Santa Clara - Les escales littéraires de Sofitel

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Santa Clara - Les escales littéraires de Sofitel
Santa Clara
DOMINIQUE FERNANDEZ
Sofitel Legend Santa Clara Cartagena
DOMINIQUE FERNANDEZ
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SANTA CLARA
À tout hasard, j'avais demandé, pour conclure le repas de bar
mariné au citron et de ravioles de crabe, un amaretto. Cette
liqueur douce, au goût d'amande, ne se trouve que difficilement à
Paris. La probabilité d'en obtenir à Cartagène, en Colombie, à
douze heures d'avion de Rome, me paraissait nulle. Cartagena de
Indias, nom qui intrigue moins par son exotisme qu'il ne chante
comme une incantation. Cinq minutes après, le serveur apportait
un plateau sur lequel étaient disposés un grand verre ballon vide
et un petit verre cylindrique plein d'une dose de la liqueur
demandée. Il versa le contenu du petit verre dans le grand, le
bras gauche replié dans le dos, repartit avec le petit verre sur le
plateau.
Les jours suivants, même cérémonial : grand verre ballon vide,
petit verre cylindrique plein, transvasement de l'un dans l'autre, en
gestes lents, appliqués, identiques d'une fois à l'autre. Le serveur
changeait, non le rituel, invariable. "Mais pourquoi, demandai-je à
Oscar, n'apporte-t-il pas l' amaretto directement dans le grand
verre ? " "Ah! C'est vrai que tu viens de débarquer.
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Pourtant, tu as déjà remarqué la bizarrerie de nos toits, leurs
tuiles çà et là rebiquées." "Tu m'as dit que c'était pour accrocher
les mauvais esprits au passage et les empêcher d'entrer dans la
maison. Je ne vois pas le rapport entre l'application
consciencieuse du serveur et la fantaisie des tuiles rebiquées."
Il n'eut pas le temps de me répondre, car un marchand de
trompettes en terre cuite qui voulait entrer dans l'hôtel et proposer
aux clients sa marchandise rudimentaire fut repoussé par les
gardes, fermement mais sans brutalité. "Espérait-il vraiment
entrer ? " "Il savait qu'il n'avait aucune chance." "Pourquoi alors
avoir essayé ? " "Rien de ce que tu tiens pour absurde qui ne
nous soit, à nous autres, familier."
Oscar est un jeune journaliste, qui écrit dans El Tiempo.
Esprit moderne décidé à combattre les superstitions qui ont
longtemps freiné le développement de son pays, il reste prudent
sur les chances de les exterminer complètement. Il aime trop
García Marquez pour admettre que son œuvre repose sur un état
des mœurs et des croyances révolu.
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"La maison de Gabor est juste derrière l'hôtel", reprit-il, comme s'il
avait lu dans mes pensées. Je ne connaissais Cartagène que par
certains romans de "Gabor" et ne savais pas que l'auteur de Cent
ans de solitude était d'ici. "Nul plus que lui n'a su rendre ce qu'il y
a de prélogique dans notre façon de penser." Il se ravisa. "Dans
notre façon de penser seulement ? Peut-être dans les choses
elles-mêmes. Par exemple, comment expliquer les catastrophes
familiales sans la présence de maléfices qui rôdent et s'insinuent
par le toit dans les maisons pour en envoûter les habitants ?" "Tu
justifies ainsi les tuiles rebiquées ?" dis-je en riant. "Et les gestes
codifiés du serveur qui te causent un tel étonnement. Les deux
verres, le transvasement de l'un dans l'autre, le bras replié dans
le dos ne paraissent inutiles que si tu ignores la nécessité de
contrebalancer la magie environnante et flottante par des repères
précis. Nous sommes si fous que si nous n'avions pas quelques
rites à observer minutieusement, nous perdrions toute raison." "
Mais ces rites ne sont pas à vous. Vous les avez empruntés.
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Ce geste de replier le bras dans le dos vient des restaurants de
luxe de Paris, de Rome, de Berlin." " Oui, c'est le placage de
l'ordre occidental sur le dérèglement caraïbe... Comme tout cela
te serait plus clair, s'exclama-t-il, si au lieu de suçoter ta liqueur
qui sent la colle tu t'envoyais un bon coup de rhum qui a la saveur
de nos anciennes plantations."
