observatoire _ Mari mai Médée

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observatoire _ Mari mai Médée
FAISCEAUX DÉCHIRÉS, PREMIERS DÉSASTRES
Commentaire dʼun projet (texte et mise en scène)
de Clyde Chabot
Intitulé 2009 – Médée(s) Variations
de Mari-Mai Corbel
Avant dʼentrer dans la création que Clyde Chabot tire de la figure de Médée, il convient de souligner le
caractère brûlant du sujet quʼelle touche. Jʼexposerais ensuite pourquoi avec « des moyens du bord », la
représentation de Médée quʼelle donne dans 2009 – Variations Médée(s) témoigne dʼune Médée
démystificatrice, qui dévoile la scène dʼun théâtre masculin. Cʼest remarquable si lʼon se souvient que la
dernière interprétation la plus pertinente qui en a été donnée, celle de Valérie Dréville et dʼAnatoli
Vassiliev avec le texte Médée-Matériau dʼHeiner Müller, laissait encore cette figure enveloppée dans son
théâtre, du coup mystifiant. Or, est-ce le sens de la petite fille du Soleil que fut Médée dʼêtre regardée en
contre-jour ? Elle nʼa rien dʼune idole. Son crime (lʼinfanticide) nʼest-il pas déchirement, cʼest-à-dire
dévoilement ? Si tant est quʼon puisse entendre malgré le réalisme obsessionnel de notre époque, comme
les mythes antiques restent des images évocatrices de mouvements intérieurs propre à lʼâme, Médée
nous lègue la sensation dʼun coup de poignard portée dans une croyance enfantine... Que ne veut-on pas
voir quʼelle nous montre avec insistance dans cette scène mentale permanente où on la voit suspendre
son geste un instant avant lʼinfanticide ? Un instant de considération dʼune perte consentie, dʼun deuil
vital pour renaître. Médée a trait au théâtre tant que le théâtre reste encore une puissance de dévoilement
et de métamorphose – petite fille du Soleil, elle ne cesse de déchirer le rideau qui masque la scène dʼun
désastre où le désir est plongé par les sociétés phallocratiques, pour jeter la pleine lumière brûlante sur la
réalité dʼun désir insupportable à la plupart. Ce nʼest pas dʼêtre trompée qui révolte Médée, mais cʼest
comment Jason se ment, lui ment, ment à sa nouvelle épouse, pour maintenir son pouvoir coûte que
coûte... Nʼappelle-t-elle pas quʼon passe de son côté éclairant en abandonnant le face-à-face médusé
avec elle ? Est-elle la terreur incarnée ? ou envahie dʼune terreur sourde venant de Jason ? Nʼest-elle pas
à elle seule un théâtre démystifiant lʼautre théâtre, celui de qui lʼa trahi pour consolider son pouvoir parmi
les hommes ? Jason la quittant pour épouser la fille du roi Créon et devenir lʼhéritier dʼun trône dans un
royaume où elle nʼest plus quʼune barbare. En définitive, sa colère doit-elle plus à la blessure du désir, ou
à son exclusion xénophobe ? En ce sens, la version de Clyde Chabot est près dʼune reconstitution
déceptive des faits, des sentiments et des attitudes, à la lumière de lʼinstant où se révèle le hiatus entre ce
que la femme a vu dans lʼhomme qui le lui a rendu aimable, et ce que ce dernier lui a caché pour entrer
dans son fantasme amoureux.
Cʼest un éclairement plus blafard quʼéblouissant. Lumière diffuse, qui laisse se découper des
silhouettes, des comportements, mais non pas lʼidée dʼune vérité définitive. Médée dans 2009 - Médée
Variations nʼa pas de nom, elle est « Elle » dans le texte, sujet décliné en trois voix : « Elle 2 » et « Elle
3 », aussi bien en quête dʼelle-même que de lʼhomme. La banalité quʼelle découvre (un fieffé menteur
doublé dʼun mauvais Don Juan) ne lui suffit pas. Elle cherche au-delà des évidences la complexité dʼune
situation amoureuse.
« Jʼai voulu te connaître, mʼapprocher de tes secrets. Jʼai ouvert leur boîte à peine scellée.
(...) Et lʼénigme nʼest plus. Ce qui a été ton énigme a été percée à jour. »
Cʼest une femme qui découvre avoir aimé nʼimporte qui, ou un inconnu qui ne sʼest pas ouvert pour
elle, à elle. Elle sʼest laissé bercer par les discours que lʼhomme faisait sur lui-même pour colmater les
brèches dans son comportement :
« Jʼétais aveuglée par mon amour pour toi.
