Alexis Baconnet La Chine et la guerre hors limite

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Alexis Baconnet La Chine et la guerre hors limite
Le débat stratégique, n°111-112 septembre-novembre 2010, ARTICLE 03
Alexis Baconnet
La Chine et la guerre hors limite
Qiao Liang, Wang Xiangsui, la guerre hors lmites
La guerre irrégulière comme norme postule qu’il n’existe plus de moyens conventionnels de
s’opposer à la puissance militaire des États et que les États puissants ne se font plus la guerre,
empêchés par le pouvoir de l’atome. Mais la guerre n'est pas morte, elle a changé de véhicule pour
s’adapter à une nouvelle situation. Des stratèges chinois ont ainsi développé une approche novatrice
de la guerre, anticipant mais aussi générant une nouvelle façon de mener les luttes inter-étatiques.
Ayant observé que parallèlement à la réduction de la violence militaire dans le monde
contemporain, s’était opéré un accroissement de la violence politique, économique et technique, ils
ont établi que la guerre devait être menée de manière hors limites, ce qui consiste à « (…) gagner la
guerre en faisant la guerre en dehors de la guerre et remporter la victoire sur un champ de bataille
autre que le champ de bataille classique. » (1). La guerre doit donc être pratiquée hors domaines,
hors moyens et hors degrés. Hors domaines en s’exerçant sur tous les champs et non sur le seul
champ de bataille traditionnel. Hors moyens en usant de tous les instruments disponibles afin
d’atteindre ses objectifs. Hors degrés en combinant la politique guerrière, la stratégie, l’art
opérationnel et la tactique d’une manière déhiérarchisée. Les auteurs de cette stratégie soulignent de
manière sibylline, que « hors limites » ne signifie pas illimité mais seulement le franchissement des
limites inhérentes aux domaines.
Compte tenu du caractère autoritaire du régime chinois et de la condition militaire des auteurs, il
n’est pas imaginable qu’un tel ouvrage ait pu être publié sans autorisation. Dès lors, d’une part ce
livre peut tout à fait être une forme d’avertissement, une manière de signifier le potentiel offensif de
la Chine à ses rivaux, d’autre part il participe à la dissuasion en grossissant le potentiel de puissance
chinois et en minimisant l’hyperpuissance américaine. Sa publication même participe d’une
stratégie hors limites dans la droite lignée de la pensée de Sun Tzu qui écrivait dans son Art de la
guerre, qu’« être victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin » mais que « soumettre
l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin. » (2)
Certains comportements chinois semblent relever de la guerre hors limites, qui annule par
synthèse la distinction entre soft et hard power. La Chine use de son potentiel militaire en plein
développement pour dissuader ses rivaux, crédibiliser son discours et sécuriser son espace régional
et ses routes d’approvisionnement énergétique. Elle use des accords commerciaux, des
investissements directs extérieurs, des échanges culturels et du maintien de la paix pour améliorer
son image. L’impact de l’ensemble de ces outils est démultiplié par un recours conjuguant services
secrets, cyberguerre et intelligence économique.
Les services secrets chinois déploient une stratégie très ouverte surfant sur les flux de la
globalisation. Vis-à-vis de la France, outre les activités classiques auxquelles se livrent les services
de renseignement du monde, les agents chinois n’ont pas hésité à cibler, dans le milieu des années
quatre-vingt-dix des organismes associatifs de voyage en Chine pour retraités, et le Guoanbu
(Sûreté de l'État), utilise les délégations culturelles, scientifiques, universitaires et commerciales
pour faire du renseignement (3).
Internet sert d’instrument de puissance à Pékin, en permettant de surveiller la population et en
constituant un vecteur pour mener des attaques, déstabiliser et envoyer des signaux politico-
stratégiques aux États rivaux. Initialement, la Chine avait engagé à la fin des années quatre-vingt
dix, des cyberattaques contre le Japon (1998) et les États-Unis (1999-2000). Depuis 2007, elle a
augmenté le nombre de ses cibles en s’en prenant aux États-Unis, à la Grande-Bretagne, à la
Nouvelle-Zélande, à l’Allemagne et à la France. Les cibles étaient des réseaux directement liés aux
services des États. Dans le cas américain, il semblerait possible que ce soit la Chine qui ait tenté
d’infiltrer le système informatique du laboratoire national nucléaire d’Oak Ridge en octobre 2007.
Le gouvernement chinois a toujours démenti toute implication, en arguant qu’il s’agissait du fait de
« hackers patriotes » œuvrant indépendamment pour la RPC. Mais l’activité de ces groupes semble
tolérée voire instrumentalisée par Pékin. Néanmoins, la portée effective de ces attaques reste
limitée. Celles-ci semblent avant tout destinées à signifier les capacités et le mordant de la Chine à
ses adversaires, tout en testant leurs défenses.
En matière économique, la Chine use du « stratagème de la lamproie » qui consiste à se fondre
dans le paysage économique, attendant de se coller sur sa « proie » pour en siphonner le sang.
Roger Faligot décrit cette stratégie comme reposant sur l’acquisition du renseignement ouvert,
l’exploitation des relations politiques (notamment des scandales), la coopération internationale dans
le domaine économique (bénéfices technologiques des investissements étrangers), les acquisitions
commerciales directes (achats de technologie afin de la copier), la coopération scientifique
(récupérations de découvertes technologiques), la coopération étudiante (pillage technologique), la
valorisation du bénéfice apporté par les étudiants, stagiaires et chercheurs revenant d’Occident
(liens étroits entre les instituts Confucius chargés de promouvoir la langue et la culture chinoises à
l’étranger et les universités chinoises), le recours au patriotisme chinois au sein de la diaspora et la
mise en place de multiples stratégies de négociations (lobbying, guerre d’usure avec des partenaires,
chantage à l’accès au marché chinois, mise en concurrence, drainage des technologies occidentales
par l’usage de sociétés écrans par les grandes entreprises chinoises). L'Amérique s’inquiète des
compagnies chinoises implantées sur son sol, et pouvant être utilisées comme couvertures pour
l’espionnage (de nombreuses compagnies étant contrôlées par l’État chinois).
A travers ces outils, Pékin déploie sa stratégie hors limite, faisant feu de tout bois pour atteindre
la puissance et contrecarrer le maintien ou la croissance de celle des rivaux. Le droit de la guerre,
théorisé pour le monde à partir de (et par) l’expérience européenne, a érigé en norme une forme de
guerre qui était en réalité conjoncturelle. En dépit de ce qui est humainement et juridiquement
souhaitable, polémologiquement, le phénomène-guerre est intrinsèquement hors limite et c’est en
Asie qu’il est, et fut, toujours pensé selon son essence : la recherche de la victoire à tout prix. En
stratégie comme ailleurs, les couples s'émulent. La guerre hors limite chinoise est née de la synthèse
du soft et du hard power et ses avatars occidentaux sont la sécurité globale et le smart power
américain.
(1)Qiao Liang, Wang Xiangsui, La guerre hors limite, préface de Michel Jan, Rivages poche/Petite Bibliothèque,
Paris, 2006, p. 250.
(2)Sun Tzu, L'art de la guerre, traduit du chinois et présenté par Jean Lévi, Hachette littératures, Pluriel inédit, Paris,
2000, p. 59.
(3)Roger Faligot, Les services secrets chinois. De Mao aux JO, Nouveau Monde, Paris, 2008, pp. 485-488.