En Corse, mon cher Lyside, la chasse est l`exercice général du

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En Corse, mon cher Lyside, la chasse est l`exercice général du
En Corse, mon cher Lyside, la chasse est l’exercice général du peuple…
En Corse, mon cher Lyside, la chasse est l’exercice général du peuple ; les enfans y montrent de bonne heure
l’inclination passionnée qu’ils ont pour les armes. Les jeunes gens n’ont pas atteint leur quinzième année, et ne
sont pas plus tôt libres de leurs occupations ordinaires, qu’ils se livrent passionnément à la chasse. Ils
commencent par le genre de celle qu’ils nomment la ferma ; ensuite ils s’exercent dans celui qu’on appelle
alvolo, tirer au vol ; et finalement dans la chasse du cerf et du sanglier dont il n’échappe que fort peu des pièges
qui leur sont tendus, ainsi que des lieux par où les chasseurs en embuscade les obligent de passer. Leur coup
d’œil est prompt, perçant et sûr : rarement ils tirent sans effet. Aussi, je n’exagère point, mon cher Lyside, en
vous disant que les Corses sont les premiers tireurs de l’Europe. Agiles à la course, ils marchent avec une aisance
extrême, et courent avec vélocité par les lieux âpres, montueux et inégaux, de la même manière que s’ils étaient
dans la plaine. On ne voit qu’avec surprise la promptitude et la facilité de leurs mouvemens, qui est telle, que
s’ils étaient dans une continuelle escarmouche avec l’ennemi. Lorsqu’ils ont tué un cerf, un sanglier ou un
renard, ils le portent comme en triomphe dans la commune où ils habitent ; attachant une sorte de réputation et
d’honneur aux succès qu’ils obtiennent dans de semblables circonstances : usage antique, et pratiqué jadis parmi
les Romains.
Horace parle d’un certain Gargillus, qui faisant passer, dès le matin dans la place publique une troupe de
chasseurs, avec leurs toiles, escortés de domestiques et d’une meute de chiens, pour faire voir tout cet appareil au
peuple, repassait le soir avec un mulet chargé d’un sanglier acheté tout exprès, pour faire accroire à la multitude
qu’il l’avait tué à la chasse : tant il savait celle-ci du goût des Romains.
Que vous dire, mon cher Lyside, de la musique et de la danse usitées parmi les Corses ? Pour vous en donner
quelque idée, je les distinguerai l’une et l’autre en deux espèces : l’une se pratique dans les villes ; et l’autre n’a
lieu que dans les provinces et cantons intérieurs de l’île. Dans la première, la musique vocale et instrumentale,
ainsi que la danse, ne diffèrent en rien de celles des autres villes d’Italie : quant à la seconde, ils s’y trouve de
notables différences. Les instrumens musicaux les plus ordinaires des cantons intérieurs sont d’abord la guitare,
introduite en Corse par les Sarrasins venus d’Espagne ; puis le violon et la mandoline : on n’y voit nulle part
d’instrumens à vent. Leur musique vocale n’a point, il est vrai, ces modulations tendres et sensibles, ces
cadences heureuses, ni ces accords harmonieux et sublimes qu’on remarque dans les concerts et dans les
spectacles du continent ; mais elle a un certain caractère impétueux, qui réveille les passions énergiques. Elle y
paraît tenir spécialement du dorique, et n’avoir que peu de rapports avec le phrygien et le lydien. Ne fut-il pas
même un temps où la divine musique italienne n’admettait que des cadences et des dessins gothiques.
Comme le caractère de la danse dépend toujours de celui de la musique, une fois qu’on sait la nature de cette
dernière dans les cantons intérieurs, il est aisé d’en conclure celle de la première. Cependant je vous observerai
que la danse, en Corse, dépouillée de ses cris, des contorsions et des sauts périlleux qu’on y pratique, ainsi que
dans les danses de plusieurs régions de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, est, parmi les habitans de
l’intérieur, une de celles qui sont les plus régulières chez les nations civilisées de l’Europe. Leurs contre-danses
et leurs menuets sont bien mesurés : ils forment des figures, des ronds, et des pas entremêlés d’une espèce de
sauts compliqués et difficiles, mais qui cependant s’exécutent en cadence, et qui, toujours assujétis aux règles de
la mesure, n’en expriment pas moins les plus douces affections de l’âme. En un mot, la danse en usage dans les
cantons intérieurs de la Corse, est un mélange de la grecque, de la moresque et de l’européenne.
