Les-escarpins-rouges

Transcription

Les-escarpins-rouges
LES ECARPINS ROUGES DE MADEMOISELLE BLANCHE
ParF.B.Vignon
L’agent Altermatt vida ses poches dans un bac en plastique. Comme tous les matins,
il s’avança sous le portique de sécurité et salua l’officier Renoir en récupérant son bazar. Comme tous les matins, Renoir ajusta sa casquette en lui serrant la main et lui
promit une bière un de ces quatre. Comme tous les matins, il approcha son poignet du
détecteur, et, quatorze secondes plus tard, la machine lui tendit un café tout chaud.
Le soleil dardait ses rayons sur l’immense escalier de pierre, vestige d’un autre temps.
Altermatt soupira. Pourquoi n’avaient-ils toujours pas installé d’ascenseur ? Et pourquoi l’Agence pour la Paix et la Prospérité ne déménageait-elle pas de ce vieil immeuble en pierre aux plafonds interminables et aux statues étranges ? Les bureaux
n’étaient pas climatisés et son centre commercial préféré se situait à l’autre bout de la
ville.
Il jeta la tasse en plastique et s’installa lourdement à son bureau. Le chef était parti en
réunion. Non sans laisser un dossier et un petit mot, constata Léo Altermatt en grimaçant. Dossier urgent, individu suspect. Enquête immédiate. L’agent pour la Paix et la
Prospérité ouvrit la chemise en carton et saisit la fine feuille de papier électrisée. Au
contact de ses doigts, elle s’illumina brièvement et afficha un sommaire. Un dossier
complet : fiche d’identité, logement, travail, comptes en banque, localisations GPS,
tests de personnalité, dossier de santé. Ce matin-là, l’agent Altermatt se servit un second café.
Quelques heures plus tard, il avait installé une jeune femme dans le box interrogatoire. Gabrielle Blanche, trente ans, coordinatrice administrative chez Haussmann, la
plus grosse entreprise de propriétaires immobiliers de la ville. Il avait lu quelque part
qu’au début du siècle, les particuliers étaient parfois propriétaires de leur propre logement. Que certains investissaient même pour la location à d’autres particuliers. Où
avait-il bien pu lire de pareilles inepties ? Léo haussa les épaules.
Il observa la jeune femme de l’autre côté du miroir sans tain. Elle se tenait droite, les
avant-bras posés sur la table. Elle portait une chemise de soie noire. Un trench beige
1
était posé sur sa chaise. Vieux de quatre saisons, remarqua Léo en grimaçant au souvenir de son prix lorsqu’il l’avait offert à sa sœur. Sous la table, il apercevait un pantalon noir et une paire d’escarpins à talons rouges, datant aussi de quelques années.
Ce n’était pas habituel de voir une femme de cet âge aussi en retard sur la mode, mais
cela ne constituait guère un motif d’enquête immédiate.
Le soleil de midi jouait avec les cheveux couleur d’automne de la jeune femme.
Quelques mèches châtain clair tombaient sur ses épaules, et la lumière révélait de délicats reflets d’un roux flamboyant. Existait-il des teintures capillaires aussi subtiles ?
Léo aperçut quelques cheveux blancs quand la femme tourna la tête vers la fenêtre. Il
secoua la tête. Pas de teinture ? Même si les quelques entreprises de cosmétiques qui
se partageaient le marché étaient puissantes, cela ne pouvait pas créer l’urgence du
dossier non plus. Le menton niché au creux de sa main, la jeune femme promenait son
regard au-dehors, deux noisettes posées sur son teint de lait.
Léo Altermatt était l’un de meilleurs enquêteurs de son équipe, mais il s’avoua vaincu : après avoir passé la matinée à éplucher le dossier de la jeune femme et observé la
visiteuse à son arrivée, il n’avait aucune appréhension de la nature de ce cas. Pourquoi
était-elle sous enquête ? Il saisit la pochette cartonnée et entra dans la pièce. Mademoiselle Blanche se leva et lui serra la main. Son chemisier noir tombait sur un pantalon serré, révélant de jolies jambes mises en valeur par ses délicats talons rouges. Ses
manches retroussées dévoilaient une simple montre en cuir. Un style parisien chic typique du début du vingt-et-unième siècle, revenu en vogue après l’exceptionnelle
campagne publicitaire d’une marque de luxe française voilà quelques années.
