Lou Anne fut brusquement tirée de son sommeil par un violent à

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Lou Anne fut brusquement tirée de son sommeil par un violent à
Lou Anne fut brusquement tirée de son sommeil par un violent à-coup du
moteur. Elle s’étira en se redressant sur son siège et grimaça de dégoût. Son tee-shirt
n’était plus qu’une serpillère humide et flasque.
La Clio rua de nouveau comme un animal sauvage.
Lou Anne lança à Kévin un regard à la fois interrogateur et inquiet.
« Je ne sais pas ce qui lui arrive, répondit-il, il doit certainement y avoir une
crasse dans le carburateur. »
Elle fit une moue dubitative et ouvrit sa fenêtre en grand pour faire entrer l’air
dans l’habitacle. « Et depuis quand tu t’y connais en mécanique automobile ? » le
taquina-t-elle.
Il ne répondit rien. D’une part parce que la chaleur de bête qui régnait dans la
voiture avait fait perdre à Kévin toute notion d’humour depuis déjà une bonne centaine
de kilomètres et d’autre part parce qu’il savait que Lou Anne était toujours en colère
contre lui. Dans ces conditions, la moindre parole de travers pouvait aussitôt dégénérer
en dispute et c’était bien la dernière chose dont il avait envie en ce moment.
Lou Anne regarda rapidement le paysage autour d’elle, sans grande conviction.
La maigre végétation qu’elle apercevait était complètement brûlée par la canicule
spectaculaire qui sévissait depuis plusieurs jours sur tout le pays.
Elle releva les cheveux de sa nuque et s’observa, légèrement inquiète, dans le
petit miroir dérobé du pare soleil. Elle avait les yeux encore un peu gonflés par sa sieste
et son visage, luisant de sueur, laissait entrevoir quelques boutons d’acné sur le point
d’éclore.
« Où sommes-nous au juste ? » demanda-t-elle en s’épongeant le visage et les
aisselles avec une lingette qu’elle venait de sortir de son sac à main.
« Quelque part sur la route entre Huelgoat et la presqu’île de Crozon.
 C’est-à-dire ?
 En plein dans les monts d’Arrée, à en juger par le paysage. Quelque chose
ne va pas, Lou ? Tu as l’air bizarre…
 Non, ce n’est rien, dit-elle en s’éventant de la main. Ça doit être la chaleur,
je n’en peux plus. A quelle heure penses-tu qu’on va arriver à l’hôtel ?
 Oh, il doit nous rester deux petites heures tout au plus, répondit Kévin. Tu
es pressée d’arriver finalement ?
 Je suis surtout pressée de pouvoir prendre une douche. Je suis moite de
partout.
 On pourra peut-être la prendre ensemble, cette douche ? » demanda Kévin
en souriant.
 Tu crois que tu le mérites ? » lui demanda t elle en haussant les sourcils.
Kévin se tut, une nouvelle fois. A la radio, la voix langoureuse de Jim Morrison
avait de plus en plus de mal à se faire entendre.
“Riders on the st..m… … There’s a killer on the road; his ..ain is squir…g like a
toa… Take long hol…y. Let your ..ildren play… If you give this man a ride, sw..t family
will die… killer on the road…”
« Change de fréquence, ça me casse les oreilles !!! supplia Lou Anne.
 C’est ce que j’essaie de faire figure-toi ! Mais on dirait que le poste ne capte
plus aucune station !
 C’est peut-être à cause de la chaleur ? Quand le temps est orageux, ça
perturbe les fréquences radio…
 Le temps ? Je parierais plutôt qu’on ne capte rien parce qu’on traverse le
trou du cul du monde !
Kévin tripatouilla quelques instants les boutons du poste mais il semblait ne plus
rien vouloir entendre. Il éteignit la radio. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire.
*
Le petit village de Kirech n’était indiqué sur aucune carte et n’offrait de toute
façon rien d’intéressant à quiconque voulait bien se donner la peine de le traverser.
La rue principale, s’étendait sur une bonne cinquantaine de mètres et proposait le
minimum syndical aux habitants de la bourgade. Le seul commerce du village semblait
être une maison aux lourds linteaux de granit et aux fenêtres crasseuses, derrière
lesquelles un panneau jauni indiquait « Bar-Epicerie-Poste-Dépôt de pain ».
« Tu crois que ceux qui habitent ici savent en quelle année nous sommes ?
demanda Lou Anne.
