Claire Gillie-Guilbert La voix "unisexe" : un fantasme social d`une

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Claire Gillie-Guilbert La voix "unisexe" : un fantasme social d`une
Claire Gillie-Guilbert
Enseignante PRAG IUFM de Versailles (centre Saint-Germain)
Chercheur Laboratoire Ethnomusicologie (CNRS) // Psychanalyse et Pratiques Sociales, Université de
Picardie et Paris VII
La voix "unisexe" : un fantasme social d’une "inquiétante étrangeté " ?
Résumé
En cinquante ans, la voix s’est exercée aux limites de l’imaginaire musical à faire repousser
les limites de l’anatomo-physiologie, explorant les extrêmes des tessitures vocales, au risque
des dysphonies et des pertes de repères identitaires. A la lumière de la psychanalyse, nous
interrogerons cette « mue sociale de la voix », spécialement celle des femmes, et les
dysphonies vocales qu’elle engendre… Quel « prêt-à-porter » vocal fabriquons-nous, qui
dénie la différenciation sexuelle ? Quelle(s) voix laisserons-nous à nos enfants ?
The "unisex" voice ; a social phantasm of a "disturbing strangeness" ?
Abstract
For the last fifty years in Western music, the voice was exerted in extreme cases of
imaginary musical to make push back the limits of the anatomo-physiology, investigating the
extremes of the vocal tessitures, with the risk of the dysphonies and the losses of identity
reference marks. In the light of the psychoanalysis, we will interrogate this « social
metamorphosis of the voice » especially that of the women, and the vocal dysphonies that it
generates… What kind of vocal “ready-to-wear” do we manufacture, which denies sexual
differentiation? Which voice(s) will we will be passed on to our children?
Claire Gillie-Guilbert
Enseignante PRAG IUFM de Versailles (centre Saint-Germain)
Chercheur Laboratoire Ethnomusicologie (CNRS) // Psychanalyse et Pratiques Sociales, Université de
Picardie et Paris VII
La voix "unisexe " ; un fantasme social
d’une "inquiétante étrangeté1 " ?
INTRODUCTION
Au carrefour entre des préoccupations de chercheur, de pédagogue et de
musicienne, nous sommes quotidiennement amenée à faire parler et faire travailler
des adultes en souffrance vocale. Qu'ils tentent de "chanter d'une seule voix" dans
des chœurs, ou qu'ils "cherchent leur voix", tous convergent un jour vers la même
question : "quelle est ma voix ?" Comme si leur interlocuteur était mis en lieu et
place de miroir sonore qui puisse leur faire découvrir une identité vocale méconnue
d'eux. Oh certes, parlant de leur voix, ils peuvent dire qu'ils la trouvent trop "douce"
ou trop "forte" ; mais dans quelle "tessiture 2" se situe-t-elle, … cela ils ne peuvent le
dire.
A travers leurs interrogations, affleure la question de la norme vocale sexuée : ma
voix donne-t-elle une image exacte de ce que je suis ? "La voix est un caractère
sexuel secondaire" récite-t-on avant même l'entrée au collège ; quel sexe est-ce que
je donne à entendre ?
Les réponses s'avèrent complexes et ne peuvent demeurer dans un champ
pédagogique qui satisferait cette quête de reconnaissance par un simple étiquetage "vous avez une voix de baryton, ou vous êtes soprano" – ou par une panoplie
d'exercices visant à acquérir "votre vraie voix" en se défaisant de tout un habitus
vocal pris entre hexis corporel et habitus linguistique.
Les thèmes qui encadrent notre intervention résonnent étrangement avec des
facettes de notre pratique professionnelle. En effet, si Cécile Prévost-Thomas
s'interroge sur la visibilité sociale des femmes dans la chanson aujourd'hui, les
étudiantes 3 de sexe féminin que nous avons en charge sont confrontées au choix et à
l'interprétation de chansons pour leur entrée dans la fonction enseignante. Or,
beaucoup parmi elles sont attirées par des chants habituellement enregistrés par des
chanteurs de sexe masculin ; apprenant ces chants, elles ne pensent pas à les
transposer dans "leur" voix. Au moment de justifier d'un point de vue pédagogique
leur choix, elles oublient qu'elles sont à une épreuve de musique, et commentent les
1
Allusion à Das Umheimliche de Freud (1919), intraduisible, mais traduit en français sous le titre « l’inquiétante étrangeté » ;
son évocation est ici à prendre au sens premier d’un certain alarmisme que nous pointerons mais que nous discuterons avec
certaines avancées de la psychanalyse.
2 Echelle des hauteurs (allant du grave à l’aigu, en passant par le medium)
3 Futures enseignantes en formation à l'IUFM.
2
paroles choisies comme fédératrices de socialisation …sans se rendre compte de leur
erreur de tessiture !
En écho à Catherine Rudent qui aborde la délicate et historique question des voix de
tête et voix de fausset qui mettent en doute le sexe de la voix, nous pourrions évoquer
nos étudiants de sexe masculin, confrontés à la peur de retrouver au détour de leur
exécution vocale leur voix de tête antérieure à la mue. Certains alors tenteront de
contourner l'épreuve vocale en déclarant, tel cet étudiant : "plutôt jouer de la flûte
que perdre ma virilité à chanter !"
Pour notre part, en complémentarité de ces thèmes, nous avons choisi plutôt
de nous attarder sur l'aggravation des voix de femmes durant ces cinquante dernières
années; "aggravation" aux deux sens du terme : descente vers le grave et aggravation
pathologique. Au-delà d'un constat à mettre sur le compte d'une "évolution" de
l'esthétique de la voix répondant à un horizon d'attente des auditeurs, ce phénomène
pose la question de l'identité vocale comme garante ou non de la différenciation
sexuelle.
Alors, "quelle est ma voix ?" ne veut-il pas dire ; "quel est le sexe de ma voix
?" ou bien encore "ma voix a-t-elle bien le même sexe que celui dont la nature m’a
doté ?" Quel lien peut-on faire entre cette question et le thème fédérateur de cette
journée : "le féminin, le masculin et la musique populaire d'aujourd'hui" ?
Interroger ces deux dimensions du musical, et plus précisément ici du vocal –
le son porteur d’un sens et la pratique prise dans les logiques sociales – nous incite à
faire appel à l'ethnomusicologie et à la psychanalyse, avec la visée de parasiter des
repères de pensée par d'autres apports conceptuels.
Mais nous tenterons parallèlement d'insister sur l'objectivité sonore de la voix à
travers la dimension acoustique de ce que nous définirons comme "la voix unisexe",
et sur ce que l'on peut penser des rapports masculin/ féminin que révèle cette entité
sonore.
Enfin, nous tâcherons de mettre en lumière à quel point cette problématique entre en
résonance avec celle de la psychanalyse lorsqu'elle enquête sur l' objet-voix.
Précisons d'emblée que la place donnée à la voix en psychanalyse laisse de côté son
image sonore pour interroger ce que Lacan appelle la "pulsion invocante", concept
qui sera développé par Alain Didier-Weill 4 .
