Iguana roja L`irrépressible vitalité créatrice de Dominique Rolin

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Iguana roja L`irrépressible vitalité créatrice de Dominique Rolin
Iguana roja
regard sur la littérature
L’irrépressible vitalité créatrice de Dominique Rolin
Lecture du roman La Rénovation (1998)
Par Maria Chiara Gnocchi
Note biographique
La première nouvelle de la romancière belge Dominique Rolin, née à Bruxelles en 1913, paraît en 1934
dans la revue Le Flambeau. Entre 1935 et 1942, l’hebdomadaire bruxellois Cassandre publie plusieurs
autres contes et nouvelles du même auteur. La nouvelle La Peur reçoit en 1936 le prix de la Nouvelle décerné par
la revue Mesures, animée par Jean Paulhan. Au cours de la même année, Dominique Rolin achève son premier
roman, Les Pieds d’argile : elle l’envoie à Gallimard trois ans plus tard, et le détruit suite à son refus de le
publier.
Elle épouse en 1937 Hubert Mottart, un jeune poète belge ; la romancière aura de lui une fille, Christine, et
le quittera vers la fin de la guerre.
Entre 1938 et 1939, elle travaille à la rédaction d’un nouveau roman, Les Marais ; lancé par Jean
Cocteau et Max Jacob, il paraît chez Denoël en 1942.
En 1946, Dominique Rolin abandonne la Belgique et s’installe à Paris, où elle rencontre le dessinateur et
sculpteur Bernard Milleret, qu’elle épouse en 1955 et avec lequel elle vit pendant dix ans. En 1952, son roman
Le Souffle obtient le prix Fémina. L’Enragé, autobiographie fictive du peintre flamand Pieter Brueghel, paraît
en 1978 chez Ramsay et obtient aussitôt le prix Frans Hellens ; les prix couronnant les publications de l’auteur
se multiplient par la suite : prix Kleber Haedens pour L’Infini chez soi (1980), prix Roland de Jouvenel pour
Vingt chambres d’hôtel (1989), Grand Prix Thyde Monnier de la Société des gens de lettres pour l’ensemble
de son œuvre (1991). En avril 1989, Dominique Rolin est reçue à l’Académie royale de langue et littérature
françaises de Belgique où elle succède à Marguerite Yourcenar.
La première nouvelle de Dominique Rolin a paru il y a exactement 70 ans : depuis lors, la romancière n’a
pas arrêté d’écrire et de publier : des essais, des articles critiques, des pièces théâtrales, mais surtout un grand
nombre de romans1. À partir de 1960, l’univers romanesque de l’auteur se fait presque exclusivement
autobiographique, et au drame de la difficile communication à l’intérieur de la cellule familiale s’ajoutent quelques
« obsessions » constantes, en premier lieu les angoisses liées aux mystères de la mort et de la naissance – cette
1
Pour une bibliographie plus détaillée de l’auteur, je renvoie à l’excellent « Choix bibliographique » qui clôt l’ouvrage
collectif Le Bonheur en projet – Hommage à Dominique Rolin (études et témoignages rassemblés par Frans De Haes),
Bruxelles, Labor, « Archives du futur », 1993.
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dernière étant souvent mise en relation explicite avec l’acte d’écriture. En 2001 paraît Plaisirs, un recueil
d’entretiens entre Patricia Boyer de Latour et Dominique Rolin. Son dernier roman, intitulé Lettre à Elise, date
de 2003.
La Rénovation
En 1998, à l’âge de 85 ans, Dominique Rolin publie son trentième roman, La Rénovation2. Le
sujet est rapidement exposé dans les premiers paragraphes du récit : l’immeuble délabré où la
narratrice vit3 a été acheté par une société qui veut le restaurer et le rénover totalement4. Puisque
tous les appartements vont être vendus, un choix drastique s’impose aux locataires : soit ils
achètent leurs quelques mètres carrés de survie, soit ils sont obligés de les quitter. La narratrice est
miraculeusement exclue de ces deux catégories : grâce à une loi votée en 1948, elle ne peut être ni
expulsée, ni contrainte à acheter son logis en vertu de son âge avancé. Sa situation exceptionnelle
lui confère un point de vue privilégié sur les événements, qu’elle partage avec ses lecteurs, leur
faisant suivre les développements de l’histoire5. La narratrice ne se limite pas à
observer passivement les travaux effectués dans son immeuble : pendant que les travaux
avancent, elle écrit un livre, intitulé précisément La Rénovation, qui est l’équivalent, en mise en
abyme, du roman que le lecteur a en main.
Cette petite étude vise à illustrer comment se déroulent, en parallèle, ces deux rénovations ; je
voudrais en particulier démontrer que le rapport entre l’une et l’autre se réalise à travers le corps6
de la femme qui habite l’immeuble et qui écrit en même temps le livre. Décrivant les opérations
immobilières ainsi que son travail d’écriture comme des processus très physiques, et évoquant les
souffrances corporelles que ces deux opérations lui imposent, elle réunit sa maison, son livre et
son propre corps dans une seule aventure, dans un même défi.
2
D. ROLIN, La Rénovation, Paris, Gallimard, 1998.
Le récit se veut explicitement autobiographique, d’où les renvois à la Belgique, pays d’origine de l’auteur (p. 40, 51,
85, 88, 106, 124), à sa famille (p. 34, 51-53, 88-90, 97, 106-107, 110), ainsi que les nombreuses mentions du prénom
Dominique (p. 49, 119, 124), du diminutif Domi (p. 53 et 119), du nom Rolin (p. 13, 88, 97, 106, 110).
4
Ce n’est pas la première fois qu’un immeuble est au centre d’un roman de Dominique Rolin : qu’on pense à La
Maison, la forêt (Denoël, 1965), à L’Infini chez soi (Denoël, 1980 ; réédition Labor-Leméac-Actes Sud, coll. « Babel »,
1996), à Vingt chambres d’hôtel (Gallimard, 1990), etc.
5
Le point de vue de la narratrice ne se réduit pas à un concept narratologique ; au contraire, il est lié à un endroit
bien précis, bien matériel, à savoir la fenêtre-accoudoir (p. 9) par où elle assiste à une sorte de spectacle. La fenêtreaccoudoir d’où la narratrice-romancière se penche est une constante qu’on retrouve dans presque tous les romans
qui suivent Le For intérieur (Denoël, 1962), et surtout dans le roman qui de là prend son titre : L’Accoudoir (Gallimard,
1996). Cf. aussi F. DE HAES, « L’accoudée dans l’embrasure du temps », in Nord’ – Revue de critique et de création littéraire
du nord, Pas-de-Calais, n. 27, juin 1996, p. 49-58.
