concordataires ?
Je me demande si c’était respecter la liberté du culte que de
manquer à des engagements pris par le Gouvernement et insérés dans
le Livre jaune. N’a-t-on pas déclaré au Vatican que les écoles ouvertes
avant le 1er juillet 1901 ne seraient pas fermées, que la loi de juillet
1901 ne leur serait pas appliquée bien qu’on les ait, cependant,
fermées toutes ?
Je me demande si c’est respecter la liberté religieuse que de refuser
au Saint-Père la nomination des évêques pour lesquels on était
d’accord avec le Vatican sous le prétexte que certaines nominations
n’avaient pas été agréées par lui et que, par conséquent, tous les
évêchés devaient rester vacants. Non, la séparation a été voulue par
M. Combes ; il l’a voulue, il l’a préparée et il l’a réalisée : c’est lui qui
doit en conserver la responsabilité dans l’histoire.
M. Alexandre Zévaès. — Dites : le mérite.
M. Plichon. — Et ce n’est pas moi qui parle ainsi, ce sont les
organes les plus sérieux de notre pays. On lit dans le Temps :
« En fait, la lettre du cardinal Merry del Val est nécessaire à
l’intelligence du conflit et du moment qu’on faisait une publication, le
bon sens et la bonne foi voulaient qu’elle y fût comprise. En droit,
cette lettre n’était ni plus, ni moins confidentielle que toutes celles qui
figurent au Journal officiel, et le Gouvernement a cru qu’il était
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autorisé à publier les lettres du Saint-Siège et même celles adressées à
des tiers — sans lui demander pour cela son assentiment, à plus forte
raison pouvait-il publier un texte que le représentant du pape lui avait
officiellement communiqué. Tout cela est tellement évident qu’on
hésite à s’y arrêter. »
Ailleurs, c’est M. Clemenceau qui s’exprime ainsi dans l’Aurore du
21 juillet 1904 :
« Quoi de plus conforme, en effet, à la nature des choses, que de
reconnaître au pape le droit de discipline religieuse sur ses évêques ?
Si un évêque dit sa messe de travers, ce ne peut pas être à M. Combes
que revient l’office de la reprendre. MM. Geay et Le Nordez sont
peut-être les plus braves gens du monde. Il se peut aussi qu’ils soient
en même temps de déplorables évêques. Où le chef du pouvoir
exécutif de la République française puiserait-il l’autorité
indispensable pour prononcer en la matière ?
« J’ai exercé mes pouvoirs de discipline religieuse, dit le pape, et je
continuerai, quoi qu’on fasse, d’exercer cette attribution primordiale
de mon ministère.
« En bonne conscience, je ne puis lui donner tort. »
A un autre moment, M. Beauquier, dans l’Action, écrit :
« Personne ne saurait sérieusement contester que le chef de l’Eglise
n’a pas un pouvoir disciplinaire sur ses évêques, et qu’il ne puisse les
punir et le déposer s’ils ont commis des fautes graves dans leur
conduite ou s’ils professent ouvertement des hérésies.
« Ni M. Combes, ni M. Dumay, le préposé aux cultes, ne peuvent
avoir la prétention de s’ériger, au point de vue moral ou dogmatique,
en censeurs de l’épiscopat. »
C’est à M. Combes que je vais faire appel pour établir qu’une
question de cette importance ne peut pas être tranchée aussi
rapidement que vous avez l’intention de la faire aujourd’hui.
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Vous répétez que la France est un peuple libre qui se gouverne luimême ; on serait tenté de penser qu’il n’en est rien aujourd’hui, car la
question de la dénonciation du Concordat, de la séparation de l’Eglise
et de l’Etat n’a nulle part été posée devant le pays au moment des
périodes électorales. Au début de cette discussion on a demandé qu’on
attendît jusqu’aux prochaines élections pour consulter le pays ; cette
motion a été repoussée. Dans ces conditions on pourrait soupçonner
que vous redoutez l’expression du sentiment du pays, que vous ne
voulez pas le consulter et que votre seul désir c’est d’en arriver à une
sorte d’escamotage. Ce que je dis, c’est M. Combes qui le disait et je
vous demande la permission de rappeler ses paroles. Ministre des
cultes, il s’exprimait ainsi à la séance du 2 décembre 1895 :
« Il serait téméraire de traiter cette question sans être bien assuré
d’avoir le pays derrière soi. Ne pensez-vous pas que la solution d’une
question aussi difficile, aussi délicate exige impérieusement pour la
tranquillité même des esprits, qu’elle ait été ratifiée par l’assentiment
du peuple ? Aucun membre de cette Chambre, parmi ceux-là surtout
que se sentent disposés à résoudre le débat dans le sens de la liberté
réciproque des Eglises et de l’Etat ne voudrait substituer ses vues
personnelles à la volonté des électeurs… Or je ne crois pas qu’on
puisse soutenir que la question a été posée directement à l’ensemble
des collèges électoraux. »
Voilà la thèse de M. Combes première manière ; et elle est, si je ne
me trompe, complètement en opposition avec celle que M. Briand a
apportée dans une précédente séance à la tribune. M. Briand paraît
disposé à substituer la responsabilité du Parlement à celle du pays ; il
paraît disposé à substituer la volonté des députés qui sont actuellement
sur ces bancs à la volonté de la nation. Or on vous l’a rappelé et c’est
toujours vrai, le pays qui nous a envoyés ici n’a pas discuté au cours
des dernières élections, la question de savoir s’il voulait que les cultes
fussent encore librement pratiqués en France, si les églises devaient
rester ouvertes ou être fermées et si les ministres des cultes devaient
encore être payés par l’Etat. La question est donc entière et je persiste
à penser que la prudence la plus élémentaire, dans l’intérêt de la paix
du pays et pour couvrir notre responsabilité à tous, exige que le pays
soit consulté avant le vote définitif de la loi.
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La thèse que je me propose de développer aujourd’hui procède
uniquement de la méthode expérimentale.
Ce n’est pas la première fois que, dans notre pays, on se livre à un
essai de séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’honorable M. Zévaès le
rappelait hier, à la fin de son discours ; il le faisait dans les termes
suivants :
« Mais est-il utile de rechercher ainsi au loin des exemples donnés
par le régime de la séparation ? Nous n’avons qu’à consulter notre
propre histoire, à nous en rapporter aux enseignements de notre propre
pays et nous verrons alors que pendant toute une période, de 1794 à
1801, c’est-à-dire de la Convention jusqu’au Concordat, la séparation
a pu fonctionner dans notre pays sans soulever d’aucun culte aucune
protestation. »
Et répondant à une interruption, il ajoutait :
« Vous savez bien qu’après 1794 la guillotine n’a plus fonctionné.
Or de 1794 à 1801, le régime de la séparation a donné de bons
résultats. »
Je ne suis pas d’accord au point de vue historique avec l’honorable
M. Zévaès et je vais essayer de vous prouver qu’au contraire la
tentative de séparation, créée par la loi du 3 ventôse an III, a produit
dans ce pays des résultats déplorables, qu’elle l’a divisé en deux
camps opposés, ennemis même, qu’elle a provoqué le désordre le plus
lamentable. Il en est résulté une situation effroyable, à laquelle le
Consulat n’a pu mettre terme qu’en calmant les esprits par la paix
religieuse.
Avant la Révolution française, les rapports de l’Eglise et de l’Etat
étaient réglés par l’union des deux pouvoirs. Tout au début de l’ère
révolutionnaire, dès le 2 décembre 1789, on peut dire que c’est la
question financière qui posa la question religieuse ; car c’est la
pénurie des finances publiques qui imposa à tous des sacrifices et qui
fut l’origine de la proposition que Talleyrand déposa tout d’abord et
qui ensuite fut rédigée par Mirabeau, tendant à la confiscation ou, si
vous aimez mieux, à la mise à la disposition des biens du clergé.
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M. le comte de Lanjuinais. — C’est la même chose !
M. Plichon. — C’est le 2 novembre 1789, par 588 voix contre 346,
que l’Assemblée constituante vota le décret suivant présenté par
Mirabeau :
« Tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, à
la charge de pourvoir, d’une manière convenable, aux frais du culte, à
l’entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la
surveillance et d’après les instructions des provinces.
« Dans les dispositions à faire pour subvenir à l’entretien des
ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d’aucune
cure, moins de 1 200 livres par année, non compris le logement et les
jardins en dépendant. »
La question financière posa donc la question religieuse ; mais les
événements se précipitèrent.
Dès le 12 juillet 1790, était promulguée la constitution civile du
clergé. Ici nous entrons, au point de vue historique, dans une phase
toute nouvelle, c’est le régime de la religion d’Etat.
Vous connaissez ensuite la succession brutale des événements, la
persécution religieuse, la proscription, les bannissements, l’échafaud.
J’arrive à la loi du 3 ventôse en III, qui a été définie, on peut le
rappeler, par Chénier, dans des termes éloquents qui lui firent porter
sa tête sur l’échafaud :
Voici ce que disait Chénier :
« Nous ne serons délivrés de l’influence de pareils hommes… » —
les fanatiques de tous les partis — « … que quand l’Assemblée
nationale aura maintenu à chacun la liberté entière de suivre et
d’inventer telle religion qu’il lui plaira, quand chacun payera le culte
qu’il voudra et n’en payera pas d’autre, et quand les tribunaux
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puniront avec vigueur les persécuteurs et les séditieux de tous les
partis. »
C’était là la thèse de la liberté. Ce fut le but que se proposèrent les
conventionnels lorsqu’ils votèrent la loi du 3 ventôse en III.
J’ai l’intention de vous démontrer que la loi qui vous est soumise
sur la proposition de l’honorable M. Briand reproduit dans son esprit,
parfois même dans ses termes exacts, la loi du 3 ventôse an III sur la
séparation des Eglises et de l’Etat. Je vous montrerai ensuite combien,
dans son application, la loi de l’an III provoqua de troubles, de
tumultes, de désordres graves dans notre pays. Ensuite, faisant appel
aux enseignements de l’histoire, car je veux procéder par la méthode
expérimentale, je vous demanderai s’il n’est pas à redouter —
l’histoire est en effet toujours vraie et les mêmes faits se reproduisent
sans cesse — que la loi que vous votez aujourd’hui soit de nature à
produire les mêmes déplorables résultats que la loi de l’an III.
Comparons les textes. La loi du 3 ventôse an III disait dans article
1 : « L’exercice d’aucun culte ne peut être troublé… ». Je retrouve
dans l’article 1er du projet actuel la même expression : « La
République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre
exercice des cultes… ». C’est exactement la même pensée.
er
Art. 2 de la loi de l’an III : « La République n’en salarie aucun. »
Art. 2 du nouveau projet : « La République ne reconnaît, ne salarie ni
ne subventionne aucun culte. »
Art. 3 de la loi de l’an III : « La République ne fournit aucun local
ni pour l’exercice du culte ni pour le logement des ministres du
culte. » Et dans la nouvelle loi, nous voyons que l’Etat et les
communes reprennent la libre disposition au bout de sept ans des
presbytères, au bout de douze ans des édifices du culte.
L’article 4 de la loi de l’an III dit : « Les cérémonies de tout culte
sont interdites hors de l’enceinte choisie pour leur exercice. » — Art.
23 du nouveau projet : « Les réunions pour la célébration d’un
culte…ne peuvent avoir lieu qu’après une déclaration… »
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Art. 5 de la loi révolutionnaire : « La loi ne reconnaît aucun
ministre du culte. » Ici, dans le nouveau projet, la loi ne connaît plus
les ministres du culte que pour les placer hors du droit commun.
Art. 6 de la loi révolutionnaire : « Tout rassemblement de citoyens
pour l’exercice d’un culte quelconque est soumis à la surveillance des
autorités constituées. » — Art. 23 du nouveau projet : « Les réunions
pour la célébration d’un culte tenues dans les locaux appartenant à une
association cultuelle ou mis à sa disposition… restent placées sous la
surveillance des autorités… »
Art. 7 de l’ancienne loi : « Aucun signe particulier à un culte ne
peut être placé dans un lieu public ni extérieurement de quelque
manière que ce soit. » — Art. 26 du projet actuellement en
discussion : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun
signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque
emplacement public que ce soit… »
Art. 8 de la loi de l’an III : « Les communes ou sections de
commune en nom collectif ne pourront acquérir ni louer de local pour
l’exercice d’un culte. » — Nouveau texte, art. 2 : « Seront supprimées
des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes
dépenses relatives à l’exercice des cultes. »
Et art. 17 : « Les associations cultuelles ne pourront, sous quelque
forme que ce soit, recevoir de subvention de l’Etat, des départements
ou des communes… »
Enfin, voici les dispositions relatives au traitement des membres du
clergé. Article 11 de la loi de l’an III :
« Il n’est pas dérogé à la loi du deuxième jour des sansculottides de
l’an II sur les pensions ecclésiastiques. » Elles restaient fixées, comme
vous le savez, jusqu’à cinquante ans, à 800 livres, jusqu’à soixantedix ans à 1 000 livres et, au-dessus de cet âge à 1 200 livres. Le projet
actuellement en discussion prévoit pour les ministres des cultes ayant
vingt-cinq années de service rémunérés, des pensions égales à la
moitié de leur traitement, sans qu’elles puissent être inférieures à 400
fr., ni supérieures à 1 200 fr.
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Messieurs, vous apercevez immédiatement comme je vous le disais,
la connexité étroite non plus seulement des idées, mais parfois même
des mots qui existe entre les deux projets. La commission de la
séparation des Eglises et de l’Etat est actuellement guidée par la
même pensée que celle qui animait autrefois la convention nationale.
Qu’a donc produit la loi de l’an III ?
Au début, je dois le reconnaître, pendant les deux premières années,
alors qu’elle fut appliquée dans le sens libéral, l’idée religieuse prit un
essor incomparable et, si nous en croyons M. Aulard :
Dans 36 000 ou 38 000 communes sur 40 000, les églises s’étaient
rouvertes, le culte avait prospéré et pris un développement absolument
inouï.
Et même, ajoute-t-il, c’est, en grande partie, pour parer à ce péril
clérical manifesté par la renaissance du culte catholique — car le mot
« péril clérical » était déjà de saison — que le 18 fructidor, le
Directoire fructidorisa les Cinq cents.
Coup d’Etat parlementaire, ère nouvelle de persécution.
Assurément on ne changea pas un mot à la loi, mais on modifia
l’esprit dans lequel elle était appliquée ; et les auteurs de l’époque —
ils sont nombreux, — qui fouillèrent les cahiers de la Révolution
française sont unanimes à nous rapporter ce que produisit cette
persécution.
La liberté n’existait plus que pour les persécuteurs ; ils la refusaient
à leurs contradicteurs tout en leur ordonnant de l’adorer à genoux ; ils
divinisaient le mot, ils proscrivaient la chose. Ils se proclamaient
neutres mais ils restaient persécuteurs.
C’est cet état de choses qui fit si facilement accepter par les
populations la tyrannie impartiale de Bonaparte, de préférence à
l’oppression tyrannique du Directoire. (Très bien ! très bien ! à
droite.) A ce moment, aucune liberté n’existait plus, parce que le mot
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qui restait en exergue avait été dénaturé par la façon dont on avait
réglementé la chose.
Comment donc avait-on réglementé la liberté ? Comment donc, si à
l’heure actuelle il existait en France des hommes imbus du même
esprit, réglementerait-on la liberté ? Voici comment procédèrent nos
ancêtres de 1797.
Obligation pour le culte de se renfermer absolument à l’intérieur
des édifices ; défense de manifester par aucun signe extérieur. Refus
d’autorisation d’aucun acte de convocation. Interdiction de porter les
costumes ecclésiastiques ; interdiction de sonner les cloches ;
interdiction de publier des écrits, des mandements, des instructions ;
interdiction de se dire membre d’une société hiérarchisée, ce qui est
pourtant, vous le savez, de l’essence même de la religion catholique.
On ferme toutes les chapelles par arrêté du 11 floréal an VI : les
églises catholiques sont mises successivement à la disposition des
différents cultes et, suivant les heures, dans les mêmes églises les
catholiques officient le matin, les théophilanthropes, le soir ; les fêtes
patriotiques ont lieu à une autre heure.`
C’est ainsi qu’à Saint-Sulpice, à Saint-Roch, à Saint-Méry, à SaintThomas-d’Aquin, par arrêté du bureau central du 1er vendémiaire an
VI, les catholiques doivent cesser leurs offices à onze heures du matin
et leurs églises doivent être à la disposition des théophilanthropes de
onze heures à trois heures de l’après-midi. (Très bien ! très bien ! sur
plusieurs bancs à l’extrême gauche.) Ce qui fait dire à M. Aulard, qui
n’est pas, à cet égard, de mes amis car il est membre de l’association
des libres penseurs : « Sous le régime de la séparation, les cultes
coexistèrent de mauvaise grâce, mais ils coexistèrent. »
J’imagine que cette cohabitation n’a rien d’utile pour la pacification
d’un pays ; si ces catholiques ont le droit d’aller le matin à l’église,
mais, à partir de onze heures, sont obligés ou d’enlever les objets
consacrés au culte ou de les voiler, pour donner la place ; céder le lieu
à des voisins qui pensent autrement, il peut naître en eux des
sentiments de rancune qui ne s’oublient pas facilement. (Très bien !
très bien ! à droite.)
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Mais il y a plus. Les Eglises étaient parfois fermées, et rapidement ;
elles le seraient demain avec le texte qui nous est soumis pour peu que
ceux chargés d’appliquer la loi soient imbus des mêmes idées.
Les églises étaient fermées pour des raisons spéciales ; en voici une
bien intéressante : Un article de la Gazette de France du 11 pluviôse
an VI expose : « Plusieurs églises ont été fermées hier. On désigne
celle des Carmes, rue de Vaugirard ; l’église Saint-Benoît, rue SaintJacques, et l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. »
Le motif pour lequel on les a fermées est surtout intéressant à
connaître : « C’est, dit-on, la solennité avec laquelle les desservants de
ces églises ont affecté d’y célébrer la fête dite de l’Epiphanie ou des
Rois et l’incorrigible entêtement de cette classe d’hommes à tout
braver pour mériter de tout perdre. (Mouvements divers.)
M. Bienvenu Martin, ministre de l’instruction publique et des
cultes. — Cela n’a aucun rapport avec le sujet.
M. Plichon. — C’est l’église Notre-Dame fermée parce qu’on a
convoqué une assemblée de fidèles sans avoir fait de déclaration
préalable.
M. le ministre de l’instruction publique me permettra de lui dire que
ceci est tout à fait en rapport avec notre sujet puisque le projet prévoit
la nécessité de la déclaration et que, faute de déclaration, l’église peut
être fermée. C’est exactement la même disposition. Je souhaite que les
conséquences n’en soient pas les mêmes dans l’avenir, mais je n’ai
pas confiance dans ses successeurs s’ils sont imbus de l’esprit que
j’aperçois parmi eux.
Enfin les églises sont débaptisées :
Saint-Philippe-du-Roule s’appelle le temple de la Concorde ;
Saint-Eustache, le temple de l’Agriculture ;
Saint-Roch, le temple du Génie ;
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Saint-Germain-l’Auxerrois, le temple de l’Hymen ;
Saint-Merri, le temple du Commerce ;
Sainte-Marguerite, le temple de la Liberté et de l’Egalité ;
Saint-Gervais, le temple de la Jeunesse ;
Notre-Dame, le temple de l’Etre Suprême ;
Saint-Thomas-d’Aquin, le temple de la Paix ;
Saint-Sulpice, le temple de la Victoire ;
Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le temple de la Bienfaisance ;
Saint-Médard, le temple du Travail ;
Saint-Antoine-du-Mont, le temple de la Piété filiale.
Voilà donc comment, dans quel esprit est réglementée la liberté. Il
en restait effectivement bien peu, de liberté. Mais ce ne furent pas là
les seules mesures prises pour déraciner l’idée catholique en France
— car c’était le but qu’on se proposait et on ne s’en cachait pas. On
avait la franchise de ses opinions, je vous le montrerai.
Trois procédés furent employés à cette époque de la façon la plus
brutale et la plus odieuse. Ce fut la proscription des prêtres en masse,
ce fut enfin l’application du calendrier révolutionnaire comme mesure
d’interdiction du culte.
La loi du 19 fructidor an V, dans son article 24, « investit du
pouvoir de déporter par arrêtés individuels motivés… » — c’est-à-dire
sans jugement aucun, sans entendre de témoins, sans que l’intéressé
ait pu être appelé à se défendre — « …les prêtres qui troubleraient à
l’intérieur la tranquillité publique ».
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Ainsi donc, il suffisait d’une simple dénonciation faite au bureau de
police pour que, par arrêté du bureau central — lisez : préfecture de
police, aujourd’hui — un prêtre fût déporté.
On pourrait croire que ceci est aussi ancien que les cent dix ans qui
nous séparent de cette époque. Mais non ! Tout récemment, dans une
revue qu’on appelle les Paroles françaises et romaines, je crois, de M.
de Bonnefeu, je lisais que si le Gouvernement veut prendre les
mesures nécessaires pour empêcher les prêtres, une fois libres, de faire
une trop forte opposition il lui faut dès à présent prévoir le
bannissement de ces prêtres à la première incartade.