Le courant de pensées dans lequel nous nous inscrivons pour avancer ces
hypothèses de travail est celle de la psychanalyse, ou plutôt "d'une" certaine lecture
de la psychanalyse qui tente de faire lien entre la psychanalyse et les pratiques
sociales, sous l'égide de Paul-Laurent Assoun5, Markos Zafiropoulos 6, et Michel
Poizat 7 pour ce qui concerne la voix.
C'est donc en ces termes que nous aimerions aborder cette problématique : à l’issue
de ces cinquante dernières années, une sorte de "mue sociale" de la voix semblerait
4
Alain Didier-Weill, Invocations, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
Psychanalyste et Professeur à l'Université Paris VII Denis Diderot, responsable pédagogique de l'enseignement doctoral
"Anthropologie psychanalytique et pratiques cliniques du corps".
6 Psychanalyste et Directeur de Recherche UMR 6053 CNRS-Université de Paris VII, directeur du département "Psychanalyse
et Pratiques Sociales".
7 Directeur de Recherche UMR 6053 CNRS-Université de Paris VII, et "spécialiste" de la Voix.
5
3
affecter les voix féminines. Symptôme faisant irruption dans les "voix actuelles" selon certains – cette mutation est-elle une réalité sociale alarmante, ou se range-telle
au nombre des prénotions reconnues par la sociologie ? Plus encore qu’une
prénotion, ne serait-elle pas plutôt le nouveau visage d’un fantasme présent de toute
éternité mettant en lumière une sorte de "hors-sexe" insupportable de la voix ? C'est
comme tel que nous nous mettrons à son écoute en croisant plusieurs
approches conceptuelles qui s’intéressent à la trame sonore de la voix en ce qu’elle
participe de ce qui tisse le lien avec l’autre.
1. LA VOIX "UNISEXE " ; UNE AMBIVALENCE SEXUELLE ?
Sur certaines scènes sociales – que nous visiterons à l’occasion de cet article - , la
voix plonge auditeurs et spécialistes dans la perplexité, renforçant comme prénotion
l’idée d’une sexuation innée de la voix. Une expérience récente suffit à rendre
manifeste ce qui pourrait être mis sur le compte de l'ambivalence sexuelle vocale des
interprètes ; beaucoup d'émissions de variétés consistent à faire reprendre un chant
"éclaté" phrase à phrase entre plusieurs chanteurs de sexe différent. Puis de ces
émissions, un disque paraît ; c'est le cas de la dernière émission sur "les Enfoirés"8 en
hommage à Coluche.
1.1. CONSTAT ACOUSTIQUE ; L'OREILLE A L'ECOUTE DU SEXE
L'auditeur - privé de la vue de l'écran de télévision – se trouve confronté à
l'extrême difficulté, voire l'impossibilité de discerner qui chante, surtout que le
découpage concerne des séquences courtes. Il n'est qu'à écouter l'extrait "L'envie
d'aimer" de la récente comédie musicale des Dix Commandements. Quatre chanteurs
– deux de sexe masculin, deux de sexe féminin – se répartissent les phrases
musicales ; dans l'ordre d'apparition : Julien Clerc, Patrick Fiori, Lara, Liane Foly.
Puis l'ordre change, laissant la place à d'autres combinaisons, à deux duos (celui des
femmes) et également trois tutti. Or il s'avère que ces quatre chanteurs chantent
strictement "à tessiture égale", l'ambitus 9 du chant se déployant entre mi2 et ré#4.
Par contre, quel n'est pas l'étonnement de constater que les femmes – surtout Lara –
stagnent dans la partie grave de la tessiture, tandis que c'est Patrick Fiori qui utilisant
la voix de tête, file vers le ré#4!
… Alors, qu'en est-il des vieilles classifications 10 ? Ne sont-elles dévolues qu'à la
musique vocale dite classique ? Le monde des chanteurs de variétés y échappe-t-il ?
Ou avons-nous tous à notre insu, "toutes les possibilités vocales", et notre voix ne
serait-elle qu'un choix plus ou moins conscient identitaire ?
1.2. CONSTAT SOCIAL ; INDENTE VOCALE / IDENTITE SOCIALE
Phoniatres et orthophonistes sembleraient les mieux placés – parmi les
spécialistes de la voix - pour répondre à cette question. Nous prendrons pour
exemples certains d'entre eux qui sont confrontés à des demandes de transsexuels qui
désirent "féminiser" leurs voix, ou bien encore d’avocates qui ne peuvent se satisfaire
8
Emission A2 28 février 2003.
Etendue musicale comprise entre la note la plus basse et la note la plus haute de la partition à chanter.
10 Basse, baryton, ténor, Haute-contre pour les hommes, alto, mezzo-soprano, soprano pour les femmes.
9
4
d'une "voix d'enfant" et demandent qu'on leur fasse une rééducation afin de
"viriliser" leur voix. On peut toujours gagner des aigus ou bien gagner des graves.
Mais cela ne suffit pas à laisser transparaître une identité vocale sexuée ; en voix
parlée, la musicalité des voyelles serait garante d'une féminisation de la voix, et
l'attaque comme les appuis consonantiques renforcerait l'affirmation et la virilisation
du discours, nous affirment les orthophonistes.
Cela nous ramène curieusement à l'apparition et l'usage du mot "voix" et ce qui s'y
rapporte dans notre culture.
1.2.1. Voyelles féminines, consonnes masculines ?
Que disent les dictionnaires ? On rencontre dès le XIIIème siècle l’adjectif
vocal pour désigner ce qui est relatif aux voyelles. Il est intéressant de s’attarder sur
cette notion pour deux raisons. La première concerne l’histoire de la musique qui
nous apprend que le XIIIème siècle voit fleurir du contrepoint autour des lignes de
déchant ; les voyelles des mots sont ainsi ornées de mélismes 11 faisant perdre leur
intelligibilité au texte biblique ou liturgique. La seconde est une tendance de nos
cultures à privilégier les voyelles comme supports de la voix chantée ; elles
introduisent du continu dans la chaîne parlante discontinue, hachurée par
l’articulation percussive des consonnes 12! Le terme latin vocalis, (doué de voix, qui
donne de la voix, etc.) donnera naissance à l’adjectif "vocal", bientôt suivi des termes
vocaliser, vocalisation, vocalise .
Le Larousse, outre qu’il précise l’analogie entre voix et parole qui remonte à 980
avec les mots latins vox, vocis, sépare voix parlée et voix chantée. Sa définition à la
différence de celle du Robert inscrit l’acte vocal dans un processus d’interaction :
ensemble de sons émis par l'être humain à l'aide des voies respiratoires dans
l'intention de communiquer avec autrui.
On comprend alors mieux pourquoi une voix "chantante" (or elle "chante" les
voyelles dans leur durée et leur hauteur) évoquerait grâce et féminité, tandis qu'une
voix rebondissant d'une consonne à l'autre laisserait pressentir une autorité assimilée
à une certaine virilité … Même le droit de vote qui a permis aux femmes de faire
entendre leurs voix dans le champ politique 13 n'a pu venir à bout de ces prénotions
inhérentes à notre culture, et que nous tenterons de démonter dans les pages qui
suivent 14!
