Le Gazibou - WordPress.com

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Le Gazibou
Il était une fois ​
un animal phénoménal qui vivait loin, très loin sur une
terre australe. Au milieu des antilopes, des ornithorynques et des orangs-outans tout
blancs qui le dévisageaient outrageusement, il gambadait joyeusement.
On pouvait dire de l’animal phénoménal qu’il était pour le moins original: il avait de
longues pattes puissantes et racées, le poil court mais un peu frisé, noir par endroit,
alezan par d’autres.
Dans la savane chaude, chatoyante et balayée par le vent des tropiques, il émettait
souvent un brame étrange comme une musique dansante et mélancolique.
“Quelle est cette sonate de nuit que tout le jour tu joues?”, demandèrent
les gazelles qui faisaient tout autour une tarentelle.
Sous l’orage grondant comme le roulement d’un torrent, l’animal phénoménal
répondait tristement :
“Je ne sais pas, je brame comme je respire et tout le monde se moque de
moi, même les tapirs. Je vis au milieu de vous les Gazelles, mais je sens
qu’un ailleurs m’appelle. Un ailleurs où j’aurais moins froid, un ailleurs où
je découvrirais mon véritable moi.”
Les Gazelles étaient sans voix, les hippopotames en demeuraient cois.
“Quoi ? demandaient les Gazelles stupéfaites, du haut de leurs
pattes élégantes et bien faites. Que nous racontes-tu là ? Depuis
ton jeune âge, tu es des nôtres sous ce soleil-ci, dans cette
savane-là, et tu as froid ? Quelle mauvaise plaisanterie est-ce là ?
Tu as toujours été original, toi mais que veux-tu nous faire croire? Que tu
es un Orignal ?
“Je ne sais pas. Un Orignal a-t-il froid ? En connaissez-vous ? Parce que dans
le ventre de ma mère, il m’arrivait de rêver que j’étais un Caribou.”
“Ah-ha-ha ! Un Caribou dans la savane, mais ma parole, c’est qu’il se pavane !
Va vers les aurores boréales, galope vers les Grandes Nuits sans soleil et les
Grands Froids et nous verrons bien si tu es une Gazelle ou pas.”
Les Ourangs-outans et les ouistitis dans leur grande espièglerie confièrent plus tard
au phénoménal animal qu’ils avaient toujours trouvé sa gueule bien bancale pour une
gazelle banale. Il y avait du mélange, une histoire floue, il y avait un loup là-dessous !
Pauvre petit animal dans la savane, se soupçonnant soudain d’être une sorte
d’orignal tropical! Il est vrai, songea t-il, qu’il n’est pas normal d’avoir froid sous le
soleil et de renifler la fraîcheur des pluies à en perdre le sommeil ! Original, il l’était
assurément, alors orignal, pourquoi pas ?
C’est alors qu’il s’enquit de son état auprès d’un simiesque psy à lunettes, qui lui
indiqua le chemin du Canada. Il partit bille en tête.
Il quitta sa savane avec orgueil et grand allant, traversa les vasières marécageuses, les
plaines arides, les steppes dangereuses, il croisa des serpents, des rats, des
dromadaires et des lamas qui ne lui faisaient cependant ni chaud ni froid.
Il avait hâte de découvrir les forêts d’érables, ces arbres du Grand Nord que l’ont dit
puissants et fiers, les orignaux, la neige et enfin, il y songeait en rêvant, la chaleur de
l’hiver outre-vents.
Le voilà, phénoménal animal cherchant soudain son souffle péniblement quand il
découvre le Canada blanc, ses sommets vertigineux, le fond de ses vallées et son ciel
d’où tombait une mousse lactée. Qu’il était beau ce lit opale et floconneux, mais qu’il
était brûlant !
Oui, dans l’hiver outre-vents, le phénoménal animal cherchait un éventail ou un
alizé, le fond de l’air et sa lourdeur le faisait royalement suer !
Alors qu’il transpirait à grosses gouttes, il se dit : « tiens-tiens, une chose à mon
oreille froufroute ».
Froufroutait et crépitait encore, le son d’une feuille morte sous un pas alerte se
froissant.
Là, flamboyante et dressée au fond d’une pinède, une bête immense au pelage
couleur de châtaigne frottait ses bois dans la neige majestueusement. L’animal
phénoménal timidement s’approcha et débordé d’une émotion qu’il identifia comme
de la joie, brama :
“Un orignal, tu es un orignal c’est ça ? On se ressemble toi et moi!”
Le port de tête altier, le panache princier, la bête des neiges fronça ses sourcils :
“Encore un débile, c’est assez ! Diantre, je suis le Prince des Cervidés.
