la langue idiote des songes. notes sur david b.

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la langue idiote des songes. notes sur david b.
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des songes. notes sur david b.
la langue idiote des songes.
notes sur david b.
par Laurent Gerbier
[Novembre 2014]
Le cadre dans lequel prend place la lecture de David B. que je voudrais proposer, c’est une réflexion
sur le rêve en tant qu’il n’est pas seulement le lieu de naissance d’un certain registre d’images, mais
aussi le lieu où s’élabore la langue première, la plus intime, celle du premier discours que l’on se
construit pour se rendre lisible à soi-même l’aventure de ces images nocturnes qui nous adviennent.
Cette langue se tient entre deux formes auxquelles elle ne s’identifie jamais parfaitement : d’un côté
elle n’est pas une pure affection primaire comme peuvent l’être les images – la langue ne me
frappe pas, ne s’impose pas à moi, ne m’est pas donnée ; le discours ne surgit pas mystérieusement
des ombres, il est produit, agencé, trafiqué par moi depuis le fond même de l’état onirique, et dans
le mouvement même par lequel je m’y arrache. D’un autre côté, la langue n’est pas non plus
interprétation, distance analytique, objectivation – les bribes de ce langage qui se forgent dans le
milieu du rêve visent la vérité, mais cette vérité n’est pas celle des descriptions cohérentes, des
inductions subtiles ni des raisonnements rigoureux. C’est une langue de l’initiation, dans laquelle
l’effort de mise en ordre du monde coïncide avec l’essai d’un apprentissage de soi-même : une
langue singulière, absolument vernaculaire, parfaitement « idiote » (en grec ancien idios signifie « ce
qui est propre, particulier, qui ne relève pas du commun »). Je voudrais creuser cette idée et la
mettre à l’épreuve.
Si je reviens vers David B. pour explorer une fois de plus les méandres qui lui permettent de circuler
entre le rêve et les mots, entre les discours et les images [1], c’est peut-être en partie parce que le
mouvement même de cette inlassable reprise finit par être analogue à une rêverie ; mais c’est aussi
et avant tout parce que David B. est un auteur qui perçoit et formule clairement son refus des deux
extrêmes de la langue onirique que je viens d’évoquer. Son esprit critique l’empêche toujours de
basculer dans une conception purement mystique de la langue onirique et, d’un autre côté,
quelque chose en lui résiste profondément aux séductions d’un discours trop rigoureusement soumis
aux ordonnancements de la raison. Cette oscillation l’oblige à se tenir dans l’entre-deux de la
langue « idiote » des rêves : la puissance proprement poétique de son langage est issue de son refus
de tomber complètement dans la fascination que le discours peut se mettre à éprouver pour luimême sous les deux formes de l’incantation mystique et du système des raisons.
Pour étudier cet « entre-deux », je voudrais repartir de l’idée de « bataille des rêves » que j’ai déjà eu
l’occasion de développer au sujet de David B., mais je voudrais cette fois la saisir à partir d’une
différence : celle que l’on peut voir se creuser entre deux de ses œuvres, L’Ascension du Haut-Mal et
Babel. Cet écart marque une transformation : de L’Ascension à Babel, les éléments du récit
semblent demeurer les mêmes, mais ils ne sont plus agencés de la même manière, ils ne présentent
plus le même ordre – et, partant, ils n’enseignent plus de la même façon les leçons des rêves et de
leurs batailles. Mais qu’est-ce que les rêves peuvent exactement nous enseigner ? En quoi David B.
se rattache-t-il à une tradition qui fait du rêve le vecteur d’un enseignement ?
Le volume est alors coupé par un interlude : deux doubles pages, intitulées Little Fafou and the King
of the World, construites à la manière du Little Nemo de McCay, racontent très directement de
quelle manière le rêve offre à David le pouvoir de saisir et de combattre le Haut-Mal. Parce qu’ils ne
constituent plus un sous-produit de la maladie, parce qu’ils lui préexistent et forgent le monde de
David avant la rencontre du Haut-Mal, les rêves peuvent endosser les conventions fantastiques de
McCay. Pourtant Winsor McCay, comme le montre très bien Jean-Christophe Menu dans sa thèse,
utilise le rêve comme un simple déclencheur : c’est une justification formelle pour autoriser la
prolifération fantastique de l’imagination graphique, mais ce n’est au fond qu’une formule, un «
prétexte », dit Menu [9]. Au contraire, chez David B. le rêve est autre chose : une pratique du récit
autobiographique, un instrument surréaliste permettant de faire coexister sur la même surface
visuelle des plans de réalité et des modalités d’énonciation hétérogènes.
