La dimension initiatique du corps dans les sociétés postmodernes

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La dimension initiatique du corps dans les sociétés postmodernes
La dimension initiatique du corps dans les sociétés postmodernes :
Imaginaire et réalité sociale.
Frédéric Vincent
Le retour du dionysiaque et l’émergence du tribalisme dans la postmodernité posent
de nouveaux enjeux, notamment en ce qui concerne la réalité sociale du corps. Le
sujet postmoderne est tout d’abord situé dans un rapport direct et complexe avec
l’imaginaire social ambiant qui est plus que jamais présent dans le monde. En effet,
le progrès technique, en plus d’avoir « hyperrationaliser la vie sociétale », a donné la
possibilité aux individus d’amplifier et de diffuser à grande vitesse les lignes multiples
de l’imaginaire : on échange des lieux et des images sur le réseau Internet, on
télécharge des musiques et des vidéos sur le téléphone portable, ou encore, on
invente des personnages virtuels pour se recréer une vie sociale (l’exemple du site
Internet « second life »). Ce n’est pas seulement l’individu qui se transforme ici à
partir de l’imaginaire social, c’est surtout le corps, qui adopte des nouvelles manières
d’être dans le monde.
La tribalisation postmoderne du corps
En plus d’être le « plus bel objet de consommation »1, le corps est devenu le lieu
privilégié de la consumation, dépassant ainsi toute logique disciplinaire qui viserait à
interdire les diverses jouissances corporelles. Le corps s’est nomadisé, et il devient
impossible aujourd’hui pour l’appareil politique d’empêcher cette nomadisation qui se
veut universelle. A ce sujet, Michel Maffesoli nous rappelle que le pouvoir politique se
méfie de tout ce qui est errant, de tout ce qui échappe au contrôle : « le pouvoir
s’emploie à ce que tout « tourne en rond ». C’est-à-dire à ce que tout soit bien
canalisé, et que rien ne puisse échapper au contrôle. […] Ce qui est mouvant
échappe, par essence, à la caméra sophistiquée du « panopticon ». Dès lors l’idéal
du pouvoir est l’immobilité absolue, dont la mort est, bien sûr, l’exemple achevé ».2 A
l’heure du tribalisme et du nomadisme, on comprend alors les difficultés du pouvoir
politique à contrôler et surtout à discipliner les corps individuels. Par contre, ce qui
est intéressant de remarquer, c’est l’influence de l’imaginaire social sur l’ensemble du
corps social. L’engouement, pour le tatouage, le piercing ou tout autre technique de
marquage corporel, est à ce titre significatif. L’individu démontre une volonté
d’affirmation et de dé-marquage, mais révèle aussi son désir de reliance. Dans La
part du diable, Michel Maffesoli montre que le corps est foncièrement reliant, et que
tout ornement du corps est prolongement du corps : « le corps tatoué, « percé »,
orné de manière voyante, en bref le corps exacerbé ne serait-ce qu’un moment dans
la recherche d’un esprit commun : celui qui me relie à l’autre ».3 En exacerbant son
corps, l’individu crée un lien unique et signifiant avec l’autre : mon corps me relie à
autrui. De plus, le marquage corporel a la particularité d’entraîner un bouleversement
des données sensorielles. Ma perception du monde varie à partir de ce que j’inscris
1
Cf. Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970.
Michel Maffesoli, Du Nomadisme.Vagabondages initiatiques, Paris, Livre de poche, 1997.
3
M. Maffesoli, La part du diable, Paris, Champs-Flammarion, 2004.
2
sur mon propre corps. « Si une femme porte une plume à son chapeau, son corps se
prolongera jusqu’à l’extrémité de la plume et, automatiquement, elle adaptera gestes
et attitudes à sa nouvelle dimension ».4 Dès que l’on prolonge la dimension
corporelle par le port d’un vêtement, d’un tatouage, d’un piercing, ou autre, le corps
se transforme, et l’individu adopte un nouveau comportement. Il y a un adage
populaire qui dit que « l’habit ne fait pas le moine ». Lacan avait suggéré de
renverser cette perspective : « l’habit fait le moine ». Ainsi, l’individu fait le choix de
porter tel ou tel vêtement, telle ou telle inscription, en fonction de sa personnalité, en
fonction de son appartenance communautaire. Dans tous les cas, l’individu se
reconnaît dans ce qu’il porte, dans tout ce qui prolonge son corps, car c’est toujours
de son corps dont il s’agit.
Le retour du désir initiatique
Dès l’instant où l’individu tente d’inscrire du sens sur son corps, il s’engage dès lors
dans une « démarche initiatique », qui traduit le désir de vivre une vie dans le sacré.