 Probablement que non, répondit Kévin en souriant ».
Ils se regardèrent et éclatèrent de rire. Bon sang, c’était cette complicité là
qu’elle aimait chez Kévin !
Au même instant, le moteur de la Clio fit une sorte de hennissement bizarre et
cala pour de bon. Le sourire de Kévin retomba sur le champ. « Merde. Qu’est-ce qu’elle
nous fait là ? » Il tourna la clef pour essayer de remettre le contact mais le moteur refusa
catégoriquement de redémarrer. Il s’apprêtait à tourner une nouvelle fois la clef lorsque
Lou Anne lui dit : « Arrête, tu vas noyer le moteur !
 Et depuis quand tu t’y connais en mécanique ? » lui renvoya Kévin de
manière un peu plus acerbe qu’il ne l’aurait voulu.
Lou Anne tourna la tête, vexée.
« Il faut que ça nous arrive là, au milieu de nulle part ! Bon Dieu, c’est bien
notre chance ! »
Kévin ouvrit la portière et sortit du véhicule. « Qu’est-ce que tu fais ? demanda
Lou Anne.
 Je vais regarder si quelque chose cloche dans le moteur.
 Evidement que quelque chose cloche ! » répondit-elle sur le ton de
l’évidence.
Il la regarda dans les yeux l’air de dire que ce n’était vraiment pas le moment de
jouer avec lui sur les mots et se pencha pour attraper la poignée située à gauche des
pédales. Il tira dessus jusqu’à ce qu’il entende un « clink » métallique. Il se dirigea vers
l’avant de la Clio, souleva le capot et resta dubitatif devant le moteur, les mains sur les
hanches.
Kévin toucha du bout des doigts quelques pièces par-ci par-là, l’air peu
convaincu. Lou Anne savait pertinemment qu’il ne comprenait rien au fonctionnement
d’un moteur de voiture mais qu’il essayait tout de même de faire bonne figure devant
elle.
« Alors ? T’as vraiment décidé de me faire le coup de la panne ? Gros cochon !
lui lança-t-elle pour détendre l’atmosphère.
 Même pas ! Je ne sais pas ce qu’elle a ! Je vais aller voir au bar s’ils ne
connaîtraient pas quelqu’un qui pourrait nous aider.
 Je viens avec toi, répondit-elle en sortant de la voiture. Il faut qu’on rachète
des bouteilles d’eau et j’ai besoin de me dégourdir les jambes »
Le regard de Kévin s’arrêta sur le mini short qui moulait parfaitement les fesses
de Lou Anne et se demanda comment il allait réussir à ne pas lui sauter dessus avant
d’être arrivé à l’hôtel. Il sourit avec le contentement d’un homme qui sait qu’il va se
régaler dans un restaurant trois étoiles le soir-même.
*
Leurs yeux mirent quelques secondes pour s’habituer à la pénombre qui régnait
dans le « Bar-Epicerie-Poste-Dépôt de pain ».
Assise dans le fond de la pièce, une grand-mère vêtue d’un sarreau fleuri
tricotait, l’air absent. Elle semblait ne pas s’être rendue compte de leur présence.
« Pardon madame, sauriez-vous s’il y un garage dans le coin ? » demanda
Kévin en s’approchant doucement de la vieille dame. Elle leva la tête et il vit, à la
couleur fanée de ses yeux, qu’elle devait être plus âgée que le monde lui-même…
« Ma Doue ! Vous n’êtes pas d’ici vous ! » dit la vieille d’une voix chevrotante.
Quelle perspicacité, pensa Kévin.
« Non effectivement. Notre voiture est en panne et on voudrait savoir s’il y a un
garagiste dans le coin ? »
La femme le dévisagea comme s’il venait de lui demander la lune puis elle
pencha la tête vers son tricot, l’air complètement désorienté. Un silence pesant retomba
aussitôt.
« Je pense qu’on perd notre temps, lança Kévin. J’ai l’impression qu’elle ne me
comprend pas. On va voir si en refroidissant le moteur accepte de redémarrer.
 Et les bouteilles d’eau alors?
 Laisse tomber !
 Comment ça laisse tomber ?! T’as vu la chaleur qu’il fait ? On va mourir
déshydratés si on ne boit rien jusqu’à l’hôtel !