(...)
CHOEUR MEDEE
Ton éloquence nʼa plus droit de cité. Quʼelle cesse. Ne dis plus rien. »
Clyde Chabot écrit un poème satirique et tragique, où les discours de lʼhomme et de la femme se
trouvent entendus dans un décalage. Médée et Jason, ce sont les hommes et les femmes. Dans ce
poème, cʼest une femme qui comprend que lʼhomme est prisonnier dʼun discours ou dʼun théâtre qui le
laisse opaque à lui-même. Ainsi, croyant parler de lui en propre, il ne fait que répéter un commentaire de
lʼhomme se définissant et se commentant lui-même. Quoi de plus courant en effet, quʼun homme disant
quʼil aime toutes les femmes sauf la dernière ou ceci :
« CHOEUR JASON
Mais le désir est insaisissable. On ne peut le capturer. Toujours jʼai besoin de nouveau, de sang neuf. De
conquérir. De charmer la nature, de tomber amoureux. Jʼaime, jʼaime, jʼaime la vie, le vent, la poésie, les
femmes, lʼamour, lʼart, les enfants, notre enfant. Mais je ne tʼaime plus. (...) Cʼest comme ça. On nʼy peut
rien. On nʼavançait plus. On ne se faisait plus avancer. Alors je suis tombé amoureux ailleurs. Sur un
autre continent. Je veux vivre toutes les vies. »
Mais on pourra aussi dire que les femmes en tant quʼelles tiennent un discours sur lʼhomme cèdent
elles-mêmes à ce travers masculin de discourir sur lʼautre. Peut-être pour se défendre et à défaut dʼavoir
une place dans leur discours, en tant quʼinterlocuteur, de leur renvoyer un discours où ils sont à leur tour
objet de savoir. Quand deux discours sʼaffrontent, cela donne un affrontement et non un conflit où le
dialogue permet de faire se rencontrer les parties. Il reste que cʼest un mouvement universel, inconscient
ou non, une fois lʼhistoire dʼamour terminée de cette manière, sans rencontre en définitive, dʼen vouloir
jeter les « restes » : les enfants. Même eux, quel désir de vivre peuvent-ils posséder, eux qui nʼont pas
dʼautres légendes à perpétuer que le mépris du père pour leur mère ?
La femme cosmique. Elle a tout de la star du cinéma des années 50 dans la mise en scène récente
de Marc Liebens (GRü, Genève), mais elle finit sa vie, de façon anonyme, un peu comme Greta Garbo.
Elle a fui en Inde, sur les bords du Gange. Jean Markale nous lʼapprend dans cet ouvrage sur les images
de la féminité, ouvrage aussi fondamental que méconnu, Mélusine 1. Il décrit une femme phallique, dite
« déesse-mère », à la fois blanche et noire, qui résiste à la différenciation quʼimpose le monde masculin.
Liée au monde animal et divin, elle cherche lʼamour dʼun époux pour sʼ « humaniser », cʼest-à-dire
acquérir une dignité dans la société ou une place dans le discours de lʼhomme sur elle. Insoumise et
métamorphique, elle finit par être trahie, et par revenir à son état originel. Le texte dʼHeiner Müller est
empreint de ce mythe-là. « Ni homme ni femme », y dit dʼelle-même Médée, qui apostrophe Jason : « Ah /
Que ne suis-je restée lʼanimal que jʼétais / Avant quʼun homme ne fît de moi sa femme ». Ce retour pour
Médée nʼest pas régressif, mais, dans une vision cosmique, ou grotesque 2, il signale la reprise du cycle
mort / renaissance. Si, dans dʼautres version du mythe, elle sʼenfuit sur son char vers le Soleil, il reste
cette image dʼune femme qui continue sa course vers son propre soleil, ou désir. Elle revit. Cʼest pour
continuer quʼelle tue ses enfants et la nouvelle épouse de Jason. Pour brûler le désir derrière elle, comme
une terre perdue ; pour quʼen elle, il nʼy ait plus quʼun désir cautérisé, au deuil accompli. Symboliquement,
les enfants doivent aussi renaître, cʼest-à-dire devenir dʼautres enfants, se séparer du père qui sʼest
séparé dʼeux. Médée en tuant, cède à une pulsion de vie, de libération. Elle appartient à une lignée de
personnalités douées dʼune jouissance propre. On les trouve en Asie et en Europe : de Vishnou à
Pandore, aux femmes dragons au Japon. La mythologie est universelle à ce sujet, de femmes dites à
demi animales, parfois serpentes (« femme à queue ») comme Lilith, qui, rejetées par un pouvoir
phallocratique, maudissent ce dernier. Cʼest Tamora dans Titus Andronicus de Shakespeare qui fera
manger à Titus ses enfants en pâtés, et, dans Antoine et Cléopâtre, la reine au nez légendairement
phallique qui se suicide en se faisant apporter son animal fétiche, un basilic. Le pouvoir phallocratique
1
Ed. Albin Michel poche.