6
Le corps joue un rôle fondamental dans toutes les œuvres de Dominique Rolin. Il suffit de penser aux titres de
deux de ses romans : L’Ombre suit le corps (Seuil, 1950) et Le corps (Denoël, 1969) ; ou encore, à l’importance
« structurante » du corps dans L’Infini chez soi, où le récit est divisé en douze chapitres qui portent tous le nom d’un
organe : « Les yeux », « Le nez », « La bouche », etc.
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Un corps de femme bourré d’organes
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Les travaux de restauration opérés sur l’édifice éveillent chez la narratrice un sentiment de
compassion d’autant plus compréhensible que l’immeuble est présenté dans des termes très
humains :
Maison, ma belle pauvre chérie, te voici désormais corsetée de la base au sommet. Tu ressembles à
quelque séculaire esclave géante soumise à ses lourdes chaînes. Ton ventre couturé de flétrissures se bombe,
ton buste crevassé se penche en arrière comme au bord de l’effondrement. […] On te brisera le chef, on te
sucera la cervelle, on fendra tes flancs, on te percera de trous jusqu’à te saigner à blanc, oh ma belle et pauvre
chérie pour qui je ne peux rien. Et pour finir on réduira ton squelette en poudre. (p. 26) 8
Comme n’importe quel autre être humain, la maison possède un buste, un chef, une cervelle, des
flancs et un squelette. Quelques pages plus tôt, des poumons et une poitrine lui étaient attribués9 ; avant
la fin du récit, l’« anatomie » du bâtiment aura gagné beaucoup d’autres éléments, parmi lesquels
des tripes et des organes.
À la page 66, la narratrice effectue un voyage imaginaire à travers le crâne de sa maison ; c’est
l’occasion pour lui attribuer de nouvelles caractéristiques corporelles humaines :
Hier : toiture méthodiquement fracassée. Aujourd’hui : charpente à claire-voie figurant un immense crâne.
J’ai le droit de m’y déplacer en gymnaste de haut niveau. Joie d’être protégée par ces pans grattés jusqu’à l’os.
[...] Pause devant le hublot double des orbites. [...] Degré par degré je m’enfonce dans la cheminée rugueuse
des sinus et me voici déposée sur la plate-forme de la mâchoire. Je prends mon temps. [...] En guise
d’interlude, je m’assieds deux ou trois minutes entre les souches cariées des vieilles dents d’ivoire jauni. »
(p. 66)10
Le hublot [...] des orbites, la cheminée [...] des sinus, la plate-forme de la mâchoire : réunis dans un seul
syntagme, les éléments anatomiques et les composantes architecturales deviennent indissociables.
Tout se confond à tel point que, déposée sur la plate-forme de la mâchoire, la narratrice peut jouer avec
les mots, racontant son voyage perpendiculaire du haut en bas d’un palais baroque (p. 66)...
Les travaux ouvrent dans l’immeuble de nombreuses plaies, et de ces plaies coulent des
liquides physiologiques tels que du sang et des larmes. Les ouvriers, véritables bourreaux,
s’acharnent au désossement de la maison, à laquelle il ne reste plus qu’à souffr[ir] le martyre11. Un pan
de mur gein[t] ; un châssis de fenêtre tremble ; un escalier gémit. Que dire alors d’une bâche fixée au
7
Je cite La Rénovation, p. 113.
L’image de l’esclave géante soumise à ses lourdes chaînes reviendra vers la fin du livre, au moment où les ouvriers
débarrassent la maison de son carcan d’échafaudages : « L’esclave de pierre gronde et tremble depuis le faîte jusqu’aux
fondations. Ses flancs raidis sont d’un érotisme obscène bien que dorés par le jour levant ». (p. 124)
9
P. 23. Ces termes anatomiques sont attribués tantôt à la maison toute entière, tantôt à une de ses composantes (toit,
murs, etc.).
10
Je souligne. Ainsi de tous les mots en italique dans les extraits qui suivent, sauf indication différente.
11
Cf. p. 80 et 62.
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toit qui se débat, enfle, se creuse, gonfle par à-coups rageurs furieusement rythmés et que nous voyons ensuite
se prosterner, implorer, s’aplatir, puis se cabrer de nouveau, se tordre et se renverser (p. 55-56)12 ?
Plusieurs détails repérés dans le texte permettent d’affirmer que si l’immeuble est comparé à
un corps humain13, il est le plus souvent présenté comme un corps de femme. Par exemple,
devant la maison corsetée de la base au sommet, la narratrice songe à une esclave, et non à un
hypothétique équivalent masculin, ce qui serait tout autant possible (elle insiste par contre sur ses
traits les plus féminins, notamment sur ses flancs raidis […] d’un érotisme obscène, p. 124). La maison
n’est pas seulement une esclave : tout au long du texte, ses composantes sont comparées à
d’autres catégories de femmes. Aux pages 104-105, par exemple, la narratrice décrit une porte
d’entrée fraîchement restaurée, précieuse et belle comme une fille de joie ; mais l’exemple le plus frappant est
sûrement celui du corps à corps furieux opposant un ouvrier au mur qu’il a mission d’abattre :
Embusquée derrière le rideau de ma fenêtre sur cour au sixième étage, rien ne m’empêche d’assister au
corps à corps furieux opposant un ouvrier au mur qu’il a mission d’abattre. En réalité ce mur est une femme dont
il s’est juré d’avoir la peau. Mieux que ça : ce mur est son épouse adorée. Han ! ce mur est la mère de ses beaux enfants.
Han ! attrape, salope, attrape femelle. Han, et vlan, et han ! je t’aurai, mur de merde. Ouvre-toi, femme. Rrrâ, mets
donc tes tripes à l’air, et rrrâ, j’y suis presque, encore un coup, encore un coup, et voilà, la brique explose et la
chienne éclate, le sang gicle en me couvrant d’un nuage de plâtre… L’homme continue à frapper pourtant,
emporté par sa double passion, il ira jusqu’au bout, après avoir enfin, enfin écrabouillé sa propre mort…
(p. 23-24)
L’expression corps à corps ne pourrait être plus appropriée : les gestes de l’ouvrier se justifient
seulement si on accepte de considérer le mur comme un corps véritable, non moins humain que
celui de l’ouvrier lui-même.
12
Quelque cinquante pages plus loin, la même bâche retient encore l’attention du lecteur : « La bâche […] enfle et
s’ouvre à la façon d’un ventre plein, […] frissonne et se tortille, et se renverse, et tombe, rampe un peu avant de
reprendre son numéro. Elle s’aplatit enfin, « amen, amen » fait-elle » (p. 98). Même une fois repliée, ayant terminé sa
fonction, elle gardera des traits humains : la narratrice la compare en effet au cadavre d’un grand brûlé qui colle au lieu du
sinistre (p. 104).