Léo prit place en face de Gabrielle Blanche et ouvrit le dossier. Elle vivait seule dans
un quartier populaire de la ville, de l’autre côté du fleuve. Elle se rendait au travail du
lundi au dimanche matin, passait ses soirées chez elle ou dans les quartiers de loisir
nocturne de la ville. Avec ses amies, précisa-t-elle.
Elle se déplaçait régulièrement dans un quartier résidentiel de banlieue, visiter un
proche, disait-elle. Léo jeta un œil au dossier de l’homme en question : aîné de la
jeune femme de presque deux décennies, Gotan Bérault présentait un physique plutôt
avenant et un dossier sans aspérité. Gabrielle se confirma pourtant célibataire. Elle
n’avait jamais eu d’aventure plus longue qu’une saison de football. Ses quelques con-
2
gés se passaient en ville, elle voyageait peu. Vu le prix des transports interurbains, qui
pouvait se le permettre aujourd’hui ?
Léo parcourut le dossier d’évaluation de sa hiérarchie en lui posant quelques questions sur son travail. Les réponses de la jeune femme correspondaient aux annotations
de ses supérieurs. Elle travaillait avec application, elle était discrète mais globalement
appréciée de ses collègues, même si elle sortait rarement en leur compagnie. Sans histoires, elle n’avait guère eu qu’un avertissement pour léger retard en six ans de carrière.
Son historique d’utilisation en ligne ne présentait aucune anomalie : guidage GPS,
utilisation d’e-shops, comparaisons d’avis de restaurants, communications avec sa
famille et ses amis, jeux en ligne. Rien d’extraordinaire, si ce n’est qu’elle visionnait
peu de vidéos culturelles et ne possédait pas de chaîne personnalisée ni de file
d’attente de ses émissions préférées.
Léo tapota son papier électrisé et les relevés de compte de la jeune femme
s’affichèrent. Rien d’anormal, mis à part le fait que sa dette ne dépassait pas six pour
cent de ses revenus annuels ; un chiffre extrêmement bas pour une femme de son âge.
Elle consommait peu, mais ses dépenses restaient ordinaires : loyer, alimentation, sorties. Rien de tout cela ne pouvait être retenu contre mademoiselle Blanche.
Alors qu’il raccompagnait la jeune femme vers la sortie, Léo Altermatt se demanda
pourquoi le dossier de la jeune femme avait atterri sur son bureau. Il regarda Gabrielle
passer le portique de sécurité, rabattre le col à tartans de son trench, hésiter à la sortie.
L’agent s’approcha de la fenêtre et observa la rue, maintenant noyée sous une pluie
fine à la lumière des réverbères. Gabrielle Blanche s’était arrêtée le long de la route,
le regard posé sur la lumière colorée d’une enseigne de vêtements. Les gouttes de
pluie dansaient avec les rayons rosés en un ballet de lumière discret et irréel.
Léo reprit ses esprits. Était-ce la scène que mademoiselle Blanche observait avec tant
d’intérêt ? Ne lui laissant pas le temps de la réflexion, la jeune femme se tourna et
partit vers la station de métro, ses jolis escarpins rouges battant le trottoir humide.
*
L’agent Léo Altermatt se tenait au milieu du petit salon. Le parquet était bien entretenu et la décoration inspirée d’un catalogue de mobilier des plus classiques. Quelques
3
étagères arboraient une série de plantes grasses, quelques beaux livres venant
d’expositions privées, une collection d’objets électroniques habituels : émetteur wifi,
datacenter connecté et un immense écran holographique suspendu au mur. Un appareil photographique ancien était exposé sous verre, l’objectif soutenu par un fil de nylon. Au-dessus étaient suspendues quelques décorations : une série de masques africains, probablement issus d’une boutique de souvenirs exotiques, une fine sculpture
de la dernière collection Maison d’une marque de luxe, et un étrange appareil de bois
en forme de poire barré de quatre cordes en métal.
Altermatt était en compagnie de deux collègues, et ils avaient une heure pour examiner l’appartement avant que Gabrielle Blanche ne rentre du travail. Il avait hésité à
clore le dossier, juste après son entretien avec la jeune femme. Mais il imaginait déjà
la gueule de son chef s’il ne prenait pas toutes les mesures en son pouvoir pour aller
au fond des choses. Il avait donc organisé une fouille à domicile, et le voici, le lendemain après-midi, planté dans l’espace privé d’une femme sans histoires, à chercher
une raison de mettre le dossier sur liste rouge. Il laissa l’un de ses collègues dans le
salon, envoya l’autre fouiller la cuisine, puis se dirigea lui-même vers la chambre de
mademoiselle Blanche.
