Milieu nippon, pensée nippone ?

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Milieu nippon, pensée nippone ?
Milieu nippon, pensée nippone ?
traduction d’un article paru dans Kan 環, 54, été 2013, 178-181
「風土性から考えた日本の思想」
par Augustin BERQUE
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Le dessein de Watsuji Tetsurô, dans son classique Fûdo, le milieu humain1, a été mal compris de la
plupart de ses lecteurs. Il l’exprime pourtant clairement dès les premières lignes de l’ouvrage :
« Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance (fûdosei 風土性) en tant que moment structurel
de l’existence humaine. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel
régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que,
pour en faire un objet, l’on a dégagée de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense
la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette
position consiste donc à examiner le rapport entre deux objets ; elle ne concerne pas l’existence
humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci en revanche qui est pour nous la question. Bien que les
phénomènes médiaux soient ici constamment mis en question, c’est en tant qu’expression de
l’existence humaine dans sa subjectité, non pas en tant que ce qu’on appelle l’environnement
naturel. Je récuse d’avance toute confusion sur ce point ».
Trois points décisifs se dégagent de ces quelques lignes. D’abord, que le milieu (fûdo 風土)
n’est pas l’environnement naturel. Ensuite, que ce qui fonde le milieu, c’est la subjectité (selfhood,
shutaisei 主体性) de l’existence humaine. Enfin, que le rapport entre les sujets humains et leur
milieu, c’est « la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine ».
Quant au premier point, la plupart des lecteurs de Fûdo, ne comprenant pas la distinction
que Watsuji établit entre milieu et environnement, confondent les deux. Par suite, comme par
exemple Suzuki Hideo dans Structure du milieu (Fûdo no kôzô, Kôdansha gakujutsu bunko), tout en
se réclamant de Watsuji et en parlant de « milieu », ils illustrent ce que Watsuji rejette
expressément : le déterminisme environnemental. Il va sans dire que ce déterminisme néglige
également le second point, celui de la subjectité humaine : au lieu d’une relation herméneutique
où c’est l’humain qui, interprétant l’environnement à sa manière, en fait son milieu, il ne voit
qu’une relation causale entre l’environnement et la culture.
Quant au troisième point, pour beaucoup de lecteurs de Fûdo, le concept de médiance et
sa définition, donnés pourtant dès la première phrase du livre, restent incompréhensibles, et en
fin de compte, ils n’en retiennent que l’idée d’une spécificité nationale ou régionale, effet du
climat.
Watsuji lui-même, dans l’introduction de Fûdo, écrit que deux raisons l’ont poussé à
concevoir l’idée de médiance. La première, c’est le long voyage en bateau qui l’a mené jusqu’en
Allemagne, en 1927. La seconde, la découverte d’Être et temps, de Heidegger, qui venait alors de
paraître. Nous ne savons pas si, durant son séjour, Watsuji a eu connaissance des travaux du
naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944). Il est certain en revanche qu’Uexküll a profondément
influencé Heidegger à cette époque, à tel point que celui-ci lui a consacré une bonne partie de son
séminaire de 1929-1930 (publié après sa mort sous le titre Grundbegriffe der Metaphysik. WeltEndlichkeit-Einsamkeit [Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude], 1983].
Quoi qu’il en soit, la mésologie d’Uexküll (Umweltlehre) et celle de Watsuji (fûdogaku 風土学) ont la
même perspective fondamentale. Toutes deux distinguent le milieu (Umwelt, fûdo) de
l’environnement (Umgebung, kankyô 環境), et en voient le principe dans la subjectité (celle du
vivant chez Uexküll, celle de l’humain chez Watsuji). Par conséquent, étudier le milieu n’est pas
une simple science de l’environnement objectif, comme l’écologie ; cela demande aussi d’étudier
le sens que les sujets concernés donnent à leur milieu. D’où la perspective herméneutique de
1
Éditions du CNRS, 2011 (1935).
2
Watsuji, et ce qu’Uexküll appelle Bedeutungslehre, préfigurant la biosémiotique de la fin du XXe
siècle tout comme sa mésologie en a fait l’un des pionniers de l’éthologie.
En un mot, la mésologie d’Uexküll et celle de Watsuji sont homologues, la différence
étant que l’un s’occupe du vivant en général, et l’autre de l’humain en particulier. D’où aussi une
différence de méthode : Uexküll travaillant sur des animaux, il pouvait utiliser la méthode
expérimentale des sciences modernes, tandis que travaillant sur des cultures humaines, Watsuji ne
pouvait utiliser que la méthode historique. À première vue, cela revient à la différence entre
sciences de la nature et sciences humaines ; mais la question est plus complexe. En effet, tant la
mésologie d’Uexküll que celle de Watsuji se donnent pour but de comprendre comment la
subjectité d’un certain existant institue la réalité qui lui est propre. Le fond de la question, c’est
bien de saisir cette institution de la réalité.
