société - University of California, Berkeley

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société - University of California, Berkeley
n° 139
mars 2012
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Dell Hymes : héritages et débats
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Langage et culture : une approche centrée sur le discours
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Les notions de speech event et literacy event
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Daniel Coste, Jean-François de Pietro et Danièle
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Tours, détours et retours en didactique
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Élever l’enfant
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Dell Hymes : héritages et débats
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Dell Hymes :
héritages et débats
Dans les traces de Hymes et au-delà :
les études de la socialisation langagière
Laura Sterponi
University of California, Berkeley, [email protected]
Usree Bhattacharya
University of California, Berkeley, [email protected]
Introduction
Bien que ce ne soit pas l’aspect de ses travaux le plus connus, notamment
en Europe, on ne saurait sous-estimer la contribution de Dell Hymes
à l’étude du langage et de ses fonctions chez l’enfant. C’est dans son
approche éminemment sociale et anthropologique du langage et de
ses fonctions que l’on peut identifier les bases d’un changement de
paradigme dans l’étude des phénomènes (socio)linguistiques, et, dans
les années soixante-dix, un déplacement/dépassement de la perspective
Chomskyenne, fortement marquée d’innéisme. À partir de l’approche
hymesienne, dans la lignée et au-delà du programme de l’ethnographie de la communication, les recherches en anthropologie linguistique menées sur les dimensions socialisatrices des pratiques langagières de différentes communautés linguistiques ont constitué en objet
les dimensions sociales et anthropologiques des processus d’acquisition
et d’apprentissage linguistiques et leur conceptualisation en tant que
« speech socialization »1 (Hymes 1961a, 1967, 1971), constituant dans
les années quatre-vingt le courant de recherche aujourd’hui et connu
comme « language socialisation ».
1. « Socialisation de la parole » paraissant la traduction la plus pertinente de cette expression.
© Langage et société n° 139 – mars 2012
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Cet article est une tentative pour offrir un panorama d’un ensemble
de recherches qui s’inscrivent dans ce domaine bien constitué de la socialisation langagière (Duranti, Ochs & Schieffelin, 2011). Il va de soi qu’il
ne prétend pas à l’exhaustivité et s’attachera plutôt, par conséquent, à
mettre en évidence des éléments permettant de saisir la portée générale
des recherches sur la socialisation langagière et plus particulièrement les
liens que l’on peut identifier avec les lignes théoriques clés que Hymes
avait proposées et que les chercheur(e)s du champ de la socialisation
linguistique ont explorées, validées et prolongées.
La socialisation langagière constitue à la fois une notion, un domaine
et un objet de recherche. Les recherches qui travaillent cette notion et
ce domaine ont pour objectif d’explorer et de décrire la diversité des
relations entre les structures linguistiques et socioculturelles, à travers
l’étude des expériences de socialisation depuis la petite enfance. L’objet
est défini comme « socialization trough the use of language » (par
l’utilisation du langage) « and socialization to use language » (et à son
utilisation) (Schieffelin & Ochs, 1986b). Ancrées dans la tradition de
l’anthropologie linguistique nord-américaine, ces recherches étudient
donc ces expériences langagières socialisatrices dans (et en relation avec)
les contextes que constitue la matrice sociale de chaque communauté
et dans leurs relations (leur inféodation) aux idéologies langagières et
culturelles des groupes humains (Ochs & Schieffelin 1984 ; Schieffelin
& Ochs 1986b). Depuis les années 1980, les études de la socialisation
langagière décrivent l’acquisition des ressources et des compétences
communicatives et les processus de socialisation tels qu’ils se déroulent
dans des cultures diverses et tout au long de la vie (Duff & Hornberger
2008 ; Duranti et al. 2011 ; Schieffelin & Ochs 1986a), offrant ainsi
un point de vue essentiel sur certains des mécanismes sémiotiques de la
reproduction et du changement culturels (Kulick & Schieffelin 2004).