13
Cela n’empêche pas la narratrice d’effectuer quelques comparaisons entre les bruits qu’on entend au cours des
travaux et les cris de certains animaux ; qu’on pense au va-et-vient de la poulie hurlant comme un porc à l’agonie (p. 81), ou
aux glapissements d’une ponceuse, miaulements aigus des scies (p. 105). Mais le passage suivant me semble très significatif :
« Du côté de la cour il [l’ouragan] s’en prend tout d’abord à la bâche bleue fixée tant bien que mal aux angles de la
toiture ; nous la voyons se déployer comme l’aile immense d’un oiseau sauvage, elle se débat, elle enfle, se creuse et
gonfle par à-coups rageurs furieusement rythmés. Son travail d’arrachement paraît humain à la limite. Pourquoi distu « paraît » ? Il est humain, il n’est qu’humain, et nous la suivons du regard avec un apitoiement humain. » (p. 55).
La comparaison initiale entre la bâche et un oiseau sauvage cède bientôt la place à un rapprochement avec un autre
corps, humain cette fois (peu de lignes plus loin, elle sera encore comparée à un condamné à mort, cf. p. 56).
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Deux corps en écho
L’humanité de l’immeuble et sans doute sa féminité aussi14 conduisent la narratrice à une
identification progressive avec la maison qu’elle occupe15.
De brillants écrous de cuivre chevillent aux tubulures les planches lourdes. Oh mes bijoux, mes scintillants
fœtus de métal, nous voici soudés tous ensemble pour un très long temps. (p. 22)
Dans l’extrait cité, les « accessoires » de la maison sont d’abord présentés comme des
accessoires du personnage (des bijoux), mais un pas significatif est fait par la suite : les écrous de
cuivre ne sont plus considérés comme quelque chose de complémentaire, mais comme des fœtus,
intimement soudés au personnage. On passe donc de l’objet inanimé à l’être doté de vie, et du
voisinage contingent à une forme d’interpénétration. Le passage cité continue ainsi :
Épluchage patient des murs fissurés, évacuation des déchets de plâtre, chocs et perforations rythmées des
outils, ébranlement rythmé de mes nerfs sous les coups de maillet, rabot, pioche, les seaux montent et
descendent, j’ai mal, d’immenses bâches membraneuses habillent l’immeuble de la base au faîte, j’ai mal, les
bâches sont les poumons d’une poitrine géante qui se bombe ou se creuse, tremble et s’aplatit, non, non, non,
font-elles. Et je réponds en écho : non, non, non. (p. 22-23)
Les deux corps en souffrance se répondent par un véritable écho16, consciemment vécu de la
part de la narratrice :
je commence à y voir clair dans l’aventure qui m’attend : je suis dans la maison que j’habite mais aussi, en parallèle, la
maison entre en moi. Il va falloir l’absorber, la mastiquer comme on fait pour n’importe quel aliment coriace,
l’avaler, la digérer selon le procédé commun, puis l’assimiler. Quel boulot. Quel drame. (p. 23)
Si la maison contient la locataire, le personnage doit l’assimiler à son tour. Ainsi, le lien qui se
crée entre ces deux « êtres » est vital, total, absolu : « Murs innocents, je suis cardiaquement vôtre »,
écrit la narratrice (p. 49). De temps en temps, sa souffrance se confond tellement avec la
souffrance de l’immeuble qu’elle dit ne plus savoir discerner leurs voix :
Maison, ma belle pauvre chérie, […] on réduira ton squelette en poudre.
As-tu gémi ?
Mais non. C’est de moi-même que vient de sortir la plainte. (p. 26)
14
Le genre féminin du mot maison ne justifie pas, à lui seul, les traits féminins accordés au bâtiment, d’autant plus que
le mot maison est très rarement employé dans le texte, le terme immeuble (masculin) l’emportant décidément (10
occurrences contre les 5 de maison). En plus, la féminité de l’immeuble s’étend souvent aux murs aussi, ainsi qu’à
d’autres composantes du bâtiment dont le genre lexical n’est pas nécessairement féminin.
15
L’inverse pourrait également être vrai ; autrement dit, l’identification profonde de la femme à la maison pourrait
être l’une des explications possibles de la féminité de cette dernière. Rappelons, entre autres, que le récit insiste
souvent sur l’âge avancé de la maison d’un côté (cf. p. 9, 21, 47) et de la femme qui l’habite de l’autre (cf. par
exemple p. 13, 14, 52, 67, 75).
16
Le corps de la femme se présente en quelque sorte comme l’équivalent en miniature du corps de la maison, pour
laquelle on utilise deux fois le terme géante, cf. le dernier extrait cité (p. 23) et p. 26.
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Plus souvent encore, la description des travaux immobiliers est ponctuée d’insistants j’ai mal17 pris
en charge par la narratrice :
Plafond secoué de coups déchirants, trépanations, pluies sèches intercalaires suivies d’explosions scalpant
le boulet de mon crâne, oh mon pauvre crâne, j’ai mal. (p. 35)
À la base de ce puits sera calé le socle du futur ascenseur. C’est ma propre colonne vertébrale qu’on troue
18
ainsi, au secours, j’ai mal, je suis vidée [...]. (p. 58)
La carcasse du toit étant mise à nu, les hommes y déroulent d’immenses bâches, le ciel menaçant
s’apprête à nous lâcher de nouvelles cataractes, là aussi j’ai peur et mal […]. (p. 72, etc.)
Au fur et à mesure que le récit progresse (parallèlement à l’avancement des travaux), le
processus d’identification de la femme à l’immeuble ne fait que s’intensifier ; de nombreuses
correspondances sont établies entre leurs corps, passant en revue presque toutes les composantes
de la maison d’un côté et toute l’anatomie de la femme de l’autre. L’un des procédés les plus
couramment adoptés par la narratrice consiste à décrire certaines interventions opérées sur la
maison d’abord, et à les assumer ensuite comme si elles étaient pratiquées directement sur son
propre corps :
Juste à l’aplomb de ma tête on poursuit le démolissage de la charpente avariée. Ce qui revient à dire qu’on
me fouille le cerveau dans le but de le faire sauter. (p. 35)
À la base de ce puits sera collé le socle du futur ascenseur. C’est ma propre colonne vertébrale qu’on troue
ainsi [...]. (p. 58)
La carcasse du toit étant mise à nu, les hommes y déroulent d’immenses bâches […], c’est moi, c’est moi
qu’on s’acharne à désosser, les trois hommes s’en foutent, ils ne savent pas que j’existe, donc je n’existe pas.
Le monument d’inutilité que j’incarne descend se réfugier dans son fond de cuisine. Je me mords le
19
dedans des joues pour m’empêcher de hurler. (p. 72)
17
Nous avons déjà vu deux occurrences de cette même expression dans un extrait cité plus haut (p. 8) : « Épluchage
patient des murs fissurés… » (La Rénovation, p. 22-23).
