Pierre Teilhard de Chardin ou la passion de l`infini Théologien

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Pierre Teilhard de Chardin ou la passion de l`infini Théologien
Le Figaro 14 août 2014 - Serie été
Pierre Teilhard de Chardin ou la passion de
l’infini
Théologien, philosophe et paléontologue, Pierre Teilhard
de Chardin (1881-1955) participa à de nombreuses
expéditions scientifiques et tenta de concilier la science
moderne et la foi catholique. Généralement incompris, il
resta toujours fidèle à la Compagnie de Jésus.
Sébastien Lapaque
Certains hommes sont peu doués pour supporter l’écart insupportable entre l’immensité de
leur désir et l’étroitesse de la réalité. Ce fut le cas d’Ignace de Loyola au XVIe siècle et de
beaucoup de ses fils par la suite. Voyez Pierre Teilhard de Chardin, né à Sarcenat (commune
d’Orcines), en Auvergne, le 1er mai 1881, mort à New York le 10 avril 1955.
« Il faut un Dieu au monde ! Il faut un Dieu au monde ! Mais que notre idée de Dieu
s’élargisse aux dimensions de notre Monde ! », jurait cet homme épris d’infini. Aucune
discipline ne fut étrangère à cet esprit prodigieux. Il fut religieux et mystique, chercheur,
voyageur, philosophe, naturaliste, géologue, paléontologue. Un scientifique, un aventurier, un
athlète culturel et un géant de la foi.
Admirateur de Paul Claudel, qu’il rencontra à New York en 1931, le père Teilhard fut
également le splendide poète de La Messe sur le Monde : « Christ glorieux ; Influence
secrètement diffuse au sein de la Matière et Centre éblouissant où se relient les fibres sans
nombre du Multiple ; Puissance implacable comme le Monde et chaude comme la Vie ; Vous
dont le front est de neige, les yeux de feu, les pieds plus étincelants que l’or en fusion ; Vous
dont les mains emprisonnent les étoiles ; Vous qui êtes le premier et le dernier, le vivant, le
mort et le ressuscité ! »
Par où commencer l’histoire de sa vie ? Par sa naissance dans une vieille famille de la
noblesse auvergnate ? Par la révélation de sa vocation religieuse à l’âge de 16 ans ? Par ses
premiers travaux d’astronomie et de géologie en 1902 ? Par sa découverte de l’Égypte en
1905, sa visite d’Héliopolis, Memphis, Louxor et Karnak ? Par son ordination, le 24 août
1911 à Hastings, en Angleterre, où les jésuites chassés de France s’étaient repliés ? Par ses
premiers écrits publiés en revue ? Peut-être par son voyage en Chine entrepris en 1923 pour le
compte du Muséum d’histoire naturelle de Paris. À cette époque, Teilhard était déjà un
homme accompli. Prêtre jésuite depuis douze ans, il était également docteur ès sciences. Il
avait participé à la presque totalité de la Première Guerre mondiale comme infirmierbrancardier dans un régiment de zouaves et de tirailleurs, puis comme aumônier de la 38e
division d’infanterie ; sa bravoure lui avait valu la Médaille militaire et la Légion d’honneur.
Il le dira : le baptême du feu avait été un « baptême dans le Réel ». Dieu que la guerre lui
avait paru laide !
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Cette page de Journal, datée du 30 juin 1916 : « Ce qui m’a déconcerté, à Verdun, c’est la
vision concrète et prochaine de la destruction possible. J’ai senti, palpé, ce que c’est que se
perdre, et d’avoir à renoncer à tous les espoirs nourris, à tous les cadres aimés. »
De retour à la vie civile, il avait prononcé ses vœux solennels à Sainte-Foy-lès-Lyon, vœu de
pauvreté, vœu de chasteté, vœu d’obéissance, agrémentés du fameux « quatrième vœu » par
lequel les pères de la Compagnie assuraient depuis le XVIe siècle le pape d’une obéissance
spéciale. On sait que Teilhard fut douloureusement fidèle à ce vœu. Dans la ligne de mire de
la Sacrée Congrégation du Saint-Office dès les années 1920, soupçonné de panthéisme,
accusé d’hérésie pour avoir voulu concilier l’évolution darwinienne et la foi chrétienne,
cantonné aux publications scientifiques par le Vatican — son œuvre philosophique immense
est intégralement posthume —, il mourut en fils très obéissant de la Sainte Église catholique
romaine, le dimanche de Pâques 1955, après s’être confessé lors du samedi saint et avoir
célébré la messe de la Résurrection à la cathédrale Saint-Patrick de New York.
Ce qui n’empêcha jamais, chez lui, un anticléricalisme chrétien d’un genre un peu particulier :
« Le moment est venu où le sens chrétien doit “sauver le Christ” des mains des clercs pour
que le monde soit sauvé », écrivait-il à un ami en 1929.
Mais revenons au printemps 1923, lorsque Teilhard s’embarqua pour la Chine. C’est à
l’invitation d’un confrère jésuite, le père Émile Licent, qu’il faisait ce voyage. Rétablie
partout dans le monde par le pape Pie VII en 1814 après quatre décennies d’interdiction, la
Compagnie de Jésus n’avait pas tardé à envoyer quelques-uns de ses membres en Chine. À
Shanghai, où des jésuites français s’étaient installés dès 1841, une université catholique avait
été fondée en 1903. Cette institution franco-chinoise soutenue par la République vit passer des
générations d’élèves avant que les jésuites ne soient à nouveau expulsés de Chine par les
communistes, en 1949.