Il y trouva le même parquet ciré et les mêmes murs blancs. Au centre de la pièce trônait un grand lit en bois clair, recouvert d’une couette écrue proprement tirée sur une
paire d’oreillers. Au pied du lit était installé un coffre en bois de type oriental et un
tapis coloré réchauffait la pièce. Le coffre contenait une tenue de nuit, une bouillotte
et un plaid en laine synthétique, le même que le sien, nota-t-il, mais en gris clair.
Léo remarqua également un tout petit bureau couleur miel, calé entre l’entrée de la
chambre et la porte de la salle de bains. Seule une petite lampe y était posée, mais les
rayures au pied de la chaise suggéraient un usage régulier. L’unique tiroir du bureau
était pourtant vide. Léo farfouilla le bureau, la chaise et le tiroir dans tous les sens.
Rien. Qui pouvait avoir besoin d’un bureau, à l’heure des lentilles de connexion virtuelle ?
De l’autre côté de la pièce se dressait une immense armoire remplie de vêtements,
chaussures, écharpes et autres accessoires. Le tout était rangé avec précision, comme
le reste de l’appartement. Un peu mal à l’aise, Léo remua le panier rempli d’écharpes,
souleva les piles de pulls et trifouilla les tiroirs à sous-vêtements. Mais il ne trouva
4
rien d’insolite : pas de livre interdit, pas de lentilles anonyme, pas de puce infra cutanée trafiquée, aucun manifeste des Indignés des années 2030.
L’agent Altermatt se tourna vers le lit, souleva la couette. L’un des oreillers portait la
marque d’une tête et quelques cheveux châtain. Une paire de pantoufles attendait au
pied du lit. De l’autre côté, les draps étaient serrés, l’oreiller impeccable, pas de tapis
au sol ni de veilleuse sur la table de chevet. Elle y dormait seule.
Assis sur le lit, il observa la pièce une dernière fois. Il venait de perdre une heure de
son temps. Sans compter le trajet. Au moins, ce dossier serait rapide à classer. Il se
releva avec peine pour rejoindre ses collègues. Le plancher craqua sous son poids
lorsqu’il passa sur le tapis. Il retourna sur ses pas pour lisser la couette et s’assurer de
n’avoir laissé aucune trace, puis se dirigea vers la sortie. Le parquet craqua de nouveau. Léo fronça les sourcils, fit un pas en arrière. Crac. Un pas en avant. Crac. Curieux.
Il souleva le tapis et identifia la latte fautive. Il se releva, observa le sol de la
chambre : il était propre, entretenu, récemment posé ou rénové par l’entreprise propriétaire. Léo se pencha au-dessus de la latte grinçante en parcourut les contours du
bout des doigts. Une prise ! Il tira sur la planche de bois qui se souleva d’un bruit sec.
L’avait-il cassée ? Non, elle était intacte. Autour de ses extrémités lisses et propres,
quelques griffures dansaient autour de la prise à partir de laquelle il l’avait soulevée :
la planche était souvent déplacée.
Il examina l’étroite cavité et y trouva trois carnets. En papier. En papier. Ce n’étaient
ni des livres d’expositions, ni des feuillets électrisés, mais des carnets comme on en
trouvait chez les antiquaires, que les gens utilisaient parfois pour parfaire leur décoration ancienne.
« Rien à signaler ! » lança l’un de ses collègues.
— Ici non plus. On y va, Léo ? » appela l’autre depuis la cuisine.
Léo hésita quelques instants, puis fourra les trois carnets dans la poche intérieure de
son pardessus avant de refermer la cachette secrète de Gabrielle Blanche.
*
En fin de soirée, Léo Altermatt poussait la porte de son propre appartement. Il était
plus grand mais moins rangé que celui de la demoiselle aux escarpins rouges. Il dé
5
sactiva l’alarme d’un geste et alluma un feu électrique d’un autre, posa son pardessus
dans l’entrée, saisit les trois carnets et s’installa dans un profond fauteuil en imitation
cuir, un verre à la main. Il ouvrit une page au hasard et déchiffra l’écriture manuscrite.