18
L’expression au secours qu’on lit dans cette dernière citation remplace parfois, dans des contextes semblables,
l’expression j’ai mal, dont elle peut être considérée comme une variante (cf. par exemple p. 67-68 : « Une perceuse
hystérique met à mal le haut du mur au fond du couloir, dégueulant des trombes de cochonneries. Au secours ! Je
serre les dents, je serre les poings. »).
19
Ce passage se prête à plusieurs remarques. Tout d’abord, la phrase « les trois hommes s’en foutent, ils ne savent pas
que j’existe » pourrait être interprétée de deux façons différentes : cela pourrait signifier que les trois ouvriers ne se
rendent pas compte que la femme est là (et qu’ils la dérangent par conséquent), mais aussi que ces trois hommes
ignorent que la maison (à laquelle la narratrice s’est déjà plusieurs fois identifiée) existe, qu’elle profite d’une véritable
existence (les choses n’étant pas inanimées, comme le texte l’a déjà souligné à la p. 24). La deuxième remarque concerne
l’expression, quelque peu ambiguë, le monument d’inutilité que j’incarne : dans ce cas aussi, au moins deux interprétations
sont possibles. Selon la première, le monument d’inutilité serait la narratrice elle-même, encore une fois comparée à un
édifice (un monument, cette fois) qu’elle considère comme inutile. Selon la deuxième, il y aurait une allusion au fait
que cette femme a su incarner, c’est-à-dire doter de vie humaine, ce qui précédemment n’était qu’un
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D’autres fois, l’appropriation des peines de l’immeuble est encore plus directe :
Je tiens le coup en écoutant les hommes travailler au ras de ma tête qu’ils s’acharnent à fracturer. (p. 43)
[…] je suis entraînée dans un jeu d’énergies sombres, douteuses, mauvaises, cherchant à me démolir.
(p. 46)
Murs martelés, bombardés, dépecés. […] La pluie et le vent lacèrent de biais les quatre coins du ciel.
Ratatinons notre corps, ma Dominique, pour empêcher les bourrasques de nous saccager. (p. 49)
Enfer d’une fraiseuse dont la vrille entre par l’oreille gauche et sort par l’oreille droite, moulinant au
passage le pâté mou de ma cervelle et me torpillant les nerfs. […] La poulie dépose en grinçant sur le toit
éventré les chevrons et le zinc neufs. Portes palières ouvertes, courants d’air glacé, d’imperceptibles
réseaux palpitants et dévastateurs me transpercent de part en part : je suis un nouveau saint Dominique, je
20
meurs, je meurs. (p. 62)
Un superbe Noir masqué d’une coquille blanche rend l’escalier impraticable au milieu des gravats, les
outils et l’échelle. Je me cramponne à la rampe, ce n’est pas le moment de me casser les os […]. (p. 98)
L’interpénétration entre les deux corps est si forte que la narratrice est parfois portée à
concevoir cette analogie à l’inverse ; autrement dit, il lui arrive de parler de son propre corps
comme s’il s’agissait d’un édifice, d’une pièce ou d’un autre élément architectural :
Et c’est mon propre corps, bloc de granit arraché à la toiture de l’autre côté de la cour, qui vient
d’exploser. Captive d’un appartement défiguré, la femme que je croyais être n’est plus qu’un tas de
décombres […]. Le hachis dégoûtant de mes organes éclabousse le sol et les murs sous la retombée des
poussières ancestrales. Et c’est un vrai bonheur, un incomparable bonheur d’être enfin délivrée de ma
minable enveloppe femelle sans avoir eu besoin de le vouloir. Offert gratis ! La grâce est avec moi. On me
sanctifie en qualité de roc, moellon, caillou, madrier, brique, pavé, chevron martyrisés. (p. 91-92)
Il [le corps de la narratrice] m’engage en tout premier lieu à procéder au grand nettoyage de ma tête que la
situation a peu à peu transformée en dépotoir. Racler les murs, le plafond, le sol jusqu’à ce que ce
répugnant espace mental redevienne une belle grande salle de séjour où il fait bon aller et venir : fenêtre
grande ouverte au soleil et paysage calme. (p. 104)
J’ai l’intention de mettre de l’ordre dans la caverne de ma tête : il y reste tant de débris poussiéreux qu’il
faut éliminer à coups de balai. (p. 120)
monument inutile, à savoir son vieil immeuble : rappelons que ce dernier est souvent accompagné, dans le texte,
d’adjectifs tels que délabré (p. 9), transi (p. 21), dégradé (p. 66), etc. Qu’on remarque en dernier l’expression
polysémique utilisée dans les phrases « Je vais craquer. Je craque. », le verbe craquer signifiant « céder » (au sens
moral, psychologique) mais évoquant en même temps les craquements continus de la maison qu’on démolit.
20
Dans ce dernier exemple, l’identification femme-immeuble est particulièrement frappante. Nous lisons en effet :
« la vrille [d’une fraiseuse] entre par l’oreille gauche et sort par l’oreille droite », sans que la narratrice ne précise s’il
s’agit de ses oreilles ou des oreilles de la maison personnifiée (la toiture sera plus tard comparée à un crâne, cf. p. 66).
Nous apprenons ensuite que c’est le cerveau de la femme que la vrille est en train de mouline[r] (l’ambiguïté entre sens
propre et sens figuré est sans doute voulue), quitte à découvrir un peu plus loin que ces opérations ont lieu sur le toit
de la maison. L’expression réitérée je meurs, je meurs peut être considérée comme une variante des divers j’ai mal que
j’ai précédemment commentés.
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Mes mains jointes laissent filtrer un peu d’air entre les doigts. Puis je retourne mes mains sans les
disjoindre, on dirait le toit renversé d’une grange à claire-voie. (p. 126)
De façon également significative, la narratrice se demande à un certain moment si la mort
elle-même ne serait quelque paradis clos à l’intérieur duquel le corps et l’esprit se font marbre, ébène, or, ivoire,
palissandre (p. 66-67).
N’oublions pas, en dernier, que la « survie » de l’appartement est viscéralement,
objectivement liée à la vie de le femme qui l’habite puisque, selon la loi que j’ai mentionnée,
personne ne peut chasser la narratrice de sa demeure tant qu’elle vit (et elle ne cache pas,
d’ailleurs, son intention carrée de vivre jusqu’à cent ans sinon davantage, p. 67).