Je suis un Caribou, jeune fou !”
“C’est ça, jubila le phénoménal animal en virevoltant gaiement, un
Caribou, un Orignal, c’est égal !
Frottant sa patte gauche dans la neige avec régularité comme pour prendre de l’élan,
la bête – vexée par cette remarque visiblement – balança sa tête immense de bas en
haut comme pour donner l’assaut et avait dans le regard, quelque chose d’un taureau.
“Ne sois pas courroucé, Prince des Cervidés. Je ne sais que si peu de
choses, je pense être un Orignal moi aussi, je suis si morose.
“Tu n’es pas un Caribou, tu n’es pas un Orignal, je peux te l’assurer.
Tes bois sont trop fins, ta gueule n’est pas du coin, elle n’est pas belle.
Ne serais-tu pas par hasard, une Gazelle ?”
Le phénoménal animal reprit son brame tourmenté et mélodieux. Qui était-il ? Dans
la savane africaine, c’était la même rengaine. Dans les steppes du Canada, le même
blabla : tu n’es pas d’ici, ôte-toi de là. Dans la savane, il avait froid, dans l’hiver
outre-vents, ses bottes évitant la neige le brûlant.
Il connaissait déjà la suite, il ne restait que la fuite. “Vers où ?”, se demandait-il
tristement, rejeté de ceux qu’il aimait depuis longtemps et d’une cohorte polaire
d’autres à bois qui le laissaient aux abois.
Son cri morne, misérable et chagriné vibrait sur les cimes blanches et provoquait
bientôt une avalanche.
Cervidés à bois divers, loups et ours polaires sortaient soudain de leurs tanières et
dévalaient les pentes verglacées.
L’on dit bien volontiers qu’une place est noire de monde mais ici, le versant était
alezan sous la bouloche neigeuse qui gronde.
L’animal phénoménal galopait silencieusement, avec une agilité rebelle et il se sentit
bien tout à coup, « normal » se dit-il, « je suis peut-être bien une gazelle après tout ».
Bien loin derrière lui, il laissait la montagne agitée, ayant cependant une pensée émue
pour ses amis cervidés qui l’avaient violemment rejeté.
Des jours et des semaines par monts et prairies galopant, par vaux s’arrêtant pour
humer délicatement le parfum des fleurs, l’animal phénoménal se surprenait parfois à
être heureux en étant seul, de son ombre il fit une amie, non il n’avait pas peur.
“Comme c’est étrange, comme c’est étrange” hurlait-il, levant les yeux au ciel
et se sentant aussi vil :
“Je suis une chose et son contraire. Qui détient les clés de l’énigme qu’est
mon existence amère ? Où est mon père ? Où est ma mère ?”
Là, sorti de nulle part, galopant aussi comme un animal fou soulevant la poussière
du bout de désert où l’animal phénoménal se trouvait maintenant, un cheval
magnifique surgissait superbement.
“Un cheval, en plein désert s’étonna ouvertement l’animal phénoménal ?
“Si moi je suis un cheval, tu dois être un orignal, répondit moqueusement la
bête.”
L’animal phénoménal examinait l’équidé et portait une attention particulière à sa
tête. C’est qu’elle avait réellement l’air chevalin, cette bête !
Se cabrant encore avec un orgueil certain, l’équidé hennit bruyamment et lui déclara
prestement :
“Je suis un zèbre sans rayures.”
“Comment ça ? s’estomaqua l’animal phénoménal ? ça n’existe pas !”
“Bien sûr que si, puisque j’existe bel et bien, moi.”
“Non, non, non, dodelina l’animal phénoménal, un zèbre ça a des rayures,
j’en suis sûr. Je viens d’Afrique, j’en ai déjà vu sous les tropiques. Ils sont
majestueux et blancs, leurs rayures sont…
Et là, agacé par la longue tirade du phénoménal inconnu, le zèbre sans rayures fit un
grand « uuuuhhh » :
“Comment t’appelles-tu, Monsieur-je-sais-tout-qui-vient-d’Afrique?”
“De quoi parles-tu, lui répondit l’animal phénoménal, considérant cette
question comme une pique ?”
“Je parle de ton nom, bel idiot. Tu en as bien reçu un, dans ton berceau ?”
Dans les yeux de la bête phénoménale, on lisait un grand désarroi. Elle se coucha
lentement, croisa ses pattes avant entre elles et baissa sa tête pleine de bois avant de
répondre : “ je ne sais pas”.
“Calembredaine, sursauta le zèbre sans rayures. Un nom, tu en as forcément
un? Moi, par exemple, je m’appelle Corn. Lee Corn. Je viens d’Amérique, je
fais du kung-fu et j’adore le maïs.”
