révolution non-violente » , comme le suggère Florence Montreynaud

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révolution non-violente » , comme le suggère Florence Montreynaud
Le féminisme, une révolution non-violente
Entretien avec Florence MONTREYNAUD *
* Féministe, historienne, auteure de nombreux ouvrages, dont : Dictionnaire des
citations, Paris, Nathan, 1989 ; Le XXe Siècle des femmes, Paris, Nathan, 2001 ;
Amours à vendre. Les dessous de la prostitution, Paris, Glénat, 1993 ; Bienvenue
dans la meute, Paris, La Découverte, 2001 ; Appeler une chatte. Mots et plaisirs du
sexe, Paris, coll. Petite Bibliothèque, Payot, 2005 ; Le féminisme n’a jamais tué
personne, Montréal, Fidès, 2004 ; L’aventure des femmes. XX-XXIe siècle, Paris,
Nathan, 2006 ; Un siècle d’amour. De 1900 à aujourd’hui, Paris, Nathan, 2009.
ANV : Vous êtes historienne et aussi féministe active. Dans votre encyclopédie, Le
XXe Siècle des femmes, vous avez traité de l’histoire du féminisme. Que signifie pour
vous l’engagement féministe ?
Florence Montreynaud : Agir en féministe, c’est œuvrer pour que femmes et
hommes soient égaux en dignité et en droits, et pour que ces droits se traduisent dans
les faits. C’est une démarche radicale, car elle vise les racines de l’inégalité dans notre
société sexiste et patriarcale — dignité des femmes bafouée, partage injuste du
pouvoir et des tâches domestiques, contrainte à l’hétérosexualité, violence sexuelle,
etc.
ANV : Où s’enracine le féminisme, comment s’est-il développé au XXe
siècle ?
F.M. : Depuis plus d’un siècle et demi, le féminisme s’affirme comme une résistance
constructive au machisme, une révolution non-violente et usant d’humour. Même s’il
concerne toute l’humanité, et est donc un humanisme, il doit son nom à sa demande
initiale de droits pour les femmes, notamment le droit de vote ; vite devenu
international, il a toujours été un mouvement mixte, à l’exception des années 70 en
Occident, période du Women’s Lib, du MLF (mouvement de libération des femmes),
des « groupes femmes » et de nombreuses manifestations de femmes dans la rue.
Le mot « féminisme » dans son sens actuel date de la fin du XIXe siècle, mais le
mouvement collectif avait été lancé dès 1848 en France et aux États-Unis. La réalité
de son exigence de justice est bien plus ancienne, et elle a été défendue par quelques
esprits lucides, telle Christine de Pizan et son « Oser, moy, femme » (La Cité des
Dames, 1405). Qu’osa cette grande écrivaine, il y a sept siècles ? Affirmer que les
femmes doivent recevoir la même éducation que les hommes, dénoncer le viol et les
« ruses » masculines pour séduire les femmes, proclamer la capacité des femmes à
gouverner. Voilà qui reste d’actualité, tant les mentalités changent lentement, tant les
traditions, notamment religieuses, s’opposent à l’égalité des êtres humains.
Qu’est-ce que le sexisme ? « Le sexisme est une attitude hostile ou
discriminatoire envers une ou des personnes en raison de leur sexe : comme dans le
racisme, l’autre est vu comme inférieur. Le sexisme dirigé contre les femmes et les
filles, soit la moitié de l’humanité, est un ensemble de pratiques qui normalisent et
banalisent au quotidien le machisme et la haine des femmes (misogynie). Il est à la
fois la matrice de tous les racismes, le plus répandu et le moins contesté. »
Qu’est-ce que le machisme ? « Le machisme (de l’espagnol macho, mâle) est un
système de domination et d’exploitation ; il repose sur la soumission de femmes qui
assurent gratuitement l’entretien de la maison, ainsi que les soins aux enfants et
autres personnes dépendantes, selon la tradition qui assigne des rôles déterminés à
chaque sexe. « Quel est le féminin de “assis devant la télé’’?, demande la blague
féministe. Réponse : ‘’debout dans la cuisine’’ ! »
Selon des données établies par l’ONU en 1985 pour l’ensemble du monde et
toujours valables, les femmes font les deux tiers des heures de travail, reçoivent un
tiers des salaires et possèdent 1 % des terres.