Comploteurs et alliées
À un moment donné, la possibilité est offerte à la narratrice de partir, d’aller vivre pendant
quelques temps dans une chambre d’hôtel, en attendant la fin des travaux (cf. p. 62) ; mais elle
refuse de « trahir », et accepte devant les attaques tenaces des comploteurs de la Rénovation (p. 119) ce
qu’elle considère comme un défi :
Du coup, la peur tombe, la fierté reste. Enfouie sous mes couvertures, j’exulte. Ah vous voulez la guerre,
vous tous qui me traquez de près ou de loin ? eh bien vous l’aurez. J’assume. Je m’engage. Je m’enfonce. Dès
l’aube, j’entre en campagne. Je triompherai en piétinant les fourmilières de l’abjection, de l’angoisse et du
renoncement. Dynamiter le complot sera mon unique objectif. (p. 47-48)
Les termes et les expressions appartenant au champ lexical de la guerre abondent dans cet extrait.
La narratrice est très explicite à cet égard : puisqu’elle est consciente de ce jeu d’énergies sombres,
douteuses, mauvaises, cherchant à [la] démolir (p. 46), elle n’hésite pas à lui donner le nom de complot, de
machination, encore plus : de combat et de guerre.
L’affrontement est binaire : nous avons d’un côté la maison et la narratrice (accompagnée,
cette dernière, par sa kyrielle de morts), et de l’autre le groupe des malfaiteurs et des comploteurs de la
Rénovation (architecte, ouvriers, contremaîtres, chefs d’entreprise, marchands de biens, etc.) (p. 119). D’autres
éléments s’organisent autour de ces deux groupes : l’action des comploteurs se cache sous les
termes de restauration et de rénovation, mais elle est vite perçue comme un ensemble de maléfices, de
stratégies meurtrières, encore plus : comme une tentative d’extermination et de destruction systématique21.
Devant cette offensive, la narratrice se réclame capitale, centre protégé, et invite son « chez elle » à
21
À remarquer : les comploteurs paraissent tellement bien organisés que la narratrice est amenée à parler d’une hiérarchie
des criminels, voire même d’un syndicat des comploteurs !
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regard sur la littérature
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abandonner tout sentiment d’abjection, d’angoisse et de renoncement afin de répondre par une contreattaque, qui se placera sous le signe de la résistance et, paradoxalement, de la rénovation22.
En effet, si un accord est à la base des monstrueux trafics des comploteurs, un pacte analogue
relie, de façon particulièrement intense, la maison à la femme qui l’habite. Résistons, dit celle-ci au
début du deuxième chapitre, et il faut sans doute voir dans ce pluriel autre chose qu’un simple nos
maiestatis. La narratrice propose à sa demeure de réaliser un véritable pacte d’alliance :
Sois mon alliée. Signons un contrat clandestin d’entente. (p. 27)
L’arme du combat
Comment la narratrice peut-elle résister aux criminels qui la traquent ? En quoi consiste son
engagement, quelle est l’arme dont elle peut se servir et qui lui inspire tant de confiance ? Elle est
une femme qui écrit, son arme sera donc l’écriture. Cette bataille aux armes hétéroclites est ainsi
présentée :
Je tiens le coup en écoutant les hommes travailler au ras de ma tête qu’ils s’acharnent à fracturer. […] Leur
combat de là-haut est la doublure de celui que je poursuis à travers l’imprécision tremblée de mon écriture. Connivence
disciplinaire entre les deux fronts : fureurs jumelles, dérapages en chute libre, trépignements
d’assommoir. (p. 43)
Et encore :
Nous touchons le cœur de la crise. Les ouvriers sont des héros qui s’ignorent. Chacun travaille isolément au
montage en commun d’un chef-d’œuvre. (p. 112)
Plus haut, je citais le passage du récit où le personnage « assume » pour la première fois le défi ; je
voudrais maintenant ajouter la conclusion du paragraphe :
J’assume. Je m’engage. Je m’enfonce. Dès l’aube, j’entre en campagne. Je triompherai en piétinant les
fourmilières de l’abjection, de l’angoisse et du renoncement. Dynamiter le complot sera mon unique objectif.
Me remettre sérieusement au travail à l’instant même… (p. 47-48)
Puisque c’est sur le terrain de l’écriture que le combat se joue, lutter signifie [s]e remettre sérieusement
au travail. Face aux obstacles mis en place par les comploteurs, la narratrice reste accrochée à son
défi : dès le début des travaux, elle a eu l’intuition de son futur roman, et elle s’est promis de
l’achever avant que ces travaux ne finissent. Si l’écriture est son but, c’est également en elle que la
narratrice trouve sa force :
22
Dans l’annexe à la fin de ce texte, je propose une représentation graphique assez schématique de ces deux systèmes
de forces en opposition.
9
regard sur la littérature
Iguana roja
Je suis une capitale, un centre protégé, un cœur en or et non pas un tas d’éboulis. Au contraire, je suis
sculptée par les marteaux et les perceuses. J’ai écrit. J’écris. J’écrirai. (p. 94)23
Comme la maison qu’elle habite, la narratrice est sculptée par les marteaux et les perceuses. Ces
instruments de torture potentiels ne lui font pas peur, puisque, au contraire, ils la sculptent, c’est-àdire la trempent. Mais surtout, ils ne lui font pas peur parce qu’elle écrit. La formule « J’ai écrit.
J’écris. J’écrirai » représente la solution gagnante, la seule arme vraiment efficace pour se protéger
de tout complot. Le verbe écrire, accordé à la première personne et conjugué à tous les temps,
représente une sorte d’absolu de l’écriture, l’écriture comme force éternelle et toute-puissante24.
Rénovation(s)
À la rénovation des entrepreneurs immobiliers, la narratrice oppose sa propre rénovation,
mieux : sa Rénovation25. L’attention que la narratrice manifeste pour son propre travail d’écriture
n’est pas moins marquée que celle qu’elle accorde aux travaux immobiliers26. Bien au contraire, le
récit est entièrement concentré sur des écrivains d’une part, et sur une activité scripturale d’autre part.
En ce qui concerne les écrivains qui peuplent La Rénovation, on remarquera que la narratrice
profite de la complicité d’autres écrivains (réels ou fictifs, tels son compagnon Jim et le vieil écrivain
de la rue voisine), qui soutiennent son travail en l’aidant concrètement ou tout simplement en ayant
confiance en elle27. Jim est l’interlocuteur préféré de la narratrice, ses moments de crise sont
souvent soulagés par sa présence, par l’évocation de ses paroles, ou encore par le fait qu’il écrit en
même temps que la narratrice (cf. p. 86 : « J’écris ici, il écrit là-bas »). Véritable doublure de la
narratrice, le vieil écrivain de la rue voisine est son frère de douleur et de doute dans la mesure où il écrit,
en même temps qu’elle, un roman qui s’intitule Rénovation28. À part l’évidente complémentarité de
leurs efforts créateurs, les affinités entre ce vieux fou et la narratrice sont à plusieurs reprises
23
La narratrice de L’Infini chez soi fait preuve d’une pareille résistance : « J’écris. Il pleut. J’écris. La tempête gronde.
J’écris. » (D. ROLIN, L’Infini chez soi, réédition Labor, op. cit., p. 56).
