Respect et transdisciplinarité

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Respect et transdisciplinarité
RESPECT ET TRANSDISCIPLINARITE
Andreu SOLE – Sociologue, Professeur HEC
Andreu SOLE
Je suis chercheur, sociologue de formation. Je précise tout de suite que je suis sorti de la sociologie,
dans les deux sens de ce terme car j’en suis issu et je l’ai aussi quittée ce qui ne sera pas sans
incidence sur les propos que je vais tenir.
Si je suis ici, c’est sans doute parce que je crois que la transdisciplinarité est une nécessité non
seulement intellectuelle mais aussi morale. Je ne suis pas de ceux qui rejettent cette vieille notion de
morale, au contraire. J’aimerais aussi dire, à ce sujet, à quel point je me méfie du terme d’éthique
quand je vois les ravages qu’il peut produire notamment à HEC, une école où j’enseigne.
En guise d’introduction de mon propos, je vais vous faire part d’une rencontre qui m’a marqué, peut-être
même décontenancé. Cet événement survint il y a trois ans. Je reçois à mon bureau un appel de
quelqu’un que je ne connaissais pas, qui me dit avoir entendu parler de mes travaux et qu’ils recoupent
ses préoccupations. Il me propose que nous nous rencontrions, en me demandant si j’aimerais voir des
indiens.
Qui n’a pas rêvé un jour de voir des indiens, de vrais indiens ? Dans l’impossibilité de refuser j’accepte.
Il me donne rendez-vous quelques jours plus tard à 8h30 dans un appartement parisien, en
m’expliquant que d’autres personnes (historiens, anthropologues…) assisteront également à cette
rencontre. Aimant être à l ‘heure, même si je sais qu’à Paris cela signifie être systématiquement en
avance, j’arrive à l’endroit convenu à 8h30 précises. Une dame, qui semble très occupée, m’accueille et
me propose d’attendre dans le salon.
Lorsque je passe l’entrée du salon, je vois que deux indiens sont déjà là assis dans le canapé …
habillés comme des indiens. Et là, que fais-je ? Je leur dis bonjour, mais comment ? Je suis perdu,
démonté, décontenancé. Je ne sais comment présenter mes respects quand je me retrouve subitement
face quelqu’un qui vient d’un autre monde. Je les regarde, tout en demandant si cela se fait de les
regarder fixement dans les yeux car je sais qu’il y a des mondes où on ne se regarde pas de cette
façon, aussi directement. Ils me regardent aussi, et en m’asseyant sur une chaise qui se trouvait à
proximité je leur adresse, hésitant, un « hola » en espagnol.
Je suis là et j’attends que la civilisation arrive, car elle était en retard. Quand mes collègues arrivent, ils
sont en groupe ce qui leur simplifie singulièrement la tâche : certains serrent la main aux indiens,
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d’autres les embrassent. J’avais le sentiment, vu de l’extérieur, qu’ils n’avaient pas la retenue et la
réserve qui s’imposaient. Je ne parle de mon comportement qui était idiot, mais de réserve et de
retenue qui sont une forme de respect. Mais peut-être est-ce dû à une habitude des blancs qui ont
toujours débarqué chez les autres en groupe, avec quelques canons, et n’ont donc jamais ressenti cette
sensation où vous êtes seul face à un autre monde. Ce qui n’est pas du tout la même chose.
Une fois la « civilisation » arrivée, nous passons à table et après le dîner nous nous retrouvons tous
autour des deux indiens, à nouveau dans le salon où ils reprennent leur canapé alors que nous
sommes assis en tailleur face à eux. Les indiens ne sont pas ceux qu’on croit forcément !