Question de culture ? Une incursion dans les expressions populaires de la langue
anglaise - placée dans une tessiture générale plus aiguë que celle de la langue
française - va venir étayer notre réflexion.
1.2.2. Voix hystérique, voix "éjaculatrice" ?
Si l'on se penche donc sur les expressions usuelles et humoristiques de nos
voisins anglais, on constate que notre "parler haut-perché" est plus précis chez eux
11
Courtes vocalises ornementales, telle les fins de phrase de certains airs du flamenco.
Dans d’autres cultures, même en l’absence de voyelles comme dans les chants chuchotés du Burundi, la continuité est assurée
par le souffle.
13 Pour développer la problématique de la voix dans le champ politique, on se référera au livre de Michel Poizat, Vox populi,
vox Dei, (Voix et pouvoir) Métailié, Paris, 2001, 321p.
14 On attirera l'attention des lecteurs sur le fait qu'en Centre Afrique par exemple, les voix des griots sont moins graves et moins
martelées bien souvent que celles de leurs consœurs !
12
5
puisqu’il est dit "to speak at the top of one’s voice" ; comme s’ils connaissaient leurs
limites et parlaient "au plus haut qu’ils puissent", c’est à dire à l’extrême aigu de leur
tessiture, et non dans ce registre extrême 15, hors limite, qui prédispose les voix
françaises à l’aphonie. Un homme arrogant, "an overriding man" "raises his voice,
speaks in a sharp, harsh voice 16" - élève sa voix, parle d’une voix pointue, rude
(terme qui peut aussi se traduire par "corrosive" !).
Il est dit par ailleurs de façon critique et humoristique qu’un homme d’affaire "a
boastful businessman" "talks big" - littéralement "parle gros".
Nous retrouvons là quelques caractéristiques des voix "hystériques" qui parlent haut
et fort en des extrêmes hors norme.
Mais si "hystérique" est un adjectif qui en réfère immanquablement à la
femme, il est par contre saisissant de signaler une expression des plus blessantes, …
et des plus parlantes qui condamne un excès vocal pour certains de nos voisins. On
dit de tel homme énervé, sous le coup de la colère qu'il "ejaculated with the sound of
hysteria in his voice", - littéralement "a éjaculé avec un son d’hystérie dans la voix",
que l’on trouve pudiquement traduit par "s’est exclamé d’une voix émue, énervée".
A en croire la langue anglaise, ce raccourci linguistique entre hystérie et éjaculation
– véritable paradoxe - ne pourrait que nous faire douter du sexe de la voix en proie à
la colère, proche du cri ; or du cri de l'ange … à la femme … il n'y a qu'un pas qui a
déjà été franchi par Michel Poizat, l’ange étant l’expression même du "hors-sexe",
c'est-à-dire "dépourvu de sexe masculin".
Si la langue semble, elle aussi, rendre compte d’une certaine ambivalence sexuelle de
la voix, qu’en disent les sociologues à l’écoute des jeux de pouvoir et de séduction à
l’œuvre dans le social ?
1.2.3. Du bout des lèvres ou à gorge déployée ?
Parmi eux, laissons parler Pierre Bourdieu qui lui aussi interroge le sexe de la
voix :
"les locuteurs masculins de New-York associent l’idée de virilité à leur
manière de parler, ou, mieux, d’user de la bouche et de la gorge en parlant. Ce n’est
sans doute pas par hasard que l’usage populaire condense l’opposition, sexuellement
surdéterminée, entre la bouche plutôt fermée, pincée, c’est-à-dire tendue et censurée,
et par là féminine, et la gueule largement et franchement ouverte, "fendue " (…)
c’est-à-dire détendue et libre, et par là masculine. (…). La gueule est associée aux
dispositions viriles, qui, selon l’idéal populaire, trouvent toutes leur principe dans la
certitude tranquille de la force qui exclut les censures, c’est-à-dire les prudences et
les ruses autant que les "manières", et qui permet de se montrer "nature ". (…) elle
désigne l’aptitude à la violence verbale identifiée à la force purement sonore du
discours, donc de la voix (…), et à la violence physique qu’elle annonce (…) la
"gueule ", conçue inséparablement comme siège de la personne (…) et lieu
privilégié de son affirmation (…) vise l’interlocuteur au principe même de son
identité sociale et de son image de soi17".
15
Qui est un fait de culture chez la plupart des enseignants dans les classes de Maternelle.
Les expressions citées sont empruntées à cf. F. Lebettre & H. Servajean, A key to the english vocabulary, Librairie Classique
Eugène Belin, Paris, 1969, 352 p . et S. Lewis & G. Matthieu, Flying pigs, Ellipses, Ligugé, 1994, 141 p .
17 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, Poitiers, 1997, p. 91.
16
6
Les jeux vocaux proposés dans tous les lieux de formation vocale passent par
l'imitation de voix typées ; or "parler XVIème", "du bout des lèvres", "entre la
bouche plutôt fermée, pincée, c’est-à-dire tendue et censurée" selon Bourdieu,
développe le formant 118 qui rajoute de l'aigu et un aspect féminin à la voix. Parler
"sur un ton gouailleur" ou "avec la voix des banlieues" renforce le formant 2 et
l'impression que la personne "a de la gueule" au sens de Bourdieu qui relie la gueule
"aux dispositions viriles". A des places de pouvoir (politique, juridique, professorale,
etc.), ne dit-on pas d'une femme autoritaire qu'elle a ou qu'elle est "une grande
gueule" ?
Il s’agit ici du timbre de la voix reposant sur le spectre vocalique, et non de
l’articulation prosodique mettant en jeu consonnes et voyelles ; or nous constatons ici
à l’inverse, que les lèvres seraient le siège du féminin, et la gorge le géniteur du
féminin.
Faudrait-il en conclure trop vite alors que "la voix de la séduction" serait
féminine et que "la voix du pouvoir" serait masculine ? Pour échapper à cette
tautologie réductrice, toute personne voulant "travailler" sa voix, passe par
l'exécution de jeux vocaux chantés qui lui font oublier "qui elle est" pour tenter
d'explorer des zones d'ombre, "continent noir" du féminin 19 comme arcanes et arcades
de Notre-Dame de Paris.
1.3. CONSTAT MUSICOLOGIQUE ; DE L'ANGE A QUASIMODO
La musique, ou plutôt l'histoire des musiques, porte en elle les tensions et les
accords entre masculin et féminin. Si dans notre culture occidentale, avant 1750 il
suffisait d'un thème à varier et d'une construction bipartite pour écrire les différents
mouvements d'une des formes musicales prépondérantes qui est La Suite, après 1750
le bithématisme apparaît ; deux thèmes qui s'opposent dans leur allure – thème dit
"masculin" rythmique le plus souvent contre thème dit "féminin" mélodique - vont
générer la forme Sonate - qui sacrifie au tripartisme symétrique - et La Sonate ellemême. Le romantisme fera s'exacerber le conflit entre les thèmes, jusqu'à ce que la
forme cyclique 20 vienne brouiller les cartes en introduisant "de l'autre" musical…
L'opposition "masculin/féminin" est donc un élément structurel du langage musical21.
