L`altérité dans les récits de famille

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L`altérité dans les récits de famille
L’altérité dans les récits de famille
Nadja Djuric
Sorbonne Nouvelle (Paris III)
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Comme la notion d’altérité se trouve liée à la question d’identité, et que l’identité
se construit dans un réseau complexe d’appartenances et de différences individuelles, cette altérité peut être envisagée sous des formes différentes, concernant des
problématiques nationales, culturelles etc., mais aussi des relations beaucoup plus
personnelles. Le problème essentiel qui se pose pour le sujet reste pourtant inchangé
: comment se définir par rapport à l’autre, comment créer ou maintenir un sens dans
un monde traversé de différences, comment approcher l’autre et faire face à l’autre
que l’on découvre dans soi-même.
Une possibilité de traiter cette question dans le cadre des recherches sur le roman
contemporain serait justement d’analyser la notion d’autrui dans les récits de famille.
Bien que les romans de ce type ne soient pas la toute première association à la question
d’altérité, ils présentent des schémas narratifs et des enjeux d’écriture qui tiennent
beaucoup de ce concept.
Dans les romans qui racontent une histoire de famille, il s’agit d’abord d’une prise
de conscience individuelle. Dans d’autres contextes, ceux où un groupe social ou
national se trouve face à un autre qui lui sert d’opposant et de miroir, il est plus facile
d’insister sur les différences (néanmoins, une telle approche facilite aussi la création de conflits). Dans le cadre d’une histoire familiale, cet autre est en même temps
inévitablement une partie de moi-même, un autre visage de soi dont il est difficile de
s’affranchir. Le lien du sang rend le rapport entre les générations plus complexe et
souvent plus douloureux, même si le rapport n’est pas proprement dit conflictuel.
La relation entre les deux générations au sein d’une même famille conduit chez les
enfants à la découverte des différences essentielles qui proviennent de l’expérience
vécue. L’accès au passé des parents n’est jamais direct et même ce qui a été un présent
partagé, i.e. le présent de l’enfance pour la deuxième génération, n’est pas toujours
Canadian Review of Comparative Literature / Revue Canadienne de Littérature Comparée
crcl december 2009 décembre rclc
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Nadja Djuric | L'altérité dans les récits de famille
possible à comprendre en raison de la distance temporelle. Ainsi les notions de quête
et d’héritage viennent se joindre à la réflexion sur le passé familial. Connaître le passé
des parents, avoir accès à leur vérité, signifie pour les enfants devoir choisir une attitude qui fera partie de leur identité. Si dans les romans contemporains le parent est
envisagé comme l’autre, la problématisation du passé familial ou la découverte du
passé du parent peuvent acquérir des formes différentes: de la recherche menée de
manière consciente (Bernhard Schlink, Die Heimkehr, 2006), à la découverte bouleversante (Pierre Péju, Le rire de l’ogre, 2005); de la possibilité de revivre le passé
familial à travers l’écriture (Porodični cirkus—Le cirque de famille—de l’écrivain
serbe Danilo Kiš, trilogie familiale dont les trois parties sont parues en 1965, 1970
et 1972) à l’autre possibilité fournie par l’écriture, celle de présenter justement le
manque de relations et les liens brisés que le présent entretient avec le passé (Arno
Geiger, Es geht uns gut, 2005).
Ces récits de famille présentent la recherche identitaire et la rencontre de l’altérité
sous un aspect double. Le plus souvent, le personnage du fils ou de la fille veut saisir 435
l’identité de la figure parentale justement pour gagner le savoir et la maturité, pour
voir clair dans le passé et en même temps gagner une clarté intérieure. Pourtant, il
ne s’agit pas d’un rapport uniquement personnel, puisqu’il ouvre aussi à l’Histoire,
inscrit le passé familial dans le passé de l’époque et force à des prises de conscience ou
de responsabilité. Nombreux sont des romans contemporains qui traitent de l’héritage
de la Seconde guerre mondiale dans cette perspective—même si ce n’est certainement
pas le seul événement de l’histoire récente à être abordé de telle manière, il reste
toutefois l’événement de référence. Dans ces romans, l’histoire n’est pas décrite et
présentée de façon objective et neutre. La connaissance de l’histoire est le fruit incertain d’un cheminement obscur, un savoir qu’il faut gagner ou mériter, que l’on veut
saisir ou bien au contraire, fuir à tout prix.
Le passé familial est individuel et collectif en même temps: individuel puisqu’il
s’agit dans un premier temps de la volonté de s’approcher des individus concrets qui
nous sont proches; collectif parce que ce rapprochement reste possible seulement
dans le cadre d’une recherche sur l’époque et sur l’histoire. Ce passé double est aussi
un lieu d’altérité, dans la mesure où il nous appartient tout en nous restant étrange, et
s’inscrit dans un rapport à l’autre où la différence entre soi et l’autre n’est jamais sûre
et décidée, alors qu’elle reste principale.
Ouvrages Cités
Geiger, Arno. Es geht uns gut. Carl Hanser Publishing, 2005.
Kiš, Danilo. Porodični cirkus [Le cirque de famille]. 1965-72. Split: Feral Tribune,
1999.
Péju, Pierre. Le rire de l'ogre. France Loisir, 2005.
crcl december 2009 décembre rclc
Schlink, Bernhard. Die Heimkehr. Diogenes Verlag, 2006.
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