#6 HÉLÈNE DARROZE, CHEF ÉTOILÉE ET OVALIENNE #6 JUDO
Transcription
#6 HÉLÈNE DARROZE, CHEF ÉTOILÉE ET OVALIENNE #6 JUDO
MARDI 31 JUILLET 2012 LES ECHOS INNOVATION PASSIONS DE PATRONS Sur le tatami, le judoka est invité à se concentrer sur sa respiration, sur ses sensations corporelles. Des points essentiels dans sa stratégie pour affronter son adversaire. HÉLÈNE DARROZE, CHEF ÉTOILÉE ET OVALIENNE SÉRIE D’ÉTÉ Si elle partage son temps entre ses restaurants de Paris et de Londres, Hélène Darroze n’a pas oublié ses origines landaises. Son amour du rugby en témoigne. 6 # Une récente étude menée sur un groupe de judokas comparés à des pratiquants d’autres sports a mis en évidence une capacité plus prononcée chez les premiers à gouverner leurs émotions. Le combat de judo se présente comme la succession d’une quinzaine d’assauts brefs (de 2 à 30 secondes) et intenses alternant avec de courts arrêts (de 5 à 10 secondes). Il est difficile pour l’athlète de rester performant pendant les 7 à 10 minutes de combat. A chaque reprise, il doit se focaliser sur un but précis, au lieu de se dire par exemple « plus que 30 secondes et j’ai gagné » ou « si je perds maintenant, c’est fini » et essayer de se calmer. « Chacun des micro-arrêts doit être mis à profit pour se relâcher un peu mais en même temps il doit rester offensif », explique Patrick Roux. Toute la difficulté est là. Une récente étude menée sur un groupe de judokas comparés à des pratiquants d’autres sports a pourtant mis en évidence une capacité plus prononcée chez les premiers à gouverner leurs émotions. Comment s’y prennent-ils ? Cette même étude qui classe les comportements de gestion du stress en 3 catégories (par l’émotion, par l’évitement et par l’action) observe que les judokas privilégient l’action. Chez le sportif de haut niveau, le geste est, en effet, automatique et il peut être précédé de rituels (comme par exemple resserrer sa ceinture). Mais cela ne suffit pas forcément à éviter les pensées parasites. Hélène Darroze a deux passions : la gastronomie et le ballon ovale. Il y a quelques années, MANAGEMENT l a c h e f é t o i l é e s’était d’ailleurs prêtée à un dialogue savoureux avec le rugbyman Dimitri Yachvili dans le cadre d’un livre original (1), où Guy Savoy devisait avec André Boniface, Jean-François Piège avec SergeBlancoetlachefAnne-Sophie Pic avec Lilian Camberabero. « J’ai baigné dans le monde de l’Ovalie dès ma naissance, dans le sud-ouest de la France. Mon enfance –ainsiquecelledemonfrère(œnologue et négociant en Armagnac, NDLR) – a été bercée par les matchs de rugby. J’ai ça dans le sang ; l’esprit rugbyfaitpartiedemaculture,explique la chef étoilée de quarante-cinq ans. Mon père est un ancien rugbyman.IljouaitàMont-de-Marsan,en première division. Ses amis, que je voyais souvent, étaient de grands joueurs comme André Boniface ou SÉRIE D’ÉTÉ 6 # de reproduire dans ma brigade. » Car les similitudes entre le rugby et la cuisine seraient nombreuses. La réussite d’un match de rugby, comme celle d’une carte de restaurant, reposerait sur un succès collectif. Et le rugby comme la cuisine symboliseraient un terroir, un savoir-vivre et un savoir-être. « Un match finit toujours dans le partage etsepoursuitsouventavecunegrosse fête, qui comprend nécessairement un repas et un coup à boire », relève la chef. Une tradition qui collerait avec l’art de recevoir au restaurant. « Les états d’esprit sont en effet similaires. Les gens se retrouvent autour d’un plat de partage posé au milieu de la table. » Hélène Darroze garde tout particulièrement en mémoire le match France-Angleterre de 2006. « J’étais au Stade de France avec une dizaine de copains : il y avait une ambiance incroyable. La France a gagné le tournoi des Six-Nations ce jour-là, c’était fabuleux », se rappelle-t-elle en observant que la passion pour le rugby ne l’a jamais quittée, y compris quand elle est partie faire ses classes chez Ducasse ou quand, en 1999, elle a ouvert son propre restaurant à son nom, à Paris, après avoir vendu le relais gourmand familial. Depuis 