À cet égard, les deux mésologies diffèrent radicalement du mécanicisme dualiste qui est
propre à l’ontologie du paradigme occidental moderne. Toutefois, c’est seulement Watsuji qui,
parce qu’il était philosophe, a créé un concept ontologique pouvant cristalliser cette différence.
Ce concept n’est autre que « la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine ».
Cependant, ce n’est sans doute pas seulement parce qu’il était naturaliste, plutôt que philosophe,
qu’Uexküll n’a pas imaginé un tel concept ; un frein culturel aussi a dû jouer. Il semble que cela
tienne à l’idée que l’un et l’autre se faisaient respectivement de la subjectité.
D’abord, au Japon, la notion de sujet est un produit d’importation, qui n’a commencé à se
répandre qu’à la fin de Meiji. Mais alors, auparavant, qu’y avait-il donc à la place ? C’est ce que
j’illustrerai par ce haïku d’Ôshi :
風鈴の
ちひさき音の
下にゐる
Fûrin no
chiisaki oto no
shita ni iru
La clochette à vent
au son léger
je suis dessous
Pour traduire ce tercet dans une langue occidentale (comme ci-dessus en français), l’on est
obligé d’introduire un sujet : « Je » (ou « elle », « un chien », etc.). Le japonais, apparemment, n’en
a pas besoin. Ce n’est pas là qu’une question de grammaire. Plus profondément, et plus
généralement, c’est aussi une question de logique. Dans cet exemple, « je » n’est pas seulement le
sujet du verbe être (« je suis »), c’est aussi le sujet du prédicat « être sous le son léger de la
clochette à vent ». Cette structure S-P (le sujet S est le prédicat P), c’est la structure fondamentale
de la pensée européenne.
Il est intéressant que ce soit le même mot « sujet » qui, dans les grandes langues
européennes, conjoint le sujet grammatical, le sujet logique, et le sujet existentiel (celui d’un
regard subjectif sur le monde). Alors, le japonais n’en aurait-il pas besoin ? Ce n’est pas vraiment
le cas. Ce qu’il y a, c’est qu’à la structure binaire S-P correspond en japonais une autre structure.
Dans la structure S-P, d’une part, il faut exprimer distinctement le sujet S, et d’autre part, cette
structure binaire se suffit à elle-même. On peut donc avoir des énoncés autosuffisants comme
« Marie (S) est triste (P) », d’où l’existence du locuteur est abstraite. Il n’en va pas de même en
japonais, où l’on ne peut pas dire « Marie est triste (Mari wa kanashii) » ; il faut dire « Marie a l’air
triste (Mari wa kanashisô da) ». La structure binaire S-P ne suffit pas, il faut une structure ternaire
S-I-P, où, dans la scène concrète de l’énoncé, intervient l’existence du locuteur comme interprète
(I) de cette scène ; soit « S est P pour I ».
Néanmoins, comme on le voit dans les deux exemples susdits, à la différence du sujet
dans les langues et la logique européennes, en japonais, il n’est pas nécessaire de mentionner
explicitement l’existence de l’interprète de la scène. En effet, plutôt que de concentrer cette
existence dans un mot (« je », etc.), le japonais semble la diffuser dans la scène. Autrement dit, la
scène s’imprègne d’une certaine subjectité. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire d’exprimer
distinctement le sujet ; il suffit que sa présence reste implicite. On ne sait pas qui se trouve sous la
clochette à vent, mais il est clair que quelque existant s’y trouve, dont l’existence n’est pas
3
indépendante de la scène, mais y est impliquée. Cet état de chose est irréductible à une structure
binaire et dualiste, du type sujet vs objet. C’est une trajection, où l’existence de l’interprète I,
plutôt que celle d’un sujet, est celle d’un ambiant diffus dans la scène.
Effectivement, la culture japonaise a un riche patrimoine de mots ou d’expressions
exprimant cette trajectivité. Par exemple, c’est le cas dès le Manyôshû, avec le thème « déléguer
aux choses le soin d’exprimer sa pensée (mono ni yosete omoi wo nobu 寄物陳思) », ou dès
l’Antiquité avec celui de « l’émouvance des choses (mono no aware 物の哀れ) », qu’étudiera plus
tard Motoori Norinaga. Aux Temps Modernes, l’apparition du haïku exprime la même tendance.