Dans le tiers monde, des femmes pauvres, harassées de travail, sont privées de
droits humains élémentaires, alors que les hommes les plus misérables peuvent se
sentir supérieurs en dominant des femmes de leur entourage. Dans les pays les plus
pauvres, les garçons étudient plus que les filles : dans le monde, les deux tiers des
analphabètes sont des femmes et des filles. »
[extraits condensés de : Florence Montreynaud, Bienvenue dans la meute !, Paris,
La Découverte, 2001]
ANV : Au regard de la diversité des courants actifs dans ce domaine, n’y a-t-il pas
opposition entre des tendances ?
F.M. : Être féministe, c’est d’abord penser par soi-même : « sapere aude — aie le
courage de te servir de ton propre entendement ! », devise des Lumières selon Kant ;
c’est travailler à sa libération pour pouvoir agir comme sujet de sa propre vie ; d’où la
méfiance pour toute directive venue d’ailleurs, ce qu’illustre cette réplique des années
70 : « Ne me libère pas, je m'en charge ! »
La situation du féminisme varie d’un pays à l’autre, et les courants sont multiples.
En France, il me semble parfois qu’il y a autant de féminismes que de féministes !
Voyez la diversité des intellectuelles contemporaines : Christine Delphy, théoricienne
du féminisme matérialiste ; Michelle Perrot qui a XXX joué un rôle essentiel dans la
constitution même de l’histoire des femmes ; Elisabeth Badinter qui a démontré le
caractère culturel du prétendu « instinct » maternel ; Geneviève Fraisse et sa
réflexion sur le pouvoir distinguant entre « gouverner » et « représenter » ; Françoise
Héritier et son concept de « valence différentielle des sexes » ; Nicole-Claude
Mathieu et son article fondateur « Quand céder n’est pas consentir » ; tant d’autres
encore.
Dès qu’apparaît dans le débat public un sujet polémique (parité, voile islamique,
prostitution, « mères porteuses », etc.), se font jour de nouvelles lignes de fracture
entre féministes, ou des recompositions, avec des alliances tactiques. Sans oublier
que les médias, pour des raisons politiques ou circonstancielles, donnent avec
complaisance la parole à des personnes se disant « féministes pro-sexe » pour mieux
défendre la prostitution, ou privilégient certaines féministes, comme celles du
mouvement Ni putes ni soumises, qui soutiennent des immigrées ou des
descendantes d’immigrés subissant une double oppression.
Un tel mouvement, riche de sa diversité et fonctionnant par petits groupes, n’a
rien d’un parti soucieux de cohérence, seul habilité à décerner le label et contraignant
ses membres à une discipline. Dans le féminisme, ni hiérarchie, ni doctrine, ni
dogme, et surtout pas de « Grande Cheffe bien-aimée », mais un foisonnement de
tendances, de textes, d’actions, avec quelques rares points communs — la solidarité
internationale, ou l’ironie, dont témoignent slogans et actions. [voir l’article sur les
Chiennes de garde dans ce numéro d’ANV]
ANV : Mais n’y a-t-il pas un fossé entre deux approches opposées et difficilement
conciliables du féminisme : l’une qui insiste sur l’aspect construit socialement et
culturellement des différences sexuelles - et donc de la femme -, et l’autre qui
essentialise une nature féminine ?
F.M. : En France, la grande majorité des féministes se reconnaissent dans les
analyses de Simone de Beauvoir, notamment le concept-clef de son essai
monumental Le Deuxième Sexe (1949) : « On ne naît pas femme, on le devient. » Le
« deuxième sexe », c’est l’Autre par rapport à l’homme qui, à travers l’histoire et la
philosophie, se pose en sujet et considère la femme comme un objet. Cette
hiérarchisation et l’oppression des femmes qui en résulte n’ont rien de « naturel » : ce
sont des faits socio-culturels. La conclusion de Beauvoir conserve sa pertinence : la
seule façon pour les femmes d’échapper à l’oppression masculine est l’indépendance
économique. À méditer quand on entend des femmes revendiquer d’être « mère au
foyer », c’est-à-dire de dépendre d’un homme assez riche pour les entretenir, en
oubliant les risques de divorce, de chômage ou de veuvage !