 Laisse tomber je te dis. On trouvera bien un autre village d’ici là avec un
commerce digne de ce nom. »
Lou Anne s’apprêtait à protester lorsqu’une voix résonna derrière eux.
« Y a bien Sam, à la sortie du bourg, mais je n’sais pas s’il est chez lui… »
Kévin et Lou Anne se retournèrent simultanément. Une grosse femme venait
d’apparaître derrière un rideau à boules et s’essuyait les mains avec un torchon.
« Si vous cherchez un gars qui s’y connait en mécanique, vous pouvez passer
l’voir…
 C’est un garagiste agrée ? se risqua Kévin.
 Agréé par les gens d’ici, ouais. Il avait autrefois un garage mais quand son
fils est mort, il a tout arrêté. Dommage, il avait des mains en or c’t’homme
là… Enfin, il lui arrive toujours de dépanner quelques personnes de temps
en temps. Vous pouvez lui demander, ça ne coûte rien. »
A la manière dont elle en parlait, Kévin se demanda si « les mains en or » de
Sam avaient fait autre chose que de réparer la bagnole de la bonne femme.
« Au point où on en est, je crois que c’est tout ce qu’il nous reste à faire, dit
Kévin. On peut vous acheter deux bouteilles d’eau ?
La femme se pencha de toute sa masse pour sortir les bouteilles du frigo sous le
bar. Le nez sensible de Kévin perçut alors des effluves d’aisselles malpropres et de
javel.
« Vous n’êtes pas d’ici vous ?
 Non, répondit Kévin. La petite vieille là nous en a déjà fait la remarque.
 Ah, Mémé ? C’est la patronne ici vous savez…
 C’est elle la patronne de ce bar ? demanda Lou Anne stupéfaite.
 Oui ma jolie. C’est ma mère. Mais tout l’monde dans le coin l’appelle
Mémé. »
La vieille dame, indifférente à la conversation, continuait de compter ses
mailles.
« Et où peut-on trouver votre Sam ? » demanda Kévin, de plus en plus
incommodé par l’odeur de sueur rance.
« A la sortie du village, répondit la femme. C’est la dernière maison. Vous ne
pourrez pas la manquer, croyez-moi…
 J’espère vraiment qu’il pourra nous aider. Sinon nous sommes quittes pour
terminer notre voyage à pied…
 Diwall an Bugul Noz !
 Oh tais-toi Mémé ! lança la femme.
 Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda Lou Anne.
 Elle dit que vous devez faire attention au Bugul Noz. Mais n’y prêtez pas
attention, ce n’est qu’une vieille femme. Elle est toujours comme ça en
début d’après-midi. Et encore plus lorsqu’il fait lourd comme aujourd’hui.
Je crois qu’la chaleur n’est bon ni pour les gros ni pour les vieux.
 Qui est ce Bugul Noz ? demanda Lou Anne avec des yeux ronds.
 Oh, c’est un personnage du folklore breton, répondit la bonne femme en
essuyant machinalement le comptoir avec son torchon cradingue. On dit
qu’il parcourt la lande bretonne dès qu’les ombres de la nuit sont
descendues pour attraper les voyageurs imprudents qui se seraient perdus.
 Charmant ! lança Kévin.
 La Bretagne est une terre décidément bien mystérieuse, conclut Lou Anne
avec emphase tout en éventant son ventre avec son tee-shirt.
 Vous n’avez pas idée à quel point ma jolie… »
Kévin paya les bouteilles d’eau et se dirigea vers la sortie.
« N’oubliez pas de dire à Sam que vous venez d’ma part ! lança-t-elle alors
qu’ils avaient déjà un pied dehors.
 Promis ! », répondit vaguement Kévin.
La bonne femme resta un long moment immobile, appuyée sur le comptoir du
bar, fixant des yeux l’embrasure de la porte. Quelque chose avait soudain rendu son
regard triste. Elle se dit que temps passait beaucoup trop vite et ne faisait aucun cadeau
à ceux qui restaient sur le bord de la route. « C’est un beau petit couple » pensa-t-elle
une dernière fois, avant de disparaitre derrière son rideau à boules.
*
La maison de Sam était effectivement la dernière du bourg avant que la route ne
serpente à nouveau à travers la campagne. La bicoque, qui n’avait probablement jamais
connu le moindre ravalement depuis sa création, était comme posée sur ce qui devait
être à mi-chemin entre une casse auto et une décharge publique. Des dizaines de
carcasses de voitures et de camionnettes rouillées y mourraient tranquillement parmi les
herbes hautes.