Mardi, 22 mai 2068
Ce matin, j’ai récupéré ma puce infra cutanée. Ma mère a préparé une petite réception, et je soupçonne mon père d’avoir prévu de m’offrir les lentilles qui sont sorties
la semaine dernière. Je les ai quittés en souriant, mais j’ai envie de partir en courant.
Ils avaient raison, l’injection n’est pas douloureuse. Je sens à peine l’objet enfoncé
dans mon poignet. Comment leur expliquer que je me sens attachée, menottée par ce
truc infernal ? Je vais pouvoir effectuer mes propres achats, m’a expliqué l’agent,
avoir mon propre crédit. J’avais envie de pleurer, mais j’ai souri et je l’ai remercié.
Je me suis arrêtée sur les bords de Seine et j’écris ces mots parce qu’en rentrant, je
ne pourrai pas pleurer. Il faudra que je sourie, il faudra que je remercie ma mère
pour cette excellente réception, et mon père, pour la huitième paire de lentilles de ma
vie. Je regarde les remous de l’eau sombre et je me demande ce que ça fait de sentir
l’eau emplir les poumons
Mai 2068, Gabrielle Blanche avait alors dix-sept ans, confirma Léo silencieusement
en jetant un œil sur son dossier. Il venait de trouver le journal intime d’une adolescente en crise. Déçu, il posa son verre et installa les trois carnets devant lui. Ces objets
vintage s’associeraient parfaitement bien avec son bar en forme de globe, son tournedisque décoratif et son fauteuil en cuir végétal de style ancien. Il n’avait pas
l’habitude de voir les feuilles noircies d’encre, les mots maladroits, les lettres inégales. Vendus vierges, ces carnets étaient faits pour le rester. Léo secoua la tête. À
part le support désuet et la cachette inhabituelle, il ne voyait pas en quoi un vieux
journal intime pouvait justifier une enquête de l’Agence pour la Paix et la Prospérité.
Quand avait-elle commencé son journal ? Février 2061, indiquaient les tous premiers
mots de l’un des carnets, écrit d’une main hésitante dans une encre du bleu d’une nuit
étoilée.
Lundi, 14 février 2061
Maman m’a emmené faire du shopping. J’ai eu le droit de dépenser 50 crédits dans la
brocante pendant qu’elle essayait de nouveaux vêtements. Je suis tombée sur ce car
6
net. Le vendeur était gentil, il m’a donné une poignée de stylos pour aller avec. Il m’a
dit que c’était pour décorer, mais l’encre reste sur le papier, donc j’ai décidé d’écrire
et de dessiner dessus.
Le petit message était suivi d’un dessin maladroit, coloré du même bleu que les mots.
Fausse piste ? Léo feuilleta ce premier carnet, noirci par la petite Gabrielle. De
longues diatribes se mêlaient à une multitude de petits dessins de plus en plus fins.
La maîtresse m’a dit de me taire et les enfants se sont moqués de moi. Mes parents
m’ont ramenée à l’ordre quand je suis rentrée chez moi. Qu’y-t-il de mal à vouloir
dessiner ?
Plus loin, une petite écriture résignée continuait :
Il y a des choses que les gens ne veulent pas entendre, alors je les écrirai ici. Ils peuvent m’empêcher de parler mais ils ne peuvent pas m’empêcher de rêver.
La suite de ce carnet parlait de troubles scolaires, premières amours et déconvenues,
des réflexions étranges sur le bruit du train et l’absence d’oiseaux en ville. Il s’agissait
d’un journal intime, à quoi Léo s’attendait-il ? Alors qu’il s’apprêtait à refermer le
carnet et bazarder toute l’affaire, un passage retint son attention. Gotan. C’était le
nom de l’homme à qui Gabrielle rendait régulièrement visite, son amant présumé.
Vendredi, 27 juillet 2063
J’ai mené ma petite enquête, les sons étranges que j’entends à travers les tuyaux de
chauffage de ma chambre viennent du voisin, Gotan. J’ai pris mon courage à deux
mains et je suis allée le voir aujourd’hui. Ce que j’y ai trouvé est absolument incroyable. Il a hésité à me laisser entrer et je me suis sentie blessée. Il m’a regardée
sous toutes les coutures, il a plongé son regard dans le mien, puis il a pris une décision. Je n’ai pas très bien compris, mais j’aime bien Gotan.
Léo se redressa dans son fauteuil et chercha d’autres mentions de l’homme en question. Des sons étranges ? Se pourrait-il que cette jeune femme, trop rêveuse pour son
bien, se soit associée à un fraudeur ? Ou pire, un Indigné ?