M. Lemire. — « Les bannir ! » Il a prononcé le mot.
M. Plichon. — Le 22 ventôse an VI, dans le rapport du directoire
exécutif de la Seine au ministre de l’intérieur, je lis :
« La faculté accordée au directoire exécutif pour la déportation des
prêtres perturbateurs est un gage infaillible du maintien de la
tranquillité publique. »
Il fallait bien qu’on prévît les motifs pour lesquels ces malheureux
prêtres pourraient être déportés. J’en trouve l’énumération dans une
circulaire du bureau central aux commissaires de police en date du 15
vendémiaire an VI : Les signes particuliers du culte sont interdits
partout ; amende de 500 fr. et six mois d’emprisonnement. Interdiction est faite de porter le costume ecclésiastique. On prévoit la provocation au rétablissement de la royauté et à l’anéantissement de la
République, le ridicule semé sur les institutions républicaines, les
craintes inspirées aux acquéreurs de biens nationaux…
Vous apercevez, messieurs, qu’il y a un certain vague même dans
les définitions. Je vous recommande surtout le dernier paragraphe, qui
est gros de conséquences : « menaces des tourments de l’enfer. »
Je croyais que les tourments de l’enfer ne devaient épouvanter que
les croyants, que la croyance à l’enfer était une question de dogme et
ne tombait pas sous la réglementation du bureau central de police.
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Voilà pourtant pourquoi furent, en l’an VI, déportés les prêtres. La
conséquence fut que les rapports quotidiens du bureau central
mentionnent nombre de prêtres arrêtés, proscrits ou déportés.
21 floréal : quatre arrestations mentionnées au rapport quotidien ;
18 nivôse : arrestation d’un prêtre pour, étant insoumis, avoir dit la
messe ; 9 pluviôse : arrestation d’un prêtre pour avoir officié dans sa
maison ; 24 messidor : à Saint-Gervais et à Saint-Eustache, des prêtres
insoumis ont été arrêtés, et pour le seul fait qu’ils officiaient dans ces
églises, celles-ci ont été fermées et remises au culte des
théophilanthropes.
Le 30 prairial, enfin, un citoyen, âgé de soixante-dix-huit ans, était
condamné par le tribunal de la Haute-Loire pour avoir entendu la
messe clandestinement. (Exclamations à droite.) C’est le texte même
du considérant du juge.
M. le marquis de Rosanbo. — Cela nous promet de beaux jours.
M. Plichon. — Ces faits ne sont pas invraisemblables, ils se sont
passés, et on se demande ce que peut nous ménager une loi conçue
dans le même esprit. Les dispositions de certains de nos collègues soit
qu’ils l’aient déposée, soit qu’ils s’apprêtent à la voter, sont là pour
nous assurer que leur état d’esprit n’est en rien favorable à la religion
catholique.
Voici, entre autres, une manifestation de l’état d’esprit de ceux qui
vous ont précédés, messieurs, dans cette voie. Je recommande ce petit
morceau à toutes vos méditations, c’est un compte rendu au ministère
de la police générale sur les opérations de l’an VI. On y lit ceci : « On
les surveillerait — les prêtres — d’abord avec soin, et il est un moyen
infaillible de s’assurer de leurs sentiments les plus cachés, c’est
d’envoyer des agents adroits se confesser à eux. » (Exclamations à
droite.) « Si dans le secret de la confession, ils prêchent une doctrine
contraire aux lois, on les déportera. En attendant, nous attaquons les
prêtres par l’observation du calendrier républicain. La déportation est
là pour punir les mutins. »
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 17
Sans doute je ne crains pas que M. Rouvier ou M. Bienvenu Martin
emploient de pareils procédés ; je suppose que la police générale s’est
améliorée depuis l’an VI, mais les événements de l’histoire se répètent
et on peut tout redouter du texte d’une loi alors même qu’il serait
rédigé dans l’esprit libéral qui est le vôtre, monsieur Briand. Mais
vous ne serez pas là pour l’appliquer et nous ne sommes pas certains
que l’interprétation qui sera donnée de votre texte, sera celle qui a
prévalu dans votre esprit. Si j’étais convaincu que votre interprétation
dut triompher, je serais moins effrayé ; mais, hélas ! telle n’est pas ma
pensée.
La conséquence de ces persécutions est que d’un coup, en Belgique,
on déporta 8 000 prêtres ; en France, en l’an VI, on en déporta 1 448 ;
en l’an VII et en l’an VIII, 209 : au total 9 657, partie à l’île de Ré,
partie à la Guyane et à Sinnamary : ils y moururent ou en revinrent
dans un état déplorable.
Comme je vous l’ai dit, d’autres moyens furent employés : ils
pourraient l’être également bientôt : c’était le rétablissement de
l’obligation du serment ; l’arrêté du bureau central du 15 vendémiaire
an VI, adressé aux commissaires de police, porte l’obligation, pour le
prêtre, du serment d’attachement et de fidélité à la Constitution de l’an
III. Seuls, ceux des prêtres qui feraient la preuve qu’ils avaient prêté
ce serment pourraient officier dans les églises. Aussi toutes celles des
églises où on surprenait un prêtre insoumis officiant étaient fermées.
Et, messieurs, les pénalités n’étaient pas légères. Pour la première
fois, la peine prévue était une amende de 500 fr. et un an de prison ; et
pour les prêtres qui rétractaient le serment qu’ils avaient prêté une
première fois, c’était le bannissement à vie. Or vous n’ignorez pas que
la Constitution de l’an III contenait des principes schismatiques que
les prêtres catholiques étaient dans l’impossibilité de reconnaître ;
aussi, de ce jour, les prêtres réfractaires vécurent comme des bêtes
sauvages, se cachant dans les bois, dans les grottes, poursuivis,
traqués comme des fauves.
C’est surtout dans l’établissement du calendrier républicain et dans
les précautions qui furent prises pour le faire respecter qu’on retrouve
la manie la plus ridicule et la plus grossière de persécution religieuse.
Il y avait trois jours par décade où s’exerçait cette persécution ; le
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 18
décadi d’abord. Pour le décadi, la loi du 17 thermidor an II obligeait
tout le monde à chômer ; à cela je n’ai rien à dire ; mais on y ajouta
l’interdiction d’ouvrir les écoles, les boutiques, l’interdiction des
étalages, l’interdiction de vendre autre chose que des comestibles ou
des objets de pharmacie.
Ce n’est pas tout ; on institua les fêtes décadaires. Ces fêtes
devaient être tenues dans les églises, dans lesquelles, à partir de huit
heures et demie du matin, le culte catholique devait être par
conséquent arrêté. On fit plus. Bientôt on interdit l’ouverture des
églises catholiques les autres jours que le décadi et cela, bien entendu,
uniquement pour empêcher la célébration du dimanche, qui est, pour
les chrétiens, le jour de repos obligé. Enfin, on interdit les mariages
tout autre jour que le décadi, uniquement sans doute pour ennuyer les
catholiques.
Alors, les peines de police et les peines correctionnelles de
pleuvoir. Le 15 frimaire an VI une marchande de fleurs est expulsée
de son étalage pour avoir exposé des fleurs un décadi. Le 19 ventôse
an VI, un marchand tailleur, du nom de Champion, est arrêté et
emprisonné pour avoir, un décadi, crié sur la voie publique ses
pantalons et ses jaquettes. Le 16 juin 1798, à Evreux, des jardinières
sont condamnées à l’amende prévue de six livres, pour avoir apporté
des légumes à leur étalage, le décadi. C’est encore, à Strasbourg, des
procès intentés à de vieilles femmes qui filaient la laine, le décadi. A
Saint-Germain, un maréchal ferrand est poursuivi et condamné à
l’amende pour avoir referré, un décadi, un cheval de poste, qui était
déferré. Dans l’Ille-et-Vilaine, enfin, une vieille femme de quatrevingt-deux ans a été condamnée pour avoir filé, un décadi.
Vous voyez à quelles conséquences ridicules peut aboutir une
persécution tâtillonne ; vous voyez aussi à quel point on trouble un
pays et comment on y provoque la guerre religieuse et par suite la
guerre civile. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Voilà ce qui se passait le décadi.
La contrepartie, naturellement, se produisait le dimanche. Le
chômage, de rigueur le décadi, était interdit le dimanche et toutes les
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 19
peines édictées contre ceux qui travaillaient le décadi étaient reprises
contre ceux qui ne travaillaient pas le dimanche.
A Brest, un arrêté du 2 floréal an VI fit fermer les églises le
dimanche. Interdiction de danser (arrêté du 20 prairial an VI), de
porter des habits de fête, de fermer boutique, arrêté du bureau central
du 14 frimaire an VI. Les prêtres qui maintiennent le dimanche sont
traités comme sous la Terreur. A Strasbourg, 350 jardiniers sont
poursuivis pour n’avoir pas porté de légumes au marché le dimanche.
Enfin, le vendredi, on condamne à l’amende les marchands qui
portent du poisson au marché (arrêté du 14 germinal an VI.) (Rires à
droite.)
A Strasbourg, des procès sont intentés aux marchands qui ont
exposé le vendredi plus de poisson que les autres jours.
Si la question n’était pas aussi grave, je vous accorde qu’à
l’énumération de ces détails, on pourrait se croire plus volontiers au
Palais-Royal que dans une assemblée sérieuse.
Ces incidents quotidiens, ces persécutions exercées journellement
contre tous les citoyens pour les empêcher de faire ce qui leur plaisait
et cela sous l’égide de la liberté, provoquèrent dans le pays, vous le
savez, un trouble profond dont nous retrouvons la trace dans les
rapports de police de l’époque ; je ne veux en citer que deux, et pour
que le rapporteur du bureau central du Directoire exécutif de Paris tint
le langage que vous allez entendre, il fallait que réellement la situation
devint tout à fait intolérable.
C’est le 19 novembre 1797.
Dans un rapport du bureau central il est dit : « Les exercices des
théo-philanthropes ont eu lieu surtout hier sur tous les points, mais
cette religion occasionne dans le public une sorte de fermentation. »
Et le 20 novembre :
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 20
« La fermentation est toujours sensible dans les esprits à l’occasion
du culte des théo-philanthropes ».
Et quand on se rappelle que ces rapports étaient adressés au
ministre de l’intérieur par des fonctionnaires de son département, on
comprend qu’il n’étaient pas exagérés et qu’il faut lire entre les lignes
pour se rendre compte de la réalité.
Voilà la situation lamentable et l’effroyable désordre dans lequel
Bonaparte trouva la France quand il prit les rênes du gouvernement
avec le consulat.
M. Lasies. — Très bien !
M. Plichon. — A partir de ce moment, sans modifier en rien la
législation, il appliqua la loi dans un tout autre esprit, désireux
d’arriver à la pacification intérieure pour rendre la France plus forte
au dehors. Il affecta une neutralité impartiale ; le 8 frimaire an VIII il
annule les arrêtés de déportation ; le 7 nivôse, il remet à la disposition
des citoyens toutes les églises qui n’avaient pas encore été aliénées ; il
supprime le serment et le transforme simplement en une promesse de
respecter la Constitution ; il casse les arrêtés interdisant la célébration
du mariage les autres jours que le décadi ; il n’oblige plus au culte de
ce jour ; bref, applique la loi dans un esprit impartial.
La joie qui unanimement se manifesta dans le pays fut si vive que
tous les rapports de police de l’époque, recueillis avec tant de soin
dans le remarquable ouvrage de M. Aulard, témoignent d’une
satisfaction profonde et générale.
M. Lasies. — Très bien ! Cela reviendra. (Protestations à l’extrême
gauche.)
A gauche. — On ne remonte pas les courants.
M. Plichon. — J’ai là un extrait de l’un de ces rapports : ce
document prouve qu’on ne touche pas en vain à la paix des
consciences et qu’il faut toujours aborder les questions de ce genre
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 21
avec la plus grande délicatesse. Voici ce que dit le bureau central, le
13 nivôse an VIII.
« L’arrêté du premier consul en faveur de la liberté des cultes a fait
la plus grande sensation dans Paris : l’affluence était considérable ces
jours-ci à la porte des églises. Un grand nombre de celles qui avaient
été fermées ont été rouvertes à la satisfaction d’une foule de personnes
de tout sexe qui se la témoignaient par les démonstrations les plus
vives : plusieurs se serraient les mains et s’embrassaient ; tous
prouvaient la vérité de cette observation que fournit l’histoire de tous
les siècles et de tous les peuples : la persécution n’a servi qu’à faire
dégénérer l’opinion de l’opprimé en un véritable fanatisme.
Ces mots n’ont pas été écrits pour les besoins de la cause : ils l’ont
été à une époque où un homme de génie sentit que la pacification était
nécessaire pour rétablir l’ordre dans ce pays.
Il fallait entendre les cloches dont la voix était étouffée depuis si
longtemps ; on entendait d’abord un son à peine perceptible et bientôt
elles s’enhardirent ; elles sonnaient à pleine volée, elles se répondaient
de village en village, et alors ce fut le réveil, la résurrection,
l’insurrection des cloches.
La joie fut si vive, si spontanée, si puissante, qu’elle frappa le
premier consul, et dès ce jour le Concordat fut fait dans son esprit.
Il fut fait dans son esprit, car il avait senti la puissance de l’idée
religieuse chez tous les peuples ; il sentait que, pour pacifier ce pays
déchiré par tant d’années de luttes intestines, pour le rendre fort au
dehors, uni au dedans, il fallait d’abord pacifier les esprits. (Très
bien ! très bien ! à droite.)
M. Albert Tournier. — Et c’est bien dans cet esprit que le pape a
compris le Concordat ?
M. Selle. — C’est de la vieille histoire.
M. Plichon. — Voilà les origines et la pensée du Concordat.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 22
J’ai indiqué, au début de ces observations, que l’état des relations
entre l’Eglise et l’Etat sous la monarchie était l’union intime ; puis
nous avons eu l’Eglise et l’Etat, par la constitution civile du clergé ;
nous venons de voir l’essai de séparation. Nous en arrivons enfin au
régime qui a donné, n’en déplaise à mon honorable collègue M.
Zévaès, cent ans de paix religieuse à ce pays, au Concordat
Pourquoi fut fait le Concordat ? On retrouve la trace des
préoccupations de ceux qui le firent dans toutes les discussions du
conseil d’Etat du Corps législatif et du tribunat, et surtout dans
l’exposé de Portalis, qui n’était pas un croyant, mais qui était un
politique et qui reflétait la pensée du maître, qui était, lui, un fin
politique, qui l’était deux fois.
Portalis nous le dit : La nécessité du Concordat s’imposait parce
qu’il fallait rétablir dans ce pays-ci la paix religieuse pour le rendre
fort…
M. Edouard Vaillant. — Elle existait à ce moment.
M. Plichon. — « Qu’avons-nous gagné jusqu’ici — disait Portalis
— à proscrire des classes entières de ministres dont la plupart
s’étaient distingués auprès de leurs concitoyens par la bienfaisance et
par la vertu ?
« Nous avons aigri les esprits les plus modérés. Nous avons
compromis la liberté, en ayant l’air de séparer la France catholique
d’avec la France libre ! »
Puis il exposait la nécessité pour un peuple civilisé, qui veut être
fort, d’avoir une morale, et il rappelait que sans religion il n’y en a
pas. (Très bien ! très bien ! à droite. — Dénégations à l’extrême
gauche.)
M. Edouard Vaillant. — Sous le Consulat, la séparation
fonctionnait à merveille, et c’est simplement dans l’intérêt de son
ambition que Bonaparte a fait le Concordat.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 23
M. Lasies. — Il a fait le Concordat parce que la séparation risquait
d’amener le retour des Bourbons. M. Briand le dit dans son rapport.
M. Edouard Vaillant. — Dans l’esprit de Bonaparte, le clergé
devait constituer une sorte de gendarmerie sacrée.
M. Lasies. — Vous êtes les agents du duc d’Orléans !
(Exclamations et rires.)
M. le président. — Toutes les controverses historiques sont peutêtre à leur place ici mais elles ne doivent être soutenues qu’à la
tribune seulement. (Très bien ! très bien !)
M. Plichon. — M. Vaillant me permettra de lui répondre que
Bonaparte a été d’accord avec un autre grand homme, car j’ai été
frappé de retrouver presque sous la même forme l’expression exacte
de la pensée de Portalis dans son rapport au corps législatif, dans la
bouche de l’honorable M. Combes que vous ne renierez pas.
Portalis disait :
« Quels que soient nos avantages, quel que soit le perfectionnement
de notre espèce, les bons esprits sont forcés de convenir qu’aucune
société ne pourrait subsister sans morale et que l’on ne peut encore se
passer de magistrats et de lois.
« Or l’utilité ou la nécessité de la religion ne dérive-t-elle pas de la
nécessité même d’avoir une morale ?
« L’idée d’un Dieu législateur n’est-elle pas aussi essentielle au
monde intelligent que l’est au monde physique celle d’un Dieu
créateur et premier moteur de toutes les causes secondes ? L’athée qui
ne reconnaît aucun dessein dans l’univers et qui semble n’user de son
intelligence que pour tout abandonner à une fatalité aveugle, peut-il
utilement prêcher la règle des mœurs, en desséchant par ses désolantes
opinions la source de toute moralité ?…
« Les lois et la morale ne sauraient suffire. Les lois ne règlent que
certaines actions ; la religion les embrasse toutes. Les lois n’arrêtent
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 24
que le bras, la religion règle le cœur. Les lois ne sont relatives qu’au
citoyen ; la religion s’empare de l’homme.
« La morale, sans dogmes religieux, ne serait qu’une justice sans
tribunaux. » (Réclamations à l’extrême gauche.)
M. Bachimont. — C’est un peu fort, elle est jolie, votre morale.
M. Plichon. — Je ne dis rien qui puisse vous froisser. C’est de
l’histoire.
A l’extrême gauche. — Nous avons une morale sans religion.
M. Plichon. — Que disait donc M. Combes ? Ce n’est pas si
ancien : le prophète de votre parti s’exprimait de la sorte…
M. Edouard Vaillant. — Il ne parlait pas pour nous.
M. Maurice Allard. — Nous ne sommes pas des philosophes
spiritualistes.
M. de Grandmaison. — Vous votiez cependant pour lui.
M. Maurice Allard. — Quand il marchait contre vous, oui !
M. le président. — La discussion jusqu’ici s’est poursuivie dans
un calme qui a fait honneur à l’Assemblée. Continuons. Je le dis pour
tout le monde. (Très bien ! très bien !)
M. Plichon. — Je ne cherche en aucune espèce de façon à
passionner ce débat et je ne voudrais pas que mes paroles pussent
blesser aucun de mes collègues ; ce n’est pas mon désir. J’expose une
thèse historique, je rapproche deux hommes : le premier consul,
parlant par la bouche de Portalis, et M. Combes, ancien président du
conseil des ministres qui, partant de points très différents, arrivaient
au même but. Portalis disait : « Dans une société civilisée, il faut de la
morale… » et il affirmait — c’était son avis, ce n’est pas le vôtre,
c’est entendu : « La religion est nécessaire pour la morale ».
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 25
Et M. Combes, le 26 janvier 1903, disait :
« Un peuple n’a pas été nourri en vain, pendant une longue série de
siècles, d’idées religieuses, pour qu’on puisse se flatter de pouvoir y
substituer en un jour, par un vote de majorité, d’autres idées contraires
à celles-là. Vous n’effacerez pas d’un trait de plume les quatorze
siècles écoulés. Avant même de les effacer, il est de votre devoir de
vous demander à l’avance par quoi vous les remplacerez.
« M. Delarue. Nous ne les remplacerons pas.
« M. Selle. Il n’en est pas besoin.
« M. Combes. Je respecte sincèrement les convictions de
l’honorable préopinant, mais je ne crois pas que la majorité, que disje, que la presqu’unanimité des Français puisse se contenter comme
lui des simples idées morales telles qu’on les donne actuellement dans
l’enseignement superficiel et borné de nos écoles primaires.
« Pour que l’homme puisse affronter les difficultés de la vie avec
ces idées, il faut les étendre, il faut les élever, il faut les compléter par
un enseignement que vous n’avez pas encore créé, et que vous devrez
créer avant de songer à répudier l’enseignement moral qui a été donné
jusqu’à présent aux générations.
« Quand nous avons pris le pouvoir, bien que plusieurs d’entre nous
fussent partisans théoriquement de la séparation de l’Eglise et de
l’Etat, nous avons déclaré que nous nous tiendrions sur le terrain du
Concordat. Pourquoi ? Parce que nous considérons en ce moment les
idées morales telles que les Eglises les donnent — et elles sont les
seules à les donner en dehors de l’école primaire — comme des idées
nécessaires.
« Pour ma part, je me fais difficilement à l’idée d’une société, de la
société contemporaine, composée de philosophes semblables à M.
Allard que leur éducation primaire aurait suffisamment garantis contre
les périls et les épreuves de la vie. »
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 26
Ce qui était vérité avant hier était encore vérité hier et est encore
vérité aujourd’hui. C’est une question d’appréciation. Je suis ici pour
apporter l’expression de ma pensée : vous apporterez la vôtre ;
permettez-moi de développer la mienne.
Portalis ajoutait que la morale laïque était insuffisante. M. Combes
disait la même chose. Je vous fais grâce de ses paroles : elles sont
présentes dans votre mémoire : Portalis rappelait que les législateurs
de toutes les époques, de tous les pays, ont reconnu la nécessité de la
religion pour gouverner les peuples. Sans la religion, il n’est pas de
peuple gouvernable en ce monde. Et il rappelait Ciceron et Platon. Je
ne vous ferai pas, messieurs, un cours de métaphysique ; mais c’est de
l’histoire, et il rappelait que Numa, pour faire de Rome la ville
éternelle, en fit la ville sacrée.
Et alors il pose cette question : Faut-il faire une religion nouvelle ?
Et nous revenons à la religion catholique et au Concordat.