Situer l’acquisition du langage dans son contexte culturel
Depuis sa première formulation et documentation ethnographique
(Ochs & Schieffelin 1984), les chercheur(e)s étudiant la socialisation
langagière considèrent que leurs travaux constituent une réponse à
une importante limitation de la recherche sur l’acquisition des langues
premières, qui, bien souvent, ne prennent pas en compte les structures
sociales et les systèmes de croyance locaux en tant que principes structurants de l’environnement communicatif dans lequel les enfants éprouvent, expérimentent et acquièrent/apprennent le langage. En analysant
l’impact de la culture sur l’acquisition du langage, les chercheur(e)s
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travaillant sur la socialisation langagière ont commencé à mettre en
cause les affirmations concernant l’universalité des modes de développement communicatif aussi bien que l’uniformité des conditions et des
effets des acquisitions/apprentissages à travers des sociétés différentes
(Schieffelin & Ochs 1986a).
Ainsi, le programme de recherche du domaine s’intéressant à la socialisation langagière a suivi certaines des lignes directrices que Hymes avait
formulées, en se concentrant notamment sur :
(a) les attitudes communautaires envers les codes linguistiques mis en
rapport avec les rôles sociaux et les positionnements des sujets (Hymes
1962) ;
(b) le rôle de la parole dans les conceptions locales de la transmission
culturelle et des modèles pédagogiques (Hymes 1961b) ;
(c) le répertoire communicatif d’une communauté, en accordant une
attention particulière aux comportements communicatifs envers les
enfants (Hymes 1971) ;
(d) les conceptions des capacités et des intentions communicatives des
enfants (Hymes 1961b).
En outre, il semble légitime de considérer que l’apport de la recherche
sur la socialisation langagière à l’éclaircissement des rapports entre acquisition du langage et culture(s) dépasse la réalisation du projet de Hymes,
et ceci notamment par le fait que le lien inextricable entre la socialisation
au langage et la socialisation par le langage ne se voit affirmé explicitement
qu’à partir de la théorisation proposée par Ochs et Schieffelin (1986b).
De plus, le concept d’indexicalité sert de pierre angulaire dans la recherche
en socialisation langagière.
En s’appuyant sur la typologie des moyens de signification de Charles
S. Peirce (1974), les chercheur(e)s étudiant la socialisation langagière
ont illustré la manière dont les membres de chaque communauté linguistique associent des traits linguistiques particuliers – de simples
morphèmes et particules élémentaires, jusqu’à des formes grammaticales
plus complexes, des registres ou des styles – à des types spécifiques de
locuteurs ou de contextes (Ochs, 1990, 1992). Ainsi les formes linguistiques comportent une signification ou une valeur indexicale : leur sens
se fonde sur des liens contextuels. La valeur indexicale inhérente aux
formes linguistiques est, à son tour, telle que chaque instance contribue à la reconstitution du contexte pertinent. Les formes linguistiques
indexent un large éventail d’informations socioculturelles, notamment
le genre, le statut social, les positionnements affectifs et épistémologiques, l’ethnie, et l’identité. Donc, au-delà (et parfois en dépit) de leur
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contenu propositionnel, les éléments linguistiques transmettent l’ordre
social (valeurs absolues et relatives, hiérarchies) et les idéologies d’une
communauté linguistique.
Pour illustrer la manière dont l’expérience interpersonnelle et l’apprentissage communicatif des enfants sont culturellement construits et
organisés par des normes, des croyances et des idéologies qui se rapportent
non seulement à l’emploi du langage, mais aussi à la construction et au
statut du savoir, aux relations interpersonnelles, et à l’ordre social, nous
examinerons particulièrement l’activité de clarification telle qu’elle a été
analysée par l’une des fondatrices du domaine de la socialisation langagière, Elinor Ochs (1988). L’acte de clarification de ses propres paroles
et comportements, ou de ceux des autres, est attesté dans chaque culture
où il constitue souvent une pratique d’une importance centrale en vue
d’atteindre l’intelligibilité et l’harmonisation. Cependant, les propos ou
les comportements que l’on estime important d’élucider et les moyens
que l’on peut ou doit déployer pour y parvenir varient selon les cultures.
Nous allons voir que ces différences de règles et de stratégies concernant
la clarification reflètent des épistémologies distinctes, des théories populaires (folk theories) de la communication, et des principes fondateurs et
régulateurs de l’ordre social.