Le style grotesque qui s’illustre chez Rabelais est fondé sur une sagesse des métamorphoses et
des hybridations infra humaines et semi divines.
2
chasse ces femmes qui ont une autonomie non pas de genre, mais de jouissance, de culture de la
jouissance qui passe par une écriture, une légende, une transmission.
« Le désir se lève. Son souffle partout.
A lʼintérieur aussi.
Circulation dans les veines / Reprise des flux intérieurs / Amplitude plus grande à
lʼinspiration
Ce qui était figé, coagulé, arrêté, empêché, interdit, étouffé, rétracté, immobilisé, tari,
à nouveau
va, circule, progresse, sʼouvre, sʼécoule, bouge, remue, sʼagite, sʼébranle »
Mais cette circulation dʼénergies nʼest pas centrée sur elle-même ; elle vient de lʼimaginaire que lʼhomme
éveille, imaginaire amoureux, sexuel et fantasmatique. Et dans cet imaginaire-là, lʼhomme est lui-même
doté dʼun pouvoir semblable. Mais sʼil se révèle que lʼhomme nʼa pas de souci de la femme, et que ne
lʼintéresse que de posséder le pouvoir dʼenclencher cette jouissance qui est la sienne, alors, il peut se
comporter comme un tyran. Il peut même prendre la place dans lʼimaginaire féminin dʼune mère
« mauvaise » qui refuse de nourrir son enfant ;
« Jʼaime ton amour pour moi, ton désir pour moi inassouvi ».
Car le désir de Médée est par principe source artésienne de lui-même. Il est intarissable, il ouvre un
espace imaginaire et commun qui est infini. Il nʼest pas de bonheur, de satisfaction, de possibilité même
dʼapaisement. Cʼest ce qui est insupportable à lʼhomme, en tant quʼhomme. La peur dʼun gouffre, dʼune
insatiabilité. Le monde de Médée nʼa pas peur de lʼangoisse, du manque, ou du fantasme. Cette source
de désir est chez Médée la clé de son identité métamorphique. Le propre médéen nʼest pas dʼêtre
masculin et féminin ; ça nʼest pas ça lʼoriginalité du désir médéen. Son originalité ou étrangeté pour la
société des hommes, cʼest dʼêtre autonome en sa jouissance. Car en principe, ce sont les hommes qui
possèdent le don de jouir ; le préjugé le plus partagé est que ce don est aussi lʼenvers dʼun besoin
pressant qui autorise à toucher toutes les femmes. Les femmes en face de cela doivent en quelque sorte
se garder dʼeux, et demeurer « vierges » de toute jouissance... Sinon, elles sont associées aux
prostituées... (sorcières et racoleuses... ). Avec une figure comme Médée, sexuelle et amoureuse, il y a
lʼimage quʼau contraire, une femme peut jouir et aimer ; elle peut imaginer lʼautre, devenir lʼautre, entrer en
lui, et, par cette opération, en jouir.
Cʼest que toute société phallocratique sʼorganise autour dʼune religion et dʼun régime politique qui
censurent la jouissance féminine libre ou qui lʼenfouissent dans le cadre dʼinstitutions ou de pratiques (la
prostitution), où la femme est dégradée de toute dignité citoyenne. Ces régimes masculins du pouvoir
assignent aux femmes une place annexe. Cʼest toujours au nom de la protection des femmes et des
enfants que cela se fait... Mais quand lʼordre règne pour protéger les mères protectrices des enfants, cʼest
toujours à partir dʼhommes qui sont au centre, ou de femmes masculinisées qui se glissent dans leurs
institutions et leurs pratiques. Les hommes nʼen sont certes pas heureux, cʼest même leur malheur et leur
solitude, cette position centrale, où lʼautre nʼest pas lʼinterlocuteur dʼun dialogue mais au maximum
lʼauditeur libre dʼun discours de lʼhomme sur lʼhomme. Dans la mise en scène de Clyde Chabot, ce
discours trouve sa forme dans un disque rayé, qui passe en boucle, les propos de Jason, qui ne sont pas
les siens mais ceux de tout homme se commentant lui-même en tant quʼhomme : Jʼaime la vie, lʼamour, la
poésie et les femmes, etc. Mais lʼhomme apparaît impuissant à créer un monde commun à partir dʼune
éthique (une manière de se tenir devant lʼautre), une poétique (une manière dʼéprouver et de témoigner ce
que lʼautre me fait), une esthétique (une manière de regarder lʼautre) et une politique (une organisation de
la diplomatie dans le conflit avec lʼautre) qui aillent de pair. Ainsi sʼil lʼaime lʼamour, il peut néanmoins
briser les ailes dʼun amour particulier, et piétiner en quelque instant le pauvre ange (soit lʼamour). Mais
comme dit Henri Meschonnic (notamment dans Célébration de la poésie, Verdier Poche, 2001) de ceux
qui aiment la poésie au lieu dʼen faire, le sujet du poème ou de lʼamour nʼest pas de lʼaimer, mais une
personne, une situation, et un langage qui sʼinventent en même temps.La souffrance masculine est très
souvent le sujet dʼun théâtre romantique où il est auteur, acteur et metteur en scène de lui-même. Un
théâtre fondé sur le personnage, soit sur une identité où une voix coïncide avec un corps et un pouvoir.
Un théâtre fondé aussi sur la nécessité de reconnaître immédiatement lʼautre, pour savoir à qui on a
affaire, ce qui est une démarche à la fois de police et dʼétat civil. Mais ce théâtre factice que le discours
masculin organise, nʼest quʼune pirouette pour dénier la difficulté à se lier avec lʼautre quʼest la femme par
excellence, et à sa suite, tout autre (le clandestin, lʼétranger, le fou, le sans domicile fixe, etc). Le déni
assigne néanmoins lʼautre à la place dʼun spectateur. En devenant auteur et metteur en scène de théâtre,
Clyde Chabot affirme ainsi une alternance et montre un tout autre théâtre où lʼidentité est plus complexe
que celle liée à la notion de personnage.
Espace. Dans le travail scénographique de Clyde Chabot, cʼest un espace architecturé comme un
centre vide, un carré est nettement délimité au sol, mais traversé par les actrices. Lʼhomme y reste
marginal. Il apparaît en forme dʼune voix enregistrée qui erre. Le régisseur son qui est à vue, reste
périphérique, aussi. Au fond, cʼest un paradoxe grotesque : lʼhomme se voit au centre de tout, mais en
réalité il est lʼabsent. Il rôde, il zone, il est sur les marges, en tant quʼindividu singulier. Cʼest sa réalité :
faute de pouvoir dire ce quʼil aime dʼune femme particulière, faute de ne pas sʼextraire de son discours, il
nʼa pas de place nulle part. Il est errant... Ce que dʼailleurs le discours masculin traduit en romantisme de
lʼaventure au loin sous forme de traversée du désert ou des mers, comme de voyages lointains... Ainsi,
lʼhomme chez Clyde Chabot est-il allé très au loin chercher une autre qui porte un prénom japonais...
Tout le problème du discours masculin étant que le centre en fait est non appropriable par principe ; ne
pas accepter cette inoccupation essentielle du centre, lorsquʼil se met au centre de tout, et dʼabord de luimême, au lieu dʼy accueillir lʼautre, cʼest dénier, ou éclipser un réel qui devient fantomatique. Occultation
dont la société du spectacle et du théâtre du masculin est chargée en bouchant par des images les vides,
les centres. Un peu comme les centres villes aujourdʼhui monopolisés par les boutiques et le shopping qui
cachent à quel point ils sont vides de sens. Ce centre pourtant offre la possibilité dʼun monde commun et
dʼun conflit complexe, autrement plus réjouissante que cet affrontement permanent de lʼhomme avec la
femme, sans cesse entretenu par le discours sur la femme et sur lʼhomme, (comment ils seraient par
nature, comme la femme doit supporter son infantilisation en nʼayant pas à connaître la sexualité
masculine, qui serait « sale », pour elle...). Or cet affrontement provoque le monde que lʼon a aujourdʼhui,
dans un état pitoyable. Parce que les énergies désirantes sont refoulées ou niées, afin que lʼhomme
conserve le centre et son pouvoir. Si la femme comme lʼanimal, selon Gilles Deleuze (dans les premières
pages de Mille Plateaux, Editions de Minuit) se définit par son devenir, lʼhomme lui se définit par son
discours sur lui toujours futuriste (discours scientifique, médical, philosophique, religieux, etc.). Ainsi la
politique est devenue une entreprise programmatique de destruction de lʼespace public alors que son
projet est au contraire de faire du centre, un espace commun où les conflits complexes de lʼaltérité
peuvent être négociés par le langage : où rencontrer lʼautre en tant quʼil est autre. La bonne question
concernant le centre, ainsi serait plutôt, comme que le montre lʼespace théâtral : Comment le traverse-ton ? Comment sʼy croise-t-on entre acteurs ? Que sʼy dit-on ? comment sʼy regarde-t-on ? sʼy touche-ton ?