Il rappelait que si la religion catholique, si la religion chrétienne à
toutes les époques de l’histoire et dans tous les pays avait donné
l’essor au génie, à la littérature, aux sciences, aux arts, les religions
asiatiques au contraire avaient comprimé le cerveau des races
musulmanes et qu’on voyait à l’usage ce qu’elles avaient produit.
« Le Christianisme — disait-il — n’a jamais empiété sur les droits
imprescriptibles de la raison humaine : il annonce que la terre a été
donnée en partage aux enfants des hommes ; il abandonne le monde à
leurs disputes et la nature entière à leurs recherches.
« S’il donne des règles à la vertu, il ne prescrit aucune limite au
génie. De là, tandis qu’en Asie et ailleurs, des superstitions grossières
ont comprimé les élans de l’esprit et les efforts de l’industrie, les
nations chrétiennes ont partout multiplié les arts utiles et reculé les
bornes des sciences. »
Enfin il ajoutait, avec sa science d’homme de gouvernement — et
je serais bien étonné que les véritables hommes de gouvernement ne
partagent pas son sentiment — qu’un gouvernement fort ne pouvait
pas ne pas se préoccuper d’idées aussi profondément enracinées au
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 27
cœur des hommes, qui avaient sur leur conduite autant d’action et
qu’un gouvernement pouvait, moins encore, s’il était possible, se
désintéresser du clergé qui, par ses fonctions sacerdotales et sacrées,
avait sur le cœur des hommes d’une nation une puissance que chacun
peut constater.
Et il terminait par cette belle page que je m’en voudrais de ne pas
faire passer sous vos yeux :
« La patrie n’est point un être abstrait. Dans un Etat aussi étendu
que la France, dans un Etat où il existe tant de peuples divers sous des
climats différents, la patrie ne serait pas plus sensible pour chaque
individu que ne peut l’être dans le monde, si on ne nous attachait à
elle par des objets capables de la rendre présente à notre esprit, à notre
imagination, à nos sens, à nos affections. La patrie n’est quelque
chose de réel qu’autant qu’elle se compose de toutes les institutions
qui peuvent nous la rendre chère. Il faut que les citoyens l’aiment,
mais pour cela, il faut qu’ils puissent croire en être aimés. Si la patrie
protège la propriété, le citoyen lui sera attaché comme à sa propriété
même.
« On sera forcé de convenir que, par la nature des choses, les
institutions religieuses sont celles qui unissent, rapprochent davantage
les hommes, celles qui nous sont habituellement présentes dans toutes
les situations de la vie, celles qui parlent le plus au cœur, celles qui
nous consolent le plus efficacement de toutes les inégalités de la
fortune et qui, seules, peuvent nous rendre supportables les dangers et
les injustices inséparables de l’état de société ; enfin, celles qui, en
offrant des douceurs aux malheureux et en laissant une issue au
repentir du criminel, méritent le mieux d’être regardées comme les
compagnes secourables de notre faiblesse.
« Quel intérêt n’a donc pas la patrie à protéger la religion, puisque
c’est surtout par la religion que tant d’hommes, destinés à porter le
poids du jour et de la chaleur, peuvent s’attacher à la patrie ! »
C’est donc pour assurer la paix générale du pays que fut conclu le
Concordat. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 28
Messieurs, vous allez le dénoncer, aujourd’hui peut-être : je redoute
que vous ne fassiez retomber la France dans les désordres dont l’avait
fait sortit Bonaparte et auxquels le Concordat avait mis fin.
(Applaudissements à droite.)
M. Edouard Vaillant. — La paix était faite, le régime de la
séparation avait complètement réussi. C’est à ce moment que
Bonaparte vit qu’il lui fallait le secours du clergé et du pape comme
instrument de son ambition pour arriver à l’empire. Voilà pourquoi il
a fait le Concordat, et pas pour autre chose ! (Applaudissements à
l’extrême gauche. — Interruptions à droite.)
M. Lasies. — Je répète que M. Briand prétend tout le contraire en
disant que la séparation aurait ramené les Bourbons.
M. Maurice Allard. — Notre collègue a bien le droit d’avoir un
avis différent du vôtre.
M. le président. — Un seul a le droit en ce moment de donner son
avis, c’est l’orateur qui est à la tribune. Vous entendrez
successivement exposer toutes les thèses ; sachez les écouter en
silence.
M. Plichon. — Si quittant alors le terrain historique sur lequel, —
je m’en excuse, — je me suis étendu un peu longuement, nous
abordons l’examen de la loi qui vous est soumise, — car, quoique
nous soyons au cours de la discussion générale, il n’est pas possible
de ne pas pénétrer dans le sein des articles qui sont l’essence même de
la loi, — si nous en étudions l’économie, nous voyons qu’on se heurte
immédiatement aux difficultés les plus graves, les plus sérieuses,
j’allais dire à des difficultés inextricables.
La question la plus grave dont les orateurs qui m’ont précédé à la
tribune vous ont déjà entretenus est celle qui a trait aux édifices du
culte.
On peut les diviser en deux catégories : les édifices antérieurs au
Concordat et les édifices postérieurs à cette date. Pour les premiers
naît la grande querelle dont vous ont entretenue nos collègues et en
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 29
particulier M. Deville et mon honorable ami M. Groussau. A qui
appartient la propriété de ces édifices ? Je ne vous rappellerai pas que,
depuis l’origine, contrairement à l’appréciation de l’honorable
rapporteur, depuis la domination romaine, depuis, Constantin, l’Eglise
fut toujours considérée comme propriétaire des édifices et des biens
qui étaient en sa possession. Cela fut reconnu par les souverains qui se
succédèrent dans ce pays, par Clovis, Clotaire, Charlemagne et tous
les autres : que ces biens fussent la propriété des établissements
religieux, des monastères ou des fabriques, jamais, avant 1789, la
question ne s’est posée de savoir si ces propriétaires avaient un droit
d’usage ou une propriété intrinsèque. C’est faire un peu du
byzantisme que de rechercher cette origine des propriétés, parce que, à
mon sens, il y a une question qui domine tout : c’est le texte même du
décret de Mirabeau qui fut voté, le 2 novembre 1789, par l’Assemblée
constituante. Car si, à cette époque, l’Assemblée mit à la disposition
de la nation les biens du clergé, cette mise à la disposition de la nation
fut faite sous condition ; elle fut faite à la charge par l’Etat qui
recevrait ces biens d’assurer, aux lieu et place du clergé, l’exercice du
culte, le traitement de ses ministres, le soulagement des pauvres et de
faire face aux œuvres d’assistance, de prévoyance et d’enseignement,
auxquelles le clergé faisait face antérieurement.
Si aujourd’hui, rompant avec la tradition antérieure, l’Etat se
décharge des obligations qu’il aurait contractées, ce jour-là ce n’est
plus seulement une question juridique qui se pose ; c’est une question
beaucoup plus haute, surtout quand c’est l’Etat qui est en cause : c’est
une question d’équité : l’Etat se déliant de ses engagements, cessant
de subvenir aux frais du culte, d’assurer la subsistance des ministres
du culte, doit honnêtement restituer à ceux qui en étaient les
détenteurs les biens qui sont encore entre ses mains. Le Concordat qui
eut à solutionner cette question étonnamment brûlante, surtout à
l’époque, est bien net dans son texte, et c’est bien contre l’abandon
par l’Eglise des prétentions qu’elle pouvait avoir sur les biens aliénés,
que l’Etat s’engagea à subvenir aux besoins des ministres du culte.
Il y eut là engagement bilatéral et la moindre équité, le plus simple
esprit de justice vous met dans l’obligation, si vous ne faites plus face
aux engagements que vous avez contractés, de restituer à ceux de qui
vous les tenez, les immeubles qui sont encore entre vos mains.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 30
Combien de préfectures, de bibliothèques, de casernes sont en effet
d’anciens bâtiments ecclésiastiques, d’anciennes églises, d’anciens
monastères, dont les nouveaux propriétaires n’avaient jamais été
troublés, de par le traité intervenu entre le premier consul et le pape,
mais qui n’ont été définitivement aliénés, que par ce fait que le
Gouvernement français garantissait un traitement au clergé ? (Très
bien ! très bien ! à droite.)
Au surplus, un autre argument, à mon sens, de premier ordre,
intervient pour montrer que les fabriques sont bel et bien propriétaires
des églises antéconcordataires.
Voici à cet égard un précédent qui m’a beaucoup frappé. Par un
arrêté du 9 thermidor an XI, les biens des fabriques qui n’avaient pas
encore été aliénés, leur ont été restitués en toute propriété. Les
fabriques sont donc devenues propriétaires d’une façon absolue de
tous les biens qui n’avaient pas été aliénés et qu’on a pu leur restituer.
Il y a plus. Depuis, les églises et les presbytères, dont l’origine est
antérieure au Concordat, qui n’avaient pas été aliénés, et dont les
paroisses ont été supprimées, ont été attribués en toute propriété aux
fabriques des paroisses conservées, et cela en vertu d’un décret du 30
mai 1806.
C’est ainsi que l’église de Saint-Euverte, d’Orléans, a été remise à
la fabrique de Sainte-Croix. On peut alors se poser la question de
savoir pourquoi les fabriques ne seraient pas aussi bien propriétaires
des églises dont les paroisses ont été conservées, qu’elles sont
propriétaires des églises dont les paroisses ont été supprimées, car, si
le raisonnement est bon pour les uns, il est également bon pour les
autres. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Mais je passe à un second ordre d’édifices, à ceux qui sont
postérieurs au Concordat. Pour ceux-là, la question d’origine de la
propriété ne se pose même pas, car si, dans les décrets d’érection des
églises comme des chapelles on a toujours inséré une pièce attributive
de propriété, en fait toutes ces églises, construites depuis le Concordat
en France, l’ont été en grande partie avec l’argent des catholiques.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 31
Ce sont les catholiques qui ont construit leurs églises : ce sont les
catholiques qui les ont ornées, qui les ont parées, qui les ont remplies
d’objets d’art, qui les ont meublées. Chacun de vous sait que, dans la
circonscription qu’il représente, toutes les fois qu’une église a été
construite ou rebâtie, elle l’a été avec quelques subventions minimes
de l’Etat, des départements et des communes, mais, pour la très grosse
part, et presque uniquement, avec des souscriptions particulières.
(Applaudissements à droite et au centre.)
C’est ainsi que, dans un arrondissement du centre de la France, on
me citait le fait suivant : Les églises postérieures au Concordat
représentent une valeur de 2 millions ; sur cette somme 1 750 000 fr.
ont été versés par les catholiques et 250 000 fr. proviennent des
subventions de l’Etat, des départements et des communes. De même,
dans l’arrondissement d’Orléans, les catholiques ont contribué aux
frais de construction des églises, pour leur seule part, depuis le
Concordat, jusqu’à concurrence d’une somme de 6 622 385 fr.
Dans la circonscription que je représente, 11 églises sur 20, depuis
trente-cinq ans, ont été reconstruites, bâties à nouveau, au moyen de
souscriptions particulières que sont venues aider parfois, — mais
d’une façon extrêmement minime, par rapport à l’importance des
capitaux mis en œuvre, — des subventions de l’Etat, du conseil
général ou de la commune.
Par conséquent, si vous reprenez ces églises aux catholiques, vous
leur reprendrez des biens qui leur appartiennent en fait, qu’ils ont
créés de leurs deniers ; bien plus, vous reprendrez des biens qui ne
peuvent être utilisés que dans le but pour lequel ils ont été créés. (Très
bien ! très bien ! au centre et à droite.)
Qui dit église, dit conception, non pas seulement artistique, mais
religieuse.
Il y a là un idéal de l’homme dont parle Michelet dans des termes
émus.
M. Bachimont. — Il y a aussi la vanité des donateurs !
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 32
M. Plichon. — Regardez ces églises, ces monuments gothiques ;
croyez-vous qu’ils puissent jamais servir à autre chose qu’à adorer
Dieu, qu’on a voulu honorer en les construisant de la sorte ?
(Applaudissements à droite.) Aussi, la dévolution de ces biens, la
location de ces églises va présenter des difficultés inextricables
malgré l’ingéniosité du système présenté par M. le rapporteur.
En somme, dans le rapport, nous apercevons tout de suite que trois
périodes successives vont être parcourues : pendant deux années, et
pour éviter de porter trop rapidement et trop brusquement le trouble
dans les habitudes religieuses des populations, les églises seront
laissées gratuitement à la disposition des fabriques et des associations
qui les remplaceront immédiatement. Puis, pendant cinq ans pour les
presbytères, pendant dix ans pour les églises, la location par les
communes aux associations cultuelles sera obligatoire. Mais après ?
Après ce délai de sept années pour les presbytères et de douze années
pour les églises, que va-t-il se produire ? A partir de ce moment,
l’Etat, les départements, les communes deviennent absolument
maîtres de leurs immeubles ; ils peuvent les aliéner, ils peuvent les
louer aux catholiques, aux associations cultuelles, ils peuvent les louer
à d’autres, ils peuvent également s’en servir pour leurs usages
personnels. Et alors on peut prévoir, — car tout est possible d’après ce
que nous avons vu passer au siècle dernier — on peut prévoir qu’un
temple protestant soit, par un conseil municipal composé en majorité
de catholiques, mis à la disposition des catholiques. Colère grande, et
je le comprends, de ceux qui suivent le culte protestant. Nous
pourrons voir au contraire une église catholique entourée des
tombeaux de nos pères, où nous avons fait baptiser nos enfants, où ils
ont fait leur première communion, où nous nous sommes mariés, où
nous voudrions être conduits au moment de notre mort, nous pourrons
voir ces églises transformées en entrepôt, en salle de bal, en musée, en
loge maçonnique… Tout est possible !
Je me souviens d’avoir lu il n’y a pas bien longtemps dans les
journaux un passage qui m’a frappé : un liquidateur d’une
communauté religieuse de la région de l’Ouest, avisait par circulaire
les familles des religieuses décédées dans ce couvent d’avoir à venir
pour enlever les cendres de leurs tombeaux, le terrain devant être
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 33
aliéné et le monastère loti et vendu comme terrain à bâtir. C’était
profondément douloureux. Eh bien ! demain cela pourra être le sort de
toutes nos petites églises de campagne autour desquelles sont les
tombes de nos pères, de nos ancêtres. Croyez-vous que de telles
solutions ne seraient pas de nature à troubler profondément les
consciences et à déchaîner le trouble le plus violent dans nos
communes ?
Et cela est si vrai que l’un d’entre vous, l’honorable M. Augagneur,
déposait tout récemment cet amendement dont on parle tant dans les
journaux, tendant à faire la donation immédiate des édifices du culte
aux fabriques ou aux sociétés qui les remplaceraient, et dans une lettre
qu’il adressait ce matin à la Petite République, je crois, j’ai vu le
paragraphe suivant qui est bien symptomatique :
« Aujourd’hui, dit notre collègue, nous discutons au Parlement pour
savoir si nous séparerons l’Eglise de l’Etat.
« Demain, nous aurons tranché le débat ? Non, nous en aurons
transmis la continuation à tous les conseils municipaux de France. »
M. Aynard. — C’est très exact.
M. le marquis de l’Estourbeillon. — Et ce sera la guerre civile !
M. Plichon. — « A partir de 1917, tous les quatre ans, tous les
conseils municipaux de France discuteront, après leurs électeurs, pour
savoir si la commune se séparera de l’Eglise. » (Très bien ! très bien !
au centre et à droite.)
C’est l’absolue vérité.
Monsieur le rapporteur, vous faites un geste de dénégation.
Permettez-moi de vous le dire, vous connaissez bien mal les
communes, si vous ne supposez pas un seul instant qu’avec le texte
que vous nous présentez, tous les quatre ans les élections municipales
se feront sur le terrain de la séparation.
Que fera-t-on de l’église ?
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 34
M. Normand. — Cela nous est égal ! (Mouvements divers.)
M. Plichon. — L’église sera-t-elle maintenue aux mains des
catholiques ? Sera-t-elle purement et simplement fermée ? Sera-t-elle
aliénée, vendue ? Sera-t-elle mise en adjudication pour devenir un
magasin à fourrage, un entrepôt, un cellier, que sais-je ?
Messieurs, c’est la question la plus grave qui puisse se discuter ici,
parce que c’est celle de la paix dans toutes nos communes. (Très
bien ! très bien ! au centre et à droite.) Dans les 36 000 communes de
France, au bout de cette période de douze années que vous avez
prévue dans votre projet, la question se posera violente, ardue,
sanglante parfois, pour savoir qui conservera la jouissance de son
église. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
Les catholiques ne sont pas seuls à se préoccuper de cette situation.
Je lisais avec un vif intérêt les lignes suivantes que consacrait à la
question M. le grand rabbin Lehmann.
Parlant des édifices, il disait :
« Quand aux édifices dont on revendique la propriété pour l’Etat ou
les communes, ces édifices ne sont-ils pas dus, pour la plus grande
partie, aux offrandes des fidèles ?
« Quoi qu’il en soit, l’Etat intervenant comme héritier d’institutions
qu’il avait garanties, protégées, et auxquelles, de par sa puissance
souveraine, il aurait retiré l’existence légale, ou bien, arguant d’un
droit de propriété que, jamais, auparavant, il n’avait revendiqué,
auquel, de fait, il avait renoncé, arguant de ce droit de propriété pour
imposer des obligations onéreuses à ces mêmes institutions au
moment où, coup sur coup, il les a privées de toutes les ressources
(suppression du monopole des inhumations, suppression du budget
des cultes), il y a ce summum jus summa injuria quelque chose qui
trouble singulièrement la conscience et altère la notion de justice
gravée au fond des cœurs. » (Applaudissements à droite et au centre.)
Oui, messieurs, vous touchez dans l’espèce à ce qui est inné au
cœur de l’homme, même au cœur des non-croyants. C’est
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 35
Montesquieu qui disait, en parlant des églises : « Tous les peuples
policés habitent dans des maisons ; de là est venu naturellement l’idée
de bâtir à dieu une maison où ils puissent l’adorer et l’aller chercher
dans leurs craintes et leurs espérances.
« En effet, rien n’est plus consolant pour les hommes qu’un lieu où
ils trouvent la divinité plus présente et où, tous ensemble, ils
expriment leurs faiblesses et leurs misères. » (Applaudissements à
droite.)
Personne de nous ici en peut voir en pensée la cathédrale de Paris,
Notre-Dame, désaffectée par un coup de majorité du conseil
municipal et transformée en grenier à fourrage ou en hippodrome
(Mouvements divers), Notre-Dame dont Michelet disait, dans son
chapitre des cathédrales : « Marchons avec respect sur ces dalles, car
il s’est passé ici quelque chose de grand. » (Très bien ! très bien !)
Mais, messieurs, si la question des édifices est la plus cuisante qui
puisse se présenter au cours de la discussion du projet, il en est une
autre que vous réglerez sans doute plus rapidement, mais d’une façon
tout aussi peu équitable : c’est celle des indemnités concordataires. Je
vous rappelais tout à l’heure que lorsque la Révolution française mit à
la disposition de la nation les biens du clergé, c’était à charge par la
nation de pourvoir au traitement des ministres du culte. Et Mirabeau,
dans son décret du 2 novembre, ajoutait que le traitement du curé ne
pouvait être inférieur à 1 200 livres, en sus du logement et du jardin.
1 200 livres représenteraient maintenant à peu près 2 400 fr.
Les biens de l’Eglise étaient évalués à 4 milliards à cette époque et
les biens charitables à 14 milliards, si je ne m’abuse.
Or que représente aujourd’hui le budget des cultes ? C’est une
annuité de 40 millions qui, capitalisés à 3 p. 100, représentent un
capital de 333 millions. Voilà donc quel était le budget des
catholiques, de l’Eglise si vous le voulez, avant la Révolution
française, voilà le budget des cultes tel qu’il est aujourd’hui et qu’on
vous propose de supprimer — et de supprimer malgré les promesses,
malgré les engagements les plus formels que puisse prendre l’Etat.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 36
En effet, la Constitution de 1791 s’exprimait ainsi :
« Sous aucun prétexte, les fonds nécessaires à l’acquittement de la
dette nationale ne pourront être ni refusés, ni suspendus. Le traitement
des ministres du culte fait partie de la dette nationale. »
Quant au Concordat, l’engagement à l’indemnité est implicitement
reconnu par le rapprochement des articles 13 et 14 :
« Art. 13. — Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l’heureux
rétablissement de la religion catholique, déclare que ni elle ni ses
successeurs en troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens
ecclésiastiques aliénés, et qu’en conséquence, la propriété de ces
mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeurent
incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayants cause.
« Art. 14. — Le Gouvernement assurera un traitement convenable
aux évêques et aux curés dont les diocèses et les cures seront compris
dans la circonscription nouvelle. »
Plus tard, le décret du 12 nivôse an XI (8 janvier 1803), assimilait
les traitements concordataires à la rente sur l’Etat, les déclarant
insaisissables comme elle, dans leur totalité.
La monarchie de Juillet, peu cléricale, la révolution de 1848, moins
religieuse encore, ne touchèrent jamais au budget des cultes, et nul ne
songea à douter un seul instant du caractère d’engagement public pris
vis-à-vis des ministres du culte.