Les énoncés inintelligibles et le comportement non-verbal des jeunes
enfants constituent des cibles de clarification particulièrement remarquables parmi les adultes blancs américains de classe moyenne, alors
qu’ils n’attirent que rarement l’attention et les séquences de clarification
dans bien d’autres communautés, telles que les Inuit (Crago 1992), les
Kaluli (Schieffelin 1990), ou les Samoan (Ochs 1988). Quand les enfants
produisent des énoncés ou des conduites non-verbales inintelligibles, les
parents blancs américains de classe moyenne ont tendance à chercher à
les clarifier en produisant des énoncés qui constituent des hypothèses sur
le sens du comportement en question : il s’agit de la stratégie qui consiste
à tenter de « deviner par formulation explicite » (expressed guess strategy,
Ochs 1988), par exemple en ayant recours à des énoncés du type « tu veux
dire X ? » ou « X ? C’est ce que tu dis ? », qui rendent explicite la tentative
de clarification, qui doit alors être ratifiée ou infirmée par l’enfant.
Dans les sociétés aussi différentes que les communautés inuits, kaluli,
et samoane, le questionnement explicite du contenu des pensées de
quelqu’un d’autre est une activité qu’il convient d’éviter. Dans la mesure
où la clarification impliquerait l’évaluation des intentions communicatives inintelligibles d’autrui, une telle activité est considérée comme
inappropriée. C’est d’autant plus le cas lorsque des individus de rang
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différent, par exemple les adultes et les enfants, s’engagent dans l’activité
de clarification et que l’énoncé inintelligible est produit par l’interlocuteur
de rang inférieur. En général dans ces sociétés, les membres d’un rang
supérieur n’aident pas les individus d’un rang inférieur et n’essaient donc
pas de clarifier la conduite verbale ou non verbale obscure d’un interlocuteur en cherchant à en deviner le sens.
Lorsque les adultes inuits, kalulis et samoans sollicitent la clarification
de leurs enfants, ils mettent le plus souvent en œuvre des stratégies de
compréhension minimale (minimal grasp strategy, Ochs 1988). Ils ne
montrent que peu ou pas d’intérêt pour la verbalisation de l’enfant (ou
ses actions non-verbales) et se contentent de produire des déclarations de
non-compréhension (par exemple, « je ne comprends pas », « je ne peux
pas comprendre ce que tu dis »), des expressions d’interrogation verbales
(pronoms quoi, qui, où ?, des interjections hein ?) ou non verbales (froncement de sourcils), aussi bien que des demandes ou des injonctions explicites de répétition de l’énoncé ou du geste obscur (par exemple, « redis-le »,
ou « montre-le-moi encore »). Autant de comportements qui exigent que
l’enfant prenne en charge la clarification de l’énoncé inintelligible.
Ces manières d’aborder la clarification, qui diffèrent selon les cultures
(et microcultures associées à différentes ethnies et classes sociales), reflètent des systèmes locaux de représentations concernant la communication
et les relations sociales qu’elle organise et régule, ainsi que des rapports
au savoir bien distincts. La préférence pour tel ou tel type de réponse à
l’inintelligibilité porte les marques d’hypothèses implicites à propos de
la recherche des connaissances et des objets de connaissance auxquels
l’accès est possible. Dans la communauté de classe moyenne, blanche
américaine qui faisait l’objet de l’étude de Elinor Ochs (1988), l’expression des stratégies consistant à essayer de deviner explicitement met en
œuvre la méthode socratique d’acquisition du savoir. L’apprentissage et
la compréhension seraient obtenus grâce à une démarche hypothéticodéductive, articulant formulation et vérification d’hypothèses. De plus, le
déploiement de cette stratégie pour découvrir les intentions communicatives d’autrui indique qu’on estime que sa pensée représente une cible de
connaissance possible et légitime. À l’inverse, la non-prise en compte de
l’inintelligibilité, ou l’emploi de stratégies de compréhension minimale,
reflète la croyance que l’énoncé d’autrui nécessitant clarification ne peut
pas faire l’objet de conjectures (verbales) et que le savoir peut être obtenu
par le biais de la répétition.
Les manières d’aborder la clarification reflètent aussi des conceptions
locales distinctes relatives à la signification et à la communication.