Teilhard la visita rapidement, découvrant le collège, l’orphelinat et l’observatoire
astronomique dont les Révérends Pères de la province de Paris avaient la charge. C’est une
Chine aux institutions politiques fragiles que découvrit le jeune paléontologue. Un régime
républicain avait succédé en 1911 à la Chine des Qing. Mais le pays était encore en proie à la
domination des seigneurs de la guerre.
« Je suis tombé dans une Chine plus mouvante que jamais, un peu partout livrée à ses bandes
de soldats révoltés, écrivit Teilhard depuis T’ientsin, le 25 mai 1923.Le train que j’ai pris, de
Nankin à ici, avait été pillé quinze jours auparavant… » Écrites en marge d’une œuvre
considérable, les lettres de voyage que le religieux envoya du monde entier à ses confrères, à
ses amis et à sa famille révèlent chez lui un goût de l’aventure qui ne fut pas simplement
intellectuel ou spirituel. On découvre, en les lisant, que l’auteur du Phénomène humain, ce
jésuite au long cours, avait je ne sais quoi d’un Tintin métaphysicien ou d’un cousin de Blaise
Cendrars.
Assoiffé de science et de savoir
Sur les rives de la mer Rouge, dans la chaleur de Bombay, sur l’océan Pacifique et les routes
d’Asie centrale, Pierre Teilhard de Chardin a beaucoup bourlingué. Mais la Chine resta la
grande affaire de sa vie. Après un premier voyage dans les années 1923-1924, le jésuite
assoiffé de science et de savoir retrouva l’Empire céleste en 1926 pour une série de recherches
géologiques et paléontologiques de la plus grande importance. Il était heureux des
opportunités offertes par ce nouveau voyage. La hardiesse de ses spéculations théologiques et
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la suspicion des milieux catholiques français le condamnaient à être plus à l’aise en Asie qu’à
Paris. Sur le paquebot des Messageries maritimes, il fit la connaissance d’Henry de Monfreid.
L’auteur des Secrets de la mer Rouge a laissé du père Teilhard une description physique du
plus grand intérêt : « J’avais regardé avec sympathie cette longue figure énergique et fine où
les traits accentués des rides précoces semblaient taillés dans le bois dur. L’œil pétillant et vif
avait quelque chose de rieur sans être ironique. Il parlait avec la vivacité et l’animation de
ceux qui se passionnent. Sa parole était prenante, elle allait jusqu’à l’âme, avec cette
puissance persuasive de celle des apôtres. »
Rentré en France en 1927, Teilhard repartit en 1928 pour Djibouti et l’Abyssinie, qu’Henry de
Monfreid lui avait proposé de lui faire découvrir. Au printemps 1929, il retrouva la Chine,
qu’il connaissait de mieux en mieux. Sa réputation de savant était désormais publique et
assurée. Dès 1929, les organisateurs de l’expédition Citroën l’avaient pressenti pour se joindre
à eux en qualité de géologue lors de la mythique Croisière jaune. Celle-ci se déroula d’avril
1931 à février 1932. Teilhard, qui avait passé 50 ans, savait que c’était son dernier voyage
dans des conditions aussi aventureuses. Mais ses travaux sur le terrain se poursuivirent malgré
son épuisement et l’orage qui semblait prêt à s’abattre sur l’Europe.
« C’est toujours, malgré tout, le présent et l’avenir humains qui sont au fond ma vraie
préoccupation et mon vrai intérêt, écrivit-il de Pékin en octobre 1936. À ce point de vue, je
regrette souvent de me trouver embusqué en Extrême-Orient quand la partie se joue dans
l’Ouest (…). Il me semble que par-dessus les courants confus de la démocratie finissante, du
communisme et des fascismes naissants et aussi d’un vieux christianisme désincarné, il y
aurait moyen de grouper des “élus” qui sont décidés à construire la terre sur les trois
“colonnes” suivantes : universalisme, futurisme et personnalisme. » Le père Teilhard, qui ne
comptait plus ses allers et retours entre la France et la Chine, se trouvait dans Pékin occupée
depuis 1937 par l’armée nipponne lors de l’effondrement de 1940. Il faut lire Quatre
Générations sous un même toit, le roman que Lao She a consacré à cette période sanglante,
pour imaginer l’air empoisonné que respira le religieux dans la capitale chinoise.
De retour en France en 1946, il ne tarda pas à s’embarquer pour l’Afrique du Sud, ce paradis
pour les paléontologues. Puis il voyagea du Cap à New York en passant par l’Argentine et le
Brésil. Il avait alors passé 70 ans ! En 1953, une nouvelle mission lui fut confiée dans le
Transvaal, puis il retrouva les États-Unis où il avait de nombreux amis à Fordham,
l’université jésuite de New York, et à la résidence adjointe à l’église Saint-Ignace, 980 Park
Avenue à Manhattan.
Oubliés Rome et Paris, où les autorités ecclésiastiques lui avaient fait des misères, il finit sa
vie en fils d’Ignace, occupé seulement par la plus grande gloire de Dieu.
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