Au surplus le principe de l’indemnité avait été reconnu dès le début
par la Révolution, par tous les orateurs de la Révolution : c’est
Mirabeau, c’est Barnave, c’est Danton. C’est Fouché qui s’exprime de
la façon suivante :
« A partir de la spoliation des biens du clergé, la Révolution ne fut
plus qu’un bouleversement, et un brigandage. »
Plus tard Proudhon dira :
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 37
« L’empoisonnement de la nation française date de la vente des
biens nationaux. L’expropriation des biens de l’Eglise, la confiscation
des biens d’émigrés, la manière dont ils furent vendus, l’avilissement
des prix, tout cela eut le caractère d’une spoliation et d’une curée. »
Enfin Portalis, dans son rapport au conseil d’Etat sur les Articles
organiques disait :
« En déclarant nationaux les biens du clergé catholique, on avait
compris qu’il était juste d’assurer la subsistance des ministres à qui
ces biens avaient été originellement donnés ; on ne fera donc
qu’exécuter ce principe de justice en assignant aux ministres
catholiques des secours supplémentaires jusqu’à concurrence de la
somme réglée pour le traitement de ces ministres. »
Au surplus les traitements ecclésiastiques sont singulièrement
minimes : archevêques 15 000 fr., évêques 10 000 fr., curés 1 000 et
1 300 fr., desservants 1 200 et 1 000 francs ; au lieu du traitement
minimum de 12 000 livres pour les curés prévu par Mirabeau et qui à
l’heure actuelle représenterait plus de 2 400 fr.
On nous dit toujours : qui veut des prêtres les paye et que ce soient
les catholiques qui fassent leur budget des cultes ! On a répondu bien
souvent à cet argument de principe et la réponse est trop aisée : c’est
que la solidarité dans l’impôt est une charge sociale des nations
policées (Très bien ! très bien ! au centre et à droite) et que dans tous
les pays les contribuables contribuent chacun pour leur part qui au
budget des beaux-arts, qui à la subvention accordée aux théâtres
subventionnés, aux danseuses de l’Opéra et aux choristes de l’Odéon.
(Mouvements divers. — On rit.)
Mettez de l’Opéra-Comique, si vous voulez. D’ailleurs, en disant
les choristes de l’Odéon, je ne me trompe pas beaucoup, car j’ai
entendu à l’Odéon les chœurs du Conservatoire.
Il est une catégorie de dépenses de bon nombre de nos concitoyens
sont obligés de solder quoiqu’ils n’en soient pas partisans, c’est la
dette publique.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 38
Tout récemment notre collègue Thivrier déposait une proposition
de loi tendant à la suppression des arrérages de la dette publique.
Pourtant jusqu’à ce que le Parlement en ait ainsi décidé, notre
collègue est bien obligé personnellement de participer au payement de
ces arrérages. Oui, la solidarité de l’impôt oblige chacun de nous à
participer à des dépenses qu’il n’approuve pas. Les libres penseurs
comme les autres, qui ont contribué jusqu’ici au payement du budget
des cultes, l’on fait parce que tous, dans notre pays, nous sommes
solidaires du budget de l’Etat. (Interruptions à l’extrême gauche.)
J’ajoute que si aujourd’hui, malgré tous les engagements pris,
malgré les engagements solennellement scellés du sceau de l’Etat, on
faisait faillite à ces engagements, ce serait de bien mauvais augure
pour l’avenir ; ce serait le premier coup de pioche donné dans l’édifice
du crédit public.
Et certes l’honorable président du conseil qui, l’autre jour, en
termes véhéments et indignés, repoussait la proposition de M. Thivrier
tendant à la suppression des majorats, serait le premier à protester
contre la suppression de ces indemnités qui ont ce caractère d’être des
arrérages de la dette publique. (Très bien ! très bien ! à droite et sur
divers bancs du centre. — Bruit à l’extrême gauche.)
Dans le projet qui nous est présenté on a prévu, pour la continuation
de l’exercice du culte, la transmission des propriétés appartenant aux
fabriques et pour la location des édifices, la création d’associations
cultuelles. Ce qui m’a étonné et ce qui a étonné bon nombre d’entre
nous, c’est qu’on impose à ces associations des obligations qu’on
n’impose pas aux autres. Comme beaucoup d’entre vous je me
souviens que toutes les fois que certains de nos collègues réclamaient
du Gouvernement, il y a quelques années, la dénonciation du
Concordat et la suppression du budget des cultes, les gouvernements
qui se succédaient disaient : « Oui, assurément, nous dénoncerons le
Concordat, mais nous ne pourrons le faire que le jour où nous aurons
une bonne loi sur les associations. » Eh bien ! j’imagine que vous avez
fait une bonne loi sur les associations !
M. le comte de Lanjuinais. — On en a bien fait une, mais elle est
mauvaise.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 39
M. Plichon. — Mais alors pourquoi astreindre les associations
cultuelles à des obligations que vous n’imposez pas aux autres
associations ? Pourquoi leur imposer une comptabilité spéciale ?
Pourquoi restreindre leur fonds de réserve ? Pourquoi surtout leur
imposer des pénalités tout à fait en dehors du droit commun ?
Pourquoi enfin soumettre les administrateurs de ces sociétés à la
responsabilité solidaire de fautes qu’ils n’auraient pas commises ?
Car, il faut bien le dire, nous nageons ici complètement en dehors du
droit commun. Ce n’est pas moi qui le dis, messieurs.
M. Gabriel Deville. — C’est dans leur intérêt.
M. le rapporteur. — En effet, c’est dans l’intérêt même de ces
associations.
M. Plichon. — Monsieur le rapporteur, je connais votre thèse ;
mais ce n’est pas moi qui vais parler ; c’est l’un des journaux de votre
parti, la Lanterne, qui s’explique de la façon suivante à propos de
l’amendement Augagneur.
« M. Augagneur, dit-elle, justifie sa proposition par des
considérations intéressantes. Il affirme que le régime proposé par la
commission aurait pour effet de grever les communes.
« Les grosses réparations demeurent à leur charge et le prix du
loyer étant fixé à un minimum dérisoire, c’est par un déficit que se
solderait l’opération.
« Mais n’est-ce que cela ? Voilà un inconvénient du projet qu’on
peut corriger aisément. On peut d’abord élever les prix du loyer.
« Et si cela ne suffit pas, qu’on mette les grosses réparations à la
charge du locataire. Ce sera, dira-t-on, une dérogation au droit
commun. Mais le projet tout entier n’est qu’une suite de dérogations
au droit commun.
« S’il en était autrement, il n’y aurait pas besoin de faire une loi. »
(Très bien ! très bien ! à droite.)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 40
J’arrive, messieurs, à la plus forte dérogation au droit commun : ce
sont les pénalités que vous prévoyez contre les ministres du culte et
les administrateurs des associations. On pourrait croire, si on ne vous
connaissait pas, si on ne connaissait pas votre libéralisme, que c’est
dans l’intention de ne pas trouver d’administrateurs pour ces
associations que vous avez prévu ces peines et cette solidarité qui
m’inquiète tant.
M. le comte de Lanjuinais. — Il n’y a pas d’autre raison.
M. Plichon. — En effet, ces pénalités sont énormes ; il y en a tout
un arsenal. Voici l’article 16, qui indique la façon dont les
associations cultuelles doivent être constituées ; l’article 17, qui
prévoit qu’elles pourront recevoir le produit de quêtes, collectes,
rétributions ; l’article 18, qui concerne les unions ; l’article 20, qui
indique que les valeurs seront nominatives et que la réserve ne pourra
pas dépasser la moyenne annuelle des sommes dépensées pendant les
cinq derniers exercices, et que la réserve spéciale sera déposée à la
caisse des dépôts et consignations.
Toute dérogation à l’un de ces quatre articles entraîne une peine de
16 fr. à 100 fr. d’amende, de six jours à trois mois de prison et peut
entraîner la dissolution de l’association.
M. le comte de Lanjuinais. — Toujours la liberté !
M. Plichon. — L’article 23 prévoit la déclaration nécessaire pour la
réunion, l’article 36 édicte qu’aucun signe religieux ne pourra être
apposé en quelque emplacement public que ce soit : peines de simple
police.
L’article 28 prévoit ce qui arriverait si un ministre du culte avait
déterminé quelqu’un à exercer un culte ou à contribuer aux dépenses
d’un culte ; il prévoit ce qui pourrait arriver s’il l’avait décidé à quitter
le travail un jour déterminé. Peines : 16 fr. à 200 fr. d’amende ;
emprisonnement de six jours à deux mois.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 41
L’article 26 dit en substance : Les ministres du culte qui, par les
discours, des lectures, des écrits auraient outragé ou diffamé un
fonctionnaire ou cherché à influencer le vote d’un électeur, seraient
punis de 500 à 3 000 fr. d’amende et d’un mois à un an de prison.
M. le rapporteur. — Ce n’est plus dans la loi.
M. Plichon. — Je vous remercie : c’était en effet par trop exposer
les ministres du culte aux violences, aux querelles, aux délations sans
nombre — et nous y sommes habitués depuis un certain nombre
d’années !… (Interruptions à l’extrême gauche.)
M. Bachimont. — Elles ne viennent que de vous. C’est de votre
côté qu’elles se produisent.
M. Plichon. — … et aux faux témoins qui ne manqueraient
malheureusement pas de venir dénoncer les ministres du culte.
Enfin l’article 27 prévoit la provocation à résister aux lois et la
provocation à soulever les citoyens.
Messieurs, « provocation à résister aux lois ! » Le terme est
extraordinairement élastique et quand on songe que la pénalité peut
s’élever de trois mois à deux ans de prison, on est en droit de se
demander jusqu’à quel point les ministres du culte, les associations et
les édifices sont à la merci de la première dénonciation ! (Très bien !
très bien ! à droite)
Pourquoi, en pareille matière, déroger au droit commun ? Il n’y a
aucune bonne raison, j’imagine.
M. Maurice Allard. — Ce ne sont pas des hommes ordinaires,
ceux qui parlent au nom de la divinité ! (Rires à l’extrême gauche. —
Bruit à droite.)
M. Plichon. — L’interruption de M. Allard vient à point. Non, ce
ne sont pas des hommes ordinaires, et alors je m’étonne de la hâte
avec laquelle vous dénouez les liens qui vous unissent à eux. (Très
bien ! très bien ! au centre et à droite.) Vous dites : « Ce ne sont pas
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 42
des hommes ordinaires, ils peuvent nuire, ils peuvent être dangereux
par l’empire qu’ils ont sur les consciences. »
Assurément, leur autorité est grande ; mais au lieu de leur donner la
liberté après avoir dénoncé le contrat, vous les serrez dans des liens
tellement étroits, qu’ils seront incapables de se mouvoir.
Pourquoi dénoncer le Concordat ? Pourquoi délier les liens du traité
qui les unit à vous et vous donne, sur le clergé, — ce qu’avait voulu le
premier consul — l’autorité matérielle et morale nécessaire pour le
maintenir toujours dans les limites des lois ? (Interruptions à
l’extrême gauche. — Très bien ! très bien ! au centre et à droite.)
Vous pouvez faire la séparation que d’une seule façon : vous devez
ou conserver le Concordat qui nous régit, ou bien faire la séparation
avec la liberté ; M. Briand l’a bien dit, c’est le fond de sa pensée, je le
sais ; il l’a dit : « La séparation, c’est la liberté. » Où je le trouve en
contradiction avec lui-même, c’est quand, à propos des pénalités, il
prévoit tout un arsenal qu’il abandonnera d’ailleurs, je crois.
Car enfin nous avons en France la liberté d’association, la liberté de
réunion ; nous pouvons parler, écrire librement ; tous les Français
peuvent le faire, hormis les membres du clergé ! On entend parfois,
non pas des ministres des cultes, mais certains prophètes empoisonner
leurs concitoyens par des théories néfastes au point de vue patriotique ; on entend des anarchistes, des sans-patrie, des « apaches »
développer leurs doctrines, les semer partout ; on entend des
prophètes dénoncer « la honte » imposée à la France par la réception
faite à un « despote russe » ; on entend un prophète vanter la triple
alliance, « contre-poids nécessaire à notre chauvinisme et aux
fantaisies franco-russes » ; on en entend d’autres « plantant le drapeau
dans le fumier » ; on en entend encore « n’éprouvant pour les soldats
morts que la vague pitié qu’on réserve aux escarpes tombés dans
l’exercice de leurs fonctions ».
Le même, parlant de la guerre de 1870, dit :
« On devait aller à Berlin et prendre des provinces à l’Allemagne ;
Napoléon ne fit cette guerre que pour apporter un dérivatif à la
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 43
poussée républicaine et assurer un trône à son fils. Heureusement
vinrent Sedan et Metz ! »
Et ailleurs :
« La population antimilitariste de Limoges a couvert l’armée, dans
la personne de son représentant le plus haut, d’une immense huée.
« Les clameurs allaient par-dessus la tête du chef lui-même jusqu’à
la stupide conception de l’armée de caserne, esclave entretenue pour
le maintien de l’universel esclavage. »
Je passe ! je n’apprécie pas, mais je constate que certains ont le
droit de semer leurs doctrines, que je trouve abominables, moi ; il ont
le droit de les proclamer et on ne leur dit rien ! Si un prêtre catholique,
semait et développait ses doctrines dans un langage analogue il
tomberait sous le coup de la loi pénale que vous faites exprès pour lui.
(Applaudissements à droite.)
M. Maurice Allard. — Les prêtres parlent au nom de Dieu sous la
menace des peines éternelles. Nous n’avons pas ces moyens-là à notre
disposition ; nous n’avons, nous que la persuasion. (Interruptions et
bruit à droite.)
M. Plichon. — Vous n’y croyez pas, aux peines éternelles.
M. Rudelle. — Et, alors, qu’est-ce que cela peut vous faire ?
M. le comte de Lanjuinais. — Vous leur promettez le bonheur sur
la terre, que vous ne leur donnez jamais, d’ailleurs !
M. Plichon. — Je disais que ces pénalités paraissent trop en
contradiction avec la conception de M. Briand et je ne doute pas que
ce dernier n’abandonne cette partie de son texte.
Ce texte, d’ailleurs, a été combattu non seulement par nous, mais
par des hommes séparés de nous par un abîme, et j’ai sous les yeux
une pièce que vous avez tous reçue sans aucun doute, c’est le Bulletin
officiel de l’association nationale des libres penseurs de France,
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 44
comprenant M. Allard, M. Buisson, M. Charbonnel et d’autres, et qui,
à la page 8, indique son désir de voir supprimer les pénalités hors du
droit commun. Ce Bulletin s’exprime ainsi : « Pour tous les articles
qui suivent, la sous-commission s’est inspirée de l’idée fondamentale
développée par M. Georges Renard, à savoir qu’il faut ne pas
constituer un régime spécial exceptionnel ni en faveur des Eglises, ni
contre elles. »
Et il conclut de la façon suivante :
« Je résume donc toutes les critiques de la sous-commission quant à
ce titre du projet : pas de régime spécial contre les Eglises. »
Ce qui me fait croire que la commission abandonnera cette partie de
son texte.
Au surplus, vous le savez très bien, les peines correctionnelles
n’arrêtent pas ceux qui croient devoir publiquement et librement
affirmer leurs convictions. Un Etat puissant aussi, celui-là, l’empire
d’Allemagne, voulut, il n’y a pas bien longtemps, faire sa persécution
religieuse, et la lutte du Kulturkampf ne porta pas bonheur à ceux qui
l’entreprirent. A cette époque les peines pleuvaient de tous côtés et je
retrouve dans l’histoire de cette campagne une lettre adressée de
Posen au mois d’octobre 1875, intéressante parce qu’elle montre
jusqu’où peut entraîner la manie tatillonne de la persécution.
« Je vous ferais rire si je vous racontais comment on évalue par
thalers la valeur approximative des actes du culte qui attirent les
foudres du Gouvernement. M. l’abbé Thomas Muzinski a été
condamné à douze mois de prison pour cinquante-trois messes
basses ; l’abbé Volinsgi curé d’Oporowo, à 4 thalers d’amende pour
un sermon prononcé en dehors des limites de sa paroisse ; l’abbé
Rakowski, à 1 thaler par tête de pénitents confessés à la fête patronale
à Borek ; l’abbé Merkel, au bannissement pour avoir béni des œufs de
Pâques à Xions, dans les limites de l’autorité du curé schismatique qui
y est installé.
« Mais le peuple tient bon et vainement on condamne à des six et
dix mois de prison des ouvriers accusés d’avoir appelé « apostat » un
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 45
prêtre vieux catholique. Les malades se font porter sur le territoire des
paroisses encore pourvues de pasteurs légitimes, afin de recevoir les
sacrements de leurs mais… Vous connaissez le scandale de Molgino.
Le curé Susczinski a passé publiquement aux « vieux » afin de
pouvoir se marier. Sa paroisse s’est levée comme un seul homme pour
réclamer un autre pasteur et déclarer qu’elle ne voulait plus avoir
aucun rapport avec un excommunié. Mais les lois de mai établissent
que tout prêtre passant au vieux catholicisme garde les fonctions et
bénéfices qu’il possédait comme catholique. M. Susczinski a le peu
enviable privilège d’être le premier à profiter de cette disposition
perfide, mais presque inoffensive en réalité, puisque, s’il plaît à Dieu,
il sera isolé dans son église vide. »
J’espère bien que nous ne verrons pas des faits semblables en
France. Néanmoins, avec la division qui existe dans certaines de nos
communes, et qui arriverait à l’état aigu à la suite de l’application des
mesures que vous nous proposez, on peut s’attendre aux persécutions
les plus mesquines.
Cela, d’ailleurs, ne servira à rien, pas plus que n’a servi à M.
Bismarck la lutte qu’il avait engagée contre l’Eglise catholique avec
toute l’autorité qui s’attachait à son nom, à son caractère et à sa
puissance.
Je voyais un jour, dans une revue allemande, une caricature de
Munich remontant à la période du Kulturkampf, et qui représentait le
chancelier de l’empire ayant à la main un canon Krupp dont il se
servait comme d’un levier pour renverser une église, Satan lui disait :
« Que faites-vous donc là, Monsieur Bismarck ? — Je cherche à
renverser cette cathédrale. » Et le diable de répondre : « C’est peine
perdue, voilà dix-neuf siècles que j’essaie, je n’ai pu y parvenir, si
vous êtes plus fort que moi, je vous passe mon pouvoir » (Très bien !
très bien ! à droite. — Rires ironiques à gauche.) Cela vaut ce que
vaut une caricature, mais enfin vous savez que M. Bismarck a dû
renoncer à son entreprise.
Quand on a examiné, fouillé, étudié le projet soumis à nos
délibérations, on reste rêveur. On nous promet la liberté ; c’est une
bien belle enseigne, assurément ; mais je me méfie beaucoup de ce
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 46
cadeau, de la liberté telle qu’elle est conçue. Je vous rappelle ce qu’on
a dit de la liberté d’enseignement, ce qu’ont été les écoles libres. Nous
avons toujours la liberté d’enseignement, qui s’en douterait ?
Je me méfie de la liberté accordée aux catholiques et aux idées
catholiques par ceux qui considèrent ces idées comme une vulgaire
superstition, comme des poisons violents, comme des névroses ; je
m’en méfie parce que jamais vous ne pourrez arriver à faire croire aux
populations à qui jusqu’ici vous avez montré le prêtre comme un
homme dangereux, à qui la liberté est absolument interdite, que,
désormais en dehors de son église ce prêtre aura le droit de parler,
d’agir tout comme vous et moi et de se mêler à la lutte politique
comme n’importe quel conseiller municipal.
Non, la séparation a été faite avec mauvaise foi et je redoute qu’elle
ne soit appliquée avec une arrière-pensée.
D’ailleurs n’est-ce pas l’honorable M. Briand qui prétend nous
apporter un projet libéral ?
M. le comte de Lanjuinais. — Il n’est pas libéral du tout.
M. Plichon. — N’est-ce pas ce même M. Briand qui disait que
l’Eglise catholique est notre pire ennemie. La vérité, c’est que ce
projet est une œuvre de haine raisonnée et d’hostilité voulue ; que les
prêtres seront des proscrits et que leur liste constituera une liste de
suspects ; que l’Eglise catholique n’aura même pas la liberté qu’on
accorde à une association ordinaire. C’est une loi de colère et c’est
une loi de représailles ; elle est sortie, du reste, d’un mouvement de
colère, vous vous en souvenez, messieurs.
Cavour, reprenant le mot de Montalembert, résumait son
programme dans ces mots : « L’Eglise libre dans l’Etat libre. » On
pourra dire demain de l’Eglise de France : « L’Eglise garrottée dans
l’Etat tyrannique. »
On ne pourrait faire la séparation qu’avec la liberté et en même
temps avec un contractant de bonne foi ; or, comme on vous le disait
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 47
hier, la France, malgré le mot gravé su les murailles de ses édifices, la
France n’est pas un pays de liberté. (Très bien ! très bien ! à droite.)
On sait d’ailleurs dans quel esprit sera voté le projet. Je vous citais
un mot de M. de Bonnefon. M. de Bonnefon, parlant des prêtres dans
une de ses dernières livraisons, disait : « Contre des hommes sans
appointements, contre des unités puissantes, contre une coalition
formidable on ne sait qu’une arme, elle n’a pas été forgée dans les
ateliers du libéralisme : c’est le bannissement. »
La commission l’avait oubliée. M. de Bonnefon lui propose, en
conséquence, l’amendement suivant : « Tout ministre du culte qui sera
surpris hors du sanctuaire faisant de la politique sera banni du
territoire de la République. » Je veux croire que c’est là une
plaisanterie, que pour ma part, du reste, je trouve de très mauvais
goût. Mais dans les journaux de votre parti, messieurs de l’extrême
gauche, je trouve des intentions tout aussi nettes.