24
Une variante de cette formule nous était suggérée dès les pages 60-61 : « J’ai fait mon devoir hier. Je le fais
aujourd’hui. Je le ferai demain. » ; là aussi, ces mots apportaient le remède définitif à une lutte, celle qui oppose
notamment l’écrivain aux mots de sa propre création.
25
Le mot rénovation est employé 11 fois dans le récit. Il est associé parfois aux travaux immobiliers, parfois à
l’œuvre de la narratrice (ou à celle du vieil écrivain, cf. infra). Le plus souvent, toutefois, l’attribution du mot à l’une
ou à l’autre réalité reste ambiguë, d’autant plus qu’il se présente tantôt en italique (p. 11, 57, 93, 124), tantôt en
romain (p. 20, 66, 70, 90, 116, 119) ; tantôt avec une majuscule (p. 11, 70, 90, 93, 116, 119, 124), tantôt avec une
minuscule (p. 20, 57, 66), ces choix ne renvoyant pas nécessairement le terme à l’une des deux réalités susnommées.
26
Les six premiers chapitres partagent la même structure thématique : l’attention se concentre d’abord sur la
rénovation immobilière pour passer ensuite à la Rénovation en tant que projet littéraire ; à partir du chapitre 7 cet
ordre est brisé, et les débuts de chapitre abordent différents thèmes, non nécessairement liés aux travaux
immobiliers.
27
On retrouve le même personnage, avec ce même rôle, dans Le Gâteau des morts et dans Trente ans d’amour fou : « Il
écrit. J’écris. Il est lui. Je suis moi. » (D. ROLIN, Trente ans d’amour fou, Paris, Gallimard, 1988, p. 77).
28
Le lecteur ne découvre ce détail du titre qu’à la p. 93.
10
regard sur la littérature
Iguana roja
soulignées : par exemple, il écrit lui aussi depuis cinquante ans, il a lui aussi une écriture tremblée,
il vit lui aussi de façon physiquement douloureuse son activité littéraire. La narratrice déclare :
En l’écoutant avec attention, j’ai la sensation physique de me quitter moi-même. […] ce déchet a conclu un
pacte de complicité avec ce moi qui ne m’appartient plus […]. (p. 64 ; l’auteur souligne)
Grâce aussi à ces présences29, la narratrice progresse dans la réalisation de son œuvre…
qu’elle n’arrête de commenter, en mise en abyme, comme si son roman était en voie de
réalisation. Outre ces renvois directs à l’œuvre en cours, la narratrice se livre à des réflexions plus
générales mais toujours de nature métanarrative, comme par exemple la longue métaphore
(développée aux p. 32-33) de l’écrivain-organiste, les diverses réflexions sur les mots, ou encore
tous les « commentaires en forme » qui ponctuent le texte : « le réel et la fiction sont libres de
fusionner » (p. 12) ; « je me veux le chantre du repli sur soi » (p. 14), etc.
Si la narratrice participe intensément aux travaux de restauration de son immeuble, l’écriture
implique chez elle un investissement pareil, qu’elle vit, en premier lieu, à travers son corps30. Dès
les premières pages, l’accent est mis sur l’effort physique immense que l’écriture requiert31 :
Je connais ça à fond : l’individu est collé en permanence à sa table, il y tient son corps aux aguets, cassé en
deux, les coudes plantés de part et d’autre de son manuscrit lequel est un second système nerveux qui le vide
à mesure de sa substance intime. Tout se passe comme s’il subissait, en permanence et sans anesthésie, une
périlleuse intervention chirurgicale. Sa chair en est l’enjeu torturé. Le sang d’encre maculant ses papiers
interprète la folie de son sang d’homme. Il meurt à chaque instant. Il veut survivre. Il ne sera secouru par
personne. (p. 10-11) 32
L’artiste meurt afin de pouvoir se recréer dans l’œuvre littéraire. L’écriture se présente comme
une action héroïque. Il s’agit d’une question de vie ou de mort, mieux : de vie et de mort, puisque
l’écrivain doit mourir à chaque instant pour réaliser l’œuvre qui garantira inversement sa survie.
Cette conviction est à la base de l’assertion suivante, où l’euphorie et la gravité se mêlent :
Construire un roman est toujours, toujours l’équivalent d’une hémorragie qui peut se révéler mortelle, et
j’aime ça à la folie. (p. 16)
29
Il faudrait ajouter à ces deux personnages une autre « présence », bien plus discrète, beaucoup moins évoquée, mais
qui n’influence pas moins l’acte d’écriture de la narratrice : il s’agit de ce qu’elle appelle tout simplement sa doublure
par qui elle se laisse écrire (p. 90) et qui se penche par-dessus [son] épaule afin de contrôler les traits bleus sur le papier ligné (p. 91).
30
Dominique Rolin écrivait dans L’Infini chez soi : « Attaquer la musique à la racine, rien d’autre à faire ici-bas. Tenir le
coup en m’abandonnant à la folie douce de ma main droite. Être jusqu’au bout un corps-stylo docile fauteur de rythme. »
(op. cit., p. 111).
31
Dans Trente ans d'amour fou, Dominique Rolin écrit : « Écrire est la torture par excellence » (op. cit., p. 34).
32
Encore plus que la narratrice, c’est le vieil écrivain de la rue voisine (cf. supra) qui vit sa tâche de façon particulièrement
dramatique. Penché sur sa page (p. 11), il manipule avec fébrilité ses papiers ; il a le regard affolé, les yeux saillants, la bouche
toujours ouverte (p. 11 et 45). On le retrouve tantôt au lit (l’écriture le vide de toutes ses énergies), tantôt dans des
endroits grotesques ou humiliants, par exemple sur un siège de W.-C. (p. 64) ou sur un banc dans la rue (p. 93). Les
forces lui manquent (p. 45), il est au fond du désespoir (p. 64), et il attire ainsi tout le mépris de la narratrice, qui l’accuse
de lâcheté (p. 45), le traite en débile (p. 47), imbécile, vieux fou (p. 93).
11
Iguana roja
regard sur la littérature
Pour la deuxième fois, un rapport direct est établi entre le sang de l’écrivain et l’encre qui sert à sa
tâche33.