La personne qui m’avait invitée me dit qu’étant arrivé en premier j’ai l’honneur de poser les deux
premières questions que je souhaite aux indiens, et chacun a ensuite eu le droit de poser également
ses deux questions. Je n’y avais pas pensé, je dois réfléchir (je reviendrai sur cette absolue nécessité
de réfléchir en toutes circonstances aujourd’hui) et je leur demande rapidement ce qui les a le plus
surpris depuis qu’ils sont arrivés en Europe. A peine posée, je me rends compte de l’absurdité de ma
question … malgré tous les livres de sociologie et d’anthropologie que j’ai pu lire, mais on peut se
demander ce que valent la culture et les connaissances face à ce type de situation. J’attends la réponse
de ces deux indiens, dont il faut préciser que l’un est shaman et l’autre aide-shaman. J’avais aussi lu
des livres au sujet des shaman mais cela ne m’a pas aidé à prévoir ce qui allait se passer. Après
traduction de ma question en Kogi par l’aide-shaman, ce qui prend tout de même sept minutes,
intervient un long moment de silence de seize minutes. Nous attendons, les blancs attendent, et sa
réponse est la suivante : « les tunnels » !
J’ai le droit à une deuxième question. Je réfléchis moins et lui demande ce qu’il a fait dans cet
appartement qu’il ne ferait pas chez lui. La réponse, un peu moins longue à venir, est : « changer de
chaise ».
Notre constat est que nous ne comprenons rien à ces humains. Même s’ils se moquaient peut-être un
peu de nous, leurs réponses étaient très sérieuses. Que faisons-nous lorsque, malgré notre culture,
nous ne comprenons rien à d’autres humains ?
Aussi, le lendemain matin je me mets à mon travail de chercheur, c’est à dire que je tente de
comprendre et d’expliquer grâce à mes connaissances, mes lectures… Je fais un effort sincère, ne
serait-ce que pour comprendre ce qui m’est arrivé, mais l’égoïsme ne suffit pas et je suis littéralement
perdu. Me vient en revanche une image de vélo, j’ai l’impression d’être tombé de vélo comme quand
j’étais enfant. Et je me laisse aller dans cette métaphore vélocipédique : de quel vélo suis-je tombé,
pourquoi pédalons-nous aussi fort pendant toute notre vie et de façon toujours plus rapide ?
Je réalise que je suis perdu parce que j’ai rencontré un autre monde. J’ai rencontré physiquement cet
autre monde, et non pas intellectuellement comme dans les livres d’ethnologie.
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Qu’est-ce qu’un monde ? C’est justement sur cette question que je travaille principalement.
Vous sentez bien que les réflexions économiques, sociologiques ou encore psychologiques, si elle sont
intéressantes et nécessaires, ne sont pas pour autant de nature à répondre à cette question. Cette
question traverse et dépasse toutes les disciplines réunies, elle est transdisciplinaire dans le sens où
elle va à travers et au-delà de toutes les disciplines. Il s’agit tout simplement d’une question qui touche
à l’essence de l’homme.
Dans mes réflexions sur la question du monde et celle indissociable de l’humain, puisque je m’intéresse
au monde humain, je ne prétends pas avoir trouvé « la » réponse. Je vais donc juste vous présenter la
théorie, non pas sociologique mais transdisciplinaire, que je tire de mes travaux de recherche. Sa
transdisciplinarité ne rend pas cette théorie supérieure ou plus intelligente, mais différente.
De façon très schématique, l’idée centrale de ma théorie est la suivante : un monde est un ensemble de
possibles et d’impossibles, ceux que se sont créés et que partagent les personnes qui peuplent ce
monde.
Pour l’illustrer et la rendre plus concrète je vous propose de revenir sur mon expérience avec les Kogis.
Quand le shaman me répond que ce qui l’a le plus étonné ce sont les tunnels, que veut-il me dire par
rapport à son monde ? Il m’explique en fait que pour un Kogi il est inconcevable de faire des trous dans
la terre parce que pour eux la terre c’est la mère, pas seulement au sens métaphorique mais au sens
premier du terme. La terre c’est la « mama pacha », c’est la mère, et on ne fait pas des trous à sa
mère ! La terre c’est la mère parce que c’est ce qui leur permet de vivre. Voir des humains faire des
trous dans la terre, pour eux c’est une folie, mais ils le disent avec élégance.
En ce qui concerne le fait de changer de chaise, j’ai mieux compris de quoi cela retournait lorsque je me
suis moi-même rendu chez les Kogi. Ils ne vivent pas en village mais dispersés, