Madame Hoareau tenait pension à Saint

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Madame Hoareau tenait pension à Saint
Madame Hoareau tenait pension à Saint-Denis dans une villa créole peinte en jaune et
en blanc, à demi délabrée, une de ces anciennes demeures de riches, où l’âme des ancêtres
semble revivre à travers les craquements du bois centenaire. Elle était de loin reconnaissable
à son toit de tôle cannelée, flanqué de deux chiens-assis qui semblaient monter une garde
vigilante sur l’ensemble de la propriété.
Les deux grandes pièces du rez-de-chaussée donnant sur l’avant étaient séparées par
une spacieuse véranda d’où l’on accédait à la salle à manger. Là se retrouvaient à l’heure des
repas la patronne, Mme Hoareau, Jacqueline sa fille unique, et une dizaine de pensionnaires.
Mes deux copains et moi occupions la même chambre, le temps de terminer nos deux années
d’études à l’Ecole Normale d’Instituteurs. Au cours des repas, nous échangions
naturellement quelques propos avec nos voisins de table. Le plus bavard d’entre eux était un
laborantin que nous aimions taquiner. Il n’avait pas l’étoffe d’un héros, pourtant…
Un soir que nous étions cloués sur place par une pluie torrentielle, il nous rejoignit dans
notre chambre, accompagné d’un lycéen de terminale C, grand, mince et pâle. Après avoir
abordé des sujets divers, il nous conta cette histoire qui aujourd’hui encore me fait
frissonner. Auparavant, il tint à nous prévenir :
« J’espère que vous n’êtes pas peureux. »
- La chambre dans laquelle vous êtes en ce moment était occupée, il y a cinq ans de cela,
par un individu peu banal. C’était un homme poli certes mais discret, trop discret même,
dans le genre « trop poli pour être honnête ». Son bras gauche portait un drôle de tatouage
figurant, j’en suis à peu près sûr, un signe cabalistique. Il ne parlait à personne et restait des
heures enfermé et silencieux dans sa chambre, de sorte qu’à certains moments on se
demandait s’il était présent ou non. Personne ne savait de quoi il vivait. Il était bizarre,
énigmatique. Pour tout dire, il s’adonnait à des pratiques occultes ici même, dans cette
chambre. »
- Et comment savez-vous cela ? interrogea notre ami Alex.
- Je l’ai appris par mes propres moyens, un peu par hasard et disons-le parce que je suis
de nature curieuse.
- On ne préfère ne pas y penser, dis-je, mais effectivement, dans cette chambre, il a pu se
produire des événements tragiques. Par exemple, un cadavre a pu séjourner, le temps d’une
veillée mortuaire, sur ce lit où notre ami Jean-Louis se couche chaque soir.
- Ou sur le tien, rétorqua mon ami, en tentant de dissimuler son trouble.
- Tout est possible. En tout cas, il vaut mieux pour notre sérénité que nous n’en sachions
rien.
Notre camarade laborantin poursuivit :
« Depuis un certain temps déjà, de folles rumeurs circulaient dans Saint-Denis. On
affirmait que certains soirs, peu après 23 heures, un bar de la ville était le théâtre de
phénomènes paranormaux : une force d’origine inconnue et indécelable venait perturber la
tranquillité des occupants. Au début on disait que le local était hanté par des fantômes, mais
on préféra bientôt parler d’invisibles. Interrogés sur la manière de distinguer ces entités, des
experts en parapsychologie ayant pignon sur rue expliquèrent que, contrairement au fantôme
qui est l’émanation d’un défunt, un invisible est le produit du dédoublement d’une personne
vivante. En d’autres termes, l’âme de celle-ci va se promener pendant que son corps reste
sagement immobile quelque part.
Malheureusement, pendant que les badauds se massaient à l’extérieur pour tenter de
saisir des miettes du spectacle, le bistrot se vidait de ses clients. Personne ne pouvait résister
longtemps à l’intérieur où des choses terribles se passaient, paraît-il. Le juke-box se mettait à
marcher tout seul. Des témoins médusés avaient vu une pièce de monnaie s’introduire toute
seule dans la fente de l’appareil et un doigt invisible sélectionner une chanson à la mode.
Ensuite, une chaise aurait entamé toute seule un tango endiablé, d’un bout à l’autre de la
salle. La serveuse et compagne du patron, fille aux longs cheveux plutôt séduisante,
prétendait que par moments une main invisible et froide lui caressait la nuque. On voyait
aussi des verres et des bouteilles se déplacer tout seuls sur le comptoir, des tiroirs s’ouvrir et
se refermer mystérieusement, des lumières s’éteindre et s’allumer, comme par enchantement.
Ces mouvements inexpliqués s’accompagnaient bien entendu de bruits non moins étranges :
cognements sourds sur les murs, robinets s’ouvrant tout seuls, vaisselle qui se brise. C’était
bien assez pour épouvanter tous ceux qui étaient présents dans le bar et faire régner la terreur
dans le voisinage. Le tenancier disait : « Le pire, c’est qu’on ne peut pas prévoir ces
manifestations. Elles s’arrêtent parfois quelques jours, puis reprennent deux ou trois soirs de
suite. » Cet homme au visage de baroudeur ne savait plus à quel saint se vouer. Non
seulement ses affaires allaient mal, mais encore, occupant avec sa maîtresse un logement
dans l’arrière-boutique, tous deux vivaient dans une peur continuelle.
La solidarité tentait de s’organiser pour venir en aide au barman en difficulté. Des
individus bien intentionnés proposaient des solutions diverses en vue de neutraliser
l’insaisissable intrus qui, disait-on, « devait agir par vengeance ». Mais personne ne savait au
juste quelle était la consistance exacte de cet invisible. Avait-il la forme et la fermeté d’un
être humain ordinaire ou bien était-ce quelque chose d’immatériel et d’impalpable ?
- Il faut l’arroser avec un jet d’eau ! proposait un vieux cafre coiffé d’un chapeau de
feutre. Là on pourra voir son corps ruisselant d’eau.
- Etalez de la farine sur le parquet ! Ainsi on pourra le suivre dans ses déplacements,
assurait un petit homme maigre, excité comme s’il assistait à une « batail’ coqs ».
Un type au physique de Thaïlandais suggérait qu’on dispose un bocal de miel à proximité
de la serrure, afin que l’invisible s’y englue, tel un papillon de nuit attiré par la lumière.
Enfin un autre, plus au courant des pratiques occultes, recommandait de répandre dans le
bistrot un ou deux kilos de lentilles car l’invisible serait « obligé » (par qui ? par quoi ?) de
ramasser les graines une par une jusqu’à la dernière, ce qui lui demanderait de longues
heures d’efforts. Le patron eut beau user de toutes ces recettes, se barricader et fermer les
portes à double tour, l’invisible trouvait le moyen de s’introduire dans les lieux qu’il hantait
de sa présence malfaisante.
Fasciné moi-même par ces manifestations paranormales (c’est toujours notre ami
laborantin qui raconte), je tâchais de me tenir au courant de leur évolution, heure par heure.
Pour revenir à notre mystérieux individu, il sortait très peu. Je savais, la nuit venue, grâce
à une petite fente existant à travers deux planches de la cloison, si sa lumière était éteinte ou
allumée et par conséquent s’il dormait ou veillait. D’après mes observations, il se couchait
le plus souvent vers 22 heures. Or, certains soirs, la pièce restait allumée jusqu’à trois heures
du matin alors qu’aucun signe n’indiquait une présence humaine. Ma perspicacité me fit
remarquer bientôt que ces périodes de veille avaient lieu au moment même où l’invisible se
manifestait dans la buvette. Le théâtre des événements se situant à deux kilomètres de la
pension, je tentais de me persuader que mon imagination me jouait des tours et qu’il n’y
avait aucun rapport entre les faits que je tentais de rapprocher.
Puis le hasard vint à mon aide. Un soir, un rayon de lumière filtrant entre le dormant et la
porte de sa chambre me révéla que celle-ci était restée légèrement entrouverte, fait inhabituel
pour un homme aussi secret. Sans doute s’agissait-il d’un oubli de sa part ou d’une
maladresse. La curiosité étant à son comble, je m’approchai du seuil lentement : pas la
moindre trace de vie à l’intérieur ! Logée dans un abat-jour en tissu crasseux, une ampoule
électrique diffusait une lumière tamisée en haut, vive en bas. Audacieux mais prudent, je
poussai doucement la porte. Allongé sur le dos, mon voisin dormait sur un lit placé dans
l’angle gauche de la pièce. La scène paraissait normale. En vérité, quelque chose m’intriguait
dans cette façon de dormir. Il y a une vie intense dans un dormeur ordinaire : sa poitrine se
soulève régulièrement, il respire bruyamment et on le sent accaparé par tout un travail
intérieur. Celui-ci était immobile, impassible, rigide comme un mort.
