Le cannibalisme chez les truites : réalité ou légende ?

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Le cannibalisme chez les truites : réalité ou légende ?
BULLETIN PR4TVCAIS DE PISCICULTURE
NEUVIÈME ANNÉE
N«
104
FÉVRIER 1937
LE CANNIBALISME CHEZ LES TRUITES :
RÉALITÉ OU LÉGENDE ?
Par J.-A. LESTAGE
Vice-Président d e s Naturaliste!
Belges,
Directeur d u Laboratoire d e R e c h e r c h e s hydrobiologiques.
C o m m e n ç o n s p a r bien poser le problème, car il est d ' i m p o r t a n c e . La
m i s e en valeur d ' u n biotope salmonidien est sous la dépendance de d e u x
séries d e facteurs : il y a les facteurs positifs, dits « facteurs de valorisation », et les facteurs négatifs, dits « facteurs de dévalorisation ». Rien d e
c o m p l i q u é à ceci.
P a r m i les seconds facteurs, que n o s lecteurs connaissent évidemment, il
y avait celui-ci : « Les Truites se m a n g e n t entre elles ». Ce facteur n'était
nié p a r personne. L É G E R a écrit à ce sujet : « la destruction a u t o p h a g i q u e
des alevins... est d ' a u t a n t plus g r a n d e q u e les sujets préexistants sont plus
n o m b r e u x » ( i ) . U n élève d u savant professeur cité ci-dessus, - S T A N K O V I T C H ,
dit q u e « la Truite paraît m a n g e r p e u d e Poissons d a n s les cours d ' e a u
alpins » (en note : « sans doute p o u r la b o n n e raison q u ' e l l e n ' e n trouve
point o u très peu »). Cependant, l ' a u t e u r se r a n g e à l'opinion d e ceux <t q u i
prétendent q u e la Truite de grosse taille fait u n e chasse impitoyable a u x
petits Poissons, même à ceux de sa propre espèce » {2).
Je pourrais trouver d'autres citations, mais elles concordent, sans aucun
doute, avec les précédentes. Il est d o n c indéniable q u e le cannibalisme truttien existe, et q u ' i l constitue u n facteur dévalorisant dont il faut tenir
compte p o u r établir, aussi exactement q u e possible, le r e n d e m e n t d ' u n
cours d'eau s u r la base des déversements effectués et d u déchet provoqué p a r
le dit facteur.
P e n d a n t plusieurs années, j'acceptai cette « loi ». P o u r t a n t , a u fur et à
mesure d e m e s explorations p o u r l'étude d e la capacité ichtyogénique d e
centaines de ruisseaux e t rivières, a u c o u r s desquelles je multipliai les
autopsies de Truites fario, e n vue de m o n t r e r a u x agents forestiers quels
sonj, les divers o r g a n i s m e s constituant la n o u r r i t u r e de ces Poissons p e n d a n t
(1) LÉGER ( L . ) . — A n n a l e s de l'Université
(A) STANKOVITCH. — Travaux
site
de Grenoble,
du Laboratoire
de Grenoble,
de l'Institut
X X I I , 3 , 1910, P . 3 I .
de Pisciculture
de
1920.
Article available at http://www.kmae-journal.org or http://dx.doi.org/10.1051/kmae:1929029
l'Univers
— 190
—
toute il'année, je constatais, non sans curiosité, que je trouvais dans les
Truites des Vairons, des Loches, des Chabots, m ê m e des Ecrevisses, mais
« jamais rien qui fût d'origine salmonidienne
! I » Les fario belges feraientelles exception ? Elles sont nettement ichtyophages, sans être m ê m e « grosses », mais pas d u tout cannibales l
Cette constatation m ' i n c i t a à ouvrir u n e enquête internationale dans la
revue Pêche et Pisciculture q u i a des lecteurs u n peu partout.
En Septembre 1933, j e posai ouvertement la question : — « En eau libre,
les Truites se mangent-elles entre elles ? (1). Il semble q u e n o n , si l ' o n se
base s u r ce q u ' e n dit VOUGA ( 2 ) , en Suisse, et divers autres auteurs américains et canadiens d o n t o n verra les opinions dans m o n article cité plus
haut.
Les premières réponses me vinrent évidemment de Belgique. Celle de
M E T Z D O R F , m e m b r e d u Comité directeur de la Société Centrale pour la
Protection de la Pêche Fluviale, un merveilleux pêcheur de Truites et u n
a m a t e u r des questions hydrobiologiques, fut négative, de m ê m e q u e d'autres é m a n a n t d e pêcheurs et d'inspecteurs forestiers.