Les héritières de Beauvoir, dont la plus célèbre est Élisabeth Badinter, sont
parfois qualifiées d’« universalistes » par opposition à des féministes dites
« essentialistes », comme Sylviane Agacinski ; cette dernière tendance, très
minoritaire, est pourtant la seule connue dans les universités des États-Unis, où elle
est qualifiée de « french feminism » ! La spécificité de la grossesse, ou la réceptivité
du vagin justifient-elles la croyance en une « nature », une « essence » féminines ?
Depuis plus d’un siècle, l’alternative est ainsi posée : les femmes doivent-elles avoir
des droits égaux aux hommes parce qu’elles sont des êtres humains (tendance
universaliste ou égalitariste) ? Ou doivent-elles demander des droits spécifiques
parce qu’elles sont différentes des hommes du fait de l’enfantement
(tendance essentialiste, dite aussi naturaliste ou différentialiste) ?
En France, la situation se complique du fait que la plus médiatique des
« essentialistes », la psychanalyste Antoinette Fouque, qui exalte la grossesse et
l’accouchement comme « production de vivant », a toujours refusé le qualificatif de
« féministe » ; cofondatrice du groupe Psychanalyse et politique, des Éditions des
femmes et du groupe Alliance des femmes pour la démocratie, elle est honnie par les
autres groupes, car elle a déposé en 1979 le sigle MLF comme une marque
commerciale ; en outre, elle revendique d’avoir créé le MLF en 1968, ce qui est
falsifier l’histoire. Le nom « Mouvement de libération des femmes » ou MLF
n’apparaît dans la presse qu’après la manifestation fondatrice du 26 août 1970, où
neuf femmes déposent sous l’Arc de triomphe une gerbe à la « femme du soldat
inconnu ».
ANV : Mais alors même que le combat pour la dignité et l’égalité des femmes
requiert encore toutes nos énergies, ne trouvez-vous pas regrettable que les actrices
du mouvement féministe soient si divisées ?
F.M. : Vous savez, la diversité des féministes, les oppositions politiques, les conflits
personnels, les rivalités et même les haines : quoi de plus humain ! Après tout, les
féministes sont des hommes comme les autres ! Néanmoins, le grand public ignore
tout des tendances, courants et nuances : c’est ainsi que le concept de « genre »
(construction sociale de la différence des sexes), venu des États-Unis (gender), reste
cantonné aux milieux universitaires.
Cette méconnaissance générale s’explique, car l’histoire des droits des femmes
n’est pas enseignée. On apprend aux enfants français que le « suffrage universel » a
été obtenu en 1848, sans préciser qu’il est resté masculin pendant près d’un siècle :
qui sait que Marie Curie, scientifique de génie et deux fois prix Nobel, n’avait pas le
droit de voter, car le suffrage est devenu universel en 1944 seulement (et en 1971 en
Suisse) ? Les médias répètent les mêmes erreurs : non, les féministes n’ont jamais
brûlé leur soutien-gorge ! Enfin, dans le pays qui prétend être celui de la galanterie,
les misogynes ont toute latitude pour éructer publiquement leur haine. Si les hommes
féministes échappent à l’opprobre, c’est qu’on n’imagine même pas qu’ils puissent
exister ! Mais les femmes qui osent se dire féministes font l’objet d’attaques sur leur
physique ou leur sexualité, auxquelles échappent d’autres militantes, XXX telles les
antiracistes ou les écologistes. Traiter une féministe de « puritaine », voire de
« frustrée » ou de « mal-baisée », n’a pourtant aucun rapport avec sa demande
politique de justice et d’égalité !
ANV : Puisque vous parlez des médias, il semble y avoir un problème à ce niveau. On
sait que le rôle des femmes a été minoré dans l’histoire officielle, mais que pensezvous de la place et de la représentation des femmes dans les médias contemporains ?
F.M. : La situation française est consternante ! Les femmes continuent à être jugées
sur leur physique ou leur apparence, avec cruauté et condescendance. Que de
commentaires aussi oiseux que sexistes sur la coiffure, les vêtements ou la diction
d’une ministre, voire d’une candidate à la présidence de la République ! Ceux qui se
permettent des jugements sur le physique plus ou moins « sexy » d’une postulante à
l’embauche dans une entreprise sont-ils donc des Adonis, des arbitres des élégances ?