Maintenant.
« 7 TU TENTERAS AINSI DE TOUTES TES FORCES DE REPARER LEUR ABSENCE, DE REJOUER
LE SCENARIO INITIAL AUTREMENT. TU Y PARVIENDRAS. A CE MOMENT, DʼUN COUP TU
PARTIRAS. TU AURAS ACCOMPLI TON ŒUVRE JUSQU'A SON TERME, TU AURAS TRANSFORME
CET HOMME EN ACTEUR DU SCENARIO. IL AURA REPRODUIT LA SCENE A LA PERFECTION
AVEC LA TRANSLATION PREVUE. TU ECRIRAS CETTE HISTOIRE. A TON TOUR TU EN AURAS
FINI. TU NE SAURAS PLUS TRES BIEN QUEL EST TON AGE, TON NOM. MAIS TU DECOUVRIRAS
UNE AMPLITUDE PARTICULIERE DE LʼESPACE, DANS CHAQUE RESPIRATION, DANS CHAQUE
MOT TU OU PARLé. TU ENTENDRAS LES CHANTS QUE TU NʼENTENDAIS PLUS. LES SONS QUI
ELOIGNENT TOUTE PEUR. LE ROSSIGNOL »
Si Clyde Chabot déplace la scène du drame autobiographique en prenant son sujet dans Médée, à
aucun moment, la Médée quʼelle met en scène se prend pour un mythe vivant non plus. Il nʼy a pas
coalescence entre elle et la figure poétique choisie ; sont maintenues un écart, une altérité. Médée est
lʼautre des comédiennes sur scène, qui ne vont pas lʼincarner mais incarner quelque chose dʼun rapport
entre elles et Médée, qui parle du féminin. Ainsi le texte nʼest pas « le » texte, avec son personnage et sa
tragédie, mais un matériau où « ELLE » et « LUI » prennent diversement la parole et ne sont nommés
quʼà travers des chœurs (chœur dit de Jason, chœur dit de Médée). Lʼidentité complexe prêtée par Clyde
Chabot à Médée est aussi supposée chez Jason. Cʼest très important, parce que cette identité que Médée
porte en elle, est une identité non identitaire mais métamorphique. Ici, lʼécriture porte des voix, de la
pensée, des états, qui traversent ensuite des actrices, des corps, des spectateurs. Trois femmes actrices
pour dire la femme - on peut penser ici à la trinité féminine mythique entre la guerrière, lʼhétaïre et
lʼépouse. Ici, il faut encore citer Deleuze, et même plus explicitement dans le texte, dʼune introduction à la
Présentation de Sacher-Masoch (Editions de Minuit, 1967) : « les trois femmes selon Masoch
correspondent aux trois images fondamentales de mère : la mère primitive, utérine, hétaïrique, mères des
cloaques et des marais – la mère oedipienne, image de lʼamante, celle qui entrera en rapport avec le père
sadique, soit comme victime, soit comme complice – mais entre les deux, la mère orale, mère des
steppes et grande nourrice, porteuse de mort. Cette seconde mère peut aussi bien apparaître en dernier,
puisquʼorale et muette, elle a le dernier mot. En dernier, cʼest ainsi que Freud la présente dans Le choix
des trois coffrets, conformément à de nombreux thèmes mythologiques et folkloriques : “La mère ellemême, lʼamante que lʼhomme choisit à lʼimage de celle-ci et finalement la Terre-Mère qui le reprend à
nouveau... Seule la troisième des filles du destin, la silencieuse déesse de la mort le recueillera dans ses
bras.” Mais sa vraie place est entre les deux autres, bien quʼelle soit nécessairement déplacée par une
illusion de perspective inévitable. (...) Lʼélément propre du masochisme est la mère orale – lʼidéal de
froideur, de sollicitude et de mort, entre la mère utérine et la mère oedipienne. » (p. 49-50).
Cette identité complexe du féminin est donc le siège de conflits internes, qui ne peuvent pas nourrir
une prise de parole qui fait corps avec une identité. La voix (ou la parole) vient de plus loin que la
personne ou son corps ; de même que ça la traverse, en regard dʼautres voix internes, contradictoires
peut-être entre elles. En ne se prenant pas pour soi (ou un personnage), lʼidentité féminine représentée
ainsi est dans un devenir, et dans une relation comme dans une relativité avec ce qui lui est extérieure.