Gotan m’a montré l’instrument. J’aime le contact du bois vernis sur ma peau, il sent
l’ancien, la poussière. Avec son câble de crin, il a commencé à frotter les cordes.
7
(…)
La mélodie est magnifique, je n’ai jamais rien entendu de tel. Gotan m’a laissé essayer, mais les cordes ne m’ont livré qu’un son strident.
(…)
Maman m’a demandé de ne plus voir Gotan. Elle dit être inquiète pour mon intégrité
physique et mentale. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
(…) Ceci est mon dernier mot. Demain, nous déménageons. Comment pourrai-je
vivre chaque jour loin de Gotan et son violon ?
Après ce mot, Gabrielle n’avait plus rien écrit pendant plusieurs années. La date correspondait en effet au déménagement de ses parents, d’après son dossier. Gotan Bérault avait déménagé lui-même peu de temps après. Léo fronça les sourcils. Un violon ?
Il parcourut les autres carnets de Gabrielle. Rien d’intéressant pendant plusieurs années. Elle y relatait ses études, son diplôme, ses premières années de travail chez
Haussmann. Quelques lignes ici et là, son cœur ne semblait plus y être. Léo sourit
lorsqu’il aperçut une mention de ses fameux escarpins rouges.
Jeudi, 19 octobre 2079
La nouvelle employée de mon cube est infecte. Je l’entends se moquer de moi et de
mes vêtements de la saison dernière. N’a-t-elle rien de mieux à faire ? Alors je souris,
je commente les dernières sorties. J’ai même acheté une paire d’escarpins rouges
l’été dernier. Ils étaient si beaux ! Une moitié de loyer plus tard, je pensais avoir la
paix. Cela fait à peine trois mois mais ils sont déjà datés, mes jolis escarpins rouges.
Que faire alors ? Changer de vêtements toutes les semaines, comme les autres dindes
de l’étage ? Je me sens enfermée dans une bulle, venue d’un autre monde. Qu’est-ce
que je fais ici ? Ce masque de conformisme m’étouffe, je suffoque. Est-ce cela que
l’on ressent, quand l’eau emplit les poumons ?
Léo laissa échapper un sourire triste. Pourtant, deux ans plus tard, Gabrielle Blanche
portait toujours ses jolis escarpins rouges. Captivé par la plume de la jeune femme, il
8
se perdit dans la lecture de ces carnets volés jusqu’à la nuit noire. Ses yeux piquaient,
il se sentait partir lorsque le nom de Gotan réapparut, quelques mois plus tard.
Vendredi, 8 mars 2080
J’ai retrouvé Gotan Bérhault ! Après toutes ces années, si je n’avais eu mon journal
de jeunesse, j’aurais fini par croire que mon voisin et son violon n’étaient qu’un rêve,
une douce échappée de ce monde triste. Tout a changé lorsque j’en ai trouvé un, à la
brocante. J’y retourne chaque mois depuis cette après-midi d’hiver où j’ai trouvé ces
journaux et ces stylos qui m’ont empêchée de mourir de folie, ou d’ennui. La coque de
bois n’avait plus que trois cordes, et l’archet était salement amoché, mais je travaille
à sa restauration depuis des mois, à l’affût de pièces qui feraient surface au milieu
des antiquités. Et maintenant, grâce aux fichiers d’Haussmann, j’ai retrouvé Gotan.
Je ne sais que lui dire, mais je vais lui rendre visite ce soir.
Après ce mot, Gabrielle ne parla presque plus que de Gotan et son violon. Il l’avait
aidée à restaurer son instrument, repris l’enseignement. Trois nuits par semaine, elle
se perdait dans la mélodie étouffée de son violon mis en sourdine. Elle ne faisait aucune mention de rapprochement physique avec l’homme, mais elle ne parlait plus de
ses collègues mégères et de leurs remarques acerbes. Léo se demanda si la dénonciation venait de l’une d’entre elles. Car avec un dossier aussi conforme, jamais Gabrielle n’aurait pu ressortir d’une étude de données automatique. Elle avait dû être
rapportée par l’un de ses proches.
Bientôt, Léo arriva au dernier message du carnet, daté du matin même.