Là, ce n’est plus seulement dans une scène que s’implique la subjectité de l’ambiant, c’est dans
tout le milieu nippon. C’est ce dont témoignent les mots de saison (kigo 季語), comme la
clochette à vent dans le poème ci-dessus. Ces mots de saison sont obligatoires dans un haïku, et
ils sont réglés par des recueils, les « saisonniers » (saijiki 歳時記), dont on peut dire que, bien au
delà de la langue seule, ce sont des grammaires du milieu.
À l’époque contemporaine, outre la découverte de la médiance et sa définition par Watsuji,
cette tendance propre à la médiance nippone s’est exprimée dans la « science naturante (shizengaku 自然学) » d’Imanishi Kinji, dont on a pu dire que c’était une « vue nippone de la nature (nihonteki
shizenkan 日本的自然観) ». Imanishi n’utilisait pas les concepts de Watsuji, mais en revanche il a
fait abondamment usage d’expressions qui reviennent à l’idée de médiance, comme
« environnementalisation du sujet, subjectivation de l’environnement (shutai no kankyôka, kankyô
no shutaika 主体の環境化、環境の主体化) » ; et comme Uexküll, il a mis l’accent sur la
subjectité du vivant, au point d’écrire, sur le tard, une Théorie de la subjectité dans l’évolution (Shutaisei
no shinkaron 主体性の進化論). Cependant, alors qu’Uexküll tend à limiter la subjectité à
l’organisme individuel, Imanishi la diffuse à toute l’échelle du vivant, de la cellule à la « société
biotique tout entière (seibutsu zentai shakai 生物全体社会) », et spécialement à celle de l’espèce,
avec le concept de spéciété (shushakai 種社会). On pourrait dire aussi que son concept le plus
célèbre, l’écospécie (sumiwake 棲み分け), revient à un moment structurel ontologique (une
médiance) entre le vivant et son environnement (il vaudrait mieux dire son milieu).
On sait que le monde académique a rejeté la science naturante d’Imanishi, et en particulier
sa théorie de l’évolution. Il est certain que des expressions du genre « nos ancêtres sont devenus
bipèdes parce qu’ils le devaient (tatsu beku shite tatta 立つべくして立った) » fleurent un peu trop
la subjectivité d’Imanishi lui-même pour paraître scientifiques. C’est le point faible de la
trajectivité à la japonaise. En revanche, c’est ce même trajectivisme qui a nourri la primatologie
d’Imanishi, laquelle s’est aujourd’hui imposée en paradigme à l’échelle mondiale. Ce qui reste à
faire aux sciences de la nature au XXIe siècle est sans doute à la croisée de l’objectivisme
occidental moderne et du trajectivisme à la japonaise.
Né en 1942 à Rabat, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il promeut une mésologie
héritière de l’Umweltlehre d’Uexküll et de la fûdogaku de Watsuji. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier
occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Parmi ses livres : Le sauvage et l’artifice. Les Japonais
devant la nature (Gallimard, 1986), Médiance, de milieux en paysages (Belin/RECLUS, 1990), Écoumène.
Introduction à l’étude des milieux humains (Belin, 2000), Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident (Le
Félin, 2010), Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie (Belin, à paraître).
Note à l’intention des lecteurs français
La philosophie japonaise a fait abondamment usage de l’expression « moment structurel » (kôzô keiki 構造契機), qu’elle a traduit directement de
l’allemand Strukturmoment. Ici, « moment » est à entendre au sens de la mécanique, à savoir une puissance de mouvoir résultant de la combinaison
de deux forces. Dans le « moment structurel de l’existence humaine », le moment résulte de la combinaison des deux « moitiés » (medietates en latin,
d’où j’ai tiré le néologisme « médiance » pour traduire fûdosei) que sont d’une part le milieu où se trouve un existant, et d’autre part son individualité.
Cette traduction se fonde sur la définition que Watsuji donne lui-même de fûdosei : « le moment structurel de l’existence humaine ». Une autre
traduction serait toutefois possible, insistant celle-là sur le sens traditionnel de fûdo en japonais, à savoir un milieu local. Ce serait « contréité », en
pensant à la Gegend (contrée) dans Être et temps. À fûdosei correspondrait en ce sens l’allemand Gegendheit. Il me semble cependant que la définition
que Watsuji donne de fûdosei dès la première ligne de Fûdo, et donc le concept de médiance, est beaucoup plus riche que l’idée de contréité
déterminée par le climat, dans laquelle, il faut le dire, la plupart des lecteurs japonais ont compris l’ouvrage.

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