« T’as vraiment envie de confier ta voiture à ce mec ? demanda Lou Anne en
contemplant le cimetière automobile. Rien qu’à voir où il habite, j’ai déjà tout
compris...
 A-t-on vraiment d’autres choix ? demanda Kévin.
 On ne pourrait pas plutôt téléphoner à une dépanneuse ? On l’attendrait
tranquillement et elle pourrait nous déposer dans un endroit plus civilisé.
 Tu veux rire ! J’ai dépensé le peu d’argent que j’avais pour payer l’hôtel et
mettre de l’essence dans la voiture ! Tu sais combien une dépanneuse me
coûterait ?! Beaucoup plus que ce qu’il me reste sur mon compte en tout
cas !
 D’accord, mais promets-moi que si ce type est vraiment trop bizarre, on
appelle illico une dépanneuse ! Tant pis, je me débrouillerais avec mes
parents pour qu’ils nous avancent l’argent.
 Il en est hors de question Lou ! répondit Kévin en la saisissant par le bras.
Ton père serait trop content de me montrer que je ne suis pas un gars
suffisamment bien pour sa petite princesse et j’en entendrai parler jusqu’à la
fin de ma vie !
 Arrête, il n’est pas comme ça !
 Tu parles !
 Je ne sais pas pourquoi tu t’es mis ça en tête. Il t’adore !
 Je me suis mis ça en tête le jour où ton père m’a regardé droit dans les yeux
en me disant qu’il regrettait que sa « chère fille » ne fréquente pas un
étudiant en médecine ou en droit. Vrai ou faux ?
 Il plaisantait…
 Bien sûr ! Des fois j’ai l’impression que tu as de la merde dans les yeux. Tu
n’es même pas capable de voir l’évidence et d’être objective dès qu’on dit
quelque chose sur ton père !
 Kévin ?
 Quoi ?
 Arrête ! Je n’ai pas envie qu’on se dispute là.
 Moi non plus… Pardon. C’est juste que cette panne… ça m’énerve. Et cette
chaleur qui n’arrange rien. J’ai l’impression de devenir fou !
 Kévin ?
 Oui ?
 Quand tu dis que si mon père te prêtait de l’argent tu en entendrais parler
jusqu’à la fin de ta vie…
 Oui, et alors ?
 Cela signifie donc que tu veux rester avec moi jusqu’à la fin de ta vie ? »
Il la regarda droit dans les yeux. Sa chevelure blonde s’enflammait sous la
lumière vive du soleil. Kévin la trouva de nouveau terriblement excitante.
« Bien sûr !
 Kévin Laurent ?
 Oui ?
 Je vous aime.
 Moi aussi, dit-il en frappant à la porte.
*
Sam était un grand bonhomme dégingandé d’une cinquantaine d’années qui
ressemblait à une sorte de mante religieuse. Il portait un bermuda en jean et un tee-shirt
crasseux à l’effigie de Johnny Halliday. Une casquette vissée en arrière sur son crâne
retenait de longs cheveux bruns et gras. Mais c’était son œil droit, d’un blanc laiteux,
qui était probablement le plus dérangeant.
« J’peux faire quelque chose pour vous les jeunes ? demanda-t-il en reluquant le
décolleté de Lou Anne.
 Bonjour Monsieur, dit Kévin. La dame qui tient le bar, là-bas, nous a parlé
de vous. Notre voiture est en panne et…
 Soizic ? le coupa Sam.
 Euh, peut-être bien… elle vit avec sa mère.
 Ouais, Soizic et Mémé. Qu’est-ce qui vous arrive les jeunes ?
 Notre voiture est en panne, répéta Kévin, et…
 Soizic vous a dit que j’pourrais peut-être y jeter un coup d’œil !
 C’est ça, répondit Kévin. Si ça ne vous dérange pas trop, évidemment.
 Ouais, ben on va aller voir ça. Hein ma jolie ? dit-il en lançant un clin d’œil
à Lou Anne. Vous m’laissez prendre ma caisse à outils et j’vous suis. »
Sam partit quelques instants dans sa maison, laissant Kévin et Lou Anne sur le
pas de la porte. Du fond de la bâtisse, Johnny racontait ses « Souvenirs, souvenirs ».