Nous étions dans le cloître de l'ancien couvent des clarisses
transformé en hôtel après une restauration des bâtiments à demi
effondrés au bout d'un siècle d'abandon, restauration brillante
mais respectueuse de l'atmosphère claustrale. Tout est de
proportions grandioses sans manquer à la simplicité : les arcades
en plein cintre du pourtour, posées sur des colonnes rondes de
pierre coralline poreuse, les chapiteaux toscans forés de petits
trous, les poutres brunes du plafond, les briques roses du dallage,
les arbres et les plantes tropicales qui poussent leur végétation
luxuriante autour du puits central dont la margelle porte
également les stigmates d'une noble érosion. Le soir tombait et,
du fouillis de la verdure, s'élevait le bruissement de minuscules
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grenouilles dont la puissance vocale démentait la chétive
morphologie, autant que le tapis de soie des grillons perce et
berce les nuits de Provence de leur musique invisible. A travers
les branchages, j'aperçus, de l'autre côté du cloître, une énorme
statue de métal, couchée, dont je distinguais mal les formes sinon
qu'elles étaient de proportions imposantes.
Oscar est un joli garçon brun, mince, bien découplé. Il joue au
tennis, pratique la course à pied, fait chaque dimanche sans
ralentir le tour complet du rempart. À ma question sur la statue, je
lui vis, pour la première fois, une mine confuse. Il rougit, balbutia
quelques mots sur la place de Cartagène dans l'art contemporain,
puis consulta sa montre d'un air inquiet. Pour le tirer d'embarras,
je le mis sur la chronique locale, l'histoire de la ville. Cartagène
est fameuse par la résistance héroïque qu'elle opposa dans les
siècles passés aux pirates français ou anglais. "Que
pouvions-nous faire ? Nous dûmes subir la loi de ces bandits.
L'Anglais Francis Drake fut le pire. Il exigea quatre cent mille
ducats de rançon et, comme la population ne put en récolter que
cent sept mille,
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il mit à sac les palais, enleva les cloches des églises, rafla les
bijoux. Ce dédommagement ne lui semblant pas suffisant, il
amena un canon devant la cathédrale et en démolit la façade...
Mais au moins, continua Oscar, il y avait de l'ironie dans cet
acharnement, un goût baroque de mettre le désordre et de ruiner
nos efforts de nous amarrer solidement dans le monde. Gloire à
ces hommes sans aveu mais non sans humour. Drake donna
l'ordre d'épargner le beau saint Sébastien qui est resté à sa place.
Tu l'as vu à gauche de l'entrée de la cathédrale. "Les flèches l'ont
assez puni" dit le pirate. Il n'y eut que de la cruauté chez les
agents du Saint-Office. Tu n'imagines pas la variété et l'horreur
des moyens de torture utilisés par l'Inquisition. Ils t'écartelaient, te
pendaient à demi, empalaient ton menton sur une tige pointue, te
mettaient un collier dont les pointes de fer tournées en dedans
s'enfonçaient dans la chair et les os de ton cou. Ils arrachaient
avec des pinces les seins des femmes. Tout cela au nom de la
religion et de la sainte vérité." "Les clarisses n'avaient-elles donc
aucune influence? J'ai vu à Assise le couvent que sainte Chiara y
avait fondé.
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Un couvent rose à l'image de son âme. Sa prédication, imprégnée
de l'enseignement de son ami François, n'était que douceur et
amour, comme les paysages de l'Ombrie, les collines aux tendres
ondulations. Elle confectionnait pour François des gâteaux et de
menues friandises qu'il prenait plaisir à manger." "En Italie, oui.
Mais passée en Espagne, santa Chiara étant devenue santa
Clara, la différence du tempérament national entraîna un
changement profond. Le sucre vira à l'aigre, le miel tourna en
épices. Les clarisses devinrent batailleuses et dures...
Excuse-moi, je m'étonne qu'elle ne soit pas encore arrivée." Il se
leva, alla jusqu'à la porte de l'hôtel, guetta dans les couloirs.
"J'attends ma fiancée, dit-il en se rasseyant. Où en
étions-nous ? Les clarisses espagnoles.... Les premières
arrivèrent au début du dix-septième siècle, à la suite d'un moine
franciscain. L'ordre de sainte Claire restait sous la juridiction de
celui de saint François. Quelle rude personne ce devait être que
sœur Inès de la Encarnación ! Née à Cordoue, c'était une
gracieuse jeune fille qui se mortifiait et s'enlaidissait à dessein,
tant qu'elle n'eut pas
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obtenu la permission de prendre le voile. Reçue nonne à Séville,
elle s'y ennuya. Une occasion se présenta d'évangéliser le
Nouveau Monde. Elle s'embarqua pour Cartagène et veilla à la fin
des travaux de construction de ce couvent, dont elle devint la
première supérieure. Tempérament de fer, qui appliqua et fit
appliquer les règles de l'ordre avec une sévérité inflexible."
"À propos, sur la porte de ma chambre, est écrit : Celda de
cesesion. Sur la porte de la chambre voisine : Celda de castigo."