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La visée des stratégies de formulations explicites est de saisir l’intention
communicative de l’enfant, et on attend de l’enfant qu’il confirme ou
infirme l’interprétation. Le sens approprié d’un énoncé ou d’un geste
correspond au sens voulu par le locuteur ou l’acteur. En revanche, le
fait d’éviter de produire des hypothèses concernant la pensée et les
intentions communicatives d’autrui est lié à une conception qui accorde
aux conséquences d’un énoncé (ou d’un geste) un rôle central dans la
détermination de son sens (Schieffelin 1990).
Enfin, les conceptions et pratiques de la clarification qui diffèrent
selon la culture résultent d’ordres sociaux différents. Les stratégies
hypothético-déductives (par formulation explicite) qui servent à clarifier
les déclarations des enfants sont orientées vers l’enfant. En proposant
une interprétation possible de son énoncé ou de son geste obscur, l’interlocuteur adulte adopte en quelque sorte le point de vue de l’enfant ;
autrement dit, il mobilise des ressources cognitives pour se décentrer et
pour émettre une hypothèse pertinente (Ochs 1982). Dans une matrice
sociale dans laquelle les relations sont stratifiées et hiérarchisées, le fait
d’être conciliant vis-à-vis d’un enfant d’un rang inférieur ne convient
pas aux adultes, d’un rang supérieur. Au contraire, on attend des jeunes
enfants qu’ils adoptent un point de vue sociocentrique ou hétérocentrique, et qu’ils reconnaissent et satisfassent les besoins et les préférences
des personnes de rang supérieur : par exemple, par la clarification de
leurs énoncés ou gestes (aussi bien que ceux des interlocuteurs d’un
rang supérieur).
Pour résumer, la clarification est un exemple convaincant de la
manière dont les processus linguistiques (et cognitifs) s’organisent selon
des critères et des paramètres socioculturels. En tant que participants
à l’activité de clarification, non seulement les jeunes enfants se familiarisent avec les opérations cognitives et les structures discursives qui
mènent à l’identification et la résolution de l’inintelligibilité, mais ils
apprennent aussi ce qui peut ou ne peut pas faire l’objet de connaissance
ainsi que les moyens de sa recherche et de mise en valeur. Ils sont socialisés pour acquérir et apprendre à satisfaire, d’une part, les idées locales
sur la signification et sa production et, d’autre part, les attentes et les
normes relatives aux identités sociales et aux relations interpersonnelles.
Une part importante des significations sociales et des pratiques discursives – tel l’éclaircissement – se constituent et se transmettent par
le biais des rapports indexicaux qui relient les formes linguistiques aux
actes, aux positions, aux rôles, aux identités et aux activités. Le rapport
du langage avec les construits culturels et l’ordre social dépasse le seul
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domaine sémantique et relève donc d’une complexité plus riche qu’un
simple appariement de la forme à la signification. En effet, il est intimement relié aux ordres multiples de l’indexicalité (Silverstein 2003)2.
L’acquisition du langage
comme apprentissage de la compétence de communication
La perspective théorique sur le langage en tant que forme d’action
sociale et l’approche empirique de ses usages, telles qu’elles ont été
soutenues par Hymes et partagées par les chercheur(e)s étudiant la
socialisation langagière, ont remis en question l’approche générative de
l’acquisition du langage (Chomsky 1965), qui estimait que seul le processus d’apprentissage des règles grammaticales méritait d’être étudié.
Le développement linguistique d’un sujet ne saurait être caractérisé
seulement en termes de richesse lexicale, de complexité sémantique,
et/ou de virtuosité syntaxique. Les formes grammaticales servent à
accomplir des actions sociales qui sont reliées aux identités sociales et
aux pratiques culturelles qui actualisent et mettent en relief les croyances
et la vision du monde3.