De l’immeuble, au corps, à l’écriture
La boucle est bouclée : grâce au rôle de filtre, de vedette attribué au corps de la narratrice (cf.
p. 12), l’immeuble, le livre (l’écriture) et le corps lui-même participent à une même expérience, à
un même processus de destruction et de rénovation. De nombreuses correspondances indiquent,
au niveau lexical, l’affinité de ces deux expériences ; ainsi, si la maison est soumise à toute une
série de tortures, la narratrice emploie ce même terme en parlant des tortures… de l’imagination, et
rappelle d’ailleurs que l’intervention chirurgicale qu’est l’écriture fait de la chair de l’auteur un enjeu
torturé34. Ailleurs, à l’intérieur d’une même phrase, la narratrice brouille la frontière entre les
champs lexicaux et sémantiques :
Au milieu d’un monceau de décombres, trois hommes-boutoirs mènent leur danse forcenée d’extermination,
mes nerfs sont raclés, les bouts de pierre sont mis à nu, muscles et poutres sont fusillés à bout portant, des organes et des
mots sont tranchés net sous les trombes de poussières montantes. (p. 35)
L’interpénétration
des
différents
éléments
(composantes
architecturales,
parties
anatomiques, corpus littéraire) est ici particulièrement évidente. Il est possible de remarquer,
même au niveau syntaxique, les phases de cette fusion progressive. La narratrice maintient encore
une distinction lorsqu’elle écrit « mes nerfs sont raclés, les bouts de pierre sont mis à nu », mais plus loin
elle nous présente un phénomène parfaitement unitaire : « muscles et poutres sont fusillés à bout
portant », « des organes et des mots sont tranchés net ». Le lien est indirectement suggéré entre la
matière du corps (nerfs, muscles et organes), la matière proprement dite, vouée à la construction de la
maison (bouts de pierre, poutres) et la matière à la base de la création littéraire (les mots), selon un
parcours qu’on pourrait schématiser ainsi :
PREMIÈRE PHASE : INTERPÉNÉTRATION CORPS- IMMEUBLE
mes nerfs sont raclés, les bouts de pierre sont mis à nu
muscles
et
poutres
↓
↓
CORPS
IMMEUBLE
33
Dans Le Corps, Dominique Rolin écrit : « Des sons morts naissent à l’instant du contact entre plume et papier [...].
L’effort [...] n’est placé en aucun point précis de mon corps, penché vers le feuillet sur lequel s’apprête à tomber le
sang de l’écriture, le faix de l’écriture. » (D. ROLIN, Le Corps, Paris, Denoël, 1969, p. 37-38).
34
Cf. p. 26, 12 et 11.
12
Iguana roja
regard sur la littérature
DEUXIÈME PHASE : INTERPÉNÉTRATION CORPS-CRÉATION LITTÉRAIRE
des organes
et
des mots
↓
↓
CORPS
LIVRE
Il n’y a plus qu’un passage à accomplir : la création du lien entre le livre et l’immeuble. La
narratrice en exprime la nécessité :
Pitié ! de toute urgence, il me faut inventer un langage qui ne soit ni écrit ni parlé afin que l’immeuble et
mon livre puissent en commun signer leurs délires. (p. 35)
La recherche de ce langage est à la base du récit, et la solution est inscrite dans l’écriture
même qui bâtit le récit.
Outre la phrase que j’ai analysée et schématisée plus haut, d’autres passages montrent une
même volonté de mélanger, au niveau de l’écriture (et donc, en premier lieu, au niveau des choix
lexicaux et syntaxiques), les éléments appartenant aux trois champs sémantiques de la
construction immobilière, des fonctions corporelles et de la création littéraire. Dans certaines
phrases que j’ai déjà exposées, cette volonté est implicite :
Construire un roman est toujours, toujours l’équivalent d’une hémorragie (p. 16)
↓
champ lexical de la
construction
immobilière
↓
champ lexical de la
création littéraire
champ lexical
anatomico-médical
↓
↓
↓
IMMEUBLE
LIVRE
CORPS
Si les composantes de la maison sont animées, dotées de perceptions sensorielles ainsi que
de la parole35, les mots, les « composantes » du roman, partagent également plusieurs prérogatives
typiquement humaines36. Et si la narratrice met l’accent sur la relation éminemment physique qui
35
Cf. p. 21 et 24.
Cf. notamment le long passage décrivant la lutte, le « défi » qui oppose l’écrivain aux mots, p. 59-61. La
comparaison entre choses et mots est établie à la p. 75.
36
13
Iguana roja
regard sur la littérature
lie les êtres humains aux choses (du moment qu’elles ont, elles aussi, un corps et une âme)37, elle
insiste encore plus sur le rapport direct existant entre le corps humain et les mots, leur donnant la
valeur de sel et […] sang de nos corps38.
De façon tout à fait cohérente, le mot sang est associé dans le texte à trois réalités bien
différentes, mais dont le rapprochement ne devrait plus nous surprendre :
sang d’encre
sang d’homme
(p. 11)
sang poudreux (de la muraille)
(p. 11)
↓
↓
LIVRE
CORPS
(p. 38)
↓
IMMEUBLE
Et c’est la fête enfin
39
En symbiose totale avec le corps de la narratrice et avec le livre auquel celle-ci travaille,
l’immeuble subit donc une processus de rénovation. Le côté positif, constructif de ce processus
(la réparation, l’amélioration du bâtiment) s’accompagne d’un inévitable côté négatif : la
rénovation implique une démolition (partielle) préalable.
La narratrice de La Rénovation traverse elle-même cette épreuve dans toutes ses phases,
puisqu’elle suit les travaux immobiliers à travers son corps d’un côté et à travers son écriture de
l’autre. Ce n’est pas par hasard qu’elle emploie deux fois l’expression « ma Rénovation »40 : le fait
que le mot « rénovation » s’y trouve en caractères romains, mais qu’il commence par une
majuscule, indique assez clairement l’ambiguïté dans laquelle la narratrice veut le maintenir, pour
qu’il puisse être associé à la fois à son corps et à son œuvre littéraire. La destruction opérée sur le
corps de la femme écrivain correspond aux souffrances physiques éprouvées lors de la
démolition de l’édifice. Quant à la phase de destruction vécue par son œuvre, elle est vécue non
tant par l’objet-livre, mais plutôt par l’acte d’écriture. C’est dans cette optique qu’il faut lire non
seulement les nombreux passages où la narratrice nous relate ses luttes avec les mots qui lui
résistent, mais l’entièreté du récit qui, riche en commentaires métanarratifs, se dissèque, se déchire et
se reconstruit symboliquement devant les yeux du lecteur.
Mais comme dans tout cycle de mort et de résurrection, la phase négative n’a qu’un temps.
Ainsi la lutte que mènent conjointement l’immeuble, le livre et le corps de la narratrice arrive-t37
Cf. p. 24 ; cf. aussi supra.
P. 75.
39
Je cite La Rénovation, p. 127.
40
P. 116 et 119. L’expression ta Rénovation de la p. 119, dans la bouche de Lady Mémoire s’adressant à la narratrice,
peut être considérée comme un équivalent précis de l’expression ma Rénovation que la narratrice assume à la p. 116.
En ce qui concerne Lady Mémoire, cf. infra.