C’est le système « deux poids deux mesures » : aux qualités qu’on exige d’une femme
(elle doit être bonne à tout faire — l’amour, les enfants, le travail salarié payé en
moyenne 20 % de moins qu’un homme, et la tarte aux pommes), combien d’hommes
passeraient l’épreuve ! Il se double de la règle de la fausse alternative machiste, ainsi
formulée par Isabelle Alonso, seule féministe déclarée à être très présente dans les
médias : « Pile, je gagne, et face, tu perds ! » Par exemple, une femme qui assume ses
désirs est une « salope », mais celle qui refuse une invite sexuelle est une « coincée ».
ANV : La situation n’est-elle pas en train d’évoluer ?
F.M. : Avec une lenteur phénoménale ! Les médias portent au pinacle quelques
femmes, pour mieux en critiquer d’autres ou occulter leur importance. Le cas de
Simone Veil, avec la loi de 1975 qui porte son nom (loi libéralisant l’avortement,
appelé par euphémisme IVG, ou « interruption volontaire de grossesse »), est
exemplaire : ce n’est pas diminuer son courage face à des attaques indignes de
députés que d’associer son action à celles qui l’ont rendue possible — les
manifestations du MLF réclamant dès 1971 l’« avortement libre et gratuit », ou la
défense magistrale de l’avocate Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny (1972), qui se
termina par l’acquittement de l’adolescente accusée. Sans le scandale du Manifeste
signé par 343 femmes déclarant « Je me suis fait avorter » à la une du Nouvel
Observateur (5 avril 1971), sans les actions illégales du mouvement des femmes
(avortements par la méthode Karman), sans les risques pris par des médecins et des
avocates, jamais le président Giscard d’Estaing n’aurait proposé une telle loi dès son
élection !
Le temps passe, les esprits évoluent, mais les représentations de femmes dans
l’espace public en France (affiches publicitaires, couvertures de magazines) restent
d’un conformisme désolant. Toujours la primauté de l’apparence, et le diktat « Sois
belle et tais-toi ! » Un hebdomadaire fait sa « une » sur « les intellectuels français »,
avec uniquement des photos d’hommes, tandis que les publicitaires imposent leur
sexisme rétrograde, répartissant les images de femmes en « mamans » ou
« putains », utilisant des rondeurs féminines ou des allusions lourdement sexuelles
pour vendre n’importe quoi !
ANV : Parmi les différentes facettes de ce sexisme dont vous parlez, vous avez entre
autres travaillé sur la question de la prostitution. Quel rôle joue celle-ci dans notre
société ?
F.M. :La prostitution joue un rôle crucial dans notre monde dominé par la
marchandisation. Non seulement le système prostitutionnel est au fondement de la
domination masculine mais, en associant sexualité, violence et argent, il pervertit
toutes les relations entre les êtres humains.
Un gigantesque trafic de chair humaine est organisé au profit d’hommes qui
paient pour des actes sexuels, et abusent ainsi de la détresse et du dénuement de
millions de femmes et d’enfants, filles et garçons. Tant qu’on trouvera légitime que
l’argent donne accès au sexe d’êtres humains particulièrement vulnérables ; tant
qu’on acceptera que la sexualité soit utilisée, dans la prostitution comme dans la
pornographie, pour instrumentaliser et déshumaniser l’autre ; tant qu’on mettra
l’accent sur la souffrance, la solitude, les prétendus « besoins sexuels » de ceux qui
paient, plutôt que sur la dévastation des personnes prostituées, nos sociétés ne se
donneront pas les moyens d’une analyse politique de cette exploitation mondialisée.
Pendant des siècles, personne n’a contesté la légitimité de l’esclavage ; il a fini par
être critiqué dans son fondement et aboli en droit, même si la traduction dans les
faits est loin d’être achevée partout ; on pourrait aussi citer la peine de mort, ou les
châtiments corporels infligés aux enfants. Pour que le rêve d’un monde sans
prostitution puisse se réaliser, il faut qu’on prenne conscience que cette exploitation
est injustifiable, et ne provoque que des maux : ravages de toutes sortes chez les
personnes prostituées, dégradation de l’image des femmes et de la sexualité,
réduction de corps humains à l’état de marchandise et pérennisation de la
domination masculine.
ANV : Comment vous situez-vous dans l’actuel débat sur la réouverture des maisons
closes ?