Clyde Chabot nʼa ainsi pas besoin dʼactrices pour « incarner » une Médée, mais de femmes presques
ordinaires, qui sont aussi dans un rapport cocasse avec lʼidée dʼun mythe. Quand tout au début de la mise
en scène, elles sont autour du carré de jeu, avec sur une table quelques accessoires, on sent bien que le
rôle est trop grand pour elle, mais on sent aussi que cʼest là, dans cet écart, que se situe le devenir
féminin, entre la situation réelle et la capacité à sʼimaginer toute autre. Comme lʼesthétique dʼensemble
est celle des accessoires ramassés dans un grenier, on est également proche de lʼenfance et de ses jeux.
La scène parodique dʼune idole rock chantant quʼil faut continuer de vivre heureux, malgré les
déconvenues et surtout rester cool (« frais » en anglais), ramène la douleur de Médée à lʼéchelle humaine
mais aussi à échelle dʼenfant.
« Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt!: Avoir un enfant, Et se séparer, Et hop. Cʼest si simple Tu
concilies tout soudain : un espace de vie idéal, augmenté de lʼabsence de lʼautre, la présence absolue de
lʼenfant, et le temps étale, tranquille, qui sʼouvre sur lʼinfini. Tu regrettes de ne pas y avoir pensé toi-même
/
A quoi tʼétais-tu contrainte
Il sʼagirait dʼépuiser le sujet
De ne pas exagérer
De ne pas sʼoffusquer
De ne pas être réac
De ne pas envenimer les choses
De regarder autour de soi
De ne pas être naïf
Dʼaccepter lʼévidence
Dʼélargir son champ de vision (à dʼautres cultures)
De ne pas en faire un drame
Dʼen faire une comédie «
Celui qui souffre dans la femme trompée est aussi un enfant trahi. Ridicule, lamentable, infans (non
doué de parole dans lʼespace politique). Des petites choses : quelques accessoires, de la terre, de lʼeau,
des riens... des fétus, font lʼunivers féminin, mais toujours elles prennent une valeur symbolique, souvent
liée au rapport au fétiche, à la relique, au deuil.
Sans peur. De lʼenfance, vient sans doute le rêve dʼun amour éternel. Lʼamour étant ambigu. Il
est aussi une force qui cherche la protection, il est aussi la demande de bras aimants et protecteurs, voire
dʼune assurance tous risques, que cela durera toujours, quʼil nʼy aura plus à connaître le dehors hostile, la
solitude et lʼabandon... Lʼamour a une dimension apeurée qui craint la détresse. Dans la recherche
amoureuse, la peur est dʼune omniprésence (peur de perdre lʼautre, peur de lʼautre, peur de nʼêtre pas à la
hauteur). Cette peur nʼest pas à confondre avec lʼangoisse liée au désir. Lʼangoisse du désir est
connectée à la mort, à la naissance et à des forces archaïques. Cette angoisse nʼa que celle de nʼêtre
plus, car ne plus désirer, ne plus attendre, cʼest mourir. Très différente est la peur qui cherche un univers
sécurisé. En abordant ce sujet monstre simplement ; en ne choisissant pas non plus des comédiennes qui
tiendraient de monstres sacrés ou fantasques, mais des femmes presque ordinaires, Clyde Chabot brise
un sortilège. Car, ce problème de la blessure amoureuse féminine est généralement réduit soit à de
lʼhystérie, soit même à de lʼenfantillage (comment adulte peut-on ignore un de perdu dix de retrouvés !)
