entretien avec philippe servais.

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ENTRETIEN AVEC PHILIPPE SERVAIS.
“L
E PHILOSOPHE TRAITE UNE QUESTION COMME ON TRAITE UNE
MALADIE”
(Wittgenstein, Recherches philosophiques). Et
le médecin traite une maladie comme on traite une question ?
Dans cet esprit du moins, et dans cette attente, l’entretien de cet automne
convie un homéopathe, le Dr Philippe Servais, un des responsables de
l’Institut National d’Homéopathie Française (INHF), auteur de plusieurs ouvrages (dont le Larousse de l’homéopathie et, parue en 2011,
une belle méditation clinique, Homéoportraits. Histoires de remèdes,
aux Éditions J. Lyon).
J.-L. E.
*
Jean-Luc Evard. Philippe Servais, outre vos activités de médecin
homéopathe, vous participez à la direction de l’Institut National
d’Homéopathie Française. Comment décririez-vous sa mission ?
Philippe Servais. C’est une vieille institution qui existait depuis
les années 1950-1960. Elle avait périclité, faute de responsables
motivés. Des amis et moi lui avons donné une nouvelle vie, il y a
vingt ans environ. L’Institut a une mission d’enseignement,
diplôme à la clef. Cependant, à son origine, le dirigeaient des
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médecins qui, dans leur majorité en tout cas, étaient des pluralistes — des homéopathes qui prescrivent, disons pour faire bref,
de manière un peu allopathique. Sous notre influence, quand
nous avons repris l’école, celle-ci est devenue uniciste stricte.
Jean-Luc Evard. Comment définiriez-vous cette homéopathie
uniciste ?
Philippe Servais. En France spécifiquement, on n’a pas le choix
de l’usage du terme. Par définition, l’homéopathie est uniciste : le
traitement d’un patient consiste à prescrire un remède à la fois,
pour la globalité de la personne. À la fin de sa vie, Hahnemann, le
découvreur de l’homéopathie, avait dû s’opposer à certains de ses
élèves qui avaient voulu un peu se simplifier la vie et commencé à
donner deux, trois, quatre remèdes à la fois. Pratique qui ne s’est
quasi implantée qu’en France, les autres pays n’ayant été « contaminés », si je puis dire, que bien plus tardivement — depuis une
cinquantaine d’années. Pendant plus d’un siècle, l’homéopathie a
donc été uniciste par définition (on ne donne qu’un remède à la
fois). Mais en France… — surtout à partir du moment où il y a eu
fabrication des produits homéopathiques par une petite firme
(l’ancêtre de Boiron) — l’homéopathie est devenue allopathisante.
À une vision d’ensemble s’est substituée une approche parcellaire de l’organisme : le métabolisme hépatique, le système articulaire, le psychisme…
Jean-Luc Evard. … s’éloignant donc de la visée globale, holistique…
Philippe Servais. C’est cela. Les « pluralistes » cherchaient quand
même une similitude (la base même de l’homéopathie), mais une
similitude locale, ou partielle : un remède pour le champ respiratoire, par exemple. Et malheureusement pour le purisme de notre
art, il y a encore, en France, une forte majorité d’homéopathes qui
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pratiquent ainsi. Prenons le cas de l’Inde, le pays où, en pourcentage de la population totale, la médecine homéopathique est la
mieux représentée (quelque 100 000 praticiens) : tout homéopathe
y est uniciste.
Voilà pour l’histoire de la discipline en France : une espèce de
schisme. Les pluralistes et nous, nous ne fréquentons pas les
mêmes lieux.
Jean-Luc Evard. D’où ma surprise, en vous écoutant, après la
lecture de votre dernier livre en date, Homéoportraits1 car on
n’imagine pas une seconde une autre homéopathie qu’uniciste.
Philippe Servais. Et cette différence d’approche se retrouve en
acupuncture. Un patient me demande un jour : « Comment savoir
si un acupuncteur est bon ? » Je lui ai répondu : « Exactement
comme pour un homéopathe. Sa qualité est inversement proportionnelle à la quantité d’aiguilles qu’il pose. » Le plus souvent,
quand vous allez chez un acupuncteur, vous êtes transformé en
pelote d’épingles. Le maître, lui, écoute longuement son patient
— et pose une aiguille, deux au maximum.