« Je suppose que tu es toujours d’accord pour que ce type tripatouille la voiture ?
demanda Lou Anne. Je ne le sens pas, Kévin ! Il a l’air d’un gros dégueulasse… »
Kévin devait bien admettre que Lou Anne avait raison, mais comme disait
souvent sa mère, à cheval donné on ne regarde pas sa dentition.
*
« C’est la tête d’allumage qu’est encrassée, c’est rien, dit Sam en relevant la tête
du capot. Un coup d’chiffon et il n’y paraitra plus !
 Nous allons pouvoir repartir alors ? demanda Kévin.
 Ouais. Laissez-moi quelques secondes. Allez-y, mettez l’contact. »
Kévin tourna la clef et le moteur démarra aussitôt.
« Au poil ! » fit Sam.
Kévin lança un regard triomphant à Lou Anne.
« Met’ avis qu’il devrait quand même faire vérifier son moteur une fois qu’il
sera en ville, dit Sam en se roulant une cigarette.
 Quelque chose cloche ? demanda Lou Anne.
 Ouais ma jolie, répondit Sam, le regard toujours un peu trop bas à son goût.
Mais j’pense que ça pourra attendre un peu.
 Comment vous remercier Sam ? demanda Kévin.
 Oh, une p’tite bise de la mignonne devrait suffire… »
Lou Anne fusilla Kévin du regard.
« En tout cas grâce à vous, nous ne serons pas obligés de finir notre voyage à
pied, enchaîna Kévin, faisant comme s’il n’avait pas vu le regard réprobateur de Lou
Anne. La vieille dame nous a dit qu’il y avait une sorte de croquemitaine local qui errait
dans le coin.
 Vous voulez parler du Bugul Noz ? dit Sam en souriant. Oh, vous savez, on
raconte bien des choses sur les Monts d’Arrée. Si vous vous promenez un
peu dans la région, vous entendrez toujours des tas d’bruits qui courent sur
des fantômes ou autres revenants. Tiens, par exemple : savez-vous qu’en
vieux celtique « Monts d’Arrée » signifie « Monts d’la séparation » ?
 De quelle séparation vous voulez parler ? demanda Lou Anne, désireuse de
faire oublier la récompense qu’elle devait à Sam.
 De celle que vous voulez ma jolie ! Les vieux du coin disent qu’ces contrées
sont la frontière entre le monde réel et celui de l’au-delà. Bah, c’est vrai
qu’il semble s’y passer parfois des choses bizarres. Les jours d’brouillard
par exemple, l’ambiance est particulière par ici et j’me dis que ouais, y a
vraiment quelque chose de surnaturel par ici…
 De surnaturel ?! Vous voulez rire ? demanda Kévin.
 Un breton ne plaisante jamais avec le surnaturel, dit Sam en soulevant
légèrement sa casquette. Dans tous les cas mes p’tits mignons, évitez d’aller
vous perdre par là…
 Merci du conseil, dit Kévin, mais nous n’en avons pas du tout l’intention. Je
crois qu’il est plus que temps que nous reprenions la route maintenant. »
Comme si elle n’attendait que ces paroles, Lou Anne alla aussitôt s’asseoir dans
la voiture.
« Il en a d’la chance, dit Sam à l’adresse de Kévin. C’est une bien jolie belette
qui l’accompagne là…
 Merci, répondit simplement Kévin. Vous… vous vivez seul ? »
L’œil laiteux se tourna vers Kévin.
« Ah ! fit Sam en esquissant une grimace. A vrai dire, ma femme est partit à la
mort de not’ fils, y’aura huit ans cette année. J’sais pas exactement comment expliquer
ça avec des mots savants, mais j’pense que pour survivre, elle devait s’éloigner de tout
c’qui lui rappelait son Loïc. Et j’faisais partit du paquet ! Bah, la souffrance vous savez,
ça fait parfois faire aux gens des trucs bizarres. Allez, qu’il profite bien d’sa jeunesse et
d’son bonheur. La vie passe vite…
 Merci pour la voiture, répondit simplement Kévin. Et… pardon de vous
avoir fait penser à…
 Les choses sont c’qu’elles sont ! » le coupa Sam.
Kévin démarra et klaxonna pour salut Sam une dernière fois.
*
Lou Anne resta silencieuse pendant de longues minutes, se décontractant au fur
et à mesure que la voiture mettait de la distance entre elle et le village qu’ils venaient de
traverser.
