Objet d`étude : Le roman et ses personnages : visions

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Objet d`étude : Le roman et ses personnages : visions
Objet d'étude : Le roman et ses personnages : visions de l'homme et du monde.
CORPUS DE TEXTES
Texte A : Émile ZOLA, La Fortune des Rougon, 1871.
Texte B : Gustave FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, 1881, posthume.
Texte C : Anatole FRANCE, Monsieur Bergeret à Paris, 1901.
TEXTE A
Félicité Rougon, femme très ambitieuse, mère de Pascal, docteur en médecine et personnage très
intellectuel, rêve d’obtenir la domination de la ville de Plassans, et réunit régulièrement chez elle les
notables pour des discussions politiques.
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Dans sa rage d’indiquer aux siens la bonne voie, maintenant qu’elle croyait posséder la vérité, Félicité
alla jusqu’à vouloir endoctriner son fils Pascal. Le médecin, avec l’égoïsme du savant enfoncé dans ses
recherches, s’occupait fort peu de politique. Les empires auraient pu crouler, pendant qu’il faisait une
expérience, sans qu’il daignât tourner la tête. Cependant, il avait fini par céder aux instances de sa
mère, qui l’accusait plus que jamais de vivre en loup-garou.
— Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tu aurais des clients dans la haute société. Viens au
moins passer les soirées dans notre salon. Tu feras la connaissance de MM. Roudier, Granoux,
Sicardot, tous gens bien posés qui te paieront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres ne
t’enrichiront pas.
L’idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était devenue une monomanie1 chez
Félicité. Pascal, pour ne pas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il s’y
ennuya moins qu’il ne le craignait. La première fois, il fut stupéfait du degré d’imbécillité auquel un
homme bien portant peut descendre. Les anciens marchands d’huile et d’amandes, le marquis et le
commandant eux-mêmes, lui parurent des animaux curieux qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion
d’étudier. Il regarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés dans une grimace, où il
retrouvait leurs occupations et leurs appétits ; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait cherché
à surprendre le sens du miaulement d’un chat ou de l’aboiement d’un chien. À cette époque, il
s’occupait beaucoup d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu’il
lui était permis de faire sur la façon dont l’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se
trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. Il établit des
ressemblances entre chacun de ces grotesques et quelque animal de sa connaissance. Le marquis lui
rappela exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa tête mince et futée. Vuillet lui fit
l’impression blême et visqueuse d’un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, et pour
le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuel étonnement était le prodigieux Granoux. Il
passa toute une soirée à mesurer son angle facial2. Quand il l’écoutait bégayer quelque vague injure
contre les républicains, ces buveurs de sang, il s’attendait toujours à l’entendre geindre3 comme un
veau ; et il ne pouvait le voir se lever, sans s’imaginer qu’il allait se mettre à quatre pattes pour sortir
du salon.
— Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir la clientèle de ces messieurs.
— Je ne suis pas vétérinaire, répondit-il enfin, poussé à bout.
Zola, La Fortune des Rougon, 1871, extrait du chapitre III.
1
La monomanie = une idée fixe, une obsession.
L’angle facial, mesuré de profil, servait à mesurer la taille supposée du cerveau à l’intérieur de la boîte crânienne.
3
Geindre signifie ici pousser de petits cris inarticulés.
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TEXTE B
Les deux personnages principaux de ce roman inachevé représentent chacun une sorte de spécimen de la
bêtise humaine, ou de la banalité intellectuelle et morale, contre quoi Flaubert s’élève par la simple ironie
descriptive et narrative.
CHAPITRE I
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Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur
d’encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques
d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de
granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait
engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le
chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait
dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent à la même minute, sur le même banc.
Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme
aperçut écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la
casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
— « Tiens !" dit-il "nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs. »
— « Mon Dieu, oui ! on pourrait prendre le mien à mon bureau ! »
— « C’est comme moi, je suis employé. »
Alors ils se considérèrent.
L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.
Ses yeux bleuâtres, toujours entreclos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à grand pont, qui
godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la ceinture ;
et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, lui donnaient quelque chose d’enfantin.
Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.
L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.
On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient plates et
noires. Sa figure semblait tout en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes prises dans
des tuyaux de lasting4 manquaient de proportion avec la longueur du buste ; et il avait une voix forte,
caverneuse.
Flaubert, incipit de Bouvard et Pécuchet, 1881, posthume.
TEXTE C
Monsieur Bergeret est le personnage principal d’une série de romans historiques qui se situent à la fin du
XIXème siècle. Il est souvent le porte-parole des opinions de son auteur, ou le reflet de ses opinions sur la
société de son temps.
