Jean-Yves Leloup : réécrire l`histoire de la techno - Balises

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Jean-Yves Leloup : réécrire l`histoire de la techno - Balises
Interview
Jean-Yves Leloup : réécrire l'histoire de la techno
Publié le 16/01/2017
MUSIQUE
Il est l'un des premiers en France à avoir compris l'importance de la
techno. Dès la fin des années 1980, le critique Jean-Yves Leloup se
passionne et diffuse ce qui va devenir la dernière grande esthétique
musicale du 20e siècle. Rencontre avec un des piliers de la scène
électronique hexagonale dans le cadre de l'évènement Ground techno :
Detroit - Berlin, blues futuriste organisé par les bibliothécaires de la
Bpi, dans le cadre de la Chambre d'écho(s).
Jean-Yves, pouvez-vous vous présenter ?
Je suis journaliste, enseignant et créateur sonore. J’ai écrit plusieurs
ouvrages sur la musique électronique, dont Global tekno, Digital magma
, Musique non-stop et coordonné il y a peu le catalogue de l’exposition
ElectroSound.
Au tout début des années 1990, quand la techno et la house ont
débarqué en France, je travaillais déjà pour Radio FG, la première
station à les diffuser massivement. J’y ai rencontré les DJs pionniers
de cette période. J’ai très vite compris qu’il se passait quelque chose
d'important et que j’avais la position idéale pour observer et
promouvoir le travail de ces artistes. J’ai commencé à écrire sur la
musique mais aussi sur le son, la création sonore et plus
généralement sur les relations entre les arts visuels et la musique.
La techno a déjà 30 ans. Est-elle une
musique pop ?
C’est une musique populaire, mais qui n’est pas construite sur les
schémas de la pop et de la chanson, avec leurs couplets, vers, refrain.
C’est une musique plutôt minimaliste, basée sur la percussion, la
répétition et des accords assez denses. Elle est dédiée à la danse et à
la fête, mais aujourd’hui, alors que les fêtes et festivals n’ont jamais
été aussi nombreux, on oublie souvent qu'elle est aussi une musique
mélodieuse et spirituelle. Elle permet aussi de rêvasser, de s’évader.
La techno a rééquilibré les échanges culturels entre les pays anglosaxons et européens. La culture de la pop est dominée par l’
Angleterre et les Etats-Unis. Avec la techno et la house, tout d’un
coup, l’Allemagne, la France, la Belgique, la Hollande et les pays
scandinaves leur ont tenu la dragée haute. Ce sont des musiques
ouvertes au dialogue des cultures. La techno de Détroit, jouée par des
musiciens noirs, s’est nourrie de la musique électronique européenne
des années 1980, qui à son tour s’est nourrie de celle de Détroit.
Enfin, la techno est très liée à la culture DJ, à la création partagée.
Elle accepte l’altérité, l’altération puisqu’elle peut être mélangée,
réappropriée, transformée... Qu’il soit gravé sur vinyle ou en fichier
numérique, un morceau peut être accéléré ou ralenti sous les doigts d’
un DJ, mélangé à un autre morceau, joué quelques secondes ou
plusieurs minutes... C’est une autre approche de la notion d’autorité, d’
auteur, et même de l’œuvre.
La
techno naît à Détroit mais se développe
en Europe, notamment à Berlin. Quel lien
y a-t-il entre les deux villes ?
Juste un mot sur cette notion de techno. Ce terme a été collé à Détroit
pour promouvoir la compilation Techno ! The new dance sound of Detroit
parue en Angleterre en 1988, presque avant même que cette musique
n’existe ! Si on écoute cette compilation aujourd’hui, on dirait que c’est
de la house ! Je travaille actuellement sur l’ouvrage Techno 100 (à
paraître cette année chez Le mot et le reste) qui propose une
sélection des 100 morceaux essentiels. Parmi ceux sortis entre 1990
et 1993, beaucoup viennent de Belgique, de Hollande et d’Allemagne,
et pas seulement de Détroit. La techno européenne, beaucoup plus
martelée et bien moins rêveuse, a d’ailleurs vite triomphé sur celle de
Détroit. Dire que la techno est née à Détroit n’est pas faux, mais
Détroit n’a été qu’une étape… Il faudrait réécrire cette histoire de la
techno que des journalistes comme moi ont colportée ! C’est ce que
commencent à faire de jeunes journalistes et de jeunes chercheurs.