Le lecteur familier de L’Ascension pourrait trouver étrange cette surprenante citation graphique qui
voit David B. se couler dans les codes de McCay, alors que les deux auteurs ont de l’onirisme un
usage tout différent. Mais en réalité ces planches elles-mêmes récusent l’étanchéité de la distinction
de Jean-Christophe Menu : le rêve n’est pas seulement un prétexte, c’est d’abord une certaine
disposition des registres visuels qui autorise toutes les proliférations, toutes les transformations et tous
les voisinages. Si David enfant peut partir en quête des armées oniriques commandées par le Roi du
monde, ces armées qui incarnent le pouvoir « second » dont il a besoin pour guérir son frère et pour
se protéger, c’est parce que le rêve donne d’abord à la page dessinée le pouvoir « premier »
d’accueillir ensemble l’armée de Gengis Khan et la silhouette de David en pyjama, ou la masse
informe de Jean-Christophe dans son lit et les silhouettes renversées, pendues au plafond, d’Achille,
de Du Guesclin et du roi Arthur. Dans cet espace que le dessin onirique rend possible il peut «
pleuvoir des héros », dans les codes de Little Nemo comme dans ceux de Little Fafou.
J’ai distingué ci-dessus le pouvoir premier (le pouvoir graphique du rêve dessiné) du pouvoir second
(le pouvoir symbolique dont le narrateur-personnage cherche à s’emparer). Mais le pouvoir second
n’est pas autre chose, dans l’ordre du récit visuel, que le pouvoir premier : le pouvoir plastique de
prolifération devient immédiatement le pouvoir des armes que fabriquent les rêves. La force
plastique de l’onirisme est en même temps la force de l’armure avec laquelle David va se défendre
– enfant comme adulte. Les rêves permettent de livrer bataille parce qu’ils offrent un espace
commun avec l’ennemi : un champ où la bataille est possible, où elle a un sens, où l’on peut
affronter démons, maladies et ennemis parce que dans cet espace-là ils sont bien forcés
d’apparaître. Les rêves offrent à David le lieu des batailles comme lieu où les choses cessent de fuir
et de s’échapper, lieu où on peut au contraire les saisir, leur donner un visage, les attraper et les
boxer.
Babel peut alors passer aux batailles : maintenant, les armes ont été fourbies, et le thème guerrier
entre en scène, en majesté, campé dans de vastes planches aux constructions ornementales
compliquées et saturées de détails. Le chapitre 5, C’est la guerre (souvenirs de guerre) offre ainsi les
images achevées des « batailles dessinées » qui occupaient David et Jean-Christophe enfants, et
que racontait en détail la première séquence du premier volume de L’Ascension. Mais désormais la
guerre ne commence plus le récit, pour n’amener qu’ensuite les images du rêve : l’ordre a été
retourné, les rêves sont premiers, la guerre n’arrive que plus tard, une fois que le dessin onirique lui a
préparé un champ de bataille – car il ne s’agit pas seulement d’articulation thématique : c’est dans
l’économie visuelle du récit que les quatre premiers chapitres de Babel préparent le lecteur à
accepter et à déchiffrer les planches foisonnantes et hiératiques qui représentent les guerres dans le
chapitre 5. L’œil du lecteur a appris, à travers les rêves, à décrypter les effets de coexistence qui se
jouent sur la surface graphique. Il peut désormais affronter les rigoureuses compositions sur la guerre,
chaque planche ordonnant ses motifs en un vaste masque mortuaire. La guerre est rendue aussi «
visible » que le Haut-Mal lui-même, projeté sur la surface commune du dessin onirique, attrapé et
saisi par ce tour de force dont les images seules sont capables.
En effet, seules les images semblent détenir ce pouvoir qui leur permet de capturer la maladie pour
la coucher, lisible et délimitée, sur l’espace de la page. C’est précisément autour de ce pouvoir que
se joue la dernière et la plus fondamentale des batailles de Babel, celle qui donne son titre à
l’entreprise inachevée de David B : le phénomène que Babel met en évidence et que L’Ascension
n’avait pas pu cerner de manière aussi nette, c’est le divorce des mots et des images. Le sixième et
dernier chapitre de Babel, Les images (réflexion), aborde précisément cette question. À partir des
images d’actualité qu’on lui interdit de voir, David réfléchit à ces images qu’on le laisse regarder : les
images des crises de son frère, pendant lesquelles le corps saisi par le Haut-Mal se tord et semble
tracer des signes dans l’espace. Ce corps qui se déforme montre un combat en cours, que les mots
manquent, et que les images seules parviennent à empoigner :
Il dessinait les figures de son mal avec sa tête, ses jambes et ses bras. Les images devenaient notre
univers. Ce que mon frère montrait à chaque malaise je le transcrivais par une scène de bataille.
Les mots avaient failli. Je dessinais pour moi bien sûr, mais à chaque bataille j’opérais mon frère
(pl. 31).