M. M. DE SÉLYSrLojvGHAMPs, Secrétaire perpétuel de l'Académie, Directeur
de l'Institut
zoologique
Torley-Rousseau,
Professeur à l'Université de
Bruxelles, pêcheur d e Truites, me fit savoir q u ' i l « avait contrôlé plus d e
5o.ooo TruiCes e n près d e 5o ans, capturées p a r lui dans u n e seule rivière,
le Bocq. Il a trouvé des Chabots, petits Brochets, Ammociètes, « mais
j a m a i s rien q u i fût m ê m e suspect d e représenter u n e Truitelle... » (3).
Passons a u x investigations faites à l'étranger. En Bohême, Vaclav
D Y C K (4) étudia les contenus- stomacaux de 3oo fario capturées d a n s divers
ruisseaux d e la Moldavie, nota exactement ce q u ' i l y découvrit c o m m e organismes de tous ordres, notamment 17 fois sur 100 des Poissons (Chabots et
Vairons), m a i s n e trouva rien d'origine salmonidienne,
ce q u i fit dire a u
D
ANDRÉ : « c'est là un fait q u i vient à l'appui d e l à thèse du cannibalisme
seulement occasionnel de la Truite » (5).
E n Suisse, le LV Emile ANDRÉ, u n n o m q u e nos lecteurs o n t en haute
estime, reconnut à son tour que « cette question a u n e g r a n d e portée » ;
qu'il faut, p o u r là résoudre, « d e s enquêtes consciencieuses et méthodiq u e s . . . ». Les démonstrations citées dans Pêche et Pisciculture et celle de
Vaclav DYCK ne le contentaient p a s . « Nous ne pouvons pas, néanmoins,
n o u s empêcher de croire que le cannibalisme e n t r e en ligne de compte p o u r
expliquer le déchet que l'on constate toujours dans les ruisseaux d'élevage
M.
R
(1) LESTAGE (J.-A.). — L'adelphophagie chez les Truites. — Pêche et
Pisciculture,
Bruxelles, n ° 9, 1933, p . s 3 i .
(2) VOUGA. — Bulletin Suisse de Ptche et Pisciculture,
Neuchâtel, n* 8, ig33, p. 126.
(3)
seau,
(4)
(5)
D B SÉLYS-LONCHAMPS ( M . ) . — Bulletin
de l'Institut
Zoologique
I, i, 1937, e t Pêche et Pisciculture,
1933, n« 10.
DYCK. — Archiv fur Hydrobiologie,
Bd. XXVIL rg34, p . 63a.
ANDRÉ ( D E.). — Pêche et Pisciculture,
1935, n ° 3, p. 54.
y
r
Torley-Rous-
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(de 3o à go % d a n s la région q u e n o u s connaissons), d ' a u t a n t p l u s q u e ,
dans ces ruisseaux, il arrive souvent de trouver entre les truitelles des différences de taille allant d u simple a u t r i p l e . . . ». Le savant professeur de
Genève conservait donc u n certain scepticisme, et il a n n o n ç a i t q u e , de son
côté, il allait faire des recherches personnelles ( i ) .
En 1935, il nous donna u n e étude basée sur l'examen de n 3 fario de 80 à
45o g r . p r o v e n a n t du Lyssbach. Les contenus stomacaux c o n t i e n n e n t d e
tout, sauf des Truitelles et m ê m e des œufs. Lisons avec soin la conclusion
de cette étude : « C'est souvent a u cannibalisme, peut-être exclusivement a u
cannibalisme, que les pisciculteurs attribuent le déchet, parfois é n o r m e s ,
que l'on déplore dans les bassins, c a n a u x , ruisseaux o ù l'on élève des alevins de Truite j u s q u ' a u x stades de sômmerling
ou de jahrling. Le fait q u ' i l
arrive fréquemment de trouver d a n s ces élevages des Truitelles d o n t les
d i m e n s i o n s vont du simple au triple semble justifier cette m a n i è r e de voir.
Cependant, il est vraisemblable, m ê m e peut-être hors de doute, q u ' i l y a
d'autres causes à ce déchet... » (2).