2008, toutefois, les choses se sont compliquées et le temps pour le sport a commencé à manquer. Depuis cette date, elle partage son temps entre son établissement parisien de la rue d’Assas et le restaurant de l’hôtel The Connaught, dans le très chic quartier londonien de Mayfair. Mais outre-Manche aussi, le milieu sportif la rattrape. « Londres dégage une incroyable énergie positive. Avec les Jeux Olympiques cette année, tout le monde s’active pour que tout soit réussi », s’enthousiasme Hélène Darroze. Elle a trouvé le temps de visiter le stade Olympique et les installations sportives, mais a aussi dû assister à de nombreuses réunions préparatoires au Connaught pour étudier comment aborder cet exceptionnel rendez-vous sportif. Ouverture à Moscou Trouvera-t-elle le temps d’assister aux compétitions sportives ? Rien n’est moins sûr, tant le travail à Londresestprenant.Lacheftientaussià ménager du temps pour ses deux filles de trois et cinq ans, scolarisées danslacapitalebritanniqueàlarentrée prochaine. « J’aimerais repartir au Vietnam, pays d’où viennent mes enfants. Et poursuivre quelques opérations humanitaires initiées autour de la thématique des femmes et des enfants », confie-t-elle. Maislesaffairessedéveloppent.A l’automne, Hélène Darroze va ouvrir un restaurant au cœur de QUE NOUS APPRENNENT LES ATHLÈTES ? JUDO : L’ART DE MAÎTRISER SES ÉMOTIONS « Les thérapies cognitives et comportementales classiques essayent d’agir sur le contenu des pensées, d’apprendre aux athlètes à avoir des pensées ‘‘positives’’ (‘‘bien sûr, je peux gagner’’, ‘‘mon adversaire a aussi ses faiblesses’’, etc.) », explique Jean Fournier, chercheur en psychologie du sport à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep). Pleine conscience Mais, convertir ses pensées « négatives » en pensées positivesmobiliseuneénergiementale qui distrait le judoka du combat. « On se trompe d’adversaire, note Jean Fournier. D’où l’intérêt des approches basées sur la méthode dite de ‘‘la pleine conscience’’ qui visent davantage à changer les comportements que les pensées. » Les psychologues de l’Insep ont donc mis au point une méthode basée sur la technique de la pleine conscience et l’ont testée avec succès dans différents sports dont le judo. De quoi s’agit-il ? Les sportifs apprennent d’abord à reconnaî- tre le point d’attention le plus efficace pour eux (la stratégie dans le cas du judo de haut niveau). Puis on les amène à prendre conscience de leurs émotions, sensations, pensées. « Et à les accepter – c’est le point essentiel, insiste Jean Fournier, au lieu de chercher à les transformer. » Le judoka va donc « faire avec » et néanmoins agir. Pour cela, il va s’appuyer sur les points de concentration identifiés antérieurement, c’est-à-dire la stratégie : Est-ce que j’attaque d’emblée ? Est-ce que je le fatigue d’abord ? Est-ce que je guette un placement favorable de ses pieds pour tenter de le déséquilibrer ? Cette approche est transposableàbeaucoupdesituationsdela vie quotidienne. « Quand on a développé une telle compétence, on sait que même dans une situation difficile à fort enjeu (un concours, un entretien d’embauche, une négociation délicate, etc.), on ne perdra pas tous ses moyens », conclut Patrick Roux. CATHERINE DUCRUET Demain : Alpinisme et manque d’oxygène MAÎTRE D’ARMES, MAÎTRE DE SOI Au XVIe siècle, Miyamoto Musashi, samouraï invaincu par une vie de combats et maître d’armes aux nombreux disciples, se retire dans une grotte, quelques mois avant sa mort et rédige « Le Traité des cinq roues ». A la fois livre d’action et livre de sagesse, ou plutôt de sagesse dans l’action, c’est une réflexion très profonde sur l’essence des arts martiaux. Miyamoto Musashi y donne les clefs d’une stratégie victorieuse passant par la maîtrise de soi et la primauté de la tactique. Mais le « Traité des cinq roues » n’est pas seulement un livre de stratégie à usage de la guerre ou des affaires – il est étudié dans les écoles de commerce –, c’est un classique de la littérature universelle, qui énonce les principes d’un art de vivre, ce qui en fait un guide pour tous les gestes de la vie quotidienne. DR, M. BRUNO Tous les sports pratiqués à un haut niveau exigent une maîtrise de soi, mais les arts SANTÉ martiaux, notamment japonais, ont une longueur d’avance en la matière. « En effet, quand les samouraï allaient au combat, c’était avec la perspective de la mort », explique Patrick Roux, head coach de l’équipe britannique pour les Jeux Olympiques de Londres, ancien champion d’Europe et du monde dans les années 1980. « La dimension mentale de l’entraînement a donc été théorisée dès les XVIe et XVIIe siècles. Si, aujourd’hui, l’enjeu est moins existentiel, monter sur le tatami pour combattre devant 10.000 spectateurs a de quoi faire perdre leurs moyens aux judokas s’ils ne s’y sont pas entraînés », poursuit-il. La préparation mentale est donc indispensable même si, dans certaines écoles actuelles, elle est un peu oubliée. Voire taboue : dans une culture de combat, on ne peut pas avoir de faiblesses. Le respect du rituel de salutation du tatami qui précède le combat a d’ailleurs pour but d’inciter le judoka à faire « retour sur soi », à se concentrer sur sa respiration, sur ses sensations corporelles. « Il doit mettre son esprit en ligne avec ses gestes, explique l’entraîneur. S’il n’utilise pendant le combat que sa force physique, il va gaspiller de l’énergie, ses mouvements ne seront pas fluides et ne se coordonneront pas àceuxdesonpartenaire.Etiltrouvera toujours plus fort que lui. » C’est pourquoi au Japon, où la dimension mentale reste essentielle, il n’y a pas de catégories par poids. COMPÉTENCES 7 Pierre Albaladejo », poursuit-elle. Ce qu’Hélène Darroze apprécie dans le rugby ? L’humilité qui se dégage de ce sport et les valeurs qu’il véhicule comme le fair-play, la solidarité, le respect ou le courage. « Dans le rugby, il n’y a pas d’individualités et d’égocentrisme comme dans le football », souligne la chef, dont le joueur favori a longtemps été Thomas Castaignède, un Montois comme elle. L’engagement et la fête « Dès que je retourne dans le SudOuest, je me rends au Pays basque, beaucoupplusd’ailleursquedansles Landes, et je dépose mes valises à Biarritz », raconte la chef chez qui la nostalgie affleure à l’évocation de l’ambiance avant ou après les rencontres sportives. « Les équipes de rugby venaient au restaurant de mon père. Il y avait un incroyable esprit collectif et une ambiance inouïe ! », se rappelle-t-elle, les yeux brillants. « L’ambiance, l’engagement et la fête résument l’esprit du rugby. Le collectif, la force du groupe ou de l’équipe sont tout particulièrement importants dans ce sport. J’apprécie cette forme de solidarité que j’essaie 1999 Ouverture du restaurant Hélène Darroze à Paris. 2006 Assiste à la victoire de la France au Tournoi des six nations. 2007 Adoption de sa première fille, Charlotte. La seconde, Quitterie, arrivera en 2009. 2008 Ouverture du restaurant de l’hôtel The Connaught à Londres. 2012 Création de l’association La Bonne Etoile avec Laeticia Hallyday et Caroline Rostang. Moscou,dansunancienhôtelparticulier. Le pari est de taille : plusieurs chefs étoilés l’ont précédée en Russie, mais peu d’ouvertures de restaurant ont été couronnées de succès. La cuisine d’Hélène Darroze, à base de foie gras, de volailles jaunes desLandesetdetruffesduPérigord, saura-t-elle conquérir les papilles moscovites ? Celle qui a obtenu sa première étoile Michelin en 2009, puis sa deuxième en 2011, se montre confiante. Mais, il va lui falloir mettre les bouchées doubles et, probablement, se tenir à l’écart des grands matchs de rugby. « Ma famille et mes amis continuent de m’informer desrésultatsduclubdeVilleneuveou encore du Biarritz Olympique », tempère la chef, à qui il est aussi arrivé d’associer cuisine et rugby dans un cadre professionnel. A l’occasion de l’organisation de réceptions d’après-match, notamment pour les invités de la Société Générale, sponsor de compétitions de rugby. MURIEL JASOR (1) « Hors-Jeu, rugby et gastronomie », par Philippe Boé et Denis Rouvre, éditions de l’If. Demain : Christophe Lambert