“C’en est assez ! hurla la bête phénoménale énervée, se dressant dare-dare sur
ses pattes, la tête basse, prête à bondir sur le zèbre sans rayures comme une
masse. Pour qui me prends-tu ?
D’accord, je viens d’Afrique, je n’ai pas de nom, je ne sais pas à quelle espèce
j’appartiens et toi non plus d’ailleurs, mais tu n’es pas un zèbre sans rayures et
encore moins une licorne. Un zèbre a des rayures et une licorne a une corne.
Tu n’as rien de tout cela. Na !
“Oh-hé, hé-ho, relaxe l’ami! Tu veux des rayures ? Je vais t’en donner moi, si
ça te rassure.”
Le zèbre sans rayures disparut en sautillant et revint un jour plus tard, le corps
toujours aussi blanc et...bardé de larges traits noirs.
“Mais ! s’insurgea l’animal phénoménal. Tu t’es fait peindre des rayures ?
Horizontales en plus ? Ce n’est pas ça du tout, nom de nom, on dirait que tu
es en prison !”
Le zèbre à fausses rayures disparut encore et réapparut deux jours plus tard avec de
nouvelles rayures qui lui donnaient l’air d’un code-barres.
Devant la mine médusée de l’animal phénoménal, il lui dit avec une certaine fierté :
“Je te fatigue hein ? Tu ne sais pas qui je suis parce que tu n’écoutes pas
ce que je te dis. Je suis une licorne qui se fait passer pour un zèbre sans
rayures. Enfin si...mais à rayures de suie, qui ne tiendront pas sous la
pluie.
“Tu es complètement fou, lui dit l’animal phénoménal. C’est le soleil, ça
a dû te geler le cerveau !
“Bla-bla-bla, des mots encore des mots, toujours des mots. Assez de
langue de bois, Monsieur le Bidule, je vais mettre les pieds dans le plat
et je te prouverai que tu n’es pas nul. J’ai une bonne nouvelle pour toi.
La neige n’a pas fait fondre tes bois et je sais pourquoi. Je sais qui tu es.
Tu es une gazelle.
“Aaah non...lui répondit l’animal phénoménal. Les gazelles disent que je
ne suis pas des leurs. Enfin, non, elles ne le disent pas vraiment, je vois
bien que je ne suis pas des leurs et les ouistitis le disent aussi.”
“Alors…”, toussa Lee Corn en prenant son air le plus doux :
“Tu es peut-être un Caribou ?”
“Non, lui répondit encore l’animal phénoménal.
Les Caribous disent que j’ai une tête floue. Lorsque je me mire dans les
ruisseaux de ma savane d’Afrique, je sais que je suis une gazelle, c’est
comme un sentiment magique. Et quand je vais en Amérique et que je
caresse la neige blanche et cotonneuse de mes bois, je sais aussi, je
crois…”
“Quoi ? enchaîna la licorne qui se faisait passer pour un
zèbre à rayures ? Quoi? Dis-le, sinon je le ferais moi !”
“Je crois dur comme fer que je suis un petit Caribou des Tropiques ou
une Gazelle d’Hiver…
Lee Corn, souriant maintenant bienveillamment, avouait à l’animal phénoménal qui
soupirait toujours tristement :
“Tu es comme moi, tu es un animal phénoménal, original, génial,
triomphal, transcendental, magistral ! Tu es une gazelle agile, tu es un
caribou gracile, tu es un Gazibou, c’est facile !
“Mais ça n’existe pas un Gaz…”
Sur le ton solennel que confère parfois la Sagesse, Lee Corn toussa pour éclaircir sa
voix et déclara avec hardiesse, une chose qui est aussi valable pour toi [qui
m’écoute]:
“Si tu sens que tu es un Gazibou, alors sois un Gazibou et le Gazibou en toi
existera! Nous sommes tous des phénomènes, des êtres originaux, géniaux,
magistraux, des super-héros ! Il existe en chacun de nous un Gazibou qui
rêve.
Toi l’animal phénoménal, tu portes sur tes bois le doux frimas de toutes les
Afriques et la chaleur étouffante de certaines Amériques. Nous portons en
nous tous les territoires, tous les univers.
Trouve donc ton Gazibou et deviens enfin zèbre ou prête-moi un de tes bois
pour que je me fabrique une corne !
Que ta tête touche enfin aux étoiles, que tes bois caressent le firmament et si
tu le veux vraiment, deviens capricorne !
Sois libre d’être ailleurs, ici et maintenant! Sois libre de revenir, explore et sois
libre de grandir !”
:-)
(Mob)

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