dʼune manière qui occulte la manière dont la honte est faite à la femme ainsi enfermée dans la douleur
dʼêtre trompée ou tout simplement mal ou pas aimée. Jason supprime Médée de sa vie, comme on efface
un document. Cʼest dʼune brutalité sans appel. Il élimine de sa vie une personne devenue en trop. Il
exerce un acte de terreur ou de contre terreur, il est une mère qui ne parle pas à son nourrisson, il est un
protecteur qui sanctionne. Mais il faut remarquer que le monde politique actuel, en tant quʼil se développe
selon un programme sécuritaire, en permanence vient couvrir les peurs des individus et se transforme en
« couveuse ». Or, précisément, dans ce monde hyper protégé, que voit-on ? Le développement des sites
Internet de rencontres sexuelles et amoureuses, comblant lʼincapacité où sont les individus aujourdʼhui de
se rencontrer normalement. La peur de lʼautre fait précisément advenir le cynisme dans les relations. Si
Jason quitte Médée, pour la fille dʼun roi, cʼest par cynisme. Cʼest aussi par peur de ce que Médée
représente pour lui, soit un devenir, une femme en devenir qui lʼappelle, lui, à entrer également dans un
devenir. Or Jason veut demeurer Jason, homme de pouvoir, fils de roi, héritier dʼun trône. Quand Jason
se commente lui-même ainsi :
CHOEUR JASON
(...) A quoi ai-je résisté finalement. A pas grand-chose
Je lʼai trompée presque depuis le début. Jʼai pris une maîtresse. Puis dʼautres. Jʼai résisté
aux putes. Pas tant que ça dʼailleurs. Finalement je suis tombé amoureux de quelquʼun
dʼautre »
...peu importe de dire si la mythomanie y cède à la canaillerie. Si tant est que lʼinfidélité ait été érigée en
système, elle nʼa eu de nécessité que pour nourrir cette phrase, sur la scène mentale dʼun théâtre
intérieur. Lʼenfermement phallocratique de Jason ne vient pas dʼune méchanceté intrinsèque, mais dʼune
peur larvée qui suinte dans toute la société et qui rend lʼautre nuisible, contagieux - et donc, la femme
pour lʼhomme. Lʼhomme craint de se féminiser. Lʼhomme situé au centre dʼune société qui lʼentretient
dans cette peur et qui en fait aussi un agent de pouvoir pour répandre cette peur. Cette peur aujourdʼhui
que la définition identitaire a pris une importance capitale, est générale. La philosophe Marie-José
Mondzain parle dʼune « phobocratie » (dans LʼHomo spectateur, 2008). Le désastre dʼun désir inexploré,
dʼun désir ramené à sa très courte définition libidinale, voire fonctionnelle (la reproduction), laisse pourrir
tout un monde de possibles, tandis que la peur augmente, préparant des paniques collectives... Au fond,
on manque de recul historique pour comprendre que la très récente émancipation des femmes dans de
très rares et minoritaires sociétés reste périlleuse pour des sociétés viscéralement patriarcales.
Pathos. On préfère avoir une image mythique de Médée, parce que lʼimage de la femme blessée,
abandonnée ou rejetée reste un repoussoir. La femme blessée sʼincrimine. Elle se cache. Elle se cherche
des fautes.
« Est-ce que je nʼétais plus assez vivante / Est-ce que je ne suis plus assez vivante, mon amour / Estce que jʼai renoncé ? »
Elle pense que le regard perdu pour elle vient de son être même. Elle nʼose pas penser que si elle a
créé son regard sur cet homme-là dʼune manière qui le lui en a donné le désir quʼelle en a eu, comme
intarissable, lui-même pourrait créer un regard sur la femme qui lui fasse le même effet...
Elle ne veut pas moraliser, elle pense que lʼéthique vient à lʼautre, par lui-même. Lʼéthique ne
sʼenseigne pas : cʼest dans la souffrance peut-être quʼelle vient à lʼesprit ou par des rites comme le théâtre
qui peuvent « passer du pathos » comme on passe en contrebande des poisons qui sont aussi des
remèdes. La femme indésirable, celle qui pleure et souffre, nʼest ainsi quʼun miroir, où le regard masculin
qui sélectionne entre bons et mauvais objets de désirs ne peut supporter de voir sa propre barbarie se
refléter. Cʼest cela qui rend lʼexpression du pathos pathologique : La nécessité de le soigner est en fait
celle de lʼenfouir, de la faire disparaître, dʼeffacer la trace, dʼétouffer ce que le regard masculin provoque.
Pour bien comprendre ici la question dont il sʼagit, un seul exemple : dans toutes les sociétés, malgré des
différences religieuses importantes, on retrouve la prostitution des femmes et des garçons pour les
hommes. Il nʼy a pas sauf de manière marginale de femmes pour payer ou consommer un autre être
sexuellement parlant. Cʼest bien la preuve que le regard masculin en tant quʼil est un discours à lui seul de
pouvoir pour faire de lʼautre un objet (et non un interlocuteur dʼune parole et dʼune rencontre) est
pathologique. Car que fait Jason, sinon consommer des femmes selon leur fonction sociale? Il sélectionne
un modèle de femme, il se satisfait en toute solitude, il peut remanger,faire la sieste, se contenter, puis se
lasser. Médée pose une question dʼéthique dans lʼamour et dans le désir. Cʼest ça qui est insupportable à
entendre. Lʼamour nʼexiste pas, pas plus que lʼamour maternel - ce que dit de façon radicale le geste
infanticide – mais il se reçoit et transmet. On sʼy initie dans lʼépreuve du désir, dans lʼépreuve de la
souffrance même que le désir surgi pour lʼautre impose. Le désir pour lʼautre surgit par effraction, dʼune
manière qui reste inexplicable et impérieuse. On ne peut pas sʼy soustraire, cʼest le principe de la passion
amoureuse, sans en dépérir. Il faut subir la passion, et pour cela, faire une place à cet autre qui la motive.