Il en existe une effectivement qui paraît avoir eu des rapports à quelques maximes nationales. On l’appelle la
Moresca. Elle semble tenir à l’institution d’une sorte de monument unique et bien remarquable, qui est de
représenter à jamais les victoires obtenues par les peuples de la Corse sur les Sarrasins, et l’expulsion des
derniers de cette île. Elle offre, au premier coup d’œil, l’image d’un combat. D’abord les danseurs se divisent en
deux troupes, dont l’une représente l’armée des Chrétiens, et l’autre celle des Sarrasins ; puis, sortant tout-à-coup
des tentes de leurs camps respectifs, armés d’épées, et le casque en tête, ils se mettent en ordre de bataille. Les
pas, les divers mouvemens du corps, et le cliquetis des armes, sont réglés par la musique, et en suivent
respectivement et le rythme et la mesure. Cette musique et cette danse offrent un caractère comico-tragique.
Vous diriez qu’ils représentent ou les fureurs d’Oreste et ou le courroux d’Achille, ou les transports des
Ménades. Tels sont les élans de joie et de fierté qui agitent et font frémir leurs âmes. Ils se combattent en mesure,
et, pour ainsi dire, harmonieusement. Le combat se termine par faire prisonnier le roi des Sarrasins, et par
triompher complètement de lui et de toute sa bande. Chez tous les peuples, mon cher Lyside, la danse a tenu à
quelque institution importante et à quelque maxime de politique. Divers auteurs ont démontré que le menuet
d’aujourd’hui est la danse emblématique que formaient dans leurs temples les prêtres d’Apollon. La ligne
diagonale et les deux parallèles que l’on parcourt dans cette danse, pleine de graces d’ailleurs, étaient le symbole
du zodiaque : les douze signes, ainsi que les douze mois de l’année. Les Egyptiens imitaient, dans leurs danses
mystérieuses, la révolution ordinaire des astres, et faisaient ainsi contribuer leurs plaisirs mêmes à conserver
parmi eux le goût de l’astronomie. A Rome, des prêtres consacrés au culte du dieu Mars, exécutaient des danses
guerrières devant l’autel de cette divinité. Les Gaulois dansaient après la victoire, et, chez les Corses, l’espèce de
danse guerrière dont nous avons parlé ci-dessus paraît n’avoir été instituée que pour alimenter le génie
belliqueux de cette intrépide nation.
La langue italienne domine en Corse : mais, parmi le peuple, elle y est rarement parlé correctement, étant, pour
la plupart du temps, mêlée avec beaucoup de termes natifs qui en font un idiome, exclusivement propre à ce
pays. Si d’ailleurs on considère les diverses nations qui occupèrent cette île, on verra que la langue des Corses
doit être composée : 1. de l’ancienne langue des Celtes et des Celto-Galles ; 2. d’une forte teinture de phénicien,
d’étrusque et de phocéen ; 3. du punique ; 4. enfin du grec, du latin et de l’italien. Mais parce que les Corses
furent jadis bien plus intimement liés avec les Carthiginois qu’avec tout autre peuple de l’antiquité, leur langue
doit abonder en termes puniques, et faciliter une foule de recherches curieuses en ce genre.
Si maintenant qu’il est bien démontré, mon cher Lyside, que la Corse a été sujette aux incursions les plus
désolantes qui renversent et changent la face d’un pays, on n’y trouve plus de superbes monumens pour attester
quel y fut autrefois l’état des arts, on ne doit pas conclure de ceci que les arts n’y aient jamais existé, comme
quelques-uns l’ont prétendu. L’effet infaillible des incursions est de détruire tout ce qui est relatif au luxe et à la
magnificence.
ARRIGHI Giuseppe Maria, Viaggio di Licomede in Corsica, Paris, Lerouge jeune, 1806, vul. I, cap. VIII, p.
256-273.

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