Suivant en cela le programme de l’ethnographie de la communication, les travaux sur la socialisation langagière ont également constitué
en objet privilégié l’acquisition de ce que D. Hymes a nommé la compétence de communication4. Dans ce cadre théorique, la compétence
à communiquer ne dépend pas que des aptitudes linguistiques stricto
sensu, mais elle est également conditionnée par la maîtrise des normes
qui déterminent ce qui est approprié, à la fois aux rôles sociaux, aux
attentes culturelles générales et contextualisées. C’est le sens de la définition que donne Hymes de la compétence de communication :
2. L’ordre de l’indexicalité qui permet de fixer les rapports de sens est un processus dans
lequel plusieurs niveaux de schématisations indexicales (indexicalité de premier ordre,
de second ordre etc.) peuvent se superposer et jouer dialectiquement. Une association
indexicale de premier ordre, qui une fois formée vient modéliser la pertinence de
l’utilisation des formes indexicales dans un contexte donné, peut être transférée de
façon créative dans un autre contexte. Lorsque cette forme indexicale est introduite
dans un nouveau contexte, un autre niveau de signification indexicale est ajouté à
travers une médiation idéologique, ce qui constitue un deuxième ordre d’association
indexicale. Dans la perspective de Silverstein (2003), les formes indexicales de premier
et deuxième ordres sont en concurrence dialectique entre elles ce qui peut provoquer
des changements linguistiques formels (pour des exemples, voir Gal et Irvine 2000).
3. Voir, dans ce volume, l’article de J. Sherzer.
4. L’article de Coste, de Pietro et Moore (dans ce numéro) retrace l’élaboration, l’évolution et l’accommodement de cette notion en didactique des langues.
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Un enfant acquiert une connaissance des phrases, non seulement comme
grammaticales, mais aussi comme étant ou non appropriées. Il acquiert
une compétence qui lui indique quand parler, et aussi de quoi parler, avec
qui, à quel moment, où de quelle manière. (Hymes, 1984 [1971] : 74).
Parmi les modes de développement linguistique qui peuvent être
observés chez les jeunes enfants apprenant leur langue première, certains ont été documentés qui pourraient nous laisser perplexes si on
ne les analysait que selon des critères grammaticaux. C’est le cas, par
exemple, du fait que de jeunes enfants des communautés traditionnelles
du Samoa occidental maîtrisent le verbe déictique aumai (« apporter/
donner ») avant le verbe déictique sau (« venir ») (Ochs 1988, Platt
1986). Ces deux verbes sont employés dans des structures impératives
pour convoquer les autres (sau) et pour demander des biens (aumai), et
leur emploi est assez répandu dans l’environnement social dans lequel
les enfants sont immergés. Si l’ordre d’acquisition des deux verbes
déictiques se basait uniquement sur leur structure sémantique, et sur la
charge cognitive exigée par celle-ci pour la compréhension et la production, on s’attendrait à la maîtrise de sau avant celle d’aumai5. Or, dans
la société Samoane, on peut expliquer l’ordre documenté d’acquisition
en faisant appel à la connaissance de l’organisation hiérarchique de la
société. Conformément aux règles et pratiques qui la régissent, le mouvement physique incombe plutôt aux individus de statut inférieur, ceux
d’un statut supérieur ayant tendance à minimiser leurs mouvements
en délégant tout ce qui exige un changement de lieu physique aux
membres de statut inférieur. Le verbe déictique sau sert donc principalement aux personnes de rang supérieur à coordonner ces mesures et à
commander les mouvements de sujets de rang inférieur. Comme ce sont
les jeunes enfants qui ont en général le statut le plus bas dans un foyer,
ils sont souvent convoqués par les adultes par des emplois impératifs du
verbe sau ; mais, du fait de leur statut subordonné, il n’existe pour eux
que de rares occasions d’employer activement, en production, le verbe
de manière appropriée. Par contre, le verbe aumai sert selon les normes
à demander, ce qu’on estime être une activité appropriée et même
attendue de la part des jeunes enfants (dans la mesure où elle implique
que le demandeur se trouve dans une position soumise au donateur
potentiel). L’ordre de l’acquisition des deux verbes déictiques fait donc
sens lorsqu’on tient compte de ce contexte socioculturel.
5. Contrairement à aumai, sau est un verbe non-causatif (Platt, 1986).
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La socialisation langagière et l’agentivité
De nombreuses traditions disciplinaires qui se sont intéressées aux processus de socialisation, ont utilisé le concept d’agentivité en réaction à la
négation par le structuralisme de l’importance de l’action individuelle
dans la théorisation de la reproduction ou de la transformation sociales.