En ig36, le m ê m e a u t e u r publia u n e nouvelle étude basée sur l'examen
de 225 fario. Il trouva des Loches ( i 3 fois), des Chabots (2 fois), u n Vairon
(1 fois), des restes indéterminables (3 fois), n ' a p p a r t e n a n t cependant pas à
des Truites ; mais rien qui fût d'origine salmonidienne,
bien q u e le ruisseau e û t reçu u n déversement de 10.000 alevins. Lisons encore la conclusion finale : « p o u r trancher cette question..., il faut, non pas des anecdotes, mais des chiffres et encore des chiffres » (3).
En 1937, le D ANDRÉ, j u g e a n t que la question du cannibalisme truttien
méritait d'être signalée au plus g r a n d n o m b r e de lecteurs et de c h e r c h e u r s
possible, publia le m ê m e article dans le p r e m i e r n u m é r o d ' u n e nouvelle
revue suisse (4).
Entre temps, j ' a i reçu de divers lecteurs de Pêche et Pisciculture
une
abondante documentation concluant au rejet de la théorie d u c a n n i b a l i s m e
généralisé des Truites en eau libre (5).
r
Voilà le côté positif de la question, car il y a aussi u n côté négatif, celui
des procannibalistes.
L ' a r g u m e n t a t i o n ne repose p a s sur des bases identiques c o m m e o n va le
voir, bien q u e je n e puisse citer en entier, ici, les textes q u i m ' o n t été
envoyés.
Différencions tout d'abord ceux q u i semblent croire au cannibalisme,
m a i s q u i l'excluent pourtant p o u r la raison q u ' « il est difficile, d a n s la
nature, p a r m i les Truites libres, que les plus grosses de ces dernières trouR
( 1 ) ANDRÉ ( D E.). — Pêche et Pisciculture,
igô5, n ° 3.
(2) ANDRÉ ( D E.). — Bulletin
de la Société Centrale d'Aquiculture
Paris, ig35.
(3) ANDRÉ ( D E.). — Ibid., i 3 6 .
(4) ANDRÉ ( D E.)- — Le Pêcheur Suisse, L a u s a n n e , 1937, n° 1.
(5) On la trouvera dans Pêche et Pisdcalture,
1936-1937.
r
r
9
R
et de
Pêche,
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vent d a n s leur entourage des truitelles d o n t elles pourraient faire leur
proie. D'ordiîiaire, les unes et les autres o n t des habitats différents... Les
plus grosses repoussent ainsi les plus petites, q u i sont obligées d'aller se
gîter en des lieux, ruisselets et zones d ' a m o n t , o ù les autres n e vont pas.
Aussi ces dernières, d a n s les eaux libres, ont-elles rarement l'occasion
d ' a v o i r des truitelles à consommer. Il y a évitement m u t u e l . . . ».
On constatera q u e cette cénobiose de Truites de tailles différentes n'exist e r a i t pas selon le D ROULE, qui voulut bien m'écrire ces lignes, alors
q u ' e l l e existe suivant le D E. ANDRÉ, et c'est aussi l'opinion de n o m b r e de.
n o s pêcheurs spécialistes. L ' u n d'eux, président d ' u n e puissante Société dé
pêcheurs liégeois, écrivait m ê m e récemment que, si l'on trouve surtout des
Chabots, Vairons, etc., dans l'estomac de Truites, et peu de truitelles,
« c'est, à m o n avis, parce q u e la petite Truite est plus agile, plus rapide,
p l u s méfiante que les autres poissons cités plus haut » ( i ) . Je crois q u e cette
l o u r d e u r des Truites, opposée à la rapidité des truitelles, est à prouver.
Cependant, le dit a u t e u r affirme que « la Truite est u n cannibale parfait » ! I
Des preuves ? Elles o n t la m ê m e valeur q u e celles q u i m e furent données
p a r n o m b r e de pêcheurs d e tous pays qui sont aussi affirmatifs, parce que,
a u m o m e n t où ils retiraient de l'eau une Truite prise à l'hameçon, u n e autre se précipitait sur la captive, d'où « doublé de Truite » p o u r l'heureux
p ê c h e u r . Evidemment, il n'est pas question, ici, de cannibalisme généralisé, facteur de dévalorisation dans les milieux salmonicoles libres, le seul
q u i n o u s intéressé.