La Lanterne du 4 mars disait :
« Nous le répétons, la République ne doit considérer les prêtres que
comme des êtres dangereux et malfaisants qu’il faut mettre par tous
les moyens hors de nuire. »
M. Carnaud. — Evidemment ! (Exclamations à droite.)
M. Plichon. — Je retiens cette interruption, je désire qu’elle ne soit
pas perdue pour le Journal officiel.
Donc, voilà l’esprit dans lequel une partie de nos collègues vont
voter le projet qui nous est soumis ; c’est avec la pensée que les
prêtres sont des êtres dangereux et malfaisants. Voilà pourquoi je me
méfie terriblement de la liberté que vous nous promettez !
(Applaudissements à droite.)
La Lanterne ajoute :
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 48
« C’est un scandale d’aider et même de tolérer leur œuvre de
mensonge, leurs entreprises d’escroquerie, les atteintes continuelles
qu’ils portent à la liberté de conscience.
« En simple justice, et d’après les règles élémentaires du droit
commun, il n’y a qu’un édifice gratuit qui soit fait pour ceux qui
vendent des marchandises imaginaires : la prison.
« Et ce n’est pas seulement pour leurs vols et leurs délits quotidiens
qu’ils mériteraient l’incarcération, mais aussi pour leur action
politique, pour leurs provocations à la haine entre citoyens, pour leurs
menées factieuses et leurs incessants appels à la révolte. »
Voilà l’esprit dans lequel un certain nombre de nos collègues
voteront la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat.
M. le rapporteur. — Cela ne nous regarde pas !
M. Plichon. — Je rappelle maintenant ce que pensaient de la
séparation de vieux républicains, qui, à toutes les époques de
l’histoire, l’ont considérée comme un danger public en se plaçant au
point de vue de l’intérêt de ce pays.
C’est Jules Simon, dont notre honorable collègue Zévaès invoquait
hier l’autorité…
M. Alexandre Zévaès. — Jules Simon a demandé l’abrogation du
Concordat.
M. Plichon. — … qui disait : « Séparer ? Je persiste à croire que
cela sera bien, aussitôt que cela sera possible. Mais, quand cela sera-til possible ? Quand nous aurons toute la liberté avec les mœurs de la
liberté. »
Me rappelant alors l’interruption qui m’a été adressée tout à
l’heure, je me dis que nous sommes encore loin d’avoir aujourd’hui
les mœurs de la liberté. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 49
C’est Gambetta qui disait : « Je ne veux pas de la séparation. Ce
serait la fin du monde ! » Et une autre fois :
« Maintenant, il n’y a plus que deux choses qui puissent mettre en
péril notre établissement républicain : une guerre continentale ou la
suppression du budget des cultes. »
Il disait cela dans le discours du 21 décembre 1888 à l’Association
nationale républicaine.
Quant à M. Charles Dupuy, voici comment il s’exprime :
« Je tiens au Concordat dans l’intérêt de l’Etat républicain. J’y tiens
parce qu’il donne à l’Etat, sur les ministres des cultes une autorité qui,
quoiqu’on prétende, n’est pas illusoire. J’y tiens, parce que à pousser
la distinction du spirituel et du temporel jusqu’à la séparation, nous
vexerions et troublerions l’immense majorité de la nation. »
De son côté, M. Jalabert, protestant, s’exprime de la façon
suivante :
« Si le contrat est annulé, que subsiste-t-il ? Il subsiste le pouvoir
souverain de l’Etat, et, dans un pays constitutionnel, la volonté du
Parlement se traduisant par une loi sur la police des cultes, il n’existe
plus aucune garantie pour l’Eglise qui n’est pas appelée aux
délibérations ; tout dépend des dispositions des membres de la
majorité des Chambres. Les mesures les plus arbitraires, les plus
tyranniques peuvent être prises ; il n’y a aucun recours légal contre
elles. »
C’est Jules Ferry, qui pourtant n’était pas un clérical — il l’a bien
montré — qui disait :
« Dans ma conviction profonde, cette substitution d’un régime
absolument nouveau, absolument contraire, non seulement aux
croyances d’un grand nombre de Français — il y a quelque chose de
plus fort que les croyances — aux habitudes, aux traditions de la race,
à l’instinct populaire lui-même, cette séparation serait la guerre
religieuse, apportée non seulement dans la commune par la rivalité,
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 50
plus vive que jamais, du maire et du curé, mais la guerre religieuse au
foyer domestique ; descendant dans les profondeurs du peuple,
pénétrant dans les plus humbles chaumières, et soulevant dans la
nation tout entière une telle émotion que, véritablement, c’est un acte
de folie, par un gouvernement nouveau, encore contesté, de courir une
pareille aventure. »
J’ai gardé pour la fin l’opinion d’un homme considérable, celle
d’un de nos collègues qui parle ainsi :
« Si je demeure plus que jamais fidèle à ce grand principe de la
séparation des deux pouvoirs, que je n’ai jamais cessé de défendre,
c’est à la condition qu’il ne soit pas livré aux violences et aux
précipitations insensées du radicalisme.
« Personne n’en retarde plus le triomphe, que ce nouveau
défenseur, qui en ferait une iniquité, en supprimant tous les délais
raisonnables, et tout ensemble une détestable oppression, en la
transformation en une vraie machine de guerre contre les Eglises
auxquelles il refusait les libertés légitimes ! »
C’est M. de Pressensé qui écrivait ces lignes ; il les a oubliées
depuis.
Pour ma part, je ne puis comprendre la séparation que comme elle
existe dans les pays de vraie liberté.
Je comprends la séparation comme en Belgique, assurément :
l’Eglise et l’Etat sont séparés l’un de l’autre, mais c’est une séparation
de bonne foi où la Constitution elle-même garantit dans quatre de ses
articles la liberté des cultes, la liberté de les pratiquer publiquement, la
liberté pour les catholiques de nommer les évêques ; où enfin le
traitement des ministres des cultes est à la charge de l’Etat.
Je comprends aussi la séparation comme en Hollande. Là le budget
des cultes existe, les traitements sont servis par l’Etat, les associations
ont le droit de posséder et ne sont soumises qu’à la déclaration.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 51
M. Charles Benoist. — Et le ministre de l’intérieur, le docteur
Kuyper, est le rénovateur de l’Eglise calviniste.
M. Plichon. — J’ai lu, il y a quelque temps, dans une revue, à
propos des associations cultuelle de la Hollande, un fait symptomatique qui montre que dans ce pays protestant la liberté de conscience
est réelle et bien établie. Telle association cultuelle avait indiqué, dans
les statuts qu’elle déposait, sa volonté de combattre le gouvernement
par tous les moyens. Le gouvernement fit observer avec bonne
humeur aux membres du conseil d’administration qu’il serait peut-être
préférable de dire : « par tous les moyens légaux ». L’association s’y
refusa nettement en déclarant qu’elle entendait combattre le
gouvernement par tous les moyens, même non légaux, et elle fut
néanmoins approuvée.
Je ne vais pas jusque-là, bien entendu.
Enfin, je comprends la séparation comme aux Etats-Unis, où le
pacte constitutionnel interdit non seulement au Congrès, mais encore à
chacun des Etats de s’occuper des questions religieuses.
En un mot, je comprends la séparation avec la liberté, toute la
liberté.
J’ai fini, messieurs ; mais je ne peux oublier que le 22 octobre
1685, Louis XIV, pour assurer l’unité morale du pays, commettait
cette faute incalculable qui s’appelle la révocation de l’Edit de Nantes.
Le 20 novembre 1903, M. Combes, successeur indirect de Louis
XIV, justifiait ses mesures de persécution en déclarant qu’il voulait,
lui aussi, assurer l’unité morale du pays. Il chaussait les bottes du
grand roi, et il fut, comme lui, couvert de louanges par ses courtisans.
Souhaitons que les mêmes fautes ne provoquent pas les mêmes
ruines !
Il y a quelques jours à peine, le 24 février 1905, le génie de la
science, ne connaissait nul obstacle, perçait le Simplon, pour réunir
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 52
les peuples dans la paix. Et nous, au même moment, nous allons
provoquer la guerre civile, dans notre pays, par une persécution
voulue.
Voilà, certes, deux grandes œuvres : combien dissemblables, hélas,
dans leurs résultats !
Et c’est la France qui fait cela, la France dont le nom, dans le
monde entier, est synonyme de catholicisme !
En fait, depuis douze cents ans, le rôle de nation protectrice et
propagatrice du catholicisme a été celui de la France. Si nous avons
rendu de grands services au catholicisme, celui-ci nous a rendu de
plus grands encore. Aussi, ce que nous ferons contre lui, nous le
ferons au détriment de notre influence dans le monde, au rebours de
notre histoire, aux dépens des qualités qui sont celles de l’âme
française. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Mais c’est en vain que vous entamez cette lutte contre l’Eglise, lutte
dont vous avez pourtant prévu et réglé avec tant de soin, tous les
incidents. Il n’y a pas dans l’histoire, disait en effet Montalembert, un
plus grand spectacle, et un plus consolant, que les embarras de la
force, aux prises avec la faiblesse. Oui, dans toute lutte contre
l’Eglise, il arrive un moment où celui qui l’a engagée tombe devant la
réprobation unanime de l’humanité. Cette lutte, sachez-le bien, n’a
jamais porté bonheur à personne, depuis que l’histoire existe !
Un philosophe moderne, devenu homme d’Etat, pensait de même :
« Celui qui porte une main téméraire sur les croyances invincibles qui
vivent au cœur de l’homme, disait M. Combes, celui qui leur déclare
une guerre impie, rencontre sa punition dans son insuccès ! »
Retenez bien ceci, messieurs, car il n’est pas un homme à qui ne
s’applique cette forte parole : « Malgré moi, l’infini me tourmente ! »
(Applaudissements à droite et au centre. — L’orateur, en regagnant
son banc est félicité par ses amis.)
M. le président. — La parole est à M. Barthou.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 53
M. Louis Barthou. — Le projet de loi si grave et si complexe dont
la discussion se poursuit devant la Chambre se caractérise au point de
vue de son objet et de ses tendances par son titre initial.
L’article 2 déclare que la République française ne reconnaît, ne
salarie, ni ne subventionne aucun culte. Il interdit pour l’avenir à
l’Etat, aux départements et aux communes toute dépense de cette
nature. C’est le principe de la séparation.
L’article 1er proclame la liberté de conscience et la liberté de culte.
Ce sont les conditions de la séparation. Elles sont inséparables, et je
comprends que la commission ait tenu à les affirmer dès les premières
lignes de son projet.
Je voudrais au nom d’un certain nombre de mes amis, qui m’en ont
donné le mandat, et en mon nom personnel, consacrer successivement
au principe de la séparation et à ses modalités essentielles, un examen
rapide et loyal qui déterminerait, devant la Chambre et devant le pays,
les raisons décisives de notre attitude.
Nous avons, eux et moi, depuis que nous siégeons sur ces bancs,
voté chaque année, sur la demande des différents ministères qui se
sont succédés au pouvoir, les crédits afférents aux dépenses des cultes.
Nous sommes décidés aujourd’hui à accepter leur suppression parce
qu’elle nous apparaît, en même temps que la dénonciation même du
Concordat, comme la solution inéluctable qui découle logiquement
d’événements désormais historiques et aussi parce que, seule, elle
peut assurer la dignité intérieure et la dignité extérieure de l’Etat
français. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.)
Le principe de la séparation, envisagé à un point de vue abstrait et
comme une solution théorique, a rencontré peu de contradicteurs dans
l’ensemble du parti républicain. La séparation a toujours été un des
articles essentiels du programme radical ; mais elle a aussi trouvé des
adhésions significatives de la part d’hommes qui ne siègent pas sur les
bancs extrême des Assemblées.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 54
C’était, il y a quelques mois, mon ami M. Raymond Poincaré, qui
annonçait la dénonciation du Concordat comme inévitable, prochaine
et nécessaire.
M. Julien Goujon. — Après consultation des électeurs !
M. Louis Barthou. — Vous avez entendu M. Paul Deschanel
démontrer à deux reprises à cette tribune, en termes d’une saisissante
éloquence, que la séparation du spirituel et du temporel constitue le
dernier terme de l’œuvre de sécularisation entreprise par la Révolution
française. Et c’est M. Ribot qui, sous réserve des conditions de l’heure
et de l’application de la réforme, écrivait les lignes significatives
suivantes. Elles ont été citées à la tribune, mais l’autorité
exceptionnelle, considérable de leur auteur me permet de les y
apporter de nouveau :
« La séparation de l’Eglise et de l’Etat s’imposera tôt ou tard parce
qu’elle est dans le courant des idées modernes, parce que l’Eglise
reconnaîtra elle-même que la liberté est de plus en plus pour elle une
condition de sa dignité, et que tout privilège se tourne fatalement de
nos jours en servitude. »
Ce sont là de fortes paroles et de hautes autorités. On ne manque
pas d’opposer, et M. Plichon y faisait allusion il y a quelques instants,
on ne manque pas d’opposer à ces opinions les témoignages de
Gambetta, de Paul Bert et de Jules Ferry. Il me serait facile de
démontrer par des textes décisifs que ces trois grands républicains,
auxquels la République doit dans la plus large mesure son
émancipation laïque, n’ont jamais renié le principe même de la
séparation. (Applaudissements à gauche.)
Mais toute démonstration me paraît superflue, car ceux-là mêmes
qui se servent ici de certains discours savent à merveille que ces
paroles étaient l’expression d’une politique de circonstance, mais
qu’elles ne préconisaient pas une solution définitive. Pour Gambetta,
pour Paul Bert, pour Jules Ferry, la séparation des Eglises et de l’Etat
était et restait la seule solution que l’avenir pût apporter dans leurs
rapports. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 55
On n’a pas manqué non plus de faire allusion à certaines notes
trouvées au lendemain de sa mort dans les papiers de WaldeckRousseau. Je n’ai pas besoin de rappeler devant la majorité
républicaine ce que ce nom signifie de talent, de courage et d’in
comparables services. Mais quelque compte qu’il faille tenir de ces
conseils posthumes, ils perdraient toute portée véritable si on ne les
rattachaient pas à la date et aux circonstances dans lesquelles ils ont
été donnés.
Lisez le Vingtième siècle politique pour l’année 1904, vous y
trouverez les lignes suivantes : »
M. Waldeck-Rousseau ne pouvait prévoir ni la protestation
pontificale contre le voyage de M. Loubet en Italie, ni les sommations
adressées par le Vatican à des évêques français en passant par-dessus
la tête du Gouvernement. La question, depuis la rédaction de ces
notes, avait un peu changé d’aspect. »
Je n’ai pas le droit et je n’ai pas le goût de découvrir l’anonymat de
la publication à laquelle j’emprunte ces lignes. Mais je peux dire que
l’autorité particulière de leur rédacteur ne saurait être mise en doute
par aucun ami et par aucun familier de M. Waldeck-Rousseau.
Oui, messieurs, la question a changé d’aspect. M. WaldeckRousseau attendait la séparation des Eglises et de l’Etat de l’action
lente et presque invisible du temps. Les événements qui se sont
accomplis depuis un an en ont précipité le terme. On peut le regretter,
mais les regrets, en politique, ne sont pas une solution. (Très bien !
très bien ! à gauche), et c’est une solution nette, claire, définitive
qu’appellent et qu’exigent les circonstances au milieu desquelles nous
nous trouvons et dont nous ne sommes pas les maîtres.
Certes, j’aurais mieux aimé, — j’ai déjà exprimé et je ne renie pas
cette référence, — j’aurais mieux aimé que la séparation se fit dans
une heure de tranquillité plus complète, peut-être dans une heure de
confiance apaisée, à la suite d’une campagne poursuivie
méthodiquement devant le suffrage universel. Mais j’ajoute tout de
suite, pour exprimer ma pensée tout entière, que les erreurs, les fautes,
les provocations de la politique pontificale en ont décidé autrement.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 56
(Interruptions à droite. — Applaudissements à gauche et à l’extrême
gauche.)
Cette politique a froissé le sentiment national par une note conçue
en des termes inacceptables contre l’autorité du chef respecté la
République française. (Nouveaux applaudissements.)
Cette politique a froissé le sentiment national en voulant aliéner la
liberté de nos relations extérieures. Elle a froissé, elle a heurté la
conscience laïque du pays par des violations répétées et comme
systématiques du Concordat lui-même.
A droite. — Lesquelles ?
M. Louis Barthou. — Je n’ai pas à revenir sur ces incidents. On
me demande « lesquelles », comme si véritablement un débat ne
s’était pas produit à cette tribune, comme si nous ne nous étions pas
expliqués les uns et les autres et comme si la Chambre à une immense
majorité n’avait donné à ces incidents une double sanction, d’abord le
rappel de l’ambassadeur et la rupture des relations diplomatiques et en
second lieu la fixation et l’ouverture même de cette discussion ! (Très
bien ! très bien ! à gauche.)
Nous sommes entrés, mes amis et moi, dans la discussion qui se
poursuit devant vous, non par tactique parlementaire et avec des
arrières-pensées, mais avec la volonté loyale et sincère d’aboutir.
Nous avons demandé au gouvernement de prendre devant le pays les
initiatives et les responsabilités nécessaires, d’avoir le souci de la
dignité de ses charges et des obligations de sa fonction.
Le cabinet de M. Combes d’abord, le cabinet de M. Rouvier ensuite
ont déposé des projets de loi ; et ce ne sera pas l’un des moindres
mérites ou, si vous le voulez, l’une des moindres conséquences de
notre action que de nous permettre de rechercher par une comparaison
loyale ce qu’est une séparation véritable et véritablement libérale.
Quand des hommes comme M. Rouvier, comme M. Delcassé,
comme M. Thomson, comme M. Etienne, qui furent les amis ou les
collaborateurs de Gambetta, proclament l’heure venue d’une
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 57
séparation inéluctable, il faudrait pour ne pas répondre à leur appel ou
de fortes raisons de principe ou de sérieuses objections de texte.
Pour ma part, j’ai le sentiment profond qu’à l’heure où nous nous
trouvons le rejet d’un projet sur la séparation des Eglises et de l’Etat
ne serait pas seulement l’incident plus ou moins réparable d’une
combinaison ministérielle, mais la défaite du parti républicain tout
entier. (Vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.)
J’ai déjà cité à la tribune une parole profonde de Montalembert ;
elle ne fut jamais plus de circonstance. au moment où, avec le
concours de ses amis, il préparait, il organisait le mouvement des
esprits et des idées qui devaient aboutir à la loi de 1850,
Montalembert disait : « S’il y a quelque chose de pire que d’avancer
témérairement, c’est de reculer ensuite. »
Je ne doute pas que des voix autorisées et éloquentes ne s’efforcent
de démontrer à cette tribune la témérité de notre entreprise. Je suis,
quant à moi, profondément convaincu, pour la République elle-même
et pour l’esprit laïque, des dangers d’une reculade, et c’est pour cela
que, prenant très haut ma responsabilité, je viens soutenir à la tribune
la thèse républicaine et laïque que j’y apporte. (Vifs applaudissements
à gauche et à l’extrême gauche.)
Il ne dépend pas de nous en effet que certains incidents ne se soient
produits, que certaines paroles n’aient été prononcées, que certains
actes n’aient été accomplis. Ces incidents, ces actes et ces paroles
doivent appeler une sanction, ils doivent provoquer une solution.
Quelle sera cette solution ? Que nous propose-t-on ?
Hier, l’honorable M. Charles Benoist parlait de la reprise des
relations diplomatiques avec Rome.
M. Charles Benoist. — C’est ce que vous pourriez faire de moins
maladroit ! (Très bien ! très bien ! au centre.)
M. Louis Barthou. — Mon cher collègue, j’avouerai
complètement mon infériorité par rapport à vous. J’ai l’habitude — la
Chambre me rendra cette justice — de ne jamais interrompre, de ne
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 58
pas gêner les orateurs qui sont à la tribune. J’éprouve l’humiliation de
dire que je ne répondrai pas à vos interruptions.
Je disais donc qu’hier M. Charles Benoist, dans un discours dont
chacun de nous a pu louer l’adresse, parlait de la reprise des relations
diplomatiques avec le Vatican. Qu’est-ce à dire ? Est-ce que M.
Benoist voulait laisser entendre qu’il appartenait à un ministère,
représentant de la majorité républicaine, d’ouvrir des négociations
avec Rome ? Je pense, messieurs, j’affirme que ce serait là de la part
de la République un aveu d’impuissance, une humiliation et une
abdication. (Applaudissements à gauche.)
M. le comte de Lanjuinais. — La France a bien renoué avec
l’Angleterre après Fachoda !
M. Louis Barthou. — Quel serait le résultat de ces négociations ?
Est-ce qu’elles aboutiraient au maintien pur et simple du Concordat de
1802 ? Je croyais que nous venions d’apprendre quelle appréciation en
était faite par le Vatican. Nous pouvons mesurer par conséquent le
crédit que nous pourrions faire à la politique pontificale. Serai-ce pour
contracter un concordat nouveau ? J’aime à croire que les partisans de
cette solution nous déclarerons ici quel concordat ils prétendent
substituer au Concordat de 1802. En ce qui me concerne, j’estime que
la solution est dans le principe du projet déposé par le Gouvernement.
La Chambre, à une immense majorité, a déclaré que la question
devait se poser et qu’elle devait se résoudre immédiatement et elle a
rejeté la motion en vertu de laquelle on l’invitait à ne prendre parti et à
ne statuer sur le débat qu’après les élections générales.
