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CORPS, SPORT ET SOUFFRANCE :
L’ACCOUCHEMENT EST-IL UN EXPLOIT
SPORTIF ?
Eliane Perrin
Dr en sociologie
Haute École de Santé, Genève
Unité de Psychiatrie de liaison
Département de psychiatrie (HUG)
Journée scientifique
Quel sens revêt la douleur de l’accouchement ?
Auditoire du CMU Genève
6 novembre 2006
Comparaison entre les résultats d’une étude sur
CORPS, SPORT, SOUFFRANCE
L'exemple du jogging
basée sur l’analyse de contenu de 24 numéros
de la revue française Jogging International
(1992 et 1993)
Article paru dans la Revue Suisse de Sociologie,
Vol. 21, No 3, 1995
et les douleurs de l’accouchement
Question de départ (étude sport)
Comment expliquer qu'autant d'individus,
dans nos sociétés occidentales
développées, s'imposent en toute liberté
des souffrances physiques et
mentales intenses
par le biais de pratiques physiques et
sportives notamment ?
Pourquoi se font-ils souffrir ainsi ?
Questions concernant
l’accouchement
 Pourquoi souffrir lors de l’accouchement?
 Pourquoi refuser la péridurale ?
 Que penser du choix libre - en dehors de
toute indication médicale - de la
césarienne, dite "césarienne de confort" ?
Rappel :
La douleur et la souffrance sont

insupportables lorsqu’elles sont imposées aux
individus par d’autres individus (agressions,
accidents) ou par un système politique ou social
(torture, privation, exclusion)

beaucoup mieux supportées lorsqu’elles sont
provoquées volontairement et vécues comme
contrôlables (activités sportives)