Jean-Luc Evard. Dès les premières pages d’Homéoportraits,
votre livre, on est frappé par le rapprochement que vous faites
avec une certaine Comédie humaine, donc avec ses origines. Je me
demandais si, de votre point de vue, ce second rapprochement,
celui avec Dante, ferait sens. Car, dans la théologie du poète italien, il y a unicisme de la vertu et du péché — conception moins
présente chez Balzac, mais encore perceptible dans certains de
ses romans. Que vous semble de cette conception d’une seule et
même échelle, d’une graduation, en matière de maladie et de nonmaladie ?
1
Ph. Servais, Homéoportraits. Histoires de remèdes, Paris, Éditions J. Lyon,
2011.
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Philippe Servais. « De non-maladie » ? De santé ? Eh bien oui,
certainement, mais il ne s’agit pas du bien et du mal…
Jean-Luc Evard. … non, bien sûr, mais des maux…
Philippe Servais. … car, pour moi, le point fondamental, celui
qui se trouve même en amont de mon choix homéopathique, c’est
que depuis toujours je suis profondément convaincu qu’il n’y a
pas d’être en parfaite santé, mais un gradient infini de santé. Dès
l’instant de la naissance, on est — non pas nécessairement dans le
péché originel, mais en tout cas dans son équivalent laïc (rires),
petite déviance première par rapport à un idéal d’équilibre. Pour
le dire autrement : je pense que la santé est, par essence, une
instabilité, une sorte de variation permanente dans l’équilibre,
par rapport à l’environnement, et faisant qu’un être biologique
est en constante action / réaction suite à l’information que l’environnement lui apporte. C’est la différence entre un être vivant et
lui-même une seconde après sa mort : soudain, il ne gère plus
l’information2.
Jean-Luc Evard. Voilà une version non seulement « laïque »,
mais encore très contemporaine des théories de l’information.
Philippe Servais. Il y a une part d’inné, qui fait que nous avons
notre lot de vulnérabilité initiale. Naître, c’est entrer dans la vulnérabilité, mais une vulnérabilité qui est spécifique à chacun.
Jean-Luc Evard. Son empreinte digitale ?
Philippe Servais. Oui, tout à fait. Un exemple extrême : naître
avec, comme disaient nos grand-mères, les poumons faibles. Ou
2
Ph. Servais, Qu’est-ce que l’homéopathie uniciste ? Paris, Editions J. Lyon,
2012.
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bien une forme spécifique de vulnérabilité psychique. Vous avez
des anciens de la DASS qui n’ont connu ni père ni mère et qui ne
présentent pas la moindre trace de ce que j’appelle le complexe
d’abandon que vous trouverez en revanche chez des adultes
anciens « chouchoutés » à temps plein. Donc, il y a cette vulnérabilité initiale, sur quoi se greffe l’environnement : il va la lénifier,
ou au contraire l’amplifier. De là va naître la pathologie, plus ou
moins importante.
Jean-Luc Evard. Ce qui m’intrigue, c’est que votre propre référence à Balzac vous emmène, au-delà de ces questions d’interaction et d’équilibre instable, vers les questions de rôle, de masque
(de personne, au sens latin), de caractère. Or, qui dit masque, donc
déguise, discours indirect, symptôme en somme…
Philippe Servais. … adaptation, en fait.
Jean-Luc Evard. C’est là que je vois un… gradient. L’adaptation
est encore une réaction, au premier degré (elle a son exactitude, son
mode direct), tandis que, dans l’idée du rôle, du personnage, il y a
celle d’une composition, d’une mise en scène. N’a-t-on pas là un
autre plan, un écart entre les processus dont nous venons de parler,
immédiats en quelque sorte, et cette mise en scène de soi-même, où
l’on cherche à négocier quelque chose ? Et où personne ne maîtrise
le rapport en cause, celui avec de l’inconscient, de l’insu ?
Philippe Servais. L’individu — je pense que pour que l’individu
soit possible, il est obligé de créer un masque.
Jean-Luc Evard. Mais pourquoi ?
Philippe Servais. Mais… pour ne pas trop souffrir, tout simplement. À quelque niveau que ce soit. Il n’y a pas de conscience de
se créer un personnage ou un masque. On va — du mieux qu’on
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peut — incarner sa fragilité. On ne pourra pas l’incarner n’importe
comment.
Jean-Luc Evard. Autrement dit, l’incarnation en question produit même une sorte de carapace ?
Philippe Servais. Oui, je pense, oui.
Jean-Luc Evard. Carapace — devant quelle menace ?