« Punaise, l’angoisse ! finit-elle par sortir au bout d’un moment. Je n’aurais pas
pu tenir une minute de plus ! Et toi qui continuais de lui tenir la grappe. Je t’aurais
maudit. Non mais tu as vu ? Il est carrément malsain ce type !
 C’est un pauvre mec tu sais. Il vit seul depuis longtemps et il ne doit pas
voir beaucoup de filles dans le coin…
 Et tu as vu son œil ? Il n’en a qu’un mais à priori, il marche bien, pas de
problème de ce côté-là !
 Oui, il avait effectivement l’air un peu… coquin.
 Un peu coquin ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Mais c’est un vicelard
ce mec !
 En tout cas tu lui as fait de l’effet. T'as remarqué comme il n’arrêtait pas de
te mater la poitrine ?
 Merci de m’avoir soutenue !
 Que voulais-tu que je fasse ?
 Je sais pas moi… l’empêcher de m’approcher par exemple. »
A nouveau le silence retomba dans l’habitacle.
« Tu crois qu’il est en train de se masturber en pensant à toi, là ? » demanda
Kévin, en regardant Lou Anne d’un air amusé.
Elle lui tendit son majeur en guise de réponse.
*
Quelques minutes plus tard, Kévin avait pris un petit chemin de traverse pour
garer la voiture à l’abri des regards indiscrets. Ils avaient fait l’amour avec fougue,
allongés sur une couverture dans l’herbe haute d’un champ en jachère.
Lorsque Kévin avait fini par s’allonger contre elle, le souffle court, Lou Anne
était restée de longues minutes, le regard perdu dans le ciel. Sur ses iris bleus, défilaient
les nuages. Elle sentait en elle le fluide tiède de Kévin, s’écouler lentement contre ses
cuisses poisseuses.
*
Elle reprit place quelques instants après sur le siège passager et tressa une natte
avec ses cheveux pour dégager sa nuque. « Alors, on y va ?
 J’aimerais bien, répondit Kévin. Ses pommettes étaient soudain cramoisies.
 Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ?
 Cette salope refuse à nouveau de démarrer ! cria-t-il soudain en frappant du
poing sur le volant.
 Mince ! Ça recommence ? Tu as vu comment il a fait tout à l’heure l’autre
pervers pour la redémarrer ?
 Oui et non. Je n’ai pas tout compris. Et puis bordel ! Il a démonté et remonté
des trucs et moi je n’ai pas d’outils dans le coffre !
 Essaye encore de remettre le contact.
 Ça fait vingt fois que j’essaye ! »
Kévin tourna à nouveau la clef. Le démarreur toussa pendant quelques secondes
puis, plus rien. Le silence complet. Kévin se décomposa. « Putain, ça y est. On n’a plus
de jus ! Et il n’y a plus aucun voyant qui s’allume. On est complètement à plat !
« C’est la batterie ? demanda Lou Anne.
 Merde, j’en sais rien. Je n’y connais foutrement rien !
 Si tu m’avais écoutée aussi. On aurait payé une dépanneuse et…
 Arrête ! Ne t’aventure pas sur ce terrain-là, je te préviens. On est
suffisamment dans la merde comme ça pour ne pas en plus que je doive
subir un sermon !
 Eh, baisse d’un ton ! Je te rappelle que c’est toi qui voulais partir en weekend, pas moi !
 Parce que ça ne te fait pas plaisir peut-être ?
 Qu’est ce qui devrait me faire plaisir au juste ? Que tu aies baisé cette pute
de Colline ou que tu cherches à te faire pardonner par tous les moyens ?»
Kévin sortit de la voiture en claquant la portière et composa le numéro de son
assurance auto lorsqu’il se rendit compte qu’il ne captait aucun réseau. « Quel pays de
bouseux ! Ton téléphone capte-t-il quelque chose Lou ? »
Lou Anne sortit son portable de son sac à main. « Non ! Rien non plus ! Nous
voilà bien ! »
Kévin se massa les tempes. Une légère panique commençait à l’envahir.
« On n’a plus qu’à faire du stop, dit Lou Anne.
 Du stop ?! soupira Kévin. On a roulé pendant une bonne heure sans jamais
croiser la moindre voiture et tu voudrais qu’on fasse du stop ?
 On peut essayer tout de même ?
 Et on fait quoi de la voiture ? On la laisse là, dans le petit chemin ?!