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I
M. Bergeret était à table et prenait son repas modique du soir ; Riquet était couché à ses pieds sur un
coussin de tapisserie. Riquet avait l’âme religieuse et rendait à l’homme des honneurs divins. Il tenait
son maître pour très bon et très grand. Mais c’est principalement quand il le voyait à table qu’il
concevait la grandeur et la bonté souveraines de M. Bergeret. Si toutes les choses de la nourriture lui
étaient sensibles et précieuses, les choses de la nourriture humaine lui étaient augustes. Il vénérait la
salle à manger comme un temple, la table comme un autel. Durant le repas, il gardait sa place aux
pieds du maître, dans le silence et l’immobilité.
– C’est un petit poulet de grain, dit la vieille Angélique en posant le plat sur la table.
Le lasting était une étoffe de laine utilisé pour les vêtements.
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– Eh bien ! veuillez le découper, dit M. Bergeret, inhabile aux armes, et tout à fait incapable de faire
oeuvre d’écuyer tranchant5.
– Je veux bien, dit Angélique ; mais ce n’est pas aux femmes, c’est aux messieurs à découper la
volaille.
– Je ne sais pas découper.
– Monsieur devrait savoir.
Ces propos n’étaient point nouveaux ; Angélique et son maître les échangeaient chaque fois qu’une
volaille rôtie venait sur la table. Et ce n’était pas légèrement, ni certes pour épargner sa peine, que la
servante s’obstinait à offrir au maître le couteau à découper, comme un signe de l’honneur qui lui était
dû. Parmi les paysans dont elle était sortie et chez les petits bourgeois où elle avait servi, il est de
tradition que le soin de découper les pièces appartient au maître. Le respect des traditions était profond
dans son âme fidèle. Elle n’approuvait pas que M. Bergeret y manquât, qu’il se déchargeât sur elle
d’une fonction magistrale et qu’il n’accomplit pas lui-même son office de table, puisqu’il n’était pas
assez grand seigneur pour le confier à un maître d’hôtel, comme font les Brécé, les Bonmont et
d’autres à la ville ou à la campagne. Elle savait à quoi l’honneur oblige un bourgeois qui dîne dans sa
maison et elle s’efforçait, à chaque occasion, d’y ramener M. Bergeret.
– Le couteau est fraîchement affûté. Monsieur peut bien lever une aile. Ce n’est pas difficile de trouver
le joint, quand le poulet est tendre.
– Angélique, veuillez découper cette volaille.
Elle obéit à regret, et alla, un peu confuse, découper le poulet sur un coin du buffet. A l’endroit de la
nourriture humaine, elle avait des idées plus exactes mais non moins respectueuses que celles de
Riquet.
Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, 1901.
Question sur le corpus (4 points).
Comment chacun de ces extraits de roman rend-il compte des pensées et des sentiments du ou des
personnages ? Vous vous appuierez sur les modalités de l’énonciation, les manières de présenter le ou les
personnages, et vous justifierez votre réponse par une réflexion fondée sur l’identification et l’analyse de
procédés littéraires précis.
Écriture : vous traiterez ensuite un seul des trois sujets suivants (16 points).
Commentaire : Vous ferez le commentaire de l'extrait de Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert (texte
B).
Pour les séries technologiques.
Vous pourrez par exemple suivre le parcours de lecture suivant : la rencontre de ces deux personnages est
moqueuse et parodique, mais son réalisme montre une forte observation du monde quotidien par son auteur.
Dissertation : Des personnages de roman totalement imaginaires sont-ils un obstacle à la critique implicite
de certains travers sociaux, politiques, ou humains, par leur auteur ? Vous répondrez de manière organisée à
cette question, en vous appuyant à la fois sur les extraits proposés par le corpus, et sur les romans que vous
avez étudiés en classe ou lus personnellement.
Écriture d’invention : Au cours d’une discussion littéraire, des lecteurs s’affrontent sur l’intérêt d’un
narrateur interne ou externe à l’histoire racontée dans un roman. Vous assistez à cette discussion, et on vous
charge d’en faire la synthèse, en ordonnant les arguments et les exemples utilisés pendant le débat, et en
proposant une conclusion objective. Votre travail s’appuiera aussi bien sur les extraits romanesques proposés
par le corpus, que sur d’autres œuvres romanesques de votre choix.
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L’écuyer tranchant, à l’époque médiévale, était chargé de découper les viandes lors des festins.
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