"Une religieuse prise en faute, on l'enfermait dans la "cellule de
punition" après un séjour plus ou moins long dans la "cellule de
ségrégation". Chacune se soumettait au châtIment avec autant
d'exactitude que l'abbesse avait mis de rigueur à le lui imposer.
Au siècle suivant, les clarisses donnèrent une preuve encore plus
convaincante de leur caractère. Elles voulurent se soustraire à la
juridiction des franciscains et prendre leur indépendance
économique et financière, disposant de ressources beaucoup
plus importantes grâce au montant des dots apportées par les
novices, cadettes de grandes familles. Les franciscains,
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qui vivaient sur les richesses des clarisses, n'acceptèrent point
leur décision. Ils obtinrent de l'évêque qu'il prononçât la
Cessatio a divinis , c'est-à-dire l'interdiction pour les sœurs de
célébrer la messe ainsi que tout office divin. Elles ne se rendirent
pas, se retranchèrent dans le couvent. Les franciscains
encerclèrent l'édifice, coupèrent les approvisionnements et, sûrs
de leur reddition, attendirent qu'elles capitulent. Elles soutinrent
le siège avec une fermeté qui ne s'expliqua que plus tard, quand
on eut découvert qu'elles communiquaient avec l'extérieur par un
tunnel secret. Le supérieur des franciscains, mis en soupçon par
l'allure d'un de ses moines, le suivit dans la rue, le vit descendre
dans une cave et enfiler le souterrain où il avait une intrigue avec
une clarisse." "Il y aurait là, Oscar, la matière d'un roman." "Oui,
mais les péripéties d'une aventure psychologique aplatiraient la
poésie des fantasmes. Nous n'avons jamais exploité cette
légende, alors que nous rêvions tous, même avant le roman de
Gabor, aux vingt-deux mètres et onze centimètres de la splendide
chevelure de Sierva Maria de Todos los Angeles, cette petite fille
déterrée lors des travaux dans la crypte de la chapelle."
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Alléché par ce mystère, je demandai à visiter la chapelle. Oscar
hésitait à me contenter, car il fallait pour y entrer passer devant la
grosse statue de métal qui manifestement, pour une raison ou
une autre, le gênait. Enfin, après consultation du majordome, qui
nous indiqua une autre porte, nous pénétrâmes dans le
sanctuaire. Chapelle ? Une véritable église, par l'ampleur des
proportions, la hauteur de la voûte, la science de la poutraison.
D'amples grilles de bois séparaient la nef du chœur afin de
permettre aux clarisses, sœurs de clôture, de suivre la messe
sans être vues du public qui entrait par la porte sur la rue. Nous
descendîmes dans la crypte, étroite et profonde comme un
caveau, percée sur trois côtés de niches où avaient reposé
pendant plusieurs siècles les restes d'abbesses et de sœurs
particulièrement méritantes. La présence parmi ces hautes figures
d'une fillette de douze ans aurait ému une pierre. Le mécréant
que je suis fut bouleversé.
Je m'arrangeai ensuite pour sortir par la porte de l'autre côté
de laquelle nous ne pouvions manquer de passer devant la
statue.
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C'était, comme je l'avais deviné, un Botero. Et de très belle
facture : une femme nue, couchée sur le ventre, volumineuse de
partout, fesses énormes à l'air. Elle redresse le buste pour
montrer la pomme qu'elle tient de sa main droite, en sorte qu'on
lui voit aussi les seins, proportionnés au reste. Oscar paraissait
de plus en plus mal à l'aise. Me méprenant sur les raisons de son
trouble : "Tu sais, lui dis-je, je ne suis pas de ceux qui critiquent
Botero. C'est un grand artiste, qui a fait connaître dans le monde
la peinture colombienne. Il y a d'ailleurs, en Europe, plus
d'admirateurs que séduit l'harmonie de ses figures, que de
rabat-joie qui les dénigrent pour leur aspect colossal. Comme il
réussit mieux ses géantes que ne le faisait Maillol ! Les siennes
ne sont pas molles mais drues. Je suis content qu'on en ait placé
une ici." "Vraiment ? " "Est-ce que sainte Claire, Chiara ou Clara
selon qu'on l'appelle d'un pays à l'autre, ne poussait pas son ami
François à la consommation de gâteaux ? Santa Clara, ou la
réhabilitation de la pâtisserie..." "Ami, ne te donne pas tant de
mal, et avoue plutôt que l'art de Botero, affirmation triomphale du
sexe biologique, jure avec la théorie du genre que toi et moi nous
défendons."