Je crois que la Chambre a fait preuve de prévoyance politique. En
effet, comme le dit M. Briand dans son rapport, je me demande si
quelqu’un ici ne se rend pas compte des dangers que nous pourrions
courir dans des élections où l’on discuterait sur des projets…
M. le comte de Lanjuinais. — Ne rabaissez pas le débat.
M. Louis Barthou. — … sur les intentions et sur les hypothèses.
(Très bien ! très bien ! à gauche.)
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Il y a quelques mois — je veux rappeler ce souvenir personnel
puisque des interruptions, que j’entends plus ou moins et plus que
moins je veux relever, me mettent personnellement en cause — il y a
quelques mois j’affrontais le suffrage universel dans une élection au
conseil général. A ce moment, les incidents relatifs à l’évêque de
Laval et à l’évêque de Dijon ne s’étaient pas produits, à ce moment le
Gouvernement n’avait pas déposé de projet de loi, et pourtant j’étais
accusé dans la presse et dans les réunions de vouloir fermer les
églises, de vouloir proscrire les prêtres et interdire le libre exercice du
culte.
Je demande ce qu’il adviendrait si, le principe de la séparation
rejeté, nous allions devant les électeurs ? Pour ma part, je le dis parce
que je le pense très profondément, j’estime qu’il vaut mieux avoir
voté un texte de loi qui s’efforce, dans la mesure du possible, de
dissiper ce qu’il peut y avoir de légitime dans certaines appréhensions
et dans certaines protestations. (Applaudissements à gauche.)
D’ailleurs, quoi qu’il advienne, les élections se feront sur la
question de la séparation des Eglises et de l’Etat ; on nous l’a indiqué
déjà, et il y a quelques jours un dominicain sécularisé, dont on aurait
peut-être attendu un peu plus de prudence et un peu plus de sagesse, le
R. P. Maumus, écrivait une lettre dans laquelle il dénonçait la folie
sectaire de la majorité républicaine…
A droite. — Il a raison.
M. Louis Barthou. — … dans laquelle il disait que la majorité
républicaine voulait fermer les églises et réduire les prêtres à la
misère. Il n’y a qu’un moyen de répondre à ces accusations
injustifiées ; c’est de démontrer que la séparation peut se faire avec la
liberté de conscience, que la séparation peut se faire avec la liberté des
cultes et qu’elles en sont, comme je l’ai dit en commençant, les
conditions inséparables. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
La liberté de conscience et la liberté des cultes qui en est à la fois
l’expression et le corollaire, sont à coup sûr les conquêtes les plus
précieuses de la Révolution française. Toute loi qui leur porterait
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 60
atteinte serait une loi sacrilège, destinée à périr par le principe même
qu’elle renfermerait en elle. Certes, je peux comprendre à la rigueur
que la liberté de conscience soit violée, qu’elle soit reniée par ceux
qui parlent au nom de la révélation ou au nom d’un dogme infaillible
(Très bien ! très bien ! à gauche) ; mais je ne sais rien de plus odieux
que l’intolérance religieuse exercée au nom de la libre pensée.
(Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche. — Exclamations
ironiques à droite.)
M. le comte de Lanjuinais. — C’est cependant ce que nous
voyons tous les jours.
M. Louis Barthou. — Et s’il y avait dans le projet de loi des
atteintes de cette sorte…
M. le comte de Lanjuinais. — Il y en a.
M. Louis Barthou. — … directes ou indirectes avouées ou
dissimulées, je rejetterais ce projet de loi parce qu’il serait en
contradiction avec ma liberté essentielle, précieuse et qui doit rester
intangible.
M. Louis Ollivier. — Alors vous pouvez voter « contre ».
M. Louis Barthou. — M. Plichon, il y a quelques instants, à la
tribune, s’efforçait de démontrer, il démontrait, si vous voulez, que la
séparation des Eglises et de l’Etat, telle qu’elle fut pratiquée en 1794
et jusqu’au moment du Concordat, fut la violation de la liberté des
cultes. Il n’entre pas dans mon intention d’ouvrir ici une controverse
historique avec l’honorable M. Plichon, mais je peux dire que
l’expérience, telle qu’elle fut commencée en 1794, ne se poursuivit
pas dans des conditions telles que nous puissions, les uns et les autres,
du moins pour les premières années de cette expérience, invoquer ce
précédent. M. Plichon n’ignore pas que la séparation des Eglises et de
l’Etat prolongea, au point de vue des mesures prises contre les prêtres
réfractaires, les conséquences de l’application de la Constitution civile
du clergé. M. Plichon n’ignore pas davantage que l’expérience se
poursuivit au milieu d’un grand désordre intérieur, de la guerre civile
et de la guerre étrangère.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 61
Pourtant la loi de ventôse an III et la loi du 16 vendémiaire an IV,
proclamèrent la liberté des cultes. Notre collègue, quand il s’explique
sur les conditions de la séparation en 1794, ne tient pas un compte
suffisant de certains faits historiques. Il a parlé des prêtres contre
lesquels furent prises des mesure à coup sûr excessives et odieuses —
notre collègue, M. Deville, dans un livre très intéressant sur la
Révolution française les a qualifiées de ridicules — mais il faut
ajouter, si on veut apporter dans ce débat, toute l’impartialité
historique, qu’un très grand nombre de ces prêtres étaient à l’intérieur
et au dehors les agents de l’étranger lui-même (Applaudissements à
gauche), il faut dire, si on veut être complètement impartial, que la
religion n’était qu’un prétexte, un masque qui couvrait des desseins
politiques. Si j’invoquais l’opinion de M. Debidour ou de M. Aulard,
M. Plichon et ses amis mettraient en doute l’autorité de ces historiens
parce qu’ils sont républicains et qu’ils sont animés de l’esprit laïque,
mais j’imagine que M. Plichon ne contestera pas l’autorité et l’opinion
d’un homme qui fut supérieur de Saint-Sulpice, je parle de l’abbé
Emery. Il écrivait à l’abbé de Villèle les lignes significatives
suivantes :
« Le parti qu’on a pris est un parti dans lequel je crains bien qu’il
ne soit entré un peu d’aristocratie très mal entendue.
« Ah ! si l’on s’était uniquement ou du moins principalement
préoccupé des affaires de Dieu ! Vous frémiriez si vous étiez témoin à
quel point est funeste à la religion la prévention de quelques
personnes dominées par les vues de contre-révolution et pour qui la
religion au lieu d’être une fin, n’est qu’un moyen. (Applaudissements
à gauche.)
Et si cette autorité ne suffisait pas pour établir les circonstances
dans lesquelles furent promulguées de 1796 à 1799 les lois excessives
dont parlait l’honorable M. Plichon, je demanderais à la Chambre la
permission de faire passer sous ses yeux, pour régler ce débat
historique, l’autorité d’un homme que M. Plichon et ses amis ne
mettent pas non plus en doute, c’est une lettre du cardinal de Bausset,
évêque d’Alais.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 62
La voici :
« Si une nouvelle déclaration a été prescrite, disait-il, si elle a jeté
les ministres catholiques dans de nouvelles anxiétés… » — il
s’agissait d’une modification dans la législation après ventôse — « …
si elle a altéré cette précieuse tranquillité que nous commencions à
recouvrer et qui était si favorable au rétablissement de la religion, on
doit accuser ces hommes inquiets et ardents qui, dans l’intervalle du 3
prairial au 7 vendémiaire, ne surent user de cette liberté que pour
agiter des questions indiscrètes, pour faire un mélange grossier et
incohérent des idées politiques et des principes religieux, pour
transporter le sanctuaire au sommet des volcans, qui ont fait, en un
mot, tout ce qu’il fallait pour réveiller la haine mal assoupie d’un
gouvernement ombrageux, toujours prêt à s’alarmer et affectant
quelquefois de le paraître. Ah ! qu’il aurait mieux valu ne pas affecter
un zèle si inconsidéré pour la religion et la servir plus utilement ! »
Ce ne sont pas là les paroles d’un évêque constitutionnel ou
réfractaire, ce sont les paroles d’un évêque qui restera toujours
fidèlement attaché à la cour de Rome.
Il semble qu’il y a là, au point de vue historique, de quoi répondre
d’une manière suffisante à la thèse apportée à la tribune par
l’honorable M. Plichon. Mais, que notre honorable collègue me
permette de le lui dire, il a commis une autre erreur historique quand il
a indiqué à la Chambre, dans la première partie de son discours, que la
liberté des cultes n’était pas assurée au moment où a été promulgué le
Concordat de 1802 et que précisément Bonaparte avait fait le
Concordat pour assurer aux catholiques la plénitude de cette liberté. Il
y a un document qui répond d’une manière décisive à cette allégation
inexacte de M. Plichon : c’est le relevé qui fut fait par l’administration
des domaines au commencement de l’an V, c’est-à-dire exactement en
septembre 1796. Il en résulte que les églises rendues à cette époque au
service du culte étaient de 32 214, et que 4 571 — vous voyez que les
chiffres sont précis — étaient sur le point de l’être également. Ne
résulte-t-il pas de ces chiffres que la liberté des cultes, sous le régime
de la séparation institué en 1794, existait d’une manière complète
quelques années avant le Concordat ? Mon honorable ami, M. Paul
Deschanel, apportait l’autre jour, ou indiquait plutôt, sans préciser, à
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 63
la Chambre un passage d’un écrit de Mme de Staël. La citation est très
courte et je demande à la Chambre la permission de la lui lire pour
fixer quels étaient, au moment du Concordat, l’état réel des esprits et
la situation véritable :
« A l’époque de l’avènement de Bonaparte, les partisans les plus
sincères du catholicisme, après avoir été aussi longtemps victimes de
l’inquisition politique, n’aspiraient qu’à une parfaite liberté
religieuse ; le vœu général de la nation se bornait à ce que toute
persécution cessât désormais contre les prêtres et qu’on exigeât plus
d’eux aucune espèce de serment ; enfin, que l’autorité ne se mêlât en
rien des opinions religieuses de personne. Ainsi donc le gouvernement
consulaire eût contenté l’opinion en maintenant en France la tolérance
telle qu’elle existe en Amérique. » (Mouvements divers.)
Il me semble se dégager très nettement de cette déclaration que le
Concordat n’était, en 1801, ni dans les besoins, ni dans les désirs de la
nation.
M. Massabuau. — La citation dit le contraire.
M. Louis Barthou. — Mais on répondait à M. Plichon par voie
d’interruptions — et je reprends ces interruptions, parce qu’elles
précisent ma pensée ; on lui disait qu’en 1801, le Concordat était dans
les vœux ambitieux et dans les desseins politiques de Bonaparte.
Oui, le premier consul obtenait deux avantages : d’abord la
démission imposée par le pape lui-même aux évêques émigrés qui
étaient entrés en lutte contre la constitution civile du clergé. Mais
prenez bien garde que cette concession devait se retourner contre
Bonaparte lui-même, puisque le pape devait, quelques années plus
tard, lui opposer, en ce qui concerne la destitution des évêques,
l’autorité qu’il en avait reçue.
Sur un autre point, le Concordat apportait au premier consul et
peut-être à l’état social un avantage que je ne veux pas mettre en
doute et que je ne conteste pas. Le pape déclarait que les acquéreurs
de biens nationaux ne seraient plus combattus. Mais Bonaparte voyait
et voulait au delà. Maître du clergé par les évêques, maître des
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 64
évêques par le pape, il voulait être le maître du pape lui-même, le
suzerain de Rome, le souverain du monde, à la mode de Charlemagne
qu’il appelait, quelques années plus tard, son auguste prédécesseur. Et
à Sainte-hélène, où il parlait franchement de ses desseins, de ses
tentatives et de ses entreprises, il disait :
« Avec le catholicisme, j’arrivais bien plus sûrement à tous mes
grands résultats. Au dehors, le catholicisme me conservait le pape, et,
avec mon influence et mes forces en Italie, je ne désespérais pas tôt ou
tard, par un moyen ou par un autre, de finir par avoir à moi la
direction de ce pape, et, dès lors, quelle influence, quel levier
d’opinion sur le reste du monde ! (Très bien ! très bien ! sur divers
bancs. — Mouvements divers.)
Et, messieurs, vous qui applaudissez ces paroles…
M. de Gailhard-Bancel. — Nous n’applaudissons pas.
M. Louis Barthou. — Vous qui n’applaudissez pas ces paroles…
(On rit)
M. Alexandre Zévaès. — Mais ils applaudissent au Concordat
M. Louis Barthou. — … vous savez par quels moyens Bonaparte
s’efforça de réaliser ce plan. Le Concordat ne lui suffisait pas, les
Articles organiques ne lui suffirent pas davantage. Ce furent la prison,
l’exil, les démissions forcées, les refus d’ordination et de nomination,
les séminaristes rebelles incorporés violemment dans des garnisons
meurtrières, des conciles réunis par la ruse et épurés par la force, le
pape traîné de ville en ville et d’humiliations en humiliations, de
Rome jusqu’à Savone et de Savone jusqu’à Fontainebleau…
M. Denys Cochin. — Très bien ! (Applaudissements et rires à
gauche et à l’extrême gauche.)
M. Louis Barthou. — Mon cher collègue, je crois que certains de
nos collègues se sont mépris sur la portée de votre interruption, car je
serais étonné avec la Chambre tout entière, si vous aviez voulu ainsi
approuver les brutalités de Bonaparte envers le pape Pie VII.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 65
M. Denys Cochin. — Permettez ! C’est votre indignation que
j’applaudis. (Rires et applaudissements au centre et à droite.)
M. Louis Barthou. — Notre honorable collègue M. Cochin a
l’esprit que nous lui connaissons tous, mais il en a assez pour avoir
inventé une sorte nouvelle d’applaudissements : il a l’indignation
approbative. (Rires à gauche.)
Je ne veux pas prolonger devant la Chambre ces considérations
historiques. Pourtant, à l’occasion de l’application du Concordat, je
pourrais évoquer l’appréciation saisissante que Taine en a faite dans
les Origines de la France contemporaine, je pourrais rappeler à tous
mes collègues les pages admirables dans lesquelles Taine démontre
que l’instrument forgé par Bonaparte se retourna contre lui. Mais au
point de vue de la thèse que je soutiens je me bornerai à citer cette
simple phrase : « Il a voulu maintenir… » — il s’agit de Bonaparte —
« …il a voulu maintenir et fortifier dans le clergé français l’esprit
gallican et il y a fait prévaloir l’esprit ultramontain. »
En effet, quelles sont les armes que nous donne le Concordat ?
La nomination des curés ? Mais ce sont les évêques qui nomment
les curés, alors qu’ils ont été agréés par le Gouvernement.
M. Ribot. — Mais le Gouvernement nomme les évêques.
M. Louis Barthou. — Je répondrai à cette interruption. Vous vous
rappelez ce que le cardinal de Bonnechose disait, en 1865, à la tribune
du Sénat :
« Il n’y a pas un général dans cette enceinte qui acceptât le reproche
de ne pas se faire obéir par ses soldats. Chacun de nous a aussi son
régiment à commander, et ce régiment marche. »
L’honorable M. Ribot, dont je retiens et dont je précise
l’interruption, au moment où je disais que la nomination des curés
était faite par les évêques répliquait : « Mais vous nommez les
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 66
évêques. » Je le sais à merveille, monsieur Ribot, et vous le savez
mieux que moi, car vous avez été ministre des cultes.
M. Ribot. — Mais non.
M. Louis Barthou. — Vous avez été président du conseil, vous
avez été ministre plusieurs fois — je puis commettre une erreur —
mais certainement que, comme président du conseil, vous n’avez pas
ignoré les nominations qui étaient faites par votre collègue, le ministre
des cultes.
Vous savez donc, nous savons tous que c’est le Gouvernement qui
nomme les évêques, mais nous savons aussi que cette nomination ne
vaut que par l’institution canonique et que trop souvent le pape ne se
fait pas faute de d’opposer des difficultés insurmontables aux
nominations du Gouvernement.
C’est ainsi qu’à l’heure actuelle, il y a un très grand nombre
d’évêchés qui sont vacants. Puis, surtout — et sur ce point j’aime à
croire que l’honorable M. Ribot ne me démentira pas — nous savons
tous comment certains évêques, prétendus libéraux s’efforcent, pour
racheter les condition et l’origine de leur nomination, de se retourner
contre le Gouvernement même qui les a nommés et de combattre plus
violemment que les autres ceux-là mêmes dont ils ont reçu
l’investiture. (Vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.)
Cela s’est produit sous tous les gouvernements.
M. Ribot. — Soyez sûrs que les candidats de M. Combes n’y
auraient pas manqué. (Très bien ! très bien ! et rires à droite et au
centre.)
M. Louis Barthou. — Je n’ai pas connu et je n’ai pas recommandé
les candidats de M. Combes. Mais M. Ribot, permettez-moi de vous le
dire très respectueusement, j’ai connu des évêques qui ont été
nommés sous vos ministères, dont l’un, en particulier, était arrivé dans
mon diocèse avec une réputation libérale. Je me suis expliqué avec
vous à la tribune sur certains faits qui s’étaient produits dans le
diocèse de Bayonne et vous avez été d’accord avec moi pour
reconnaître qu’ils étaient inacceptables.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 67
Si j’évoque ce souvenir, c’est pour dire que j’ai connu un évêque
libéral et républicain. Je demande ce peut être un évêque qui ne serait
pas libéral et républicain. (Applaudissements et rires à gauche et à
l’extrême gauche.)
Tous les gouvernements ont connu des retours d’opinion de cette
nature.
On nous dit que le Concordat arme le gouvernement, que ces
incidents, que ces provocations peuvent être réprimés : Comment,
messieurs ? Par l’appel comme d’abus, c’est-à-dire par une procédure
surannée, usée, inefficace, un peu ridicule. Je ne voudrais pas blesser
mon honorable ami M. Dumay, directeur des cultes, mais
véritablement je me demande quelquefois, quand on engage la
procédure d’appel comme d’abus, si elle n’a pas pour effet de porter
une plus grande atteinte à la dignité de ceux qui l’exercent que de
diminuer l’autorité et l’action de ceux contre lesquels elle est exercée.
(Applaudissements à gauche.)
Il ne faut donc pas être surpris que la majorité républicaine, se
rendant à la leçon des événements, ait éprouvé la lassitude d’un
régime dans lequel l’épiscopat conserve tous les avantages pécuniaires
et moraux du contrat, tandis que l’Etat français, paye sur le budget luimême les frais de la guerre qui est dirigée contre lui et en même temps
contre la volonté et contre les lois du pays. (Applaudissements à
gauche et à l’extrême gauche.)
Ah ! j’entends bien qu’on essaye de distinguer entre dénonciation
du Concordat et la séparation des Eglises et de l’Etat. On prétend que
le contrat principal peut être dénoncé, mais qu’il reste une dette et
qu’elle résulte de la décision prise en 1789, sur la proposition de
Mirabeau, par l’Assemblée constituante.
Je m’empresse de rassurer la Chambre ; je ne veux pas défendre
une fois de plus à la tribune une thèse qui a été successivement
soutenue et contredite par la plupart des orateurs qui s’y sont succédé.
Non, je ne crois pas — et sur ce point je suis d’accord avec la tradition
de tous les gouvernements successifs de la France depuis 1789 — je
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 68
ne pense pas que le traitement du clergé soit le prix perpétuel d’une
expropriation : il est un salaire de fonctionnaires et il est un salaire
révocable. (Applaudissements à gauche.)
J’attendais que l’honorable M. Groussau apportât des argument
nouveaux à l’appui de la thèse qui a été soutenue ces jours-ci dans la
presse par M. de Mun. J’ai lu, il y a quelques mois, avec une curiosité
naturelle, un livre sur le Concordat, publié par Mgr Mathieu, ancien
archevêque de Toulouse. Les archives du Vatican ont été libéralement
ouvertes à Mgr Mathieu, qui a publié des documents inédits
extrêmement intéressants. Mais il ne résulte pas de ce livre qu’à un
moment quelconque des négociations, et elles furent longues, les
envoyés du pape aient réclamé un traitement pour le clergé, comme
étant le prix de l’expropriation subie en 1789. Au contraire, quand, en
1800, l’envoyé du pape, Spina, négociait avec Bernier, il demandait, il
attendait, il espérait que le gouvernement accorderait des traitements
avec la plus grande générosité.
Messieurs, la générosité est facultative, une dette est exigible : c’est
la réponse la plus décisive que je puisse ajouter à l’argumentation si
documentée et si puissante de l’honorable M. Deville.
Or nous avons, mes amis et moi, le sentiment, la certitude
historique et juridique qu’en supprimant le budget des cultes, nous ne
violons pas un contrat. La question est traitée, elle est épuisée…
M. Julien Goujon. Je demande la parole.
M. Louis Barthou. — … elle est résolue ; mais il en est d’autres
qui, à côté de celle-là, dominent le débat, et je demande à la Chambre
la permission de les examiner très rapidement devant elle.
J’ai le souvenir d’avoir lu, dans le rapport si remarquable et si
complet de l’honorable M. Briand, un passage dans lequel notre
distingué collègue demandait aux tribunaux d’interpréter en cas de
doute la loi projetée dans le sens le plus libéral. C’est là une
innovation, car je ne sache pas qu’un rapport parlementaire ait encore
fourni des indications de cette nature. Je suis, pour ma part, tout prêt à
en louer la commission : c’est là une preuve de son libéralisme ; mais
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 69
c’est en même temps la démonstration de la complexité très grande de
la question que la Chambre discute. Nous pensons, mes amis et moi
— ceux au noms desquels je parle — que si le suffrage universel
accepte le principe même de la séparation, il faut que cette séparation
se fasse dans des conditions telles qu’elle ne porte aucune atteinte,
aucun ombrage même, aux libertés essentielles auxquelles il est
justement attaché.