Qu'en est-il des voix masculines et féminines ?
Il serait illusoire de tenter de tracer des siècles d'histoire de la musique vocale dans
un espace aussi réduit 22. Sans sombrer dans la caricature, on peut cependant esquisser
à gros coups de crayons quelques lignes directrices qu'un suivi chronologique
appliqué pourrait occulter.
18
Toute voyelle est bi-formantique, c'est-à-dire présente en son spectre harmonique deux renforcements des harmoniques
propres à la langue (ce qu'on appelle le timbre vocalique) ; toute personne par sa configuration articulatoire et pharyngée
privilégie elle aussi deux zones de renforcement d'harmonique (près des lèvres, ou en arrière de la langue) –ce qu'on appelle le
timbre extra-vocalique).
19 Expression empruntée à Sigmund Freud.
20 Inaugurée par César Franck ; cf. son quintette pour piano et cordes en fa mineur.
21 Nous remercions ici André Brousselle, psychiatre et psychanalyste, qui nous a permis de développer cet aspect et de les
discuter sur un plan psychanalytique à son séminaire « Ecoute-Opéra » où musique et psychanalyse tissent une trame sans cesse
remise à l’ouvrage.
22 On renverra le lecteur à l'ouvrage de Michel Poizat déjà cité, ainsi qu'à son deuxième ouvrage qui fait pendant au premier :
La voix du diable, ( La jouissance lyrique sacrée), Métailié, Paris, 1991, 248 p .
7
1.3.1. Du "fantasme de l'aigu" …
Outre la castration qui conserve aux voix d'hommes leur tessiture d'enfant
alliée à la puissance de la cage thoracique adulte, on trouve dans d'autres cultures des
pratiques vocales réservées aux hommes qui, si elles sont moins "catégoriques", n'en
révèlent pas moins une attirance pour l'extrême aigu. Tout le monde a en mémoire
les psalmodies bouddhiques exécutées dans des registres très rauques et graves par
les moines tibétains ; or ce magma sonore qui se veut "voix rugissante du dieu de la
mort" (Gshin-rje'i ngar-skad23) favorise l'émergence de l'harmonique 10 (une tierce 3
octaves au-dessus du fondamental) qui caractérise le collège tantrique de Gyütö. Les
scansions s'espacent, s'arrêtent, le fondamental s'éclipse ; seule flotte cette
harmonique, comme un souffle surnaturel qui nimbe la communauté suspendue à sa
pureté et sa résonance.
On peut citer aussi le phénomène de la quintina en Sardaigne 24, sorte de voix
féminine épurée, virtuelle, créée de la fusion des quatre voix d'hommes, chacun
d'entre eux sculptant les paroles à l'aide d'un timbre extra-vocalique particulier. Les
rencontres des formants ainsi obtenus contribuent à faire jaillir au-dessus du chœur
l'union des harmoniques de même rang… Il est tout à fait troublant d’entendre non
quelques sons harmoniques aigus fusant ça et là, mais une réelle ligne mélodique
"chantée" et non "vocalisée" au-dessus du chœur masculin ; cette présence
(seulement) acoustique articule même les "paroles" du chant, de façon parfaitement
intelligible !
Un homme seul peut se risquer à faire vibrer un androgynat sonore ; il s'agit de
chanteurs pratiquant la technique dite du "chant diphonique"25 – que l'on trouve
surtout en République Tuva et en Mongolie – et qui se caractérise par l'émission
simultanée d'un fondamental grave, nasillard et appuyé en gorge et d'harmoniques
sculptées par les lèvres, la langue relevée contre la cavité palatale jouant le rôle de
sélecteur de fréquences.
Ainsi, à vouloir faire l'ange, on fait certes la bête - si l'on en croit les termes
vernaculaires rendant compte du timbre bestial du fondamental – mais on "fait aussi
la femme" qui viendra prendre enfin sa place vocale à l'église, puis sur la scène
lyrique où le fantasme de l'aigu devient défi technique et jouissance pour l'auditeur.
1.3.2. … Au fantasme des voix dites "pathologiques"
De tout temps et en tous lieux, la voix s’est exercée aux limites de
l’imaginaire musical à faire repousser les limites de l’anatomo-physiologie. En ce qui
concerne ces cinquante dernières années, après que Schönberg ait par son
Sprechgesang refusé le clivage voix chantée / voix parlée, après que Cathy Berberian
ait exploré les confins des timbres et tessitures de la voix, après que Berio ait ouvert
la "porte" aux "soupirs" disloqués par l’électroacoustique, le public redécouvre les
excès des castrats grâce au film Farinelli tandis que de nouvelles voix deviennent un
23
Cf. CD Les Voix du Monde, Collection CNRS-Musée de l'Homme, Le chant du monde CMX 374 1010.12.
Cf. Bernard Lortat-Jacob, Chants de Passion, Au cœur d'une confrérie de Sardaigne, Paris, Editions du Cerf, 1998, 343 p.
25 Hugo Zemp et Tran Quang Haï, Recherches expérimentales sur le chant diphonique, in La voix, Cahiers de Musiques
traditionnelles, Georg, 1991,p. 27-68.
24
8
phénomène de mode où règnent souffle, raucité, bitonalité, éraillement. Un des
meilleurs exemples contemporains nous en est donné par Garou interprétant
Quasimodo dans la comédie musicale Notre-Dame de Paris. Ancien interprète des
Negros Spirituals et chanteur de cabaret, il a gardé ce timbre rugueux des voix noires
américaines qui fait appel au mécanisme vocal dit mécanisme 0, et qui sollicite les
bandes ventriculaires26 aussi bien que les cordes vocales. En l'imitant, hors des
normes d'épuration vocale imposée par les canons du bel canto, la jeune génération
savoure une sorte de plaisir à franchir un interdit esthétique, au risque des
pathologies vocales que cette voix peut entraîner. Les jurys des Graines de Star, Star
Académie, etc., en font un critère de sélection, de même qu'elle est très prisée et
recherchée par les coachs et responsables des castings. Signalons cependant que dans
la plupart des autres continents, cette voix rauque, "venue des tripes", est une
constante "normale" qui se doit d'occuper la scène sociale, rituelle et vocale. Nous ne
citerons que cette voix "rance" décrite par Caterina Pasqualino chez les gitans
d'Andalousie 27, ou cette voix dite "de toréador". Débordant les écluses du conduit
phonatoire, elle peut se saisir d'un mot d'une saeta, en pleine Passion ; quel n'est pas
l'étonnement du béotien de voir alors les têtes des auditeurs, jusqu'ici baissées dans le
plus profond recueillement, se redresser, et un "Olé" de mise à mort jaillir des gorges
jusqu'ici closes dans le silence!
Alors qu'en est-il de la conquête du grave par la femme ?