Philippe Servais. Mais… c’est une menace imaginaire. Chaque
individu, chaque type d’individu (encore que je n’aime pas le
terme « type », parce qu’il y en a des milliers) a une vision déformée du réel, chacun a ses propres lunettes déformantes. Pour
reprendre l’exemple de tout à l’heure : le cas de celui qui pense
que sa relation à l’autre ne peut être qu’« abandonnique ». Ou
bien, dès la naissance, l’illusion que le monde qui m’entoure est
un danger, et qu’il va falloir se cacher un peu, se protéger. Quand
je parlais de vulnérabilité, c’est ce que j’entendais : la vision
déformée du réel spécifique à chacun.
Jean-Luc Evard. Et, du coup, la possibilité, pour vous thérapeutes face à un type de vision, la possibilité d’une interaction
avec un langage secret.
Philippe Servais. Oui. Je pense par exemple à une patiente, une
dame de 75 ans maintenant, qui a sa propre vision déformée du
temps : elle a l’illusion que le temps court, qu’elle est dans l’obligation de faire un certain nombre de choses « avant que » — tout
le monde n’a pas ce vécu…
Jean-Luc Evard. Le type en question, c’est le lapin d’Alice au
pays des merveilles. Mais restons chez Balzac : sa démarche est typologique. Les volumes de la Comédie humaine finissent par…
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Philippe Servais. … couvrir…
Jean-Luc Evard. … exactement : par couvrir tout l’éventail des
nuances d’un ensemble de types psychologiques et sociologiques.
D’où la question non littéraire : comment le thérapeute obtient-il,
dans le jeu de rôles universel, la bonne distance qui garantit son
efficacité ?
Philippe Servais. Nous avons de puissants outils qui nous permettent d’être le plus objectifs possible. Toute l’homéopathie, on
l’ignore, est basée sur l’expérimentation. De toutes les sciences,
c’est celle qui est le plus science expérimentale. Toutes les substances qui rentrent dans ce que nous appelons les « Matières
Médicales » sont des substances qui ont été expérimentées. C’est à
partir de ces expériences sur des gens sains que l’on a pu mettre
en exergue les symptômes de la substance — et non pas les symptômes de l’individu. C’est ça, la loi de similitude, sur laquelle se
fonde toute l’homéopathie. Idée de Hahnemann : « Pour pouvoir
prescrire une substance quelconque, utilement du point de vue
thérapeutique, il faut la connaître. Depuis toujours, la médecine
ignore tout de l’intimité des substances qu’elle utilise. Prenons des
gens en bon équilibre, donnons-leur telle substance, observons le
tableau que cela crée. » De là, les Matières Médicales : des milliers
de pages décrivant les symptômes précis créés par une substance
chez des gens sains. On a ainsi un tableau le plus complet possible
(dit pathogénétique), et même extrêmement précis. (Non pas du
genre : « J’ai mal à la tête », mais : « J’ai mal à tel endroit de la tête,
de telle à telle heure, comme si une épingle… », etc. L’art de l’homéopathe est d’arriver à trouver les symptômes caractéristiques du
patient qui correspondent à un des remèdes expérimentés.
Jean-Luc Evard. « Les symptômes de la substance » ? Vous voulez dire : l’ensemble des réactions observables que provoque son
assimilation par l’organisme ?
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Philippe Servais. Tenez, regardez ce volume d’un registre de
Matières Médicales de la fin du XIXe siècle, prenez une substance, au
hasard, celle-ci — 237 pages de relevés de symptômes dits pathogénétiques. Et les index, par mots, pour se retrouver dans cette jungle.
Mais j’éviterais de parler de typologie, ce serait trop réducteur.
D’abord, parce que « typologie » dénote un nombre fini assez limité
de types — alors que nous les unicistes nous estimons, surtout à
l’heure actuelle, qu’il y a un nombre infini de types (nous en dénombrons 3000), mais ne pensons pas du tout être arrivés au terme. Ces
dernières années, on a découvert de nouvelles substances, fait de
nouvelles expérimentations, établi une centaine de nouveaux
remèdes, résolu des cas qui n’auraient jamais pu l’être auparavant.
Jean-Luc Evard. Permettez-moi de poser encore autrement ma
question des types. Infinie, leur cohorte ?
Philippe Servais. Il s’agit de colorations. On pourrait diviser
presque à l’infini chaque personnage de Balzac, le décliner…
Jean-Luc Evard. … varier les compositions… Comme s’il y avait
en quantité variable un peu de cousin Pons dans chaque père
Goriot, de baron Nucingen dans la duchesse de Langeais ?