vécues diversement lorsqu’elles sont liées à une
affection, une maladie ou une intervention
chirurgicale et prises en charge par des soignants
Questions concernant
l’accouchement
 Les douleurs de l’accouchement ne
sont pas imposées, sauf en cas de viol
(ex. des guerres en ex-Yougoslavie)
 L’accouchement n’est pas "volontaire“,
c’est la grossesse qui l’est en principe.
Ensuite les femmes n’ont plus le choix:
il faut accoucher.
Questions concernant
l’accouchement
 Les sportifs peuvent ne pas participer à
une compétition s’ils ne sont pas en
forme ce jour-là. Les parturientes n’ont
pas ce choix.
Questions concernant
l’accouchement
 Les sportifs peuvent s’entraîner
dans des conditions quasi réelles.
 La préparation à la naissance
n’est pas du tout comparable.
Questions concernant
l’accouchement
 Les sportifs peuvent abandonner au
milieu d’une compétition. Les
parturientes n’ont pas ce choix.
 Les douleurs de l’accouchement sontelles contrôlables ? Pas totalement.
 La qualité de la prise en charge de la
douleur par les soignants peut modifier
considérablement la situation.
Rappel :
On distingue habituellement
 La douleur liée aux blessures, aux
accidents et aux maladies engendrant des
souffrances physiques plus ou moins
intenses et durables («pain» en anglais)
 La souffrance qui correspond à une
sensation douloureuse plus globale,
accompagnant le plus souvent les
atteintes corporelles, mais pouvant
survenir même en leur absence
(«suffering» en anglais)
Et on a tendance à penser que
 Toute douleur physique
s’accompagne d’une souffrance
psychique (somato-psychique)
 Toute souffrance psychique risque
d’engendrer des maladies et des
souffrances physiques (somatisation)
Questions concernant
l’accouchement
 Les sportifs, comme les parturientes,
peuvent souffrir de douleurs physiques et
psychologiques
 Les deux pratiques peuvent engendrer
des souffrances physiques et
psychologiques ultérieures (séquelles)
Souffrir, une des motivations pour
faire du sport ?
Non !
On fait du sport
pour la santé
pour la forme
pour le plaisir
Souffrir, une des motivations
pour faire un enfant ?
Non !
On fait un enfant
par amour
par désir
pour le plaisir
En revanche, le thème de la souffrance
apparaît au détour d'interviews
de champions ou de récits de pratiques
Ex: Un marathonien répond à un journaliste
qui lui demande: « Dans quel domaine
pouvez-vous encore progresser ? »
« Même si je sais souffrir, je n'arrive pas
encore à me faire assez mal, tant à
l'entraînement qu'en compétition.(...)
A l'arrivée de certains marathons, j'ai vu
des gars à genoux, à l'agonie, qui
mettaient trois jours à récupérer. Moi au
bout de trente minutes, c'est fait. Je ne sais
pas encore assez me rentrer dedans, me
faire mal. Je fais peut-être un peu trop
dans la facilité. Tout cela se travaille.
C'est un apprentissage. (...) »
Et toutes les mères parlent
des douleurs de
l’accouchement
supportables pour les unes,
insupportables pour les autres
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ?
 La souffrance, présence du corps
"Se défouler", "se défoncer",
"se vider", "se donner", "s'éclater " …
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 La souffrance, présence du corps
Sans aucun doute mais avec un
sens différent
" fin des douleurs"
" soulagement"
" délivrance "
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 La souffrance du lendemain,
attestation de l'effort
Preuve que l'on a bien travaillé. Les
courbatures donnent bonne conscience
au coureur, montrant qu'il a réellement fait
un effort, qu'il est allé au bout, voire audelà de ses limites physiques et
mentales.
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 La souffrance du lendemain,
attestation de l'effort
Faut-il avoir souffert comme sa mère,
sa grand-mère, sa sœur, sa belle-sœur
(compétition entre femmes) pour avoir
bonne conscience, être une bonne
mère, une " vraie " mère ?
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 La souffrance, preuve de la
capacité à dominer son corps
Preuve de la force de caractère du
coureur, de sa toute-puissance sur son
corps, une victoire sur soi-même, de
l’esprit sur le corps.
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 La souffrance, preuve de la
capacité à dominer son corps
Accoucher dans la douleur est-il une
preuve de toute-puissance sur son
corps ? De victoire sur soi-même ? De
domination de l’esprit sur le corps ?
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 « Le marathon fonctionne aux deux V
(Voltarène - un médicament antiinflammatoire - et Volonté) »
(Segalen, 1994)
 « Loin de la fuir comme l'homme du
commun, le sportif appelle la douleur
comme une matière première de l'oeuvre
qu'il réalise avec son corps »
(Le Breton, 1995)
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 Anti-douleur ou volonté ?
 Anti-douleurs et volonté ?
 Volonté ou lâcher prise, laisser aller ?
 Anti-douleurs ou lâcher prise ?
 Anti-douleurs et lâcher prise ?
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 La souffrance, prévention et
garantie de santé pour l'avenir
Il faut souffrir jeune pour vieillir en forme
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 L’accouchement n’est pas bon
pour la santé… Mais dans la vie,
il y a d’autres motivations…
 Autrefois, les enfants étaient une
garantie pour l'avenir, une
“assurance vieillesse“…
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)