On retrouve bien là un fantasme en écho à celui des castrats au XVIIème : on
attendait d'un homme le charme de l'ambiguïté vocale puisqu'un homme chantait "en
voix de femmes". Ce fantasme perdure dans la musique de variétés avec des voix
comme celle de Balavoine, Patrick Fiori qui atteignent des aigus inaccessibles aux
femmes … Mais la tendance se trouve inversée actuellement puisqu'on attend d’une
femme une autre ambiguïté, à savoir que sa voix puisse atteindre les graves propres à
la tessiture masculine.
Cela résonnerait étrangement, trois siècles après le phénomène d'engouement pour
les castrats comme un phénomène social symétrique ; à moins que ce ne soit que
deux images en miroir d’un même fantasme ? Et cela se traduirait par une "mue
sociale" apparente de la voix des femmes, à travers une perte d'une octave constatée
depuis une cinquantaine d'années par les professionnels de la voix ( qu'ils soient
acousticiens, professeurs de chant, responsables de travail théâtral, pédagogues,
phoniatres, orthophoniste). Pour eux, la voix flirte de plus en plus avec les registres
vocaux qui faisaient jusqu'ici la différenciation sexuelle, cette impression étant
relayée par les médias. On remarquera d'ailleurs qu'en un an cinq émissions de
chaînes de télévision ont abordé cet aspect : "ça s'discute", "c'est mon choix", Arte
recherchent périodiquement des cobayes à exhiber sur la scène médiatique. La
dernière émission de "c'est mon choix" consacrée à la voix présentait une petite fille
de huit ans chantant dans une tessiture certes un peu grave, mais qui surtout
"poitrinait"; "elle a huit ans, et elle a déjà une voix d'homme!" … disait le soustitrage !
26
Les bandes ventriculaires, situées au-dessus des cordes vocales, constituent comme un deuxième sphincter dans la trachée, et
sont responsables des undertones, qui après les overtones, sont l'objet de recherche de prédilection des acousticiens et
ethnomusicologues actuellement.
27 Caterina Pasqualino, Dire le Chant (les gitans flamencos d’Andalousie), CNRS Editions de la maison des sciences de
l’homme, Paris, 1998, 294 p.
9
On assisterait ainsi à une sorte de recherche de l'inquiétante étrangeté 28 des "voix
actuelles " ; les voix de l'extrême, les voies ambiguës, hantent les stages, les
émissions, et les cours de chant … Mais alors, quelle voix enseigner … à ceux qui
l’enseigneront ?
1.4. MUE VOCALE, MUE SOCIALE ; LES MAITRES EXPOSES
Cette question résonne gravement pour les formateurs d'IUFM, et parmi eux les
professeurs en éducation musicale qui ont à leur charge une double formation ; celle
des voix d'adultes qui fréquentent leurs cours, ateliers et modules spécifiques, et à
travers eux, les voix des enfants qui leur sont confiées. Pendant les 17 ans où nous
avons enseigné en IUFM, nous avons établi pour chacun de nos étudiants des fiches
de suivi de leur voix, afin de mettre au point une sorte de "contrat" avec eux ; il y
avait la voix de leur arrivée, engoncée dans le fond du gosier à cause du trac, la voix
de leur désir (celle qu'ils auraient bien aimé avoir), la voix fatiguée par une prise de
paroles devant des classes agitées, la voix du chant à présenter au concours, la voix
qu'il fallait confier à un spécialiste du milieu médical, la voix qui avait besoin qu'on
s'occupe du corps trop noué, la voix recluse derrière des paroles trop difficiles à dire.
… Comment classer la voix de chacun, faite de ces multiples voix, et quel type
d'accompagnement pouvions-nous leur proposer, individuellement ou en groupe ?
Dans le cadre de notre thèse consacrée à La Perte de la Voix chez les
Enseignants29, nous avons repris toutes ces données, et tenté de les faire parler année
après année. On trouvera ci-dessous deux tableaux qui donnent une physionomie
d'une évolution de la voix des "recrues" en ces 17 dernières années, voix parlées pour
le premier tableau, voix chantées pour le second.
En abscisse, les trois colonnes délimitent trois tessitures allant de la plus aiguë à la
plus grave ; l’espace entre les notes indiquées représente une fourchette
approximative établie après synthèse de la lecture de plusieurs ouvrages. On
rappellera pour mémoire que le la3 est celui du diapason (la 440), et qu’il est encadré
par le do3 et le do4.
En ordonnée, nous avons quadrillé le fond par des valeurs de pourcentage
échelonnées tous les 10%.
Pour rendre les chiffres plus parlants, nous avons prélevé les résultats donnés par
l’examen des fiches choisies à certaines années où nous avions environ le même
nombre d’étudiants, et où nous étions dans le même IUFM : 1985, 1990, 1994, 1996,
1999, 2003.
Ces tableaux mériteraient de longs commentaires, tant des observations faites à
l'IUFM de Cergy ou à l'IUFM de Versailles ne s'adressent pas aux même catégories
sociales d'étudiantes ; la présence massive de maghrébines, kabyles et algériennes
une année (1994), dans un groupe dit de "salariés" (donc travaillant en plus du suivi
des cours, et suivant le ramadan lors d'un hiver qui fut assez rude) fait changer l'état
des lieux des voix au départ. Mais on ne pourra que constater dans les deux tableaux
l'inversion de la situation aux deux extrémités de cette période (rappelons bien que
ces tableaux ne concernent que les étudiantes de sexe féminin).
28
Dans son acception stricte.
La MGEN publie les chiffres alarmants établissant que 75% d'entre eux souffrent de dysphonies dysfonctionnelles dès leur
quatrième année d'enseignement.
29
10
N.B.Lire la3 à la 3° colonne
11
En ce qui concerne la majorité des femmes, grande est leur difficulté – comme
nous l’avons mentionné dès l’introduction – à "trouver leur voix de femme ", prise
entre leur goût à imiter des chanteurs masculins et la nécessité qui leur est imposée
de se présenter devant les enfants avec une tessiture adaptée aux normes culturelles
admises30. Les hommes de leur côté, confrontés au décalage d’une octave entre leur
voix et celles des enfants, oscillent entre deux demandes ; celle qu’on leur
"consolide" (sic) leur voix grave afin qu’elle ne bascule pas vers leur voix antérieure
qu’ils veulent oublier … ou bien alors un impératif fréquent aussi chez les chefs de
chœur "redonnez-nous notre voix d’enfant" ou "aidez-moi à retrouver ma voix
"perdue" (sic) afin que je puisse donner un modèle aux enfants" !
Exposés à la pression de ce qui semble être une esthétique socio-vocale actuelle,
au besoin de ne pas présenter aux élèves une voix décalée par rapport à leurs
références d'auditeur, à la nécessité absolue de ne pas sombrer dans les pathologies
vocales, et … au désir légitime de se sentir "eux-mêmes", … découvrant qu'ils ont un
corps qui lui aussi va entrer en interaction avec le groupe-classe…, ces futurs maîtres
vont devoir réapprendre les gestes du corps – d’un corps sexué - et découvrir qui ils
donnent à entendre derrière leur voix dont ils ignorent le sexe.