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"Jamais en effet cette femme ne pourrait être prise pour un
garçon ! m'exclamai-je en riant. Seule la nature à produit cette
plante, et tout effort de relativiser une anatomie aussi
spectaculairement déterminée serait vain. Plus qu'une femme,
c'est un stéréotype ! " "Botero, dit Oscar d'un ton pénétré qui
sonnait faux, appartient à un temps révolu. Il a donné au monde
une image négative de la Colombie."
À ce moment une voix claire le héla et, de la porte de l'hôtel,
accourut vers nous, à petits pas essoufflés, une jeune fille si
grosse déjà que soudain je compris l'attitude embarrassée
d'Oscar. Sa fiancée, bien que toute jeune et de traits agréables,
avait les jambes courtes et grasses, les cuisses et la poitrine
excessivement rebondies, la corpulence presque obèse d'un
quasi Botero. Et lui, qui se piquait d'être un garçon "moderne",
svelte, actif, aussi vif d'esprit que de corps, avouait, par le choix
d'une telle compagne, que son érotisme en était resté à un stade
archaïque : fixation à la mère plantureuse, désir de confort et
d'oubli.
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Quand son époque érigeait en idéal féminin la fille mince aux
membres élancés, il privilégiait encore la surabondance charnelle,
garante de bien-être et de fertilité. La "gorda" en espagnol, la
"buona" en italien, ainsi désigne-t-on dans tous les pays où règne
la Mère Méditerranée et qui forment, de la Sicile à l'Amérique
latine, un empire unique, la femme qui promet par son poids et sa
masse un refuge où se blottir, une caverne où se lover, un ventre
capable de mette bas une portée.
"Me voilà, dit Cristina. Qu'attendons-nous pour y aller ? "
Oscar fit semblant de n'avoir pas entendu. "Je te présente un ami
français." " Encantada . Et maintenant, allons-y." "Crois-tu
vraiment..." "Oh ! Tu m'avais promis ! N'allons-nous pas nous
marier dans un mois ? " "Mais notre ami français..." " Il sera ravi
de connaître une de nos plus jolies coutumes." "Je viens avec
vous" dis-je, croyant qu'Oscar temporisait par répugnance à me
laisser seul au lendemain de mon arrivée. "C'est devant le
monastère de Santo Domingo" me dit-il brièvement.
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Nous traversâmes la ville par des rues étroites, multicolores, qui
se coupent à angle droit dans un labyrinthe de senteurs, d'appels
sonores, de chants sourds, de cris gais. Rien de plus pittoresque
que ces guirlandes de façades basses, bleues, rouges, jaunes,
orangées, agrémentées de balcons fleuris et protégées par des
grilles à balustres de bois. Çà et là un square planté de beaux
arbres sert de rendez-vous aux habitants du quartier. Des
vendeurs ambulants passent avec des colliers, des amulettes en
cuir, du coca-cola, des couverts à salade et des couteaux à
beurre en corne de taureau. Le marchand de trompettes nous
proposa un de ses instruments pendus en collier sur sa chemise.
Cartagène a le charme des villes d'art italiennes, si l'on peut
comparer le crépi coloré au stuc, au granit ou au marbre.
Blanches et nues, très hautes, les églises sont à peine décorées.
Le saint Sébastien de la cathédrale, mince et nu, se remarque
d'autant plus.
Sur la place Santo Domingo, devant l'église, bien en vue, h
isse sur un socle comme une idole, un autre mastodonte féminin
de Botero domine l'esplanade, à croire que cet artiste,
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loin d'obéir à sa seule fantaisie, répond à l'attente secrète de plus
d'un Colombien. Couchée sur le côté, la prodigieuse dondon
s'étire par un geste qui fait saillir les deux globes monumentaux
de son derrière. J'étais le seul à m'étonner du voisinage d'une
Vénus callipyge et d'un austère prédicateur, car une dizaine
d'hommes et de femmes, dont certains sortaient de l'église,
faisaient la queue pour appliquer le plat de la main d'abord sur les
fesses puis sur les seins qu'ils effleuraient d'une caresse. En
m'approchant, je m'aperçus que le brun sombre du métal à force
d'être palpé avait pris sous les attouchements une teinte plus
claire et luisait.
"Cela porte bonheur! " s'écria à mon intention Cristina tout
excitée. Elle se rangea dans la queue et Oscar, docile, l'imita.
Mort de honte, il me jetait des regards suppliants, comme s'il
voulait se faire pardonner la discordance entre son ambition d'être
pleinement de son siècle et le spectacle qu'il me donnait. Car lui
aussi, prisonnier de l'antique superstition qu'un bon mariage n'est
pas fondé sur le plaisir esthétique mais sur le gigantisme de
l'épouse, comptait sur l'embonpoint pharaonique de Cristina pour
réussir le sien.
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