La souffrance, rédemption des
péchés de la chair
La souffrance est une rédemption des
péchés de la chair, un acte par lequel on
rachète le droit de recommencer à pécher
(ici: fumer, boire, manger trop)
« Deux motivations se rejoignent dans
l'offrande de douleur : le perfectionnement
moral et la quête du salut » (Le Breton, 1995)
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 La souffrance de l’accouchement,
rédemption des péchés de la chair ?
Mais quels péchés de la chair ?
Le prix de la sexualité ?
Le prix de la jouissance et du plaisir sexuel ?
(C’est le sens qui était donné, en des temps chez
nous révolus, aux douleurs de l’avortement…)
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 La souffrance, dépassement
symbolique de la mort
Au mur des 27 km. lors d'un marathon, le
coureur a l'impression qu'il va mourir. Il
trouve un deuxième souffle grâce à la
production d'endorphine et termine sa course.
Il a dépassé la mort, il a été plus fort qu'elle.
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 La souffrance, dépassement
symbolique de la mort
Ou victoire de la vie sur la mort ?
L’accouchement est un moment très
dangereux dans la vie des femmes. Elles
savent qu’elles risquent de mourir, tout
comme l’enfant à naître.
L’angoisse de mort est toujours présente
même si on en parle pas.
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 La souffrance spectaculaire,
reconnaissance sociale du courage
Les coureurs s'entraînent et s'inscrivent très
fréquemment à leur premier marathon à la
suite d'un pari avec des proches.
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
La souffrance spectaculaire,
reconnaissance sociale du courage
L’accouchement un spectacle ? Une mise
en scène de l’héroïsme des femmes ?
Que penser de l’encouragement des pères,
des proches à être présents dans la salle
d’accouchement ?
Fin de la naissance, secret des femmes ?
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 Courir "utile" ou souffrir pour de bonnes
causes
Les organisateurs proposent aux coureurs
des marathons ou des courses contre le
Sida, le cancer, pour des chiens d'aveugles,
des fauteuils pour handicapés, etc.
Ou des objectifs humanitaires (par ex. courir
pour Amnesty International). Ou des causes
plus générales comme la Liberté, la Paix,
l'Europe.
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 Accoucher "utile" ou souffrir pour de
bonnes causes
Pas besoin de causes supplémentaires:
la souffrance de l’accouchement est
indiscutablement utile pour la survie de
l’espèce et de l’humanité…
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 « L'idée se développe maintenant, comme
il est dit de façon directe, qu'il ne faut pas
"courir idiot": c'est la gratuité même de
l'effort physique qui est remise en cause et
au-delà de la breloque que chacun
remporte, ou simplement du bien-être qu'il
a pu tirer de la course, se répand l'idée
que ce sport peut servir »
(Segalen, 1994)
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 L’accouchement n’est que rarement
un effort "gratuit" puisqu’il y a le plus
souvent un ou plusieurs enfants à
l’arrivée.
 Lorsque l’enfant est mort-né, l’effort
est dramatique.
Quels sens attribuer à la
souffrance sportive ? (suite)
 « L'effort de l'homme, sa
souffrance doivent susciter la
générosité du public »
(Segalen, 1994)
Quels sens attribuer à la
souffrance de l’accouchement ?
 La souffrance de l’accouchement, si elle
n’est pas récompensée par des breloques
sportives ou des médailles militaires, est
récompensée symboliquement par de
l’admiration, de la considération, du
respect, de la reconnaissance sociale
(statut de vraie mère). Et des fleurs, des
cadeaux…
Conclusions
Nos sociétés sont à cheval sur
deux cultures

La culture judéo chrétienne qui voit dans la
souffrance une rédemption des péchés.

Une culture scientifique qui vise à
éradiquer la douleur et la souffrance
considérées comme inutiles et néfastes
(pour un hôpital sans douleur)
Conclusions (suite)
 Dans l’hôpital idéal, dès qu'une
douleur nous assaille, un médicament
devrait être proposé pour l'anéantir.
 Les seuils de tolérance semblent
avoir généralement diminué.
 Idéalement, la douleur ne devrait plus
exister.
Conclusions (suite)

Moins nous faisons l'expérience de la
douleur et de la souffrance, plus nous les
craignons, plus elles sont source
d'angoisse. Comment exorciser l'angoisse
si ce n'est en l'affrontant délibérément ?

La souffrance devient supportable, voire
même jouissive, lorsqu'elle a été librement
choisie par les sportifs, qu'ils la maîtrisent
et qu'ils y mettent du sens : elle n'est plus à
leurs yeux ni absurde ni injuste.
Conclusions (suite)
 Le choix d’accoucher dans la douleur, si
elle n’est pas terrorisante, peut être une
occasion de tester son rapport à la
douleur dans un contexte sécurisant et
de calmer son angoisse.
 Si la douleur est terrorisante, elle est
traumatisante et inacceptable lorsqu’on a
les moyens de l’éviter .
Conclusions (suite)

Le choix du type d’accouchement, du
recours ou non à la péridurale,
dépend des références culturelles et
sociales des femmes, du sens
qu’elles donnent à la douleur et à la
souffrance (jugées utiles ou inutiles)

Ce choix doit être respecté.
Conclusions (fin)
 L’accouchement est toujours un
exploit, une véritable épreuve.
 Mais il n’est pas un exploit au
sens sportif du terme (compétition
et jeux olympiques…)
Et quelques livres…
•
David LE BRETON Anthropologie de la
douleur, Éditions Métailié, Paris, 1995
•
Roselyne REY Histoire de la douleur.
Éditions de la Découverte, Paris, 1993
•
Martine SEGALEN Les enfants d'Achille et
de Nike. Éditions Métailié, Paris, 1994
Paul FOURNEL Les athlètes dans leur tête.
Editions du Seuil, coll. Points, Paris, 1994
•