La convergence du dessin de rêve et du dessin de batailles est achevée : le Roi du monde et ses
armées, les souvenirs et les mythes, composent désormais un « Pôle de rêves et de mystères » où
David peut « refaire [ses] forces » (pl. 32). Ce « Pôle de rêves », on l’a compris, se noue dans les
images : c’est de la plasticité de la surface graphique qu’il emprunte les formes et les puissances, et
depuis cette forteresse d’images David peut dénoncer la vanité des autres langages, ceux qui n’ont
pas su saisir le Haut-Mal, garantir l’ordre du monde, et protéger sa famille : « Babel », c’est d’abord
l’emblème de l’éclatement des langues, et c’est ainsi le nom de la crise elle-même, la crise
fondatrice qui traverse toute l’expérience du Haut-Mal et sur laquelle David B. tente de revenir,
réflexivement. Babel est le nom même de l’éparpillement du langage et de sa tragique réduction à
l’impuissance. « Les mots avaient failli » (pl. 31), le verbal a échoué ; le rêve oppose à cet échec la
puissance homogène de l’espace pictural.
Mais il ne faut pas conclure trop vite au triomphe du pictural. Babel dit l’explosion, la multitude, la
polyphonie, et pas l’échec des mots. Le rêve lui-même est intégralement pénétré de verbe, et
choisir la bande dessinée pour transcrire la puissance onirique c’est choisir un mode de
fonctionnement des images qui est lui aussi constamment travaillé de mots. Si les mots ont failli,
l’image ne se borne pourtant pas à les condamner : elle les sauve, au contraire. Babel nomme la
polyphonie, c’est-à-dire le capharnaüm des outils picturaux dont les mots eux-mêmes font en
définitive pleinement partie. Dans la panoplie des armes de David, le verbal figure aux côtés du
pictural – sauvé par le pictural, transfiguré par lui, chargé de la même puissance plastique et
évocatrice. De là la fascination constante de David pour les livres et les récits, et la présence visuelle
des lettres et des mots animés, devenus personnages dans l’espace graphique. Le Haut-Mal luimême n’avait-il pas montré cette voie, lorsque le corps de Jean-Christophe se crispait pendant les
crises en hiéroglyphes compliqués, en arcanes, en proto-lettres qui ne demandaient rien d’autre,
justement, que de se faire mots ? L’espace pictural qui accueillait ces graphèmes pathologiques,
convulsifs, était le seul lieu de leur avènement au discours, de leur devenir-langage. Le dessin offre
au corps tétanisé une voix porteuse de signes. C’est l’indice de ce que dans le monde postbabélien qu’ouvre la crise, tous les signes sont bons à prendre, tous peuvent être enrôlés dans la
grande bataille : ce n’est pas seulement des images, c’est bien une « voix » iconotextuelle que
cherche le héros-narrateur. Comme tous les poètes depuis Dante, il cherche à partir de son parlar
materno, de son langage maternel, à forger la langue poétique qui sera son propre vernaculaire :
son « idiolecte », sa langue idiote, pleinement sienne et pleinement expressive. Les rêves auront été
le vecteur de cette invention poétique de la langue propre : la langue idiote des songes.
Laurent Gerbier
Notes
[1] J’ai déjà eu l’occasion de le faire à trois reprises, d’abord dans « La bataille des rêves. Babel
de David B. », 9ème art, No.13, Angoulême, 2007, p. 278 ; puis dans « La force des images : David
B. et la bataille des rêves », Papiers Nickelés. La revue de l’image populaire, No.34, 3e trimestre
2012 ; et enfin dans « L’ordre des rêves, des images aux récits », dans Th. Groensteen (dir.),
Nocturnes. Le rêve dans la bande dessinée, Angoulême-Paris, CIBDI-Citadelles & Mazenod, 2013,
p. 183-196. Je remercie Thierry Groensteen de me donner ici l’occasion de revenir, pour la
quatrième fois, creuser ce filon.
[2] Voir Aristote, « De Somno et Vigilia (Du songe et de la veille) » et « De Divinatione per somnum
(De la divination par les songes) », dans Parva Naturalia, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1951.
[3] David B., Le Livre somnambule, Cachan, Automne 67, 1994.
[4] Alors que L’Ascension semblait articuler le récit d’une manière spontanée et non calculée.
David B. lui-même dit dans une interview au fanzine Tao : « Ça se met en place d’instinct. Je n’ai
pas envie de calculer. L’Ascension du Haut-Mal c’est quelque chose que je fais spontanément »,
Tao, No.5, Caen, 2000, p. 43.
[5] Jean-Marc Ponthier, Lectures de David B., Montrouge, Éditions PLG, 2010, p. 36.
[6] Jean-Marc Ponthier, Ibid.
[7] David B., L’Ascension du Haut Mal, volume I, Paris, L’Association, 1993, p. 19.
[8] « Des médecins qui ne soignent pas ! Des parents qui ne savent pas ! Je pensais que le monde
tournait rond. On m’a trompé », pl. 13.
[9] Jean-Christophe Menu, La Bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2011, p. 87.

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