L’agentivité permet d’expliquer la résistance à la reproduction mais aussi
la transmission et l’appropriation des habitus. Les chercheur(e)s travaillant
sur la socialisation langagière ont abordé le concept d’agentivité comme
source de prédictibilité et de plasticité (Ochs & Schieffelin 2011 : 4). En
effet, un principe fondamental dégagé par les recherches sur la socialisation langagière est que les adultes comme les enfants, experts et novices,
participent activement aux pratiques d’enseignement et d’acquisition/
apprentissage en tant qu’agents (Ochs 1986, 1988). Une bonne illustration
de l’agentivité (ou capacité d’action) des enfants au sein de et par rapport
aux processus d’appropriations socioculturel et linguistique est offerte par
le travail d’Amy Paugh (2005) sur l’acquisition et l’utilisation des langues,
et les changements de langues sur l’île de la Dominique (cf. également
Garrett 2005, 2011). Sur cette île antillaise, les adultes interdisent aux
enfants de parler patwa, le créole local que ces derniers préfèrent tout
de même à l’anglais (langue officielle de scolarisation) pour mener leurs
discussions informelles et exprimer leurs émotions. Malgré cette interdiction, les enfants parlent donc souvent patwa lorsqu’ils jouent entre
pairs du même âge, s’en servant pour expérimenter des identités sociales
différentes et pour les activités qui défient l’autorité et les asymétries du
pouvoir. Paugh établit d’une manière convaincante que ces enfants participent activement à la fois à acquérir la compétence de communication
dans un contexte multilingue pétri d’idéologie et à avoir un impact sur les
dynamiques plus macros de maintien ou d’attrition linguistiques.
Ainsi, les chercheur(e)s travaillant sur la socialisation langagière ne
décrivent pas que la reproduction culturelle, mais démontrent également comment les novices en cours de socialisation mettent au défi et
subvertissent l’habitus d’une communauté, notamment par le biais de
socialisations horizontales.
Dans le domaine de l’alphabétisation (« literacy socialization »), par
exemple, Sterponi a décrit et analysé les pratiques de lecture clandestine et
interactionnelle dans un contexte scolaire où les enseignants promeuvent
et s’attachent à faire respecter un rapport individuel et silencieux avec un
texte en tant que mode préféré de lecture (Sterponi 2007). L’étude décrit
les procédés de construction collective de signification que les enfants
mettent en œuvre à travers l’interaction coordonnée, sans instruction
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ni encadrement de la part des enseignants, pour accéder aux textes et les
comprendre. Ces procédés reposent sur la compréhension propre aux
enfants d’un texte, qui à son tour se voit infiltré par d’autres voix qui
défient l’autorité textuelle, détournant ainsi son sens. En se livrant à cette
pratique, les enfants, en même temps qu’ils sont socialisés à un habitus de
lecture, élaborent néanmoins subrepticement des variantes officieuses à la
praxis prescrite. L’agentivité de jeunes lecteurs s’inscrit dans des espaces
liminaux, interstitiels, à la fois à l’intérieur et en marge des contextes
définis par l’institution. De même, les pratiques de lecture clandestine
des enfants impliquent une activité valorisée par les institutions tandis
qu’elles en subvertissent le format officiel.
En décrivant les processus de reproduction et de changement culturels, la recherche sur la socialisation langagière a souligné l’exercice omniprésent du pouvoir dans les interactions sociales à fonction socialisatrice.
Elle a aussi mis en lumière les inégalités sociales qui sont souvent impliquées dans les processus de transmission linguistique et culturelle.
La socialisation langagière et les inégalités
Hymes s’est fortement engagé dans les débats sur la manière dont la
réussite scolaire est liée à la maîtrise des formes et variantes légitimes et
hégémoniques de l’emploi du langage et à la méconnaissance et délégitimisation des pratiques linguistiques non standard ou contre normées
(Hymes 1971, 1973). Il a lui-même développé et a impulsé des études
des inégalités sociales qui résultent de l’accès différentiel à des types particuliers de capital linguistique.