2. "L'ASEXUATION" DE LA VOIX ; ENTRE GESTE ET PULSION
Instrument de musique caché dans le corps et qui utilise le corps même comme
caisse de résonance, la voix en appelle au geste ; geste musical, geste corporel, elle
émane d’un corps pour atteindre celui de l’autre. Cette machinerie interne de chair
est-elle soumise à une loi de différenciation des sexes, ou est-elle asexuée ? Le geste
qui en émanera, comment et en quoi fait-il signe, comment et en quoi fait-il sens 31?
2.1. LE GESTE VOCAL COMME FABRIQUE DU SEXE DE LA VOIX
Une lecture est venue bouleverser notre réflexion ; c'est celle de La Fabrique Du
Sexe32 de Thomas Laqueur (professeur d'histoire à l'Université de Californie), qui est
un essai sur le corps et le genre en Occident. Dans cet ouvrage, Thomas Lacqueur
défend l' idée que l'occident - comme toute civilisation - n'a cessé depuis les origines
de s'interroger sur la différence des sexes. Il défend en fait la thèse d’une société
dominée par un premier fonctionnement sur le "modèle unisexe 33". Puis au
XVIIIème siècle, on assiste à l’émergence du "modèle bisexuel", contemporain de
l’évolution de l’écriture musicale vers le bithématisme et du déclin des Castrats,
faisant de l’avènement du "bisexuel" un phénomène socio-politique, et non le fait
d’avancées des anatomistes et scientifiques… Thomas Laqueur incite à ce que l'on
abandonne une certaine écriture de l'histoire articulée autour de la causalité, la
succession et l'évolution, lorsqu'on traite de la différence des sexes. Car selon lui, ce
sujet porte sur notre identité perpétuellement redéfinie : "Au fond, la substance du
30
Claire Gillie-Guilbert et Lucienne Fritsch, Se former à l'Enseignement musical, A. Colin / Masson, 1996, 215 p
Claire Gillie-Guilbert, « Et la voix s’est faite chair » ; Le Geste Vocal, in Le geste musical, Cahiers de Musiques
traditionnelles, Georg, 2002, p. 3-38.
32 Thomas Laqueur , "La Fabrique Du Sexe", Essai sur le corps et le genre en Occident (traduit de l'anglais par Michel
Gautier).
33 C’est ce terme qui a inspiré notre titre.
31
12
discours de la différence sexuelle ignore l'entrave des faits et demeure aussi libre
qu'un jeu de l'esprit".
Cet ouvrage nous invite à la métaphore : où se fabrique le sexe de la voix ?
Qu’est-ce que le geste vocal ? Qu’est-ce que la voix pour le spécialiste de la voix que
sont les phoniatres ? C’est un instrument "à cordes et à vents, le seul de la création",
selon l’expression du docteur Abitbol34, qui nécessite un système excitateur (l’air des
poumons) un système vibrateur (les cordes vocales, découvertes par Antoine Ferrein,
contemporain de Bach, qui les désignent comme "lèvres de la glotte", qui ne
ressemblent en rien à des cordes, mais sont des plis, (vocal folds pour les Anglais)
replis faisant fonction de sphincter), et un système résonateur constitué par le larynx,
le pharynx, l’oropharynx, les cavités buccales et nasales, les sinus.
Jusqu'à la mue, peu de critères différencient la voix du garçon de celle de la fille. A
la mue, le cartilage thyroïdien du premier se fermera à près de 120° (d'où cette
pomme d'Adam visible chez l'homme) contre environ 90° pour la jeune fille,
provoquant un étirement plus intense des cordes vocales ; mais celles-ci peuvent
avoir des tailles similaires chez un ténor et une alto par exemple ! Certes, les
décharges hormonales vont être autres. Mais rappelons que ce mécanisme délicat est
soumis au système nerveux, à l'oreille, au plus ou moins grand serrage laryngé
dépendant de notre état émotionnel, etc. … et que tout "jogging des cordes vocales"
que représentent les jeux vocaux influe sur la réponse musculaire et l'état de cette
machinerie complexe…
Quelle n'est pas la surprise de nos étudiants à qui l' on montre des video–
laryngo-stroboscopies des "cordes vocales" si poétiquement dénommées de
découvrir un sphincter à la physionomie très voisine de celle d'un sexe féminin,
bordé de lèvres mobiles qui semblent "articuler" cette expulsion du son … Certains
ont un malaise vagal ; d'autres s'exclament "ça alors on est tous femmes à l'autre
bout!"… Et quelle n'est pas la gêne des professeurs de chants quant on tente
d'émettre l'hypothèse que "travailler sa voix", c'est en fait opérer une "éducation à la
propreté vocale" ; contrôle du flux vocal, contrôle de la bonne fermeture glottique,
etc.!
Mal contrôler ce sphincter, c'est s'exposer à un produit vocal défectueux à sa
sortie, et à des lésions pathologiques. Ne se reposer que sur le contrôle des
mécanismes vocaux35 en n'en élisant que deux sur les quatre dans notre culture
occidentale, c'est oublier qu'autour de ce larynx anatomiquement très peu sexué des
"annexes" existent pour en parfaire l'identité : résonateurs et cavités de résonance
permettent des changements de registres indépendants des mécanismes usités, et qui
vont agir sur "l'allure" féminine (en tête) ou masculine (poitrinée) de la voix.
Faudrait-il en conclure que les résonateurs sont cette "fabrique du sexe de la voix" ?
Ou ne peut-on plutôt concevoir cet appareil phonatoire comme bisexuel, avec les
possibilités de produire du féminin et du masculin ?
34
Film de Jean Abitbol : Voix de Femmes, non encore commercialisé.
Il existe en fait 4 mécanismes laryngés : mécanisme 0 qui sollicite les bandes ventriculaires et que l'on pratique lorsque par
exemple on ponctue une conversation téléphonique de sons proches du "ouai", le mécanisme 1où les cordes vocales détendues
vibrent sur toute leur longueur et largeur et provoquent des sons graves, le mécanisme 2 où les cordes vocales sont tendues à
l'origine de sons aigus (toute personne parlant à un bébé en déformant sa voix utilise ce mécanisme) et enfin le mécanisme 3 ou
"voix de sifflet" utilisé dans d'autres cultures comme à Madagascar, mais qui s'apparente en nos cultures à la voix des cris
hystériques.
35
13
Abandonnant une vision topique de ces lieux de la voix, il faudrait alors
concevoir le geste vocal comme dynamique sexuée, non soumise aux lois de la
nature, mais à celles du désir de "dire son sexe" avec sa voix. En rester effectivement
à une vision techniciste de ce geste vocal, c'est oublier de se demander "qui est aux
commandes" de ce geste ; à quel vouloir, à quel désir obéit-il? Pourquoi de tout
temps la voix tente-t-elle de transgresser ses limites et les interdits socio-culturels? Il
a fallu attendre Lacan, pour que la psychanalyse se saisisse de "l’objet voix", pour en
pointer les dimensions du pulsionnel ; entre corps et langage, entre organique et
symbolique, entre son et sens cette voix assure la traversée du sujet à l'autre ; elle
participe à la régulation du lien social.