Posé sur un guéridon, un grand livre était ouvert. Sur le coin droit de la page 67, en guise
de presse-papiers, reposait une coquille d’escargot – un de ces gros escargots bleus non
comestibles si répandus dans notre région – dans laquelle on avait fait fondre du plomb. Quel
mauvais goût du reste ! Une simple pierre ramassée dans le jardin aurait un aspect plus
engageant que cet objet sinistre. Il s’agissait vraisemblablement d’un de ces livres
ésotériques qui contiennent des recettes de magie noire. On dit que certains de ces livres
qualifiés de maudits proposent un pacte avec le diable et que, outre les risques de damnation
qu’ils font encourir, leur simple lecture a le pouvoir de rendre fous les lecteurs non avertis.
Aussi, je ne voulus pas en savoir davantage et me gardai bien de lire dans le livre offert à ma
curiosité ; il me suffisait bien assez d’avoir pu lire le numéro inscrit sur la page. Cependant,
guidé par mon instinct et voyant que l’autre demeurait dans son attitude figée, je soulevai
d’une main furtive la coquille d’escargot et refermai le livre avant de me retirer sur la pointe
des pieds. Depuis, j’ai toujours gardé dans ma main la sensation de cet objet étrange, lourd et
froid comme s’il s’agissait d’un os humain. J’avoue que malgré ma témérité, j’avais du mal à
contrôler les battements désordonnés de mon cœur. »
Tous les quatre, suspendus au récit et oubliant pour un temps notre esprit cartésien, nous
imaginions des invisibles abandonner momentanément leurs étuis de chair et visiter les lieux
les plus inaccessibles, en toute discrétion.
Notre camarade poursuivit :
« Cette nuit-là, je ne réussis pas à fermer les yeux, non en raison des émotions qui
m’avaient secoué mais parce que des bruits inhabituels vinrent perturber mon sommeil.
J’entendais faiblement mais distinctement quelqu’un rôder dans les couloirs et la chambre de
mon voisin. On aurait dit qu’un voleur maladroit marchant à tâtons et se heurtant aux
cloisons comme un gros laïe, était en train d’opérer à deux pas de moi. Trois jours durant, les
mêmes phénomènes se reproduisirent. La journée, absorbé par mes activités professionnelles
sur mon lieu de travail, je n’y pensais pas, mais la nuit venue, ils me dérangeaient
sérieusement. Ces soirs-là, quoiqu’il fît chaud, je restais emmitouflé sous ma couverture, ne
laissant dépasser que le bout de mon nez.
Et s’il y avait une relation entre ces phénomènes et la fermeture du livre ? me
demandai-je enfin. Dans ce cas, j’ai une responsabilité dans leur origine. Et j’ai le pouvoir de
les faire cesser.
Entre-temps – avouez que la chose est étonnante ! – l’invisible du bar avait cessé de se
manifester.
N’écoutant que mon courage, je décidai de retourner dans la chambre du mystérieux
individu. Le cadavre sur le lit était devenu plus pâle encore. J’ouvris le livre et, prenant la
coquille d’escargot avec dégoût, la remis à la même place, dans sa position initiale, sur le
coin droit de la page 67. A partir de ce moment, la tranquillité revint dans la maison.
Quelques jours après, on frappa à ma porte. Je reconnus mon étrange voisin. Il
paraissait affaibli comme quelqu’un qui n’a pas été alimenté pendant plusieurs jours.
« Vous êtes un homme bon. Je vous dois la vie. Si vous n’aviez pas rouvert le livre
exactement à la même page, jamais mon âme n’aurait réintégré mon corps. Elle aurait erré
sans repos, tandis que je serais mort à l’heure actuelle. Jamais plus, soyez-en sûr, je ne
recommencerai. » Il s’engouffra dans sa chambre avant que je pusse lui soutirer d’autres
explications.
Le lendemain, il déménageait subrepticement. »

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