Médée fait entendre, que son sujet nʼest pas lʼintermittence du cœur mais la manière dont Jason se
débarrasse dʼelle dʼun retournement de veste.
Jason : Lui-même comme spectacle et public de son spectacle. Médée devient le signe dʼune féminité
placée devant une théâtralité autistique, qui nʼa au fond pas besoin dʼêtre regardée, sinon par Jason luimême. Jouant devant ce « quatrième mur » quʼil a fait tomber entre eux, comme une lame, sectionnant le
lien à lʼenfant. Cʼest cette douleur dʼune femme réduite à lʼimpuissance dʼune place de spectatrice qui ne
pourra pas témoigner de ce quʼelle voit, dʼune spectatrice réduite à lʼidolatrie, que Clyde Chabot cherche
non pas à mettre en scène mais à mettre au travail. Comment ce pathos féminin peut faire surgir un autre
théâtre que celui dʼun Jason castrateur ?
« DU BALAI DU BALAI
/ TU NE SAIS PAS CE QUE PEUVENT FAIRE CEUX DONT LE VISAGE EST ECRASE
DANS LA POUSSIERE
/ Jusquʼà ne plus savoir si ton sexe se trouve encore dans ton corps. Tu le cherches à la surface
de la peau, à lʼintérieur du corps. »
Lʼexclusion de la barbare, de la menace altérante est si brutale, que cette dernière ne sait plus où se
trouve sa sexualité. Cʼest ce démembrement dans la torture, dans le coup infligé à lʼautre en toute
gratuité, qui est aussi un basculement. Cʼest tout lʼintérêt de cette recherche théâtrale, à une époque où
plus que jamais le pathos est incompris, et toujours réduit à du pathologique, à de lʼanormal quʼil faut
normaliser, alors que le rapport à lʼhumain nʼest peut-être toujours quʼun rapport à la frontière, à la sortie
de lʼhumain.
Cette douleur de Médée, qui est universelle, qui est la douleur de lʼautre chassé en tant quʼautre,
douleur ou expérience propre à chacun une fois dans sa vie, Clyde Chabot cherche à la faire « passer »,
à travers un rite de deuil, à travers des actes scéniques. Dans la mise en scène, la scène avec les
masques japonais, dans une danse dʼinspiration Kathakali, rappelant ainsi les origines orientales de
Médée et son rapport à ce monde blanc et noir, a aussi quelque chose dʼenfantin. Porter un masque, cʼest
perdre son visage, le temps dʼen retrouver un autre, le temps dʼune métamorphose. Scène grotesque,
scène où les actrices jouent lʼhomme, pour retrouver lʼattente dans lʼombre du masque. Mettre en scène le
pathos comme non pas pathologique, mais comme étant lʼexpression dʼune douleur qui se cherche, qui se
fraie, qui joue aussi. Cette douleur nʼest pas une seule plainte, une seule lamentation dramatique, mais
diluée, fragmentée, ambiguë, entre rire et sérieux, entre parodie et tragédie. Divers états sont traversés,
où la douleur devient saisissante et vertigineusement privée dʼespoir et dʼautres, où elle nʼest plus la fin du
monde mais dʼun monde, où le dérisoire de la situation (tant pleurer un homme qui nʼest plus désirable de
par ce quʼil sʼest révélé être)...
Pourquoi le pathos est-il aussi peu supportable dans nos sociétés sinon quʼil fait entendre le cri quʼil
faut y étouffer, pour que tout continue ? Travailler le cri au théâtre, non pas le cri médusant et frontal, mais
transmissible, vibrant, est vital. Travailler comment le cri touche et ce quʼil touche, cʼest ce que ce poème
sur le hiatus entre la femme et lʼhomme cherche. Nous mettre en relation avec ces cris, ces larmes – et
leur mise en scène comme la recherche de lʼévocation de ces états-là – Clyde Chabot nous permet de
nous réapproprier le ressenti dʼune exclusion – quʼon soit homme ou femme dʼailleurs, telle nʼest pas la
question du spectateur, sachant que le spectateur se trouve inconsciemment à la place des enfants
sacrifiés. Car au-delà, de lʼaffrontement homme / femme, dont tout humain est héritier, la question, cʼest
quelle place à faire à ce tiers, quʼest leur héritier ?
Juin 2009.

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