2.2. LA PULSION INVOCANTE ; LA VOIX DE LA PSYCHANALYSE
Freud "absolument pas musicien" a pensé la psychanalyse dans sa langue. Or les
Allemands distinguent beaucoup plus nettement la voix (die Stimme36, nom féminin),
c’est à dire la capacité morphologique, physiologique et gestuelle à élaborer un geste
vocal, des sons de la voix (der Laut, masculin singulier, et die Laute37 au pluriel) qui
représentent le résultat audible par le récepteur. Paul-Laurent Assoun a exploré avec
pertinence les dimensions qu’offre cette approche de la voix et de ses dérivés dans
son acception germanique 38. Il souligne entre autres un lien très fort entre la voix (die
Stimme) - "âme", "caractère", "personnalité" - et "die Stimmung" que le
rapprochement assonantique permet : humeur, disposition d’esprit dans une première
acception du terme. "(...) la Stimmung, disait Novalis est une acoustique de l’âme »
rappelle la psychanalyste S. Rabinovitch, dans son livre Les Voix, qu’elle consacre
aux voix entendues par ceux qui sont en proie à des hallucinations. Elle rajoute :
"cristallisée dans ses déchets ou évaporée dans le silence, la voix est à la fois chair
(sexe) et pensée pure ; entre présence et absence, elle est présence sur fond
d’absence. 39 "
Nous ne pouvons dans le cadre qui nous est imparti faire un compte-rendu
exhaustif de toute la place prise par la voix dans la pensée psychanalytique qui
l'évoque sous les termes de jouissance, pulsion, déchet, perte, objet a, pour s'en tenir
au vocabulaire lacanien, chacun de ces termes méritant d’être redéfini dans son
contexte 40 et étayé d’exemples cliniques. Si Freud n'a pas parlé de la voix dans la liste
de ses objets dits "partiels" (objet oral, anal …), il revient à Lacan de l'avoir instituée
à cette place ainsi que le regard. Objet de jouissance, objet de pulsion, elle assure la
traversée d’un sujet à l’autre sur la scène sociale. Pour qu'il y ait pulsion, il faut qu'il
y ait poussée, but et objet. Or le geste vocal est bien le propulseur de la voix hors du
corps vers le corps d'un autre, porté par une poussée d'énergie, de désir de faire lien,
mais aussi avec un but : "toucher" aux deux sens du terme : atteindre mais aussi faire
frémir, réagir l'autre. "Une pulsion est quelque chose qui pousse à jouir de son objet,
36
Signalons pour exemple que notre « voix blanche » est dite en allemand , dans le même champ lexical, « farblose », c'est-àdire : ayant perdu ses couleurs !
37 « Ne souffler mot » est en allemand traduit par « keinen Lauten von sich geben », c'est-à-dire littéralement ne donner aucun
son de voix de soi.
38 Paul-Laurent Assoun, Leçons psychanalytiques sur Le regard et la voix, Fondements, tome1,Anthropos, Paris, 1995, p.48-49.
39 in S. RABINOVITCH, Les Voix, Champ freudien Seuil, Paris, 1974, p. 163.
40 Nous renvoyons le lecteur encore une fois à PL. Assoun, mais aussi à La voix du Diable de Michel Poizat, op. cité, p.183-216
14
et le social ainsi que Freud nous l'a rappelé participe au contraire de la résistance à
l’attraction de cet objet 41."
Michel Poizat a tenté de préciser la place que donne Lacan à la voix dans le
rapport avec l'autre ; ce n’est en réalité pas autre chose que les différentes modalités
de rapport qu'un organisme vivant entretient avec l'autre, du fait que les besoins de
l'organisme doivent passer par les "défilés" du signifiant, … "défilé" étant bien à
entendre comme passage étroit entre deux montagnes … Reprenant la métaphore à
notre compte, nous pouvons rajouter que certes la voix peut se ruer et s’engouffrer
dans cet espace, mais les dysphonies et pertes de voix sont là pour nous prouver
qu’elle peut y rester bloquée ! Dans la recherche d'une voix non dysphonique (dans
notre culture), dans la maintenance d’une voix "pure" intouchable par les aléas du
contexte et par les souffrances, il y a une sorte de défi de ce défilé et de l’espace que
j’ai à traverser pour rejoindre l’autre. Si ma voix "tient", alors mon discours "tiendra
debout" et le lien qui me relie à l’Autre ne risque pas de rompre. Si ma voix ne tient
pas, alors je risque le silence de ma voix, … et l’absence de réponse de l’Autre …
De tels enjeux nous rappellent combien la voix est en rapport avec la
dynamique pulsionnelle de chaque individu ; elle apporte un "plus de jouir" à la
parole, dans le discours comme dans la chanson. Comme telle elle est de tout temps
l’enjeu d’une régulation sociale, que ce soit sur la scène de l’opéra, à l’assemblée
nationale, dans les rituels chamanistes, etc. ; pour Freud le fait de cette régulation est
le fondement même de la civilisation.
Les voix actuelles dont nous venons de souligner l’aggravation, la raucité ou
l’ambiguïté sexuelle, ces voix dites "pathologiques" par nos phoniatres alors qu’elles
font le quotidien sonore d’autres cultures, sont donc dans cette optique à mettre sur le
compte d’une nouvelle manifestation de cette régulation sociale.
3. LA VOIX "UNISEXE" COMME "PRET-A-PORTER VOCAL"
Ces dysphonies vocales promues au rang de nouvelle esthétique vocale
peuvent être considérées comme des dysphonies sociales prises dans ce que nous
pourrions définir comme "boucle socio-phonatoire".
3.1. LA "BOUCLE SOCIO-PHONATOIRE" COMME REGULATEUR
La question de la régulation de la voix est une question transdisciplinaire. Si
certes le chanteur comme l'orateur est habitué à compter sur la boucle audiophonatoire qui lui permet de contrôler sa voix par le "retour-son" qui lui parvient à
travers l'audition, il ne doit pas faire l'ellipse de ce que lui renvoient "les autres". Cela
va au-delà d'un briquet agité, d'une ovation, ou d'une critique dans un journal!
Par "boucle socio-phonatoire", nous entendons nous intéresser au destin de la pulsion
invocante. Car c'est elle qui – selon nous - préside au geste vocal (sollicitation et
41
Michel Poizat, Vox populi, vox Dei, (Voix et pouvoir) Métailié, Paris, 2001, p. 285.
15
mise en mouvement d'un corps) et qui va donner naissance à la voix (flot de sons
vocaux). "Placer sa voix" serait alors, non point la poser en un endroit précis, mais la
conduire selon un trajet qui est loin d'être un aller simple, mais qui donne lieu à un
retour qui va agir sur la source même de la voix.
En d'autres termes et en adoptant la terminologie propre à la sociologie de la
musique, il s'agit à travers cette boucle socio-phonatoire de tenir compte de l'horizon
d'attente des récepteurs. Que l'on songe à ce que nous pourrions appeler ces
"grand'messes" vocales, véritable "repas totémique lyrique" selon l'expression
avancée par Michel Poizat lorsqu’il évoque la scène de l’opéra ! Certaines scènes
dévolues à la chanson présentent aussi ce visage de grands cultes collectifs, ponctués
d'évanouissements et de cris, d’où jaillissent – amplifiées par des sonos telles que des
bouchons sont distribués à l’entrée - des voix hystérisées ou éjaculatrices…
A la limite, lorsqu’on est en demande d’une technique vocale, qu’importe que l’on
soit homme ou femme ; "vous voulez chanter lyrique ou variété ? " vous demande-ton au premier entretien !