Pour moi, la techno, c’est un dialogue entre deux continents. Détroit et
Berlin se sont rencontrés grâce à Dimitri Hegemann, le fondateur du
club et label Tresor. Il a sorti Final cut, le premier groupe de Jeff
Mills sur son premier label, Interfisch Records. Un truc un peu martial,
un peu industriel et encore un peu maladroit ! Il a toutefois compris qu’
il se passait quelque chose d’important à Détroit. Il a donc invité ces
musiciens noirs à Berlin et les a édités sur son label. Il a même
encouragé une esthétique commune avec ce morceau, Die Kosmische
Kuriere de 3MB, avec Juan Atkins, Thomas Fehlmann et Moritz Von
Oswald. C’est un morceau emblématique de cette réunion des deux
villes : le passé prestigieux de Détroit avec le jazz, la soul de la
Motown et le garage rock, et celui de ce qu’on a appelé l'École de
Berlin, cette électro planante à la Tangerine Dream… Jeff Mills et
Blake Baxter ont fini par s’établir à Berlin, ce que fera aussi Richie
Hawtin, bien plus tard.
En parlant de Dimitri Hegemann, que
En parlant de Dimitri Hegemann, que
pensez-vous de son double projet de
mégaclub à Détroit et de musée de la
techno, le Living archive, à Berlin ?
C’est une forme de retour dans cette amitié germano-américaine qui s’
est scellée vers 1990. Le Tresor, ce sont des musiciens, des
directeurs artistiques, des gens de la scène musicale qui ont été
nourris par ces musiciens noirs américains.
Détroit et Berlin sont deux villes ayant chacune une mythologie très
forte et partagent la même poétique romantique des ruines
industrielles. Dominique Deluze l’a très bien filmée dans Universal
techno, de même que Florent Tillon dans Détroit, ville sauvage . A
Berlin, ces gigantesques espaces abandonnés ont engendré quelque
chose de positif alors qu’à Détroit, ils sont le résultat d’une crise
violente et durable. Hegemann voudrait faire à Détroit ce qu’il a fait à
Berlin avec le Kraftwerk, cette ancienne usine électrique qu’il a
reconvertie en club et label, mais aussi en espace d’expositions et
centre culturel.
Y a-t-il une techno propre à ces deux villes
?
La techno de Détroit a plusieurs timbres. Il y a déjà cette techno
rêveuse aux synthétiseurs afro-futuristes, comme les premiers
morceaux de Carl Craig et Underground Resistance. Il y a ensuite
cette techno beaucoup plus féroce d'Underground Resistance du
début des années 1990 et de Richie Hawtin sur son label +8. Une
techno non pas violente, mais énergique, portée sur les basses.
La techno de Berlin est beaucoup plus martelée, un beat très
puissant, dont l'imaginaire peut évoquer le béton de ses ruines
industrielles. Cette dureté empreinte d’un certain romantisme était
déjà présente dans le rock et la new wave berlinois : les premiers
Einstürzende Neubauten, Sprung Aus Den Wolken, Crime & the City
Solution, les premiers Nick Cave & the Bad Seeds...
Il y a eu ensuite la techno minimale de Détroit, avec Jeff Mills et
Robert Hood, différente de celle minimale de Berlin des années 2010.
Cette dernière est une très belle techno, davantage liée au design
sonore, une sorte de sculpture des sons. Aujourd’hui, la berlinoise est
redevenue plus martelée tout en intégrant des drones et des nappes
ambient. Détroit fait moins école aujourd’hui, c’est plus une collection
de singularités et d’artistes partant dans des directions différentes.
Les
hommes et la techno, certes. Mais les
femmes ?
Depuis ses débuts dans les années 1980, la techno, et plus
globalement la dance music, a été très largement dominée par les
producteurs et les DJs masculins, le public des raves du début a
même parfois été très masculin. Ce n’est que depuis les années 2010
que la scène est beaucoup plus mixte dans les productions et le
public. Les femmes continuent cependant à avoir moins de notoriété
et les programmateurs des festivals ne font pas toujours beaucoup d’
efforts.