Philippe Servais. Tout à fait. Mais allons jusqu’au bout du raisonnement : il y a toutefois un nombre fini de remèdes « plus fondamentaux », que nous appelons les polychrestes, remèdes qui,
visiblement, couvrent la nature humaine — non pas toujours
strictement spécifiques à chaque patient, mais qui peuvent avoir
une action bénéfique et de rééquilibrage chez à peu près tous les
individus, sinon pour aller jusqu’au bout de l’idéal thérapeutique,
du moins pour bien améliorer les choses.
Jean-Luc Evard. « Nature humaine »… Je souris car, depuis le
début de notre entretien, nous parlons d’elle, de cette nature… et
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des autres. Votre travail consiste à faire le pont entre nous et les
animaux ; et les végétaux ; etc. Cela fait plusieurs natures !
Philippe Servais. Tout à fait ! Par exemple, les homéopathes
vétérinaires nous disent que les polychrestes des animaux ne sont
pas les mêmes que ceux des humains.
Jean-Luc Evard. Deux natures, dans ce cas…
Philippe Servais. Ou deux clefs, clef de sol et clef de fa (rires).
Jean-Luc Evard. Je reviens sur la question des « symptômes
des substances ». Ces « substances », ce sont des corps et des réactions biochimiques ?
Philippe Servais. Disons : des énergies. Il n’y a plus de « substances ».
Jean-Luc Evard. Soit. Ce qui me retient, c’est que ces « énergies »
sont aussi sémiotiques. Votre propre livre évoque bien moins des
énergies chimiques ou biologiques que des séquences sémiotiques, voire sémantiques. D’où les « rôles » : tel polychreste ou
telle substance parle un certain « langage », et je me suis copieusement amusé en prenant connaissance des penchants secrets, des
attirances et des prédilections du sulfure ou d’Apis mellifica. Vos
portraits concernent autant les arcanes des substances que ceux
de vos patients ! Cela, cette puissance poétique des polychrestes et
des substances, cela m’intéresse — énormément ! Comment ça
parle, eux, nous et vous ? Comment ça cause, entre le framboisier
et ma peau, ou entre l’ortie et — ce sont des exemples pour rire en
avançant — ma goutte ? Le simillimum ? Mais encore ?
Philippe Servais. Les liens que nous faisons, mes collègues
confrères et moi, ces extrapolations sont de date récente. Et nous
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ne sommes pas très nombreux à les développer, à pousser plus loin
la compréhension, à faire le rapprochement entre telle souche et
tel cas.
Jean-Luc Evard. Quand je demande : « Comment ça parle ? », je
pense, entre autres, par rapport aux langages étudiés par la biologie, à ses codes génétiques par exemple. Dans ce cas précis, on
pense connaître le comment : à l’échelle nano, on a affaire à des
événements, à des signaux électroniques…
Philippe Servais. On parle de plus en plus d’informations. On
avait d’abord présumé des phénomènes physico-chimiques… on
comprend maintenant que l’information circule autrement.
Jean-Luc Evard. Mais dans le cas de l’homéopathie, et à son
échelle, comment ça cause ?
Philippe Servais. Je pense que nous sommes la somme des passés — pas seulement des individus, mais aussi du cosmos ; que
nous avons tous en nous la mémoire du minéral, du végétal, de
l’animal que nous avons été. Toutes ces mémoires accumulées,
stratifiées… Nous avons en nous toutes ces informations-là, celles
du soufre, celles du phosphore, celles du serpent, celles… etc.
Jean-Luc Evard. Mais il y a des modes de mémoire très différents. Comment correspondent-ils les uns avec les autres ? Car on
change de plan quand on change de règne, comme on change
d’échelle en géographie ou en géologie.
Philippe Servais. D’abord, c’est empirique, c’est de l’information, ce sont des informations empiriquement accumulées. Je
prends l’exemple de — tenez, ma filleule. Ma filleule est Apis mellifica. Elle avait toutes sortes de symptômes, des migraines épouvantables en particulier, qui correspondaient à celles d’Apis. Je
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me suis aperçu, non seulement qu’avec le remède ses migraines
ont disparu, mais que son état général s’est fortement amélioré, se
sentant beaucoup mieux dans sa peau, etc. Puis, en réfléchissant,
je me suis aperçu que ma filleule est en correspondance totale
avec l’abeille : elle butine ! C’est une butineuse typique ! Et quand
on le sait, c’est de l’ordre de l’évidence.