Dans un premier travail intitulé « Functions of speech ; an evolutionary approach » (1961a), par exemple, il a décrit plusieurs situations
d’interactions en classe, entre enseignants et élèves, qui devenaient
extrêmement difficiles en raison de ce qui les séparait d’un point de vue
culturel et des désaccords respectifs entre leurs conceptions et leurs pratiques en matière de communication. Les origines sociales et culturelles
des enfants les placent dans des dispositions particulières par rapport aux
usages et aux représentations du langage et des langues aussi bien que
par rapport aux autres ressources sémiotiques (Hymes 1967, 1971) ; ces
dispositions influenceraient aussi « les possibilités et l’accès qu’ils ont à
d’autres emplois et significations du langage » (Hymes 1980).
En entreprenant l’étude des pratiques communicatives et discursives
auxquelles les enfants prennent part dans différentes communautés et
contextes, et en s’intéressant aux inégalités sociales et culturelles induites
par les différences socio-culturelles, les chercheur(e)s travaillant sur la
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socialisation langagière ont répondu à l’appel de Hymes et poursuivi son
engagement pour tenter d’améliorer les expériences et le destin scolaires
des enfants de communautés défavorisées.
Parmi les travaux qui s’inscrivent dans cette filiation, une des
constantes de la recherche sur la socialisation langagière est d’avoir, depuis
des années, tenté de promouvoir un regard moins ethno-socio-centré.
D’une part, en s’attachant à déconstruire les jugements stigmatisant et
les processus d’étiquetages en termes de « déficit » portés sur les pratiques
langagières non standard ou minoritaires résultant de la socialisation familiale et/ou entre pairs. Et, d’autre part, en proposant une conversion du
regard sur les variations linguistiques par rapport aux normes et variétés
légitimes en termes de différence (Rymes 2008). Les modes différents par
lesquels les continuités et les ruptures entre les instances de socialisation
langagière scolaire et familiale favorisent ou défavorisent les enfants dans
des contextes scolaires ont fait l’objet d’analyses dans plusieurs textes de
référence (entre autres Heath 1983, Michaels 1981, Philips 1972, 1983).
Une chercheuse dont le travail porte l’empreinte de l’influence de
Hymes est Shirley Brice Heath. Dans son livre clé, « Ways with Words »
(1983), elle analyse des activités narratives dans trois communautés dans
la région Piedmont dans les états de Caroline pour démontrer que des
groupes sociaux différents adoptent des critères distincts de « racontabilité » (tellability) et des normes différentes pour narrer des événements
passés. Plus particulièrement, Heath a trouvé que la communauté de
blancs de classe ouvrière (qu’Heath appelle Roadville) produisait des récits
de faits basés sur les témoignages personnels, avec un souci du détail et
de leur qualité véridique, afin de transmettre une morale. Inversement,
la communauté noire de classe ouvrière de Trackton attachait de l’importance aux narrateurs qui exploitaient la dimension fictionnelle pour
embellir le récit et le rendre plus divertissant pour leur public. La socialisation dans ces pratiques narratives différentes non seulement modèle
différemment la compétence narrative des enfants, mais elle transmet
aussi des valeurs distinctes quant à ce qui mérite d’être raconté et au
cadre approprié pour l’interprétation des événements. Enfin, les pratiques narratives différentes (qui relèvent des pratiques de socialisation
langagière distinctes) des enfants de Trackton les ont défavorisés dans le
système scolaire car le cadre scolaire traditionnel délégitimait leurs récits.
Les analyses ethnographiques scrupuleuses de ce processus par Heath
mettent en évidence la façon dont les pratiques de socialisation langagière
défavorisent certains groupes d’enfants du fait de leur éducation en dehors
du contexte dominant.
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Par ailleurs, Susan Philips, une autre étudiante de Hymes, a mené
une étude dans la réserve Warm Springs, dans l’Oregon central, qui a
contribué au développement de la recherche dans ce domaine (Philips
1972, 1983). Son travail soulève des questions relatives à la disparité des
pratiques linguistiques des élèves et des instituteurs. Elle met en relief, à
travers une analyse ethnographique minutieuse, la façon dont les attentes
des enseignants quant aux prestations communicatives des élèves en classe
contrastaient avec les modes d’actualisation de la compétence de communication acceptées par la communauté des enfants, cet écart entraînant
des problèmes communicatifs en classe. Au cœur de ce problème est
l’incongruité entre les hypothèses sociolinguistiques sous-jacentes des
deux groupes : à l’école, il manque aux enfants les contextes sociaux auxquels ils sont accoutumés et qui sont censés susciter leur participation et
les instituteurs mésinterprètent leur absence de participation. Le travail
de Philips souligne donc l’importance des accommodements pour des
variétés de répertoires communicatifs dans des contextes culturels divers,
en vue d’apprécier « la réussite » dans le système scolaire d’une manière
plus équitable.