38
14
regard sur la littérature
Iguana roja
elle à bon terme. L’immeuble résiste même aux coups les plus violents, aux changements les plus
drastiques, et supporte sa rénovation jusqu’au bout. À partir de la p. 124, la narratrice décrit les
phases conclusives des travaux : on débarrasse la maison de son carcan d’échafaudages, et on parle
déjà des derniers travaux des peintres et des vernisseurs41. À quelques lignes de la fin du roman le
lecteur prend vision de l’immeuble blanc, géométrique et nu […],aussi pur qu’une équation mathématique
dans la nuit claire42.
Parallèlement, le corps de la narratrice résiste aux douleurs que la rénovation lui procure, et
voit son endurance récompensée par une régénération physique : si le corps de la narratrice ne
rajeunit pas en première personne, ce sont ses deux doublures principales qui vivent ce processus.
Déjà à la p. 93, la narratrice nous montre ainsi le vieil écrivain, totalement métamorphosé une
fois son manuscrit terminé :
Sa mine est soignée aujourd’hui, presque élégante, costume en fin lainage gris perle, chemise bleue joliment
cravatée, chaussures de prix. J’ai de la peine à le reconnaître tant il a rajeuni, ses cheveux ont poussé, épais et noirs.
(p. 93)
Le personnage énigmatique de Lady Mémoire (autre doublure de Dominique)43, que la
narratrice essaie d’étrangler à quelques pages de la fin du récit, trouve à la place de la mort une
régénération semblable :
Je m’aperçois alors que Mémoire, au lieu de tomber, se redresse, comme enflée d’un courant de magnétique
sérénité. Elle est belle. Elle est jeune. Elle est heureuse. Le cou s’épanouit, le front se bombe en irradiant des
éclairs, jamais ses yeux n’ont plongé dans les miens avec autant d’audacieuse ferveur. (p. 123)44
La narratrice elle-même, en tant que sujet écrivant, gagne son défi, et boucle l’ensemble en
achevant son roman malgré tous les obstacles rencontrés45. La fête évoquée dans les dernières
pages du récit (équivalent de la cérémonie qui conclut traditionnellement, en Belgique, les travaux
41
P. 124.
P. 126. Cette description de l’immeuble rappelle curieusement l’objet-livre, spécialement dans son édition
Gallimard, très sobre, élégante et géométrique.
43
Une analyse détaillée du personnage et de ses fonctions serait trop longue et inadéquate dans le cadre de cette
petite étude. Pour cette raison, j’ai essayé de réduire au minimum les allusions à cette figure bien « rolinienne ».
44
En tant que doublure de la narratrice, Lady Mémoire a jusqu’ici partagé son âge avancé, cf. la première description
qui nous en est offerte : « Elle a vieilli depuis sa dernière visite. Ses gros yeux pâles sont cernés, sa bouche ourlée de
rose évoque un anus de bébé […] » (p. 29).
45
Curieusement, Frans De Haes commentait ainsi, en 1993, la production romanesque de l’auteur, Dominique Rolin :
« Aujourd’hui, en 1993, paraît son trente et unième livre. C’est dire non seulement l’importance du volume
romanesque mais aussi le rythme régulier de son inscription dans le temps, la fidélité au projet malgré les obstacles et
les révolutions au sens strict. [...] il convient, me semble-t-il, de rappeler à quel point la force et la beauté de cette
œuvre constituent un éclat de rire au nez des mauvaises fées » (F. DE HAES, « Au commencement », in F. DE HAES
éd., op. cit., p. 9). La fidélité au projet dont parle De Haes ressemble beaucoup au défi accepté et gagné par la narratrice
de La Rénovation, et l’éclat de rire au nez des mauvaises fées préfigure singulièrement l’attitude de celle-ci face à ses
antagonistes les comploteurs...
42
15
regard sur la littérature
Iguana roja
de construction immobilière)46 est une célébration du livre La Rénovation : les invités coïncident
avec tous les personnages qui l’ont peuplé (cf. p. 125).
Mais encore plus qu’une fête des personnages, et donc une fête des sujets de l’histoire, la
cérémonie finale couronne le succès du livre en tant que produit littéraire : la vraie gagnante, en
fin de compte, est l’écriture elle-même. C’est elle qui a suivi les travaux dès le début jusqu’à la fin,
c’est elle qui a pris en charge tant les souffrances de l’immeuble que celles du corps. Elle a
traversé la mort ; elle a dû expérimenter une mort temporaire et symbolique pour parvenir à une
nouvelle vie, qui commence une fois que le livre est arrivé à son terme. Il n’y a donc pas de
paradoxe dans la dernière phrase du récit, où la narratrice déclare que, en conclusion, tout
commence47.
La Rénovation célèbre ainsi l’énième succès de l’écriture. La narratrice n’oublie pas d’en
montrer au lecteur les résistances, les mécanismes parfois vicieux, mais elle constate enfin sa
réussite. Car à travers toutes ces difficultés, l’écriture a su se réinventer, se régénérer, se rénover. Le
livre achevé, publié, que le lecteur tient dans ses mains est la preuve de cette victoire.
46
47
La narratrice l’explique aux p. 124-125.
P. 127.
16
Iguana roja
regard sur la littérature
LA RÉNOVATION
COMPLOT (p. 46, 52, 56, 57, 70, 77, 80, 95, 125)
MACHINATION (p. 47)
↓
COMBAT (p. 43)
GUERRE (p. 47, 95)
LES DEUX FRONTS (p. 43) :
LES ENNEMIS (p. 94, 108) :
MAISON + NARRATRICE
la FANTASTIQUE
ORGANISATION de
MALFAITEURS aux pouvoirs
clandestins et meurtriers ; une bande de
criminels (p. 81) organisés en une hiérarchie
bien précise : promoteurs immobiliers,
habitants de la maison, acteurs de
l’entreprise (chefs de chantier, fournisseurs
de matériaux, ouvriers, etc.), Carmela
Commodore, Mme Dolphin et Lady
Mémoire, le cerveau de la machination (p. 47)
ASSISTANTS :
LES COMPLOTEURS DE
LA RÉNOVATION architecte,
ouvriers, contremaîtres, chefs
d’entreprise, marchands de
biens, etc. (p. 119)
ASSISTANTS (p. 119) :
kyrielle des morts +
Jim + vieil écrivain (cf. p. 111)
COMPLICES divers (cf. p. 78, 81)
EFFETS ET BUTS :
EFFETS ET BUTS :
MALÉFICES (p. 94)
DESTRUCTION SYSTÉMATIQUE (p. 47)
DISPARITION (p. 70)
DÉMOLITION (p. 71)
RÉSISTANCE (p. 64, 80, 81, 91, 104)
EXTERMINATION (p. 94)
RENAISSANCE (p. 124)
RÉNOVATION (p. 20, 66, 124)
RÉNOVATION (p. 11, 57, 90, 93, 116)
17

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