Jean-Luc Evard. Bien, alors, le simillimum, ça veut dire « analogie » ?
Philippe Servais. Oui, oui. Ça parle parce qu’il y a analogie, à
tous les niveaux, physique et psychique. Nous parlons de similitude.
Jean-Luc Evard. Donc, il y a des affinités qui se déclarent, ou
au contraire des aversions. Et des ressemblances de forme, de
de comportement (de style ?)
Philippe Servais. D’ailleurs, tous ceux qui ont travaillé, entre
autres le professeur Bastide, tous les physiciens qui se sont penchés sur l’homéopathie s’accordent pour dire : le traitement
homéopathique revient à créer une maladie artificielle temporaire, qui prend le dessus sur la maladie de l’individu et permet
de remettre tout en place. Donc : par une sorte d’information analogique. Ça ne vient pas à côté, c’est la même information, plus
puissante. En informatique : « défragmenter », remettre en place.
La maladie, c’est, dans le corps, une information qui circule mal,
qui est déplacée ; on va lui apporter sa propre information, juste
et plus puissante. Un alter ego ? Si vous voulez. D’ailleurs, souvent, la meilleure signature pour dire : « Ah, ça va aller mieux », en
tout cas pour certains troubles, c’est le moment où le remède agit
et où il y a une aggravation, temporaire ; tout à coup, les symptômes sont décuplés, pour une minute, ou une heure, ou un jour.
Là, on est sur la similitude.
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Jean-Luc Evard. Il y a donc un mimétisme diffus à l’œuvre dans
cette histoire ? Une mimésis, qui organiserait la reconnaissance
des affines ? des mouvements affines en nous et partout ailleurs ?
Philippe Servais. Autre métaphore : il y a des formes, et des ondes
de forme. À telle spécificité, telle forme, qu’il s’agit de reconnaître.
Jean-Luc Evard. C’est très platonicien.
Philippe Servais. Oui, de ce côté-là, c’est très platonicien.
Jean-Luc Evard. Nous sommes dans la caverne, et avec l’aide
du bon docteur nous allons essayer de monter vers la forme pure,
chôra…
Philippe Servais. … chacun ayant son fil d’Ariane…
Jean-Luc Evard. … alors, un labyrinthe plutôt qu’une caverne.
Philippe Servais. Quand vous regardez une plante, vous voyez
sa forme réelle, mais elle vous dit par ailleurs un certain nombre
de choses, qui à la longue finissent par former une tradition.
Comme un langage secret, qui est la forme de chaque substance.
Pour un patient, c’est pareil : quelle est sa forme, derrière ses
symptômes ? Il y a des dessinateurs qui prennent une feuille
blanche, vous regardent un moment, puis fixent votre forme sur le
papier, en trois traits — trois, pas quatre. C’est vous, ça ne peut
être quelqu’un d’autre, ce n’est que vous, vous-même tout entier.
Voilà la forme. C’est votre forme secrète, harmonique. Un simple
petit trait différent, et ce n’est plus vous.
Jean-Luc Evard. Ça se parle : entre les individus de chaque
règne et de chaque type (et vous allez jusqu’aux minéraux), il y
aurait des passerelles, des traducteurs. Mystères de la mimésis.
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Philippe Servais. Mon enchanteur, en la matière, c’est Roger
Caillois. Quant à l’idéal d’un langage « universel », intelligible à
toutes les formes, on peut soigner même sans l’atteindre. C’est la
différence entre simile et simillimum : le remède simile agira mais
sans toucher l’ensemble des couches ni réharmoniser la totalité
de l’individu dans tous ses aspects.
Jean-Luc Evard. Vous insistez beaucoup sur l’expérience, sur
les résultats de l’expérimentation. Mais — le premier à avoir commencé, n’a pas commencé autrement que par une intuition.
Laquelle ?
Philippe Servais. Son intuition ? Hahnemann voyait les ravages
des traitements qu’on faisait subir ; entre autres sa plus grande
indignation devant l’usage aveugle de substances telles que le
mercure, grand médicament et poison d’une violence extrême,
qui vous trouait les os en moins de deux. « Comment savoir ce
que c’est ? », s’est-il demandé. « Il faut l’expérimenter lorsqu’on
n’est pas malade ; peut-être a-t-il autre chose à dire que ces horribles symptômes ou que cet empoisonnement. » D’où les doses
minuscules de l’expérimentation.

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