Ce concept fondamental, nous le retrouvons dans tous les types de religions, mais
aussi dans les sociétés dites primitives. Pour intégrer une tribu, le profane (celui qui
vit en dehors du sacré) doit subir des épreuves, en d’autres termes, être initié. Ces
épreuves révèlent le désir de l’homme qui se considérant « inachevé » souhaite
devenir un homme complet. Pour cela, il devra mourir à sa vie première, d’où la
première épreuve, celle de la mort symbolique. Ainsi, il renaîtra à une vie supérieure.
Il s’ensuivra des épreuves physiques, souvent douloureuses, afin que sa mutation
ontologique s’inscrive sur son corps. L’initiation implique de surcroît une mutation à la
fois ontologique et corporelle, mais aussi une rupture entre la vie profane et la vie
sacrée : « L’initié n’est pas seulement […] un « ressuscité » : il est un homme qui
sait, qui connaît les mystères, qui a eu des révélations d’ordre métaphysique ».5
Dans une même approche, le sujet postmoderne, en intégrant une tribu ou une
communauté, accepte de mettre un terme à son statut d’individu pour tendre vers un
nouveau savoir. Certes, il ne vit pas les épreuves initiatiques des sociétés primitives
de la même façon, mais il les cristallise dans ce qu’il vit au quotidien. L’individu
cherche un moyen de se désindividualiser en entreprenant une démarche initiatique
significative qui puisse indiquer la progression idéale de son être corporel.
L’image du corps initiatique
Dans La contemplation du monde, Michel Maffesoli insiste sur le fait que l’image est
devenue le moyen prédominant pour communier avec autrui : « la fonction
essentielle, que l’on peut accorder à l’image, de nos jours, est celle qui conduit au
sacré ».6 Autrement dit, l’image que l’on partage au cinéma, que l’on échange sur
Internet, révèle notre désir initiatique ; d’autant plus lorsque ces images représentent
la démarche initiatique à laquelle nous aspirons. Comment alors ne pas songer au
succès littéraire et cinématographique d’Harry Potter, ou de Stars Wars, ou encore
de la trilogie du Seigneur des anneaux. La liste est longue de tous ces succès qui
4
F. Borel, Le vêtement incarné. Les métamorphoses du corps, Paris, Calmann-Lévy/Pocket, 1998.
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.
6
Michel Maffesoli, La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris, Grasset,
1993.
5
finalement traduisent bien la présence du désir initiatique. Mais, à cela, il faut aussi
ajouter les nouvelles pratiques imaginales comme les jeux vidéo, les jeux de rôles,
ou encore les jeux de société qui ne cessent d’alimenter l’imaginaire initiatique. Le
corps se réinvente, se prolonge, se mélange avec d’autres corps dans le monde
imaginal, monde qui est fortement marqué par la présence d’un désir initiatique. Les
jeux vidéo deviennent, par exemple, le moyen d’inscrire son corps dans un monde
virtuel et de le saisir autrement. L’image que je pénètre me permet d’entrer en
communion avec moi-même (en incarnant un personnage virtuel) mais aussi avec
les autres (lorsque le personnage que j’incarne rencontre d’autres personnages) :
par l’image, je me relie à moi-même, à autrui, mais aussi au monde. Les corps ne se
touchent jamais physiquement, ils demeurent isolés, mais cela ne les empêche pas
de se relier virtuellement, et d’entrer dans une certaine transe. Etonnant paradoxe
qui n’est pas sans rappeler les pratiques rituéliques des tribus primitives où les initiés
entrent en transe à partir d’un objet imagé comme le gri-gri. Ce qu’il est nécessaire
d’admettre, c’est que le sujet postmoderne accède au domaine du sacré, entreprend
une démarche initiatique, à partir de ce qu’il vit dans le monde imaginal. Cette
manière d’être est tout à fait légitime, et s’apparente sans aucun doute à une
nouvelle façon de vivre l’initiation des sociétés primitives, l’essentiel étant de
retrouver un sens magique du monde.
Une nouvelle représentation du corps se dessine dans les sociétés postmodernes,
qui implique un ressaisissement de ce qui est déjà là, c’est-à-dire la nécessité de
prendre en considération ce qui est dans l’image, par l’image, pour l’image. La
démarche initiatique se vit désormais autrement, à partir de l’imaginaire, dans le
monde imaginal, et retranscrit l’idée majeure d’un retour aux origines tribales de
l’homme.
Bibliographie
- M. Maffesoli, La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris,
Grasset, 1993.
- M. Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Paris,
Plon, 1990.
- M. Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés
postmodernes, Paris, La table ronde, 2002.
- M. Maffesoli, La part du diable, Paris, Champs-Flammarion, 2004.
- M. Maffesoli, Du Nomadisme.Vagabondages initiatiques, Paris, Livre de poche,
1997.
- G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969
- G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1964
- J-P Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1940
- G. Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983
- G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985
- M. Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.
- F. Borel, Le vêtement incarné. Les métamorphoses du corps, Paris, CalmannLévy/Pocket, 1998.