La voix continue donc de "jouir" même si c’est d'une "autre" popularité, et de
provoquer l’engouement, même s’il s’agit d'un "autre" engouement. Les pratiques
amateurs de la voix semblent depuis ces cinquante dernières années rejoindre le
quotidien vocal rencontré en ethnomusicologie ; là où il n'y a pas de clivage entre
une voix civilisée selon certaines normes, le parler, le chanter, les rituels, etc.
Comme si on assistait à une émancipation de la voix, "à la portée de tous" ; endosser
la voix unisexe, ce serait s'assurer la reconnaissance sociale de tous …
Ce "phénomène social" qui n’est en fait – soulignons-le encore une fois – qu’une
manifestation parmi d’autres de la régulation de la dynamique pulsionnelle de la voix
- interroge les chanteurs et chanteuses, les pédagogues et professeurs de chant. Ils se
demandent s’il faut laisser "les jeunes" endosser ce prêt-à-porter vocal, qui pour eux
dénie la physiologie comme la différence sexuelle des voix. Alors que hors du
monde des chanteurs professionnels, la voix semble sortir enfin de son carcan de
pudeur pour aller affronter les karaokés et investir les écrans de télévision, … les
"professionnels", garants de cette régulation sociale, réagissent : "quelles pathologies
risquent d’endommager à vie les jeunes larynx qui tentent de parvenir au nom d’une
sorte de filiation vocale aux même contorsions que ceux de leurs aînés ?". Le
nouveau slogan alarmiste ne serait plus "quelle terre laisserons-nous à nos enfants",
mais … "quelle voix laisserons-nous à nos enfants ? "
3.2. "QUELLE VOIX LAISSERONS-NOUS A NOS ENFANTS " … !
L'école est le creuset où se fomente ce prêt-à-porter vocal ; prises dans la
mouvance de cette véritable mue vocale reconnue comme telle, les enseignantes se
présentent avec des voix déjà travesties par la demande sociale. Elles vont
accompagner des infans, des enfants qui certes sont supposés ne pas parler, mais qui
ont longuement vocalisé dans leur vie de bébé avant de les rencontrer. Ignorant ce
que fut leur première mue - celle de leur 9 mois qui les fit passer de bébé polyglotte
16
et unisexe, à bébé découvrant le sens des mots – elles vont les accompagner vers leur
seconde mue qu'ils soient garçons ou filles rappelons-le. Mais l'histoire ne s'arrêtera
pas là ! Après la mue de l'adolescence, il y aura des mues professionnelles (un
enseignant de maternelle ne parle pas comme un professeur de doctorat de 3° cycle),
des mues sociales (on ne s'adresse pas à l'assemblée nationale comme on s'adresse à
son boulanger), des mues psychiques sous l'influence des "affects" et de la pulsion
invocante, des mues physiologiques dues aux maladies et au vieillissement, etc.
L'enfant sera-t-il équipé pour adhérer ou résister sans dommages aux modèles
proposés, aux mues et modes vocales, à ses attirances fluctuantes ? Va-t-on hériter de
ce que nous appelons une "génération Garou" avec des garçons tentant d'imiter cette
voix rauque en journée, et ré adoptant "la voix des anges" pour chanter le soir en
chorale le Miserere d'Allegri ? Se poser cette question, c’est revenir au clivage
apparent et institutionnel voix lyrique/voix de variété que nous avons souligné plus
haut, question qui évite celle du sexe de la voix !
C'est donc en ce sens qu'il faut penser la pédagogie de la voix, au-delà de vocalises et
jeux corporels et jeux vocaux qui s'occupent du geste sans s'occuper du destin de ce
geste. Cela devrait interroger les chanteurs et chanteuses, les pédagogues et
professeurs de chant … Au lieu de se demander s’il faut laisser "les jeunes" endosser
ce prêt-à-porter vocal, qui semble dénier la physiologie comme la différence sexuelle
des voix, ne pourrait-on suggérer que – comme certains commencent à le faire – on
guide la voix vers des chemins de … "traverse"( !) pour lesquels elle est de tout
temps destinée ?
CONCLUSION
Doit-on adopter un point de vue alarmiste et se demander si d'ici quelques
années "la voix déposera son bilan" ?
Il semblerait que par l’aggravation des voix de femmes, la voix veuille dénier la
différence sexuelle ? Non, par nature, par structure, la voix dénie cette différence
sexuelle ! Défiant les limites anatomo-physiologiques, elle invite à la transgression
de ces limites … cherchant à dire qu'elle-même est sans limite, si ce n'est la butée
ultime contre le rempart du silence de la mort.
Quel serait le prix à payer de la transgression ? Ce hors-sexe de la voix est-il à mettre
sur le même plan qu celui des anorexiques allant jusqu'au bout du défi à leur corps,
en gommant leurs formes féminines … ; "ce n’est plus une chorale c’est une tribu
d’anorexiques" nous disait ce chef de chœur bien en chair incapable d’obtenir un
crescendo dans des aigus, ajoutant qu’il ne pouvait rien "tirer" de ces "ombres" !
La voix joue-t-elle vraiment un jeu mortifère "à quitte ou double" ; "quitte"
étant le jeu qui conduirait à la perte de la voix, à la dysphonie ou l'aphonie, "double"
étant celui qui jouerait à ne pas choisir entre les sexes pour devenir vocalement l'un
ET l'autre ; voix "unisexe" qui au lieu de se dire "deux" dans la différenciation sonore
comme en chant diphonique ou biphonique, veut devenir un "tout-phonique", ou
"tuttiphonique", trouvant là une autre modalité de nier la différence des sexes ?
A ce jeu du ""tout ou rien", ne cherche-t-elle pas à devenir Autre, afin de se délivrer
des carcans et contraintes de sa propre histoire prise entre histoire personnelle,
familiale et histoire sociale ? "Tant que vous n’aurez pas fait la lumière sur la voix
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que vous êtes, je ne veux pas prendre de risque à vous faire chanter n’importe où 42",
disait cet autre chef de chœur à une chorale d’enseignants …
Nous laisserons pour conclure René Char nous indiquer entre ombre et
lumière, un chemin possible pour aborder ce défilé dans lequel aucune voix ne
s’aventure sans la griserie et le vertige de la jouissance toujours à l’œuvre dès que la
voix est mise en jeu :
" Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de
partage de l’ombre et de la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en
avant. Toute notre personne prête aide et vertige à cette poussée43".
42
Nous traduisons ici ce qu’il a voulu dire ; "la voix que vous êtes", signifie, votre "tessiture", et "chanter n’importe où"
signifie "chanter dans n’importe quel ambitus".
43 René Char, Les Matinaux ; La Parole en Archipel, Gallimard, Mayenne, 1969, p. 196
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