Là encore, ces dernières années, l’histoire des femmes dans la
musique électronique a été retravaillée. J’ai moi-même écrit l’article
Computer Grrrls. Il y a eu beaucoup de pionnières comme Cosey Fanni
Tutti, Gudrun Gut ou Maggy Payne, mais elles n’ont pas eu des
carrières aussi longues que leurs collègues masculins. Aujourd’hui, je
pense à des talents confirmés comme AGF, Chloé, Ellen Allien, Gayle
San ou encore Cassy, mais aussi à ceux moins connus, comme Holly
Herndon, Dasha Rush, C.A.R…
Pour les jeunes femmes qui se lancent, c’est important d’avoir des
modèles. En 2000, quand je demandais à Miss Kittin ou AGF quels
étaient leurs modèles, c’était Björk ou Madonna. Madonna n’était d’
ailleurs pas tant un modèle musical qu’un modèle de gestion de
carrière, de posture. Aujourd’hui, les jeunes femmes ont désormais
des modèles musicaux féminins vers qui se projeter. Quant à la
technologie, l’imaginaire commun la rattache plutôt aux hommes : c’
est un problème qu’on retrouve finalement un peu partout, dans les
sciences, dans la politique, dans la société.
Voyez-vous émerger de nouvelles
mouvances ?
Oui, même si elles sont moins faciles à identifier que celles de la
scène des années 1990. Elles ne sont plus propres à un genre de
musique. Aujourd’hui, il y a une esthétique très ambient, très
vaporeuse, notamment dans le rap, dont PNL est emblématique, et
dans ce qu’on a pu appeler l’ Internet wave. Ces très jeunes
musiciens découverts sur le web mélangent la naïveté sucrée du r’n’b
avec les expérimentations savantes de l’ electronica à la Boards of
Canada.
L’idée d’innovation est également liée à la médiatisation de la
musique. Au cours des vingt-cinq dernières années, les grands
réseaux radio ou télévisés n’ont pratiquement jamais passé de techno.
Aujourd’hui, c’est une musique qui paraîtra neuve aux oreilles d’un
ado qui n’a jamais eu l’occasion d’en écouter sur Skyrock, Fun Radio
ou I-télé. S’il est un peu passionné, il peut vite devenir érudit grâce à
YouTube.
Les gens de ma génération, qui ont une quarantaine d’années, ont
vécu dans l’utopie du renouvellement permanent de la musique
populaire, du rock n’roll des années 1950 à la techno des années
1990. Tous les cinq ans, on passait à une nouvelle étape, du rock des
sixties au rock psychédélique des années 1970, puis au punk, puis à
la new wave, au mainstream des années 1980, à la disco, à l’indus, à
la house... La techno, c’était une forme de renouvellement naturel de
ces musiques populaires. Les choses se sont accélérées dans les
années 1990, quand la house et la techno se sont scindées en une
multitude de tendances. C’est au début des années 2000 que les
choses ont commencé à stagner, tout au moins d’un point de vue
formel.
En parlant de retour vers le futur,
comment analysez-vous le retour du
disque vinyle ?
Il peut y avoir un phénomène de mode ou d'imitation, mais je pense
que le vinyle offre une matérialité que l’ordinateur a confisquée.
Aujourd’hui, on fait tout avec un écran et une souris, on écoute de la
musique, on peut même draguer… On a pourtant besoin d’autres
objets pour incarner nos goûts et sensations. En termes de design du
quotidien, on a besoin de différents objets ayant différentes formes et
fonctionnalités. Une platine, un vinyle, ce sont des objets relativement
beaux, il y a une grande pochette, des informations, on peut s’y
projeter plus facilement que dans une minuscule image pixelisée. C’
est une manière de sortir de la dictature de l’ordinateur !
Propos recueillis par Aymeric Bôle-Richard et Arnaud Lentz, Bpi.
Auteur
:
Aymeric Bôle-Richard
CC BY-SA 3.0 FR
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:
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leur carrière en 1992 avec leur propre
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musique expérimentale, de la musique
concrète, de l'ambient et de l'électro.
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