Sarah Michaels fournit une autre étude importante dans le champ
de la socialisation langagière, elle aussi influencée par l’appel de Hymes
à analyser de façon approfondie les conditions sociales qui reproduisent les inégalités dans l’alphabétisation. Dans ce travail souvent cité,
Michaels (1981) a analysé la pratique du « sharing time » (aussi connu
sous le nom « show and tell ») au sein d’une classe de première année
d’école élémentaire, dans une école multiethnique de milieu urbain.
Alors que ce « sharing time » est conçu comme une activité préparatoire
à l’alphabétisation, elle a découvert que cet espace était le lieu d’un
traitement inégal des enfants noirs et blancs de la part des enseignants,
à cause des styles narratifs différents construits par des modes distincts
de socialisation familiale. Michaels attire l’attention sur le fait que ces
décalages entre les attentes des élèves et des enseignants par rapport à
un répertoire communicatif, à des normes discursives et à des stratégies
interprétatives, crée des situations où les enfants sont évalués selon des
critères injustes.
Enfin, l’étude de Martha B. Cargo (1992) des enfants Inuit, a également contribué à une meilleure compréhension de la manière dont
les pratiques hégémoniques de socialisation langagière défavorisent les
élèves de milieux ou d’origines différents. Au cours de son enquête ethnographique prolongée au Québec, elle a étudié la communication entre
les membres de la communauté Inuit et les enseignants de français et
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d’anglais comme deuxième langue qui, eux, n’appartenaient pas à la
communauté Inuit. À travers ses observations, elle met en relief les difficultés qu’éprouvent les enfants Inuit dans l’acquisition d’une deuxième
langue du fait des pratiques de socialisation langagière qui présentent
d’importants contrastes avec celles attendues par les enseignants. En effet,
elle observe que dans le cadre des pratiques de socialisation langagière
des Inuits, on attend des enfants qu’ils parlent essentiellement avec leurs
pairs, leurs frères et sœurs aînés ou bien avec des enfants du même âge.
Comme les enseignants ignorent ces éléments du contexte culturel qui
pourraient expliquer le silence des élèves en classe, ils considèrent que
jusqu’à trente pour-cent d’entre eux ont des troubles d’apprentissage.
Son travail préconise par conséquent que les enseignants d’une deuxième
langue se préoccupent de la compréhension de la matrice socioculturelle
complexe dans laquelle la communication avec leurs élèves a lieu.
Conclusion
Hymes a développé un paradigme pour l’étude du langage qui a redéfini
les termes du débat dans la linguistique et a ouvert la voie à un nouvel
examen des enfants en tant qu’apprenants de langue et apprentis culturels.
L’héritage de Hymes continue d’informer et de nourrir les recherches sur
la socialisation langagière de par son engagement pour l’observation ethnographique prolongée, la documentation et l’analyse des potentialités de
l’environnement (« affordances ») sémiotiquement médié des apprenants,
la documentation et l’analyse des toiles de signifiance dont est faite la
culture et des répertoires de pratiques sociales qui se distribuent tout au
long de la vie. (Ochs & Schieffelin 2011). S'il ne fait pas de doute que les
études des processus de socialisation langagière sont un développement
et une réactualisation de la pensée de Hymes, les travaux empiriques et
le corps théorique que ces recherches ont permis de développer ont, en
retour, indubitablement joué un rôle clé dans l’approfondissement de la
vision de Hymes et dans la redéfinition des recherches sur l’acquisition
du langage et des langues, grâce à l’étude des processus par lesquels les
enfants deviennent des locuteurs et des membres compétents d’un groupe
socioculturel (Ochs 2002).
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