Je sais bien que quoi qu’il advienne, le clergé, dans la bataille,
s’efforcera de dénaturer notre œuvre. L’essentiel est de ne pas lui
fournir imprudemment des prétextes. Il faut que la dévolution des
biens ne présente à aucun degré le caractère d’une confiscation ; il
faut que la question des édifices ne soit pas réglée dans le sens d’une
désaffectation plus ou moins brutale ; il faut enfin, dans la question
des pensions et des allocations à accorder aux anciens ministres du
culte, que la République se montre large et généreuse.
Messieurs, sur la dévolution des biens, j’accepte dans son principe
le système qui vous est soumis par la commission. De quels biens
s’agit-il ? Il s’agit des menses capitulaires, épiscopales ou curiales ; il
s’agit de biens appartenant aux fabriques, aux conseils presbytéraux et
aux consistoires. Comment la commission vous propose-t-elle d’en
régler la dévolution ? Elle vous demande de dire que la dévolution des
biens sera faite par l’établissement public lui-même qui procèdera à la
liquidation de son patrimoine.
C’est là une idée très simple, qui paraît très naturelle, et, pourtant je
dois dire — je ne crois pas qu’on ait encore fait cette observation à la
tribune — que ce système n’est pas le système habituel du droit
commun, qu’il n’est pas le système de la pratique administrative.
M. Joseph Caillaux. — Parfaitement.
M. Louis Barthou. — M. le ministre des cultes ne me démentira
pas, dans sa compétence particulière du droit administratif, si
j’affirme que lorsqu’un établissement public est dissous, dans les
conditions ordinaires du droit, qu’il s’agisse d’une commune, d’un
hospice ou d’une paroisse, par exemple, c’est l’autorité administrative
elle-même qui procède à la liquidation à la suite d’un arrêt ou d’un
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 70
décret ou parfois de la loi elle-même. L’honorable M. Combes, dans
le projet de loi qu’il avait déposé sur la séparation appliquait en partie
du moins le système du droit commun. En effet, son projet disposait
que les biens appartenant aux établissements publics devaient faire
l’objet de concessions gratuites aux associations cultuelles. Mais, en
raison de ses conditions particulières, ce système entraînait les
conséquences les plus graves. D’abord la concession à titre gratuit
était révocable et elle pouvait n’être pas renouvelée au bout de dix
ans. En second lieu, la dévolution des biens n’était pas intégrale. C’est
l’autorité administrative qui décidait la question de savoir si les biens
étaient ou non nécessaires aux associations, qui pouvait, par
conséquent, estimer que tels biens leur étaient nécessaires, mais
qu’elles n’avaient pas besoin de tels autres et, pour le surplus, c’est-àdire pour les biens dont elle pensait qu’ils dépassaient les besoins des
associations cultuelles, elle pouvait les donner à titre de concession
gratuite ou définitive à des établissements d’assistance. Enfin, dans le
cas où plusieurs associations cultuelles se présentaient pour réclamer
la dévolution des biens appartenant à un établissement public, dans le
projet déposé par l’ancien Gouvernement, il était dit que c’était
l’autorité administrative qui répartissait les biens entre telles ou telles
associations et qui choisissait les unes de préférence aux autres.
C’était partout et toujours l’autorité administrative.
Elle était représentée par le préfet lorsque les biens n’atteignaient
pas la valeur de 10 000 fr., par le conseil d’Etat, lorsque les biens
atteignaient ou dépassaient cette somme. Vous voyez sans que
j’insiste, à quelles accusations, à quelles suspicions pouvait prêter un
pareil système. Un auteur qui a consacré à la question de la séparation
des Eglises et de l’Etat, au point de vue juridique, le livre à coup sûr le
plus complet, le plus intéressant et le mieux documenté qui ait été
publié sur ce sujet, M. Grunebaum-Ballin écrit ces lignes d’autant plus
significatives que ses tendances ne sont pas douteuses :
« La vie des associations des fidèles dépendait uniquement de la
volonté gouvernementale. »
La commission nous présente un autre système. Si j’ai rappelé les
dispositions du projet déposé par M. Combes, ce n’est pas pour me
livrer à la vaine critique d’un texte que vous n’avez pas à discuter,
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 71
mais pour vous démontrer ou du moins pour essayer d’établir par une
comparaison à mes yeux saisissante, quel progrès a réalisé le projet de
la commission et de quel sentiment de libéralisme il s’inspire. (Très
bien ! très bien ! sur divers bancs.)
Il est un autre point sur lequel je ne suis pas moins tenté de lui
adresser un semblable éloge.
Les tiers, c’est-à-dire les auteurs des libéralités ou leurs ayants
droits, auront la possibilité d’exercer un droit de revendication ou de
reprise.
Le projet primitif, rédigé par l’honorable M. Briand, au nom de la
commission, ne statuait pas sur la question.
Il y avait là une incertitude véritablement équivoque. Elle était
d’autant plus dangereuse que d’après le droit ancien, le droit
traditionnel français, lorsqu’une corporation est dissoute, lorsqu’un
corps moral est détruit, — et j’ai là, je ne veux pas en fatiguer la
Chambre, une citation décisive de Turgot, — l’Etat était le maître
absolu de la dévolution des biens et les tiers n’avaient aucun droit
d’intervenir.
M. Léonce de Castelnau. — C’est le droit régalien ! ce n’est pas le
droit moderne.
M. Louis Barthou. — J’entends, mon cher collègue. J’indique que
je pourrais invoquer l’autorité de Turgot, vous me répondez que c’est
le droit régalien, que ce n’est pas le droit moderne. Mais cette même
doctrine a été affirmée dans le droit moderne, et je pourrais vous
apporter en ce sens les déclarations d’un ministre d’un gouvernement
voisin qui n’est pas en République, je parle de la Belgique. Il y a
quelques années un grand ministre libéral qui a honoré son parti,
Frère-Orban, soutenait à la tribune exactement la même thèse que
Turgot dans l’Encyclopédie et que Mirabeau à l’Assemblée
constituante. Toujours est-il qu’il y avait une incertitude dans le projet
primitif de la commission et que, mieux inspirée, la commission l’a
fait disparaître en déclarant que les auteurs des libéralités ou leurs
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 72
ayants droit pourraient exercer leur revendication et un droit de
reprise.
M. Georges Grosjean. — En ligne directe seulement par
dérogation à la loi de 1901.
M. Louis Barthou. — Oui, en ligne directe. (Interruptions au
centre.)
M. le président. — Messieurs, avec ces interruptions vous rendez
la discussion bien difficile !
M. Georges Grosjean. — Il m’est peut-être permis de préciser la
question, puisque c’est un texte que j’ai présenté à la commission
qu’elle a été soulevée et résolue.
M. Louis Barthou. — J’ai entendu M. Grosjean, votre
interruption, à laquelle je me proposais de répondre. Je sais que vous
avez déposé un amendement.
La commission accorde le droit de revendication aux héritiers en
ligne directe ; je loue la commission d’avoir accordé ce droit. La
commission a refusé ce droit aux héritiers en ligne collatérale ; je loue
la commission d’avoir pris cette décision. (Applaudissements à
l’extrême gauche et à gauche.)
M. Georges Grosjean. — C’est une dérogation à la loi de 1901.
M. Louis Barthou. — Je ne peux que remercier la Chambre de la
bienveillance qu’elle m’accorde dans une question qui n’est pas sans
présenter quelques difficultés et dans laquelle je m’efforce d’apporter
toute la précision et toute la clarté juridique dont je sui capable.
(Applaudissements sur les mêmes bancs.) Mais je crois que des
questions de cette sorte ne peuvent pas se régler, en raison de leur
difficulté et de leur complexité même, par voie d’interruptions. (Très
bien ! très bien !)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 73
M. Grosjean a déposé un amendement ; qu’il me permette de lui
demander de réserver pour le moment où il sera discuté les
observations par lesquelles il peut le soutenir.
M. Georges Grosjean. — Je défère d’autant plus volontiers à votre
désir que j’en ai déjà fait consacrer le principe par la commission.
M. Louis Barthou. — Ces réserves faites — ou plutôt ces éloges
adressées à la commission — je dois, pour exprimer ma pensée tout
entière, dire sur quels points je formule des critiques contre le projet
de loi qui vous est soumis par elle.
La commission vous demande de décider que l’établissement public
lui-même règlera la dévolution des biens aux associations cultuelles.
C’est le chapitre qui indiquera la mense capitulaire ; ce sont les
évêques et les curés qui liquideront les menses épiscopales et
curiales ; ce sont les fabriques, les conseils presbytéraux et les
consistoires qui liquideront les biens constituant jusqu’ici leur
patrimoine.
Il n’y aura pas de difficulté, s’il n’y a qu’une association cultuelle
qui revendique la propriété ou la jouissance de ce patrimoine. Mais
s’il y a plusieurs associations ?
Le projet primitif de la commission n’avait pas prévu ce cas ; il est
prévu par le texte qui est aujourd’hui soumis à la Chambre.
Cette hypothèse est-elle une éventualité douteuse ? Le cas pourra-til ne pas se produire ?
On dit qu’il sera rare. J’estime, au contraire, que, pour des raisons
diverses, il sera plus fréquent qu’on ne le pense généralement. Je ne
redoute pas les conflits, la concurrence entre des associations animées,
pour l’exercice du même culte, des mêmes sentiments de religieux ;
mais je ne suis pas sans appréhender, avec beaucoup de républicains,
l’immixtion de la politique dans les associations cultuelles et je me
demande si la dévolution des biens ne pourra pas être l’occasion de
certains conflits, de certaines mesquineries. (Très bien ! très bien !)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 74
Qui donc statuera quand deux ou plusieurs associations se
trouveront en présence ? La commission nous dit que c’est le tribunal.
Je ne mets pas en doute l’impartialité du tribunal, et à coup sûr je
préfère l’intervention de l’autorité judiciaire à celle de l’autorité
administrative qui était indiquée dans le projet de M. Combes.
Mais si je ne conteste à aucun degré l’impartialité du tribunal, je
peux bien mettre en doute sa compétence. Je suis d’accord avec le
rapporteur lorsqu’il indique que le tribunal statuera sur la régularité de
l’association. Le tribunal recherchera, il décidera si l’association
cultuelle a été constituée dans les délais fixés, si les membres qui la
composent y sont régulièrement inscrits, et par exemple s’ils ont l’âge
requis par les dispositions de la loi.
Mais quand le tribunal, dont c’est la compétence, que je ne lui dénie
pas, aura examiné ces questions, qui sont accessoires, il se trouvera en
présence de la seule, de la vraie question, de la question importante et
décisive : quelle est l’association qui, exactement sincèrement et
loyalement, continue le culte ? (Très bien ! très bien ! au centre et sur
divers bancs à gauche.)
Sur ce point, le projet de la commission ne nous offre pas des
garanties et ne nous donne pas des précisions suffisantes.
Ce matin, un des partisans les plus anciens de la séparation des
Eglises et de l’Etat, un de ceux qui ont fait en sa faveur la campagne
la plus vive, la plus ardente et la plus éloquente, M. Clemenceau,
écrivait les lignes suivantes. Je demande à M. Briand la permission de
les lui rappeler en omettant simplement une de ces inévitables malices
dont M. Clemenceau aiguise toujours ses discours, ses articles et ses
polémiques…(Sourires.)
M. le rapporteur. — N’omettez rien !
M. Louis Barthou. — « Ce n’est pas tout de dire qu’un juge
décidera. Encore faut-il lui faire connaître sur quels éléments sa
décision doit se fonder. Où sont les textes de loi ou les arrêtés formant
jurisprudence dont il s’inspirera pour rendre sa décision ? Comment
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 75
pourra-t-il formuler les considérants d’un arrêt de justice qui ne se
rapporte à aucune partie de notre législation ? Par quelle sorte de
démonstration les parties en cause prouveront-elles leur bon droit ?
D’arguments juridiques, il n’y en a pas l’ombre en la matière, la
question étant de savoir qui a droit à un privilège sous le règne de la
liberté. Le président Magnaud lui-même y perdrait ses considérants. »
Une cause dans laquelle le président Magnaud perdrait ses
considérants est à coup sûr une cause douteuse et incertaine. (On rit.)
Je demande donc à la commission quel est le système auquel elle
s’est arrêtée.
M. le rapporteur. — Je vous l’expliquerai.
M. Louis Barthou. — Vous me l’expliquerez, mon cher
rapporteur, mais permettez-moi alors de préciser la question devant la
Chambre. Je serai très heureux si j’arrive à provoquer de votre part
une réponse qui est nécessaire et même indispensable au vote clair et
loyal du projet de loi.
M. Paul Deschanel, dans un discours qu’il prononçait jeudi dernier,
disait qu’en Amérique ou tout au moins dans certains Etats américains
les tribunaux, pour reconnaître les véritables catholiques, recherchent
quels sont ceux qui suivent, qui acceptent la hiérarchie constituée de
l’Eglise catholique. Un amendement dont l’honorable M. Ribot est
l’un des signataires a pour objet d’indiquer que le tribunal devra
précisément attribuer les biens à l’association cultuelle qui sera
désignée par l’évêque.
Cet amendement a réuni un très grand nombre de signatures et,
quoiqu’elles soient considérables ou peut-être même parce qu’elles
sont considérables, il apparaît comme un peu suspect à la commission
et à son rapporteur. (Sourires.)
Mais j’aperçois devant moi l’honorable M. Réveillaud dont les
tendances et les opinions ne sont pas, j’imagine, suspectes à la
commission présidée par l’honorable M. Buisson. (On rit.)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 76
M. Réveillaud a repris le contre-projet qu’il avait déposé
antérieurement au rapport de l’honorable M. Briand. Que me
demande-t-il ? Que l’association cultuelle à laquelle les biens seront
dévolus soit désignée par le consistoire pour les protestants et par
l’évêque pour les catholiques.
M. le rapporteur. — Ce n’est pas assez. Par l’évêque, c’est
insuffisant. Le reproche que je fais à ces amendements, c’est de n’être
pas complets.
M. Eugène Réveillaud. — J’expliquera mes intentions.
M. Louis Barthou. — Ce n’est pas à moi, monsieur le rapporteur,
que ce reproche s’adresse. Retournez-vous du côté de M. Réveillaud
et dites-lui que son amendement est incomplet.
Mais si vous l’acceptez avec l’intention de le compléter, j’arrête
mes explications, car vous m’avez donné une satisfaction plus grande
que celle sur laquelle je comptais.
En effet, je tiens à dire que je comprends à merveille vos
appréhensions. Vous les avez manifestées dans l’interruption que sur
ce point particulier vous avez faite au discours de M. Paul Deschanel.
Vous avez dit à M. Paul Deschanel : vous préoccupez donc de
maintenir l’unité de l’Eglise catholique ?
M. le rapporteur. — Romaine ! (Exclamations à droite et au
centre.)
M. Louis Barthou. — M. Deschanel vous a répondu ou à peu
près : « Je n’ai pas une préoccupation de cette nature. » Je ne l’ai pas
davantage, et cela ne me regarde pas. Mais, comme législateur,
monsieur le rapporteur, j’ai un souci : je ne dirai pas que ce soit celui
de faire une loi loyale — car je ne me permettrais pas de mettre un
instant en doute votre loyauté, qui est reconnue de tous les partis dans
cette Chambre — j’ai le devoir de faire une loi claire et durable. Or
cette loi ne sera vivante et durable qu’à la condition que vous
indiquiez ses moyens d’application.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 77
Pourtant je comprend si bien vos appréhensions que je m’y associe
dans une certaine mesure. Vous ne voulez pas que ce soit l’évêque
qui, nécessairement, obligatoirement, désigne l’association cultuelle à
laquelle les biens seront attribués, parce que vous ne voulez pas
reconnaître ainsi une autorité qui doit disparaître au lendemain de la
séparation.
M. Lemire. — Elle ne disparaîtra pas du tout.
M. Louis Barthou. — Vous redoutez aussi un mot d’ordre ; vous
craignez que l’évêque, donnant ses instructions au clergé, ne reçoive
lui-même le mot d’ordre du pape et qu’en fin de compte, de par la loi,
l’application de la loi ne soit remise à l’autorité pontificale. (Très
bien ! très bien ! à gauche.)
Je comprends cette objection. Mais alors je vous demande si vous
feriez une opposition aussi absolue à un système qui ne va pas aussi
loin que celui dont j’ai trouvé l’expression dans les amendements de
M. Ribot et de M. Réveillaud. N’admettriez-vous pas que
l’établissement public, avant de procéder à la dévolution des biens,
prenne l’avis — un avis qui ne serait pas impératif — des autorités
ecclésiastiques actuellement reconnues ? Ainsi, le tribunal, sans être
lié, aurait du moins, des éléments d’appréciation.
Et si vous ne voulez ni de la décision obligatoire de l’évêque ni de
l’avis de l’autorité ecclésiastique que le tribunal sera libre ou non
d’accepter, je vous demande si la commission accepte l’interprétation
qu’a donnée du projet de loi son secrétaire, l’honorable M. Deville.
En effet M. Deville — et je demande bien pardon à la Chambre
d’entrer dans ces détails, mais il n’est personne ici qui ne comprenne
l’importance capitale de cette question et qui n’admette que le sort,
l’avenir de la loi se joueront peut-être autour de la disposition que je
critique (Très bien ! très bien !), en effet M. Deville disait :
« La situation financière des églises après la séparation serait celleci. En vertu de l’article 4, les associations cultuelles auraient la
propriété des biens immobiliers appartenant aux menses, fabriques et
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 78
autres établissements qui opéraient eux-mêmes la dévolution des
biens… » — sur ce point, il n’y a pas de difficulté — « …je crois que
les craintes qui se sont élevées de ce côté de la Chambre (la droite) ne
sont pas fondées. C’est à tort qu’on nous a prêté l’intention de leur
susciter des concurrences plus ou moins fantaisistes.
« Tels que les termes de l’article m’apparaissent, si les
établissements publics du culte, si les fabriques, dès l’origine, sont
d’accord pour traiter avec une association qui leur succédera si elles
sont d’accord pour le choix de cette association…
« M. Ferdinand Buisson,
Régulièrement formée.
président
de
la
commission.
« M. Gabriel Deville. Bien entendu. Si, dans la suite, les
associations cultuelles choisies ne se divisent pas, je ne vois pas qu’il
y ait pour elles à craindre l’intervention des tribunaux. »
Voilà qui est net. On parle toujours des fabriques, mais il n’y a pas
que les fabriques ; il n’y a pas qu’un seul culte, il y en a plusieurs et il
y a plusieurs établissements du culte. Les conseils de fabrique, les
membres, les conseils presbytéraux, les consistoires procèdent à la
dévolution des biens. Plusieurs associations cultuelles sont en
concurrence ; que dit M. Deville ? Si l’établissement public ne se
divise pas, s’il attribue les biens à une association cultuelle, cette
attribution sera définitive (Très bien ! très bien !) ; elle ne pourra pas
être contestée par les autres associations.
Je vois que par un geste — et je ne l’en blâme pas — l’honorable
rapporteur proteste contre cette interprétation…
M. le rapporteur. — Sur un point.
M. Ferdinand Buisson, président de la commission. — Je crois
également que vous vous trompez, de fait, sur un point.
M. Louis Barthou. — Je ne crois pas me tromper ; en tout cas, je
suis assuré d’avoir cité textuellement les paroles de M. Deville…
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 79
M. Gabriel Deville. — C’est très exact. (Mouvements divers.)
M. Louis Barthou. — … et si quelqu’un pouvait élever une
protestation contre l’interprétation contre l’interprétation que je leur
donne, c’est M. Deville lui-même. Or il vient de me dire très
loyalement : « C’est exact. » C’est-à-dire que je résume très
exactement le système qu’il a indiqué à la Chambre. Il était approuvé
de ce côté de la Chambre (la droite). Je le comprends à la fois et je
m’en étonne. Je m’en étonne, parce que les établissements du culte et
en particulier les fabriques n’ont pas d’autorité spirituelle, ils ne
gèrent que le temporel ; mais je comprends aussi, puisqu’il s’agit de
biens, qu’on approuve ici la commission, ou du moins l’un de ses
membres, de vouloir attribuer à ces établissements la dévolution de
ces biens.
Ainsi, messieurs, sans faire à la commission une querelle mesquine
et déloyale, qui ne serait pas dans mes intentions, voulant simplement
éclairer le débat et le texte du projet de loi, j’ai obtenu des réponses
contradictoires de la part de M. Deville d’un côté, de la part de M.
Briand de l’autre. J’ai établi de la sorte que la question n’est pas
claire, que la question n’est pas réglée…
M. le président de la commission. — C’est très juste.
M. Louis Barthou. — … que nous ne sommes pas en présence
d’un système précis. Et puisque l’honorable M. Buisson me dit que
c’est très juste, je commence à avoir satisfaction ; j’aurai la victoire
complète lorsque la commission nous aura apporté le texte définitif et
clair qu’avec la Chambre presque tout entière je sollicite de sa loyauté
et de sa compétence. (Applaudissements au centre, et sur plusieurs
bancs à gauche. — Mouvements divers.)