F.M. : Je suis contre. L’hypocrisie entoure ce sujet, surtout en France. Des femmes
politiques (Michèle Barzach, Françoise de Panafieu, Christine Boutin et dernièrement
Chantal Brunel) ont proposé d’ouvrir des bordels légaux : ce sont donc des femmes
qui demandent l’enfermement d’autres femmes pour satisfaire les prétendus
« besoins sexuels » de certains hommes ! Pourtant, l’échec de la légalisation
allemande ou néerlandaise a démontré que la prostitution officielle ne fait diminuer
ni le viol, ni les violences, ni la prostitution clandestine ; en outre, elle donne aux
proxénètes le statut de chefs d'entreprise ! Quant aux personnes prostituées, elles
sont opposées à cette solution, qui arrange seulement les riverains des rues de
prostitution et motive donc les politiques soucieux de leur réélection !
ANV : Face à ce que vous analysez comme un échec, quelle attitude avoir contre
l’exploitation sexuelle, qui est la réalité la plus courante de la prostitution?
F.M. : La France, qui a ratifié la Convention de 1949 sur l’abolition de la
réglementation de la prostitution, est de ce fait un État abolitionniste, où la
prostitution n’est ni interdite ni réglementée ; c’est le proxénétisme qui est interdit, et
le racolage passible d’amendes. Néanmoins, depuis la loi sur la Sécurité intérieure,
votée en 2003 à l’initiative de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, des personnes
prostituées peuvent être emprisonnées pour racolage. La première a été une réfugiée
kossovare de 19 ans, condamnée à deux mois de prison ferme — démonstration que la
France est bien le pays des droits de « l’homme » : en effet, les centaines d’hommes
(au moins 20 par nuit) qui l’avaient payée pour une « pipe » ou pour « l’amour »
(pénétration vaginale), c’est-à-dire qui avaient abusé de sa détresse et de son
isolement, ont continué à dormir dans leur lit, à côté de leur femme pour la plupart
(la majorité des hommes qui paient sont mariés ou en ménage).
Que faire ? Opérer un changement radical, de point de vue et de politique. Cesser
de harceler les personnes prostituées. Leur venir en aide, et non les persécuter en
ajoutant des violences légales à celles qu’elles ont déjà subies, pour la grande
majorité, dès l’enfance, et à ce qu’elles vivent au quotidien — des actes sexuels non
désirés et répétés, et les violences qui les accompagnent.
Réprimer le proxénétisme sous toutes ses formes, des plus criminelles et
spectaculaires (les préférées des médias) aux mieux intégrées socialement, comme les
pages de petites annonces de « rencontres » dans les périodiques locaux.
Considérer le rôle de ceux pour qui ce trafic est organisé : les hommes qui paient.
Infligeant des violences de toutes sortes à des personnes vulnérables, ils abusent de
leur pouvoir, de leur argent, de leur statut de dominant. Ils doivent être sanctionnés.
Organiser une éducation sexuelle digne de ce nom, adaptée à chaque classe d’âge,
aidant à réfléchir au désir, au plaisir, à l’intime, et aussi à assimiler les notions de
responsabilité et de respect de l’autre.
Donner sa juste place à la sexualité humaine ; cesser de s’en servir pour salir ou
dominer l’autre, dans le réel ou le symbolique (par exemple, en utilisant l’insulte
« con », qui est le nom ancien du sexe féminin) ; exalter les plaisirs magnifiques
qu’apporte une sexualité pleinement humaine, fondée sur la réciprocité des désirs et
la gratuité du don.
Comment le machisme intervient-il dans la sexualité humaine ? « Les
hommes machistes séparent l’amour du désir : ils ne peuvent pas aimer la femme
qu’ils désirent (une « salope »), ni désirer celle qu’ils aiment (ils n’osent pas
proposer une fellation à leur femme, respectée en tant que la « mère de mes
enfants »). Souvent fascinés par des femmes très « sexe », ils craignent de n’être pas
« à la hauteur », et masquent leur angoisse par des insultes : celle qui aime le plaisir
est une « pute » !
Le désir et le plaisir sexuels sont accessibles seulement à une toute petite minorité
de femmes dans le monde, les autres ne pouvant imaginer de « se refuser » à un
mari qu’elles n’ont le plus souvent pas choisi. Même dans les pays riches où des
femmes ont conquis un peu de liberté sexuelle, combien osent dire NON à un rapport
sexuel qu’elles ne désirent pas et qui leur est imposé, ou à une pénétration sans
préservatif ? »[extraits condensés de : Florence Montreynaud, Bienvenue dans la
meute !, Paris, La Découverte, 2001]
ANV : La non-violence peut être définie comme la résistance active à toute forme de
violence et de domination par d’autres moyens que la violence, ou encore comme une
éthique et une méthode de résolution des conflits et d’action collective. Pensez-vous
que le féminisme entretienne des affinités avec la non-violence, sur les plans pratique
et/ou philosophique ? Lesquelles ?