Jeudi, 30 octobre 2081
J’ai reçu une convocation de la part des Fouineurs. Je parie que je n’ai pas acheté
assez de produits de beauté cette année et que leur satanée machine m’a mise dans le
rouge. Lorsque Gotan m’a parlée de ce système de tracking du comportement des citoyens, j’en étais effarée. Nous ignorons tant de choses du monde dans lequel nous
vivons. Nous nous croyons libres de suivre notre route alors que nous n’allons nulle
par, des hamsters perdant leur énergie sur leur roue. J’espère juste qu’ils n’ont pas
découvert le violon. Le lien qui me reste à mon âme. J’ai rendez-vous avec Gotan
cette nuit, s’ils ne me gardent pas au poste. C’est avec l’énergie du désespoir que je
jouerai cette nuit.
9
Léo referma le carnet. Il avait de quoi arrêter Gabrielle Blanche et Gotan Bérault pour
déviance culturelle. Il ignorait ce qu’était un violon, mais d’après les descriptions de
la jeune femme, ce ne pouvait être qu’un instrument de musique. Cas n°4 de déviance
culturelle.
D’un soupir las, l’agent Altermatt se releva de son fauteuil et regarda sa montre, deux
heures du matin. Mademoiselle Blanche était peut-être encore chez Gotan Bérault.
Encore une affaire vite bouclée. Il bénéficierait même d’un bonus pour une telle efficacité. Léo empocha les trois carnets, saisit son pardessus et quitta son appartement,
direction le logis de l’homme.
*
Son rapport était prêt, il n’avait plus qu’à envoyer l’ordre pour qu’il soit transmis à sa
hiérarchie. Léo Altermatt n’avait pas appelé ses collègues. Ce n’était pas rare de travailler de nuit, mais il voulait surprendre la jeune femme tout seul. Peut-être la lecture
de ses carnets lui avait donné une impression de proximité, il lui devait bien une arrestation discrète.
Altermatt sortit de sa voiture de fonction et remonta la rue avec discrétion. Il repéra
l’immeuble de Gotan Bérault, déverrouilla la porte d’entrée à l’aide de son scanner
professionnel. Arrivé au dernier étage, des sons sourds lui parvinrent depuis le pallier.
Il déverrouilla la porte, prépara son arme de poing et se glissa dans l’entrée du petit
appartement miteux.
Léo aperçut le trench beige sur le portemanteau et une paire d’escarpins rouges posés
en-dessous. Il s’apprêta à allumer les lumières pour s’annoncer lorsqu’une curiosité
s’empara de lui : il voulait voir ce violon de ses propres yeux. Il traversa un petit salon
propre mais chichement décoré et suivit le rai de lumière qui s’échappait de la
chambre. À travers l’entrebâillement de la porte, il aperçut Gabrielle, toute de noir
vêtue, pieds nus, une poire en bois calée sous son menton. Léo se souvint de cette
étrange sculpture barrée de quatre fils de métal, suspendue à côté de masques africains dans le salon de la jeune femme. Était-ce donc le violon ? Elle tenait le manche
en bois de sa main gauche et un bâton orné de crin tendu de l’autre. Derrière elle, un
homme d’une cinquantaine d’années était assis dans un fauteuil, les yeux rivés sur un
10
vieux papier. La jeune femme approcha le bâton des cordes de métal, ses doigts se
mirent en mouvement le long du manche de la sculpture.
Il s’apprêtait à ouvrir lorsqu’une douce mélodie le figea sur place. Il lui fallut
quelques secondes pour réaliser qu’elle émanait de l’instrument de bois. Longue et
lancinante, elle s’élevait en volutes assourdies puis s’accélérait alors que Gabrielle
agitait le bâton de bois et faisait danser ses doigts le long des cordes de métal. Hébété,
Léo s’éloigna de quelques pas. Son cœur battait la chamade. Ses poils se hérissèrent
sous son manteau et une larme se forma au coin de son œil. Il tenait toujours son arme
de poing dans une main, son scanner d’identité de l’autre.
*
Il était cinq heures du matin. Gabrielle Blanche se hissa dans le premier train de la
journée. Harassée mais heureuse. C’était peut-être la dernière fois qu’elle jouait du
violon avec Gotan, mais ces quelques nuits valaient toute une vie. Elle passa la porte
de son appartement et reposa son violon sur son socle. Elle avait besoin d’écrire ses
sensations, ce désespoir de la dernière rencontre. Sans même allumer la lumière, elle
se précipita dans sa chambre, releva le tapis et ouvrit sa cachette. Elle en tira le dernier de ses carnets, prit un stylo et conta son histoire.
11