On me dit : C’est le point capital. Et, en effet, il ne faut pas le
laisser en suspens. On a parlé souvent dans ce débat de la constitution
civile du clergé ; à mon tour, sans vouloir faire une comparaison qui
serait excessive, j’ai le droit de faire un rapprochement qui me paraît
nécessaire. Lorsque la constitution civile du clergé entra dans la voie
de l’application, le clergé protesta-t-il principalement contre la
division des diocèses ? Protesta-t-il même contre l’élection des prêtres
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 80
par une sorte de suffrage universel ? Non, il protesta surtout contre le
serment civique, parce que le serment ne lui paraissait pas clair, qu’il
ne lui paraissait pas précis ; parce qu’on ne savait pas très exactement
quels engagements y étaient contenus. A un certain moment, un des
membres de l’Assemblée constituante s’efforça d’en expliquer la
portée et l’Assemblée constituante elle-même, dans sa loyauté, eut
tellement l’impression de l’incertitude du serment qu’elle avait
imposé au clergé, qu’elle le modifia. Mais il était trop tard. La guerre
était déclarée et vous savez, messieurs, combien elle fut âpre, longue
et violente ! Ne recommençons pas la même faute.
Nous voulons faire la séparation.
Vous avez dit, monsieur le rapporteur — et je sais toute la loyauté,
et toute la sincérité de vos paroles — vous avez dit que vous vouliez
faire cette séparation dans un sens libéral. Vous ne voulez pas qu’elle
apparaisse comme une sorte de persécution de l’Eglise catholique. Je
n’espère pas, pas plus que vous, que l’Eglise catholique s’y soumettra
ou s’y résignera tout de suite. Mais, du moins, ne lui donnons pas des
prétextes dangereux et inutiles. Sur ce point important, fournissez
donc l’explication, apportez le texte, prononcez le mot nécessaire et
mon effort de collaboration loyale n’aura pas été inutile si je réussis à
les obtenir de la commission et de vous. (Très bien ! très bien ! à
l’extrême gauche et à gauche.)
J’ai insisté un peu longuement sur cette question, mais je n’abuserai
plus beaucoup maintenant de l’attention de la Chambre car, à
l’occasion des édifices la même question se pose et dans les mêmes
conditions à peu près. Il se pose aussi des questions d’une autre
nature. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la question
des édifices qui devait jouer dans cette discussion un rôle
considérable, qui paraissait être le point principal, délicat et complexe
de la loi, a fait depuis quelques jours, à la suite des polémiques de
presse, des contre-projets et des amendements déposés, un pas
considérable.
Déjà la commission avait sensiblement amélioré le projet déposé
par l’ancien gouvernement. Vous n’ignorez pas, en effet, qu’en vertu
du premier projet, c’était encore l’autorité administrative, c’est-à-dire,
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 81
selon les cas, le conseil d’Etat ou le préfet qui statuaient sur les
besoins des associations cultuelles. Même, le projet de M. Combes
contenait un article en vertu duquel, si l’autorité administrative
estimait que certains biens étaient inutiles à un culte, elle pouvait les
attribuer à une association d’un autre culte. Vous avez fait disparaître
ces dispositions. Ici encore, vous vous êtes efforcés de manifester un
libéralisme auquel je rends hommage. Pourtant j’adresse à votre
système, sur un point essentiel, une critique que je tiens pour capitale ;
il ne règle pas le lendemain ; il laisse peser sur les ministres du culte,
sur les fidèles de tous les cultes, protestants ou catholiques, une
incertitude et une insécurité fâcheuse. Même, si j’ai bonne mémoire,
je crois pouvoir affirmer qu’il y a quelques mois, le congrès radicalsocialiste réuni à Toulouse, faisait précisément à votre projet, sur ce
point, le reproche de ne pas trancher, d’une manière définitive, la
question des édifices. Et ce matin — car au cours de cette discussion,
les polémiques s’échangent, les documents pleuvent, les contreprojets sont déposés et les articles de presse se multiplient — ce
matin, dis-je, dans une lettre adressée à la Petite République française,
par notre honorable collègue M. Augagneur à notre honorable
collègue M. Gérault-Richard, je lisais les lignes suivantes :
« Il est quelque chose qui me préoccupe encore davantage, c’est ce
qui se passera dans toutes les communes. Après la période du
privilège, la commune a les mains libres ; que va-t-elle faire de son
église ? Les élections municipales se poseront tous les quatre ans sur
cette intéressante question et partout les élections municipales
subiront le contre-coup des préoccupations religieuses. (Très bien !
très bien ! à droite.)
« Aujourd’hui nous discutons au Parlement pour savoir si nous
séparons l’Eglise de l’Etat ! Demain nous aurons tranché le débat ?
Nous, nous en aurons transmis la continuation à tous les conseils
municipaux de France. (Très bien ! très bien ! au centre.) A partir de
1917, tous les quatre ans, tous les conseils municipaux discuteront,
après leurs électeurs, pour savoir si la commune se séparera de
l’Eglise.
« Je ne connais rien de plus dangereux. Partout cette obsession de
l’Eglise pèsera sur l’administration et sur la politique des communes.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 82
Cette décentralisation du Concordat est redoutable. » (Applaudissements au centre et à droite.)
C’est monsieur Augagneur qui parle ainsi — et je m’associe
pleinement à ses observations — contre le projet de la commission.
M. le rapporteur. — Ce qu’il dit n’est pas exact.
M. Louis Barthou. — Est-ce à dire pourtant que j’oppose au
système de la commission le système de l’honorable M. Augagneur ?
M. Augagneur a déposé un amendement dont on peut dire, sans
exagération qu’il est déjà célèbre. Et, en effet, — que mon honorable
collègue ne m’en veuille pas de l’apprécier ainsi — par la surprise
qu’il a causée, il mérite la célébrité dont il a joui presqu’aussitôt.
(Rires.) L’amendement de M. Augagneur a eu cette fortune qu’il a
paru, en effet, être accepté tout de suite par les adversaires de la
séparation et rallier en même temps l’adhésion de certains de ses
partisans. Mais j’ai bien peur que son système n’ait pas été compris,
j’ose le dire sans vouloir mettre en doute l’intelligence d’aucun de
mes collègues, ni d’aucun publiciste, selon ses intentions et sa portée
véritables. Nous avons tous un peu le même défaut, nous lisons
rapidement les documents parlementaires, nous jugeons de la valeur et
de la portée d’un amendement par ses premières lignes et c’est, je
crois, ce qui est arrivé à l’amendement de l’honorable M. Augagneur.
En effet, je lis :
« Art. 10. — Il est fait donation par l’Etat, les départements et les
communes, aux établissements ecclésiastiques et aux associations à
eux substituées, telles qu’elles sont désignées et instituées par le titre
V de la présente loi, des établissements servant exclusivement à
l’exercice des cultes : cathédrales, églises, chapelles, etc. »
Cette première disposition a plu à nos honorables collègues de la
droite.
M. Paul Bourgeois (Vendée). — Pas trop !
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 83
M. Louis Barthou. — Mon cher collègue et respecté doyen, vous
avez une très grande expérience parlementaire, vous êtes un esprit très
fin et très avisé ; je suis certain que vous avez lu l’amendement
jusqu’au bout, mais tout le monde ne l’a pas lu jusqu’au bout dès le
premier moment et il en est resté…
M. Paul Bourgeois (Vendée). — Je l’ai lu et compris comme vous,
monsieur Barthou.
M. Eugène Réveillaud. — In cauda venenum.
M. Louis Barthou. — Il a été jugé sur ses premières lignes qui
paraissaient contenir une déclaration très satisfaisante de principes très
libéraux. Et, du moment où M. Augagneur, député socialiste, propose
d’attribuer aux associations cultuelles d’une manière qui semble
définitive tous les établissements du culte, je comprends à merveille
que cet amendement, au premier abord, ait soulevé l’enthousiasme des
adversaires de la séparation ; mais je comprends mieux encore qu’il
ait soulevé les protestations très vives de ses partisans les plus avisés.
Qu’y a-t-il donc au fond de l’amendement de l’honorable M.
Augagneur ? Il y a d’abord un principe. Mais quels sont les biens
auxquels le principe s’applique ? Vous allez voir tout de suite ce qui
reste des promesses si alléchantes qui paraissaient faites par le début
de l’amendement de notre honorable collègue.
Tous les édifices du culte seront-ils attribués par l’Etat aux
associations cultuelles ? Oh ! que non pas !
D’abord l’honorable M. Augagneur ne parle que des édifices
proprement attribués au culte et non de logements particuliers des
ministres, c’est-à-dire des presbytères, des palais épiscopaux et
archiépiscopaux et des séminaires.
Tandis que la commission vous propose d’en laisser aux
associations cultuelles ou plutôt aux ministres du culte la jouissance
gratuite pendant deux ans qui suivront la promulgation de la loi,
l’honorable M. Augagneur est sur ce point beaucoup plus radical : il
décide que dès le lendemain de la loi les curés devront quitter leurs
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 84
presbytères, les pasteurs leurs temples, les évêques et les archevêques
les palais dans lesquels ils habitent.
Et puis, il y a encore toute une autre catégorie de biens qui seront
distraits de la donation. Ici je suis presque tenté de louer mon
honorable collègue de manquer d’esprit juridique…
M. Augagneur. — Je m’en flatte !
M. Louis Barthou. — … car sa pensée s’affirme sans ambages
dans la dernière phrase de son amendement :
« Art. 12. — Les départements et les communes sont autorisés à
excepter de la donation prescrite à l’article 10 et à se réserver les
édifices dont ils auraient, antérieurement au vote de la présente loi,
réclamé la désaffectation. »
De cette façon, par une disposition tout à fait nouvelle à coup sûr
dans les amendements et dans les projets, ce n’est pas au lendemain
de la promulgation de la loi que la situation de certains établissements
sera fixée, c’est avant sa promulgation, et déjà dans toutes nos
communes on peut demander, on doit demander la désaffectation de
certains édifices. Si les édifices dans lesquels sont logés les ministres
du culte…
M. Augagneur. — Permettez-moi de vous dire qu’il y a une erreur
d’écriture ; je n’ai jamais pensé que la situation des édifices pût être
réglée avant la promulgation de la loi.
M. Louis Barthou. — Mon cher collègue, j’accepte volontiers
votre rectification ; elle porte sur un point important, mais secondaire,
et mon observation principale n’en subsiste pas moins.
Il reste, en effet, que, parmi les édifices dont disposeront en faveur
des associations cultuelles, d’une part, les maisons, palais ou
presbytères affectés au logement des ministres du culte ne seront pas
compris dans la donation et, d’autre part, n’y seront pas compris
davantage tous les établissements dont, d’après la promulgation de la
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 85
loi, les départements, l’Etat ou les communes réclameront leur
désaffectation.
Et puis, et surtout, la donation est faite sous certaines conditions.
M. Aynard. — Voilà le point capital.
M. Louis Barthou. — Elle est essentiellement révocable. Je ne
veux pas examiner, à ce point de vue, toutes les dispositions de
l’amendement de M. Augagneur. Je retiens simplement la cause de
révocation la plus saisissante et la plus grave.
« La donation sera révoquée de plein droit et les donateurs ou leurs
ayants droit remis en possession : 1° Si l’association cultuelle
bénéficiaire de la donation est dissoute pour une cause quelconque
dépendant ou non de son fait… »
M. Delarue. — C’est la révocation pour inexécution de charges.
M. Louis Barthou. — Je ne suis nullement surpris, en réfléchissant
aux conditions et aux conséquences de ce texte, que certains journaux
n’aient pas partagé l’enthousiasme qu’avait fait naître tout d’abord
l’amendement, si libéral en apparence, de l’honorable M. Augagneur.
Je comprends, par exemple, que le journal le Temps ait écrit les lignes
suivantes :
« Le Gouvernement pourra ainsi aisément dissoudre une association
cultuelle ; il suffira d’une phrase mal interprétée d’un sermon pour
accuser le curé d’avoir employé l’église à faire de la propagande
politique au lieu de la consacrer à la célébration et à l’exercice du
culte. Tout curé qui déplaira aura sans cesse sur la tête une épée de
Damoclès. Ce sera le règne du bon plaisir et ce sera l’iniquité, car il
n’est pas juste de priver toute une population croyante de son église
parce qu’un curé aura commis une maladresse. » (Très bien ! très
bien ! à droite.)
Je ne voudrais en rien désobliger mon honorable collègue, mais je
crains bien qu’après avoir été célébré d’une façon aussi retentissante,
son amendement ne connaisse le sort le plus fâcheux et qu’il n’ait
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 86
cette fortune d’être repoussé à la fois par les partisans et par les
adversaires de la séparation des Eglises et de l’Etat.
Pourtant il vous restera, monsieur Augagneur, une consolation. Je
l’emprunte aux lignes que M. Drumont vous consacrait ce matin dans
la Libre Parole :
« En tout cas il faut féliciter Augagneur — car M. Drumont vous
parle avec une liberté qu’étant votre collègue je n’oserais pas
employer vis-à-vis de vous — en tout cas il faut féliciter Augagneur
de son amendement. S’il l’a déposé dans une pensée nette et droite.
Dieu l’en récompensera au jour du jugement. » (Rires.)
Je n’ai pas, mon cher collègue, l’autorité suffisante pour ajouter :
c’est la grâce que je vous souhaite. (Nouveaux rires.)
Si je n’accepte intégralement ni le système de la commission ni
l’amendement proposé par l’honorable M. Augagneur, je tiens au nom
de mes amis et en mon nom personnel à indiquer, en terminant, le
système que nous comptons soumettre à la commission et soutenir
devant la Chambre.
Nous acceptons comme point de départ la distinction qui résulte à
la fois du système de la commission et de l’amendement de M.
Augagneur, c’est-à-dire que nous faisons une situation différente aux
établissements du culte proprement dits et aux édifices dans lesquels
sont logés les ministres.
En ce qui concerne les édifices dans lesquels sont logés les
ministres, nous acceptons, en prolongeant peut-être la période de deux
ans indiquée dans le projet de loi, la concession gratuite proposée par
la commission. En ce qui concerne les édifices affectés au culte, nous
n’acceptons ni la donation absolue de M. Augagneur, même avec ses
conditions, et surtout à cause de ses conditions, ni la concession à titre
onéreux proposée par la commission.
Nous n’acceptons pas la donation de l’honorable M. Augagneur
parce que véritablement il serait sans exemple dans l’histoire de ce
pays que, sans contrôle, sans inventaire, sans garantie d’aucune sorte,
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 87
l’Etat attribue à des cultes des édifices et des biens dont la somme
peut-être très considérable. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
Nous n’acceptons pas le système de la commission parce que nous
prétendons qu’il laisse la question en suspens et la fait revivre dans les
pires conditions tous les dix ans. Nous demandons à la commission
d’accepter sinon l’amendement même de l’honorable M. Réveillaud,
du moins un système qui s’en approche. Nous sommes partisans de la
location, mais de la location des édifices fixée à un prix très peu élevé,
à 1 fr. par exemple, comme le proposent des républicains qui ne sont
pas suspects, M. Réveillaud, M. Mard Réville, M. Mill, M. Albert-LeRoy.
Nous demanderons en outre que la location, au lieu d’être faite pour
une période de dix ans, soit faite pour une période beaucoup plus
prolongée, de telle façon que les ministres des cultes et les fidèles
aient une sécurité du lendemain qui leur fait défaut dans le projet de
loi.
Nous prierons donc la Chambre de statuer d’une manière plus
libérale. Nous lui rappellerons qu’après avoir proclamé la liberté des
cultes dans la loi de ventôse, la Convention nationale avait, dans la loi
de prairial, décidé de restituer les édifices du cultes aux communes.
La Chambre ne voudra pas moins faire que la Convention nationale
dont nous lui demanderons aussi de suivre l’exemple en se montrant
plus large et plus libérale que sa commission dans les pensions
attribuées aux ministres du culte. (Rumeurs sur quelques bancs à
l’extrême gauche.)
Oh ! messieurs, je vous remercie de bienveillance et de votre
attention. Mais vous êtes trop attachés à la liberté de votre pensée et
de votre parole pour que vous ne respectiez pas une pensée qui
s’exprime librement et en toute indépendance devant vous.
(Applaudissements à gauche.)
Oui, j’accepte le principe du projet de la commission. Mais je fais à
ce projet une critique, et certainement les socialistes plus que tous les
autres parmi mes collègues en reconnaîtront la justice.
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 88
Que vous demande la commission ? De distinguer entre les
ministres du culte selon qu’ils ont plus ou moins de vingt-cinq ans de
services. S’il ont moins de vingt-cinq ans de services, les allocations
suivent pendant quatre ans une ligne décroissante. S’ils ont plus de
vingt-cinq ans de services, la pension est uniforme : elle est fixée à la
moitié du traitement.
Comme conséquence, le ministre des cultes qui aura été ordonné à
vingt-cinq ans, qui aura vingt-cinq ans de services et sera âgé de
cinquante ans, alors qu’il pourra continuer à célébrer le culte, à
exercer sa profession, recevra exactement le même traitement que le
ministre âgé de soixante-dix ans à soixante-quinze ans.
Croyez-vous, messieurs, que je fasse là une vaine hypothèse ?
Croyez-vous que je discute sur des faits que j’imagine ? Est-ce qu’au
contraire je ne vous soumets pas des réalités, des faits tels qu’ils sont
établis par nos budgets !
Au budget de 1904 étaient inscrits 4 626 desservants ayant plus de
soixante ans, 1 754 ayant plus de soixante-dix ans, 1 700 desservants
âgés de plus de soixante-quinze ans.
Rappelez-vous ce que faisait la Révolution. Même aux heures les
plus violentes de son histoire, même quand la Convention nationale
prononçait la dissolution des congrégations religieuses, même quand
elle prenait des mesures contre les prêtres réfractaires, dans lesquelles
elle dénonçait à la tribune des agents de l’étranger, elle allouait aux
uns et aux autres des pensions élevées.
Si la commission, animée d’un bon sentiment, proposait à la
Chambre d’attribuer la totalité de leurs traitements à ces vieillards
âgés de soixante-dix à soixante-quinze ans, la Chambre ne redouterait
de compromettre ni l’équilibre du budget, ni le succès de la réforme ;
au contraire, elle s’honorerait devant la République et devant le pays
en accomplissant un acte de stricte justice et de haute générosité.
(Applaudissements à gauche.)
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 89
Cette thèse n’était-elle pas indiquée, il y a quelques mois, par le
président du précédant conseil des ministres ? M. Combes disait à
Auxerre :
« Quand il s’agit des édifices affectés au culte ou des pensions à
allouer aux titulaires actuels des services concordataires, il n’est pas
de concession raisonnable, pas de sacrifice conforme à la justice que
je ne sois disposé, pour ma part, à consentir, afin que la séparation des
Eglises et de l’Etat inaugure une ère nouvelle et durable de concorde
sociale en garantissant aux communions religieuses une liberté réelle
sous la souveraineté incontestée de l’Etat. »
Je souhaite que ces paroles deviennent une réalité dans le projet de
loi qui sortira de vos délibérations et les dispositions libérales
auxquelles j’ai fait un appel loyal garantissant le succès de la réforme
contre toute surprise et contre tout retour. Il n’est pas un républicain
qui puisse se dissimuler les difficultés et les dangers de cette
entreprise. Le mot même de réforme ne suffit pas à en préciser
l’étendue. Il faut reconnaître que la loi projetée introduira une
révolution véritable, profonde et grave dans les usages les plus
anciens et dans les mœurs du pays tout entier.
Et ce ne sont pas les seuls croyants, les fidèles et les pratiquants des
divers cultes qui en subiront les conséquences. Ceux-là mêmes qui
s’efforcent ou qui se flattent de penser librement en éprouveront les
effets, non seulement dans la vie locale et sociale, mais encore plus
près d’eux, à leur foyer, dans leurs familles.
M. Eugène Réveillaud. — Très bien !
M. Louis Barthou. — La loi, par la substitution des contributions
volontaires aux salaires et aux subventions de l’Etat, aura pour effet
de bouleverser et de modifier du tout au tout des habitudes plus que
séculaires.
Selon qu’elle ménagera ou qu’elle brusquera les transitions, selon
qu’elle respectera ou qu’elle paraîtra froisser les croyances, selon
qu’elle s’inspirera de l’esprit de liberté ou qu’elle cèdera à l’esprit de
secte, la séparation sera une solution bienfaisante ou la plus
Délibérations sur le projet et les propositions de loi… 4e séance du 28 mars 1905 90
redoutable des aventures. Son avenir, son sort, son succès sont
uniquement liés, messieurs, à votre prévoyance et à votre sagesse.
(Applaudissements à gauche.)
La séparation des Eglises et de l’Etat devait fatalement, à une heure
que les événements ont précipitée peut-être, suivre la séparation de
l’Eglise et de l’école. Ces deux grandes réformes, dont on peut dire
que la première a annoncé, préparé et commandé la seconde, auront
assuré, dans la République libérée de toute domination et de toute
tutelle confessionnelle, l’œuvre de sécularisation entreprise, vous
savez au milieu de quels périls tragiques, par les trois grandes
Assemblées de la Révolution.
Elles ne suffiront pas pourtant à épuiser l’activité et à remplir la
tâche du parti républicain. D’autres efforts et d’autres réformes
tenteront sa volonté et son courage. Il dépend de vous, messieurs, de
lui rendre la liberté qui lui est nécessaire pour s’absorber tout entier
dans l’étude des vastes problèmes dont la solution apportera à la
démocratie confiante moins d’inégalités, une justice meilleure et une
plus large humanité. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême
gauche et sur divers bancs au centre. — L’orateur, en regagnant son
banc, reçoit les félicitations de ses amis.)
Voix nombreuses. — A jeudi !
M. le président. — La Chambre n’entend sans doute pas continuer
ce soir la discussion ? (Non ! non !)
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.
Fin du texte