 A-t-on d’autres choix, Kévin ?
 Oui, dit-il en désignant d’un geste de la tête la petite montagne sur leur
droite. Tu vois, ici nos téléphones ne captent pas mais peut être que si je
vais sur le sommet de cette colline, là- bas, je pourrais capter quelque chose.
 Tu veux aller jusque là-bas à pied et grimper tout là-haut ?
 Oui, répondit Kévin sur le ton de l’évidence. Comme ça je contacte une
dépanneuse, et toi tu surveilles la voiture en attendant. Je pense qu’on ne
doit pas être encore trop loin de Huelgoat.
 Et tu crois en avoir pour combien de temps pour aller jusqu’au sommet ?
 Je ne sais pas. Peut-être une heure ou deux aller-retour.
 Quoi ?! Mais je n’ai pas envie de rester seule à t’attendre au milieu de nulle
part ! Tu as entendu ce qu’a dit l’autre type tout à l’heure ? On ne doit pas
s’aventurer dans les environs ! »
Kévin prit une mine dépitée.
« Enfin, Lou ! Ne me dis pas que tu crois ce qu’a dit ce mec ?
 Il… il avait l’air sérieux.
 Mais bon sang ! Tu ne comprends donc pas que ces ploucs doivent raconter
le même baratin à tous les touristes qui traversent par hasard leur bled
pourri ! Met avis qu’ils ne doivent pas avoir beaucoup d’autres amusements
dans le coin.
 Eh bien justement, s’écria Lou Anne. Si ce mec et d’autres copains aussi
débiles que lui voulaient s’amuser à venir nous taquiner un peu, hein ?
Qu’est-ce que je ferais ? Tu n’as pas vu « Délivrance » ? Et qu’est ce qui te
dit qu’il n’a pas trafiqué le moteur pour que nous tombions justement en
panne quelques kilomètres plus loin ?
 Ecoute Lou. Je DOIS monter en haut de cette colline. Je sais parfaitement
que l’idée de te retrouver seule ici pendant une heure ne t’enchante pas du
tout, mais je te promets que je vais faire le plus vite possible. »
Lou Anne, à bout d’arguments, tourna le dos à Kévin.
« Garde ton téléphone près de toi. Je pourrais peut-être t’appeler de là-haut, ok ?
 Tu me promets que tu vas faire bien attention ?
 Promis » lui assura-t-il en l’embrassant sur le front.
Kévin s’enfonça dans la lande, en direction de la colline. Lou Anne le regarda
s’éloigner sans dire un mot. Le soleil déclinant découpait sa silhouette en ombre
chinoise, effaçant le kaki de sa chemise et le blanc de son short, comme si la lande
absorbait les couleurs.
Et si elle venait à l’absorber ? Entièrement ?
Elle secoua la tête. « Ne commence pas à délirer ! »
Elle prit un magazine qui était rangé dans le vide poche de la portière et le
compulsa rapidement pour tenter de juguler son angoisse.
Le Royal Baby de Kate Middelton et de William… Julia Roberts ne se remet
pas du décès de sa sœur…
Ses yeux se forcèrent à lire chaque article, détaillaient chaque photographie mais
son esprit était incapable d’enregistrer quoi que ce soit. Elle releva la tête et regarda vers
l’horizon. Il devait s’approcher de la colline maintenant.
Cette Coline, qu’elle garce !
Elle but une gorgée d’eau et avala un Mars complètement fondu qui traînait dans
un des sacs. Elle s’essuya les mains sur les cuisses et observa de nouveau la lande. Qu’y
avait-il d’autre à faire ? Rien. Absolument rien !
Le soleil déclinait lentement, étirant chaque ombre jusqu’à les rendre difformes
et grotesques. Cette lumière jaune-orangée était tout ce qu’il y avait de plus… malsain.
Malsain ? Quelle drôle d’idée…
Elle remarqua pourtant la manière écœurante dont la lumière du soleil couchant
colorait ses bras et ses cuisses dénudées, accentuant le grain de sa peau. Lou Anne
grimaça comme si elle avait mordu dans un citron.
Seule.
Et personne pour la protéger.
Que veux-tu qu’il se passe ma fille ? Tu n’es plus une enfant maintenant, n’estce-pas ?
La voix qui parlait dans sa tête était celle d’une Lou Anne adulte et sûre d’elle.