F.M. : Depuis des siècles, on parle de « guerre des sexes », expression dont l’origine
est inconnue. Depuis le début du XXe siècle, on accuse les féministes de la perpétuer,
et on les taxe d’agressivité, alors qu’elles et ils demandent, par des moyens toujours
pacifiques, l’égalité et le respect. Nul ne sait qui a déclaré cette prétendue guerre,
mais force est de le constater : ce sont des femmes qui en meurent.
Le féminisme relève-t-il de la non-violence ? C’est mon avis d’historienne et de
femme engagée — il suffit de citer les grèves de la faim de suffragistes britanniques au
début du XXe siècle XXX même si certaines ont commis des violences contre des
biens —, mais puis-je répondre pour les multiples tendances du féminisme français
contemporain ? Beaucoup de militantes restent ancrées dans une culture d’extrême
gauche, avec son vocabulaire militaire : combat, conquêtes, luttes, ennemi, armes,
avant-garde, etc. Je préfère les concepts de dialogue, écoute, pédagogie, bienveillance
et amour (au sens du mot grec agape, comme l’explique Martin Luther King 1). Pour
moi, le féminisme, seule révolution pacifique de l’humanité, est une utopie, fondée
sur la justice, l’égalité et le plaisir partagé ; les féministes travaillent à un monde
meilleur, à la fois en aidant des victimes du machisme — dans un foyer sur dix, un
homme est violent avec sa femme —, en élevant le niveau de conscience politique et
en faisant preuve d’humour. Oui, un autre monde est possible, et les couples
féministes le démontrent en vivant l’égalité au quotidien.
ANV : N’y a-t-il pas aussi, parfois, une certaine violence du côté féministe ?
F.M. : Laquelle ? Ceux qui nous qualifient d’« extrémistes », ou critiquent les
prétendus « excès » des féministes sont bien incapables d’en citer un seul qui ait fait
couler le sang. Si quelques machos médiatiques ont des difficultés d’érection face à la
nouvelle assurance de femmes ayant acquis assez d’estime de soi pour pouvoir « oser
être », que pèse leur mal-être par rapport à ce qu’endurent les 2 millions de petites
filles excisées chaque année dans le monde ?
Selon la pertinente observation de l’écrivaine Benoîte Groult, « le féminisme n’a
jamais tué personne, le machisme tue tous les jours » (devise des Chiennes de garde).
Face à la violence extrême du système machiste, qui blesse, viole, torture, excise,
prostitue, assassine des femmes parce qu’elles sont des femmes, la révolution
féministe relève de la non-violence et se réfère au sens de la justice, au devoir
d’égalité et de respect entre humains. Les premières féministes ont aussi été des
défenseures des animaux et des précurseures de l’écologie, car leur respect de l’autre
ne se limite pas au genre humain.
Depuis Flora Tristan ou Hubertine Auclert, les féministes françaises en appellent,
pacifiquement et avec humour, à l’intelligence, à la raison, au droit. Alliant poésie et
politique, elles utilisent les ressources de la langue, ses jeux et ses images : ainsi, la
belle formule de Josy Thibaut pour dénoncer l’oppression spécifique des lesbiennes
— « Quand les femmes s’aiment, les hommes ne récoltent pas ». Ou cette métaphore
culinaire développée par les candidates aux élections législatives de 1978 avec le
mouvement Choisir, de Gisèle Halimi : « Certes, nous voulons la moitié du gâteau, et
ce n’est que justice, mais nous voulons en changer la recette, et donc commencer par
en discuter entre femmes et hommes. » Bon appétit !
Entretien réalisé par Guillaume GAMBLIN et François VAILLANT.
Les dessins sont de l’artiste Kolette, courriel : [email protected]
« Agape n’évoque rien de sentimental ni de foncièrement affectueux, mais
une compréhension, une bonne volonté rédemptrice envers tous les
hommes, un flot d’amour qui ne demande rien en retour. » Martin Luther
King, « Non-violence et justice raciale », 1957, in Je fais un rêve, trad. Marc
Saporta, Bayard, 1987, p. 28.
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