1
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J ' a i , à plusieurs reprises, connu d e s cas où l'autopsie révéla la présence
de truitelles d a n s l'estomac d'autres Truites. J e citerai seulement u n e référence due à M. VAUCHEROT, vice-président de l'Union départementale
des
Sociétés de pêche du Doubs. Il fit e x a m i n e r p e n d a n t 4 ans environ 6.000
Truites de 25o à i.5oo g r a m m e s . « J a m a i s u n alevin ou une truitelle n ' a été
trouvé... Ce n ' e s t q u e tout à fait exceptionnellement
q u e l'on a rencontré
quelques alevins o u truitelles qui étaient physiquement déficients (alevins
à grosse tête o u déformés congénitaux) ». Et voici m a conclusion : « la
Truite montre p a r là qu'elle est carnassière, ce que personne ne conteste,
m a i s n o n c a n n i b a l e . . . La p e u r du cannibalisme n e doit d o n c pas retenir
l'alevineur » (2). Ce q u ' i l convient aussi de retenir de ceci, c'est q u ' i l y a,
d a n s u n m ê m e biotope, des alevins, des truitelles et des Truites a l l a n t d e .
la demi-livre au kilo et demi, donc u n e cénobiose réelle entre Truites de
toutes tailles. Est-ce la localisation différente des petites et des grosses q u i
fait obstacle a u cannibalisme ?
Est-il impossible que, a u cours d e leurs chasses, souvent m ê m e lointaines, o ù les Truites rencontrent Vairons, Chabots, Brochetons, Ammocètes,
Grenouilles, e t c . . elles ne soient j a m a i s en contact avec des alevins -et des
(1) C/r. — Ourthe
et Amblève,
(a) C/r. — Pêche et Pisciculture,
1936, Juillet, n* 7, p . 2, col. 1.
i$5,
n ° 8, p . 180.
— 193 —
Truitelles ? C'est possible, mais c'est difficile à croire, d ' a u t a n t p l u s qu'il
m'est arrivé maintes fois, au cours de mes recherches sitométriques d?r
de& ruisseaux et ruisselets de voir fuir devant m o n filet des Truites de tailles
bien différentes.
Je citerai enfin une opinion q u i affirme que, m ê m e si des autopsies, si
nombreuses soient-elles, ne font pas découvrir des cas de cannibalisme,
celui-ci n ' e n existe pas m o i n s . Libre à qui voudra de se baser sur u n e simple affirmation, et non sur les résultats d'autopsies très nombreuses (environ ioo.ooo, en totalisant celles que je connais de Belgique, de France, de
Suisse, de Bohême, d'Allemagne, d'Amérique), pour reconnaître que, si
l'on peut parfaitement admettre u n cannibalisme occasionnel, il semble
bien que la thèse d ' u n cannibalisme généralisé normal soit, au m o i n s , très
sujette à caution. On en arrive, p a r des recherches personnelles, à des conversions aussi heureuses que celles de 1'eminent zoologiste suisse, le LV
ANDRÉ, et à des conclusions dont l'énoncé est absolument antithétique à la
croyance ancienne, à savoir : Je cannibalisme truttien ne serait plus u n facteur intervenant dans le potentiel ichtyogénique des eaux salmonicoles
libres, et il faut chercher autre part la cause du déchet x qui survient.
Ces recherches, dont nul ne peut méconnaître l'importance économique,
il importe de les continuer, m ê m e officiellement. Notre Gouvernement s'y
intéresse de façon particulière. Sur l'initiative précieuse de M. l'Inspecteur
Général PÉRAU, l'Administration des Eaux et Forêts a demandé à ses agents
de faire capturer sur les frayères u n certain n o m b r e de jario, p o u r que
l'étude des contenus stomacaux et intestinaux puisse d é m o n t r e r s'il y a
cannibalisme ou non, si des œufs de Truites sont détruits p a r les géniteurs
m o n t a n t s o u descendants, s'il y a anorexie en période de fraye, anorexie
qui serait suivie d'une boulimie nécessitant une alimentation copieuse au
dépens de tout ce qui peut être saisi p a r les affamées. Les résultats des premières recherches que j ' a i effectuées par ordre du Gouvernement, en Mars
ip36 (i), sont entièrement
négatifs.
Un correspondant de la Pêche Illustrés (Octobre T936) demandait que
« des investigations soient faites dans d'autres ruisseaux que ceux o ù le
D ANDRÉ avait fait les siennes ». Compte-t-il p o u r rien les recherches de
VACLAR et celles que j ' a i effectuées dans des centaines de ruisseaux belges,
et celles de tous ceux qui, en France et en Belgique, o n t bien voulu me
prêter leur précieux concours ? Il ne tient q u ' à lui et à tous ceux q u e la
question intéresse de faire les mêmes expériences autour d'eux.
r
(i) Ce travail est en cours d'impression dans les Annales
gique.
de la Société
royale
zoolo-