Pourtant une autre voix- qui était celle d’une toute petite fille- cherchait à se faire
entendre.
« Papa ne t’aurait jamais laissée toute seule ici !
 Arrête ! Papa n’est pas là, répondit la Lou Anne adulte. Ravale ta salive et
attends comme une femme que Kévin revienne. Il ne devrait plus tarder. »
Elle ravala sa salive et attendit.
Avait-elle dit à Kévin qu’elle l’aimait, avant qu’il ne parte ? Elle ne s’en
souvenait pas.
 Pourquoi penses-tu à ça ?
 Parce que je ne le lui ai pas dit !
 Tu lui diras tout à l’heure…
 Et s’il ne revenait pas ?
Pas de réponse.
Comment un coucher de soleil pouvait-il être aussi écœurant ? Il lui donnait
presque la nausée. Elle tourna la tête pour ne plus voir cette grosse boule incandescente
au-dessus de l’horizon.
La pénombre commençait à descendre insidieusement sur la lande.
« Insidieusement » ?
Malgré l’absence de réseau, Lou Anne composa le numéro de Kévin sur son
portable.
« Papa a raison ! Tu ne pourras jamais compter sur lui
 Arrête !!! »
Le téléphone émit quelques grésillements, qui semblaient venir de très très loin.
Un bandeau défila sur le haut de son écran l’informant qu’il n’y avait pas de réseau pour
le moment.
« Sans blague, quelle nouvelle ! » ironisa-t-elle en jetant l’appareil sur le siège
du conducteur.
(Le siège de Kévin)
La voix de la petite fille se fit de nouveau entendre : « Appelle Papa. Lui au
moins, il répondra !
 Il ne répondra pas car il n’y a pas de réseau !
 Essaye quand même. Papa ne laisserait jamais sa petite fille quand elle a
tant besoin de lui.
 JE n’ai PAS besoin de LUI !!!
 Comment oses-tu dire ça ?! »
La voix se tut à nouveau.
La nuit tombait progressivement. La ligne d’horizon était presque effacée...
Lou Anne abaissa les verrous des portières.
Elle se recroquevilla sur son siège, ramenant ses jambes contre son ventre qui
dégageait à présent un froid glacial en dépit de la chaleur.
Des images défilèrent dans sa tête. Stupidement. Ses parents l’emmenant sur le
« Space Moutain » à Disneyland Paris pour ses dix ans. Le premier baiser avec un
garçon pendant une colonie de vacances dans le pays Basque. Elle avait alors treize ans.
Ses premières règles qui suivirent la semaine d’après et qui avaient coulé pendant
qu’elle faisait les courses avec sa mère. Elles avaient laissé le caddie dans l’allée pour
courir aux toilettes et fabriquer une protection avec des essuie-mains…
La première fois qu’elle avait fait l’amour. Le garçon s’appelait Maxime et elle
avait cru, l’espace de quelques semaines, savoir ce qu’était l’amour. Elle avait seize
ans…
Les repas d’anniversaire… La mort de Lucien, son petit chat né la même année
qu’elle… Sa première sortie en discothèque et Papa qui l’attend dans la voiture sur le
parking à trois heures du matin… Sa rencontre avec Kévin sur Facebook. Elle avait dixsept ans.
Le tout premier soir où ils font l’amour et comme elle réalise qu’elle n’a jamais
aimé avant Kévin…et qu’elle ne pourra plus jamais aimer quelqu’un d’autre de sa vie.
Elle pensa à la femme qu’elle aurait voulu devenir, à ses enfants, à LEURS
enfants…
Elle pensa comme elle aurait voulu s’endormir chaque nuit que Dieu aurait faite,
blottie dans les bras de Kévin.
Elle regarda par la vitre au dehors si elle le voyait revenir mais elle ne vit que le
spectre de son reflet qui la dévisageait en retour.
Il ne reviendra pas.
Les Monts d’Arrée étaient maintenant devenus complètement silencieux.
L’odeur tiède de terre brûlée avait envahi tout l’habitacle.
« Savez-vous qu’en vieux celtique « Monts d’Arrée » signifie Monts de la
séparation ? »
La chanson de Jim Morrison lui revint alors en tête.
“Girl you gotta love your man…
Take him by the hand… Make him understand.
The world on you depends, our life will never end…”
Alors une larme coula sur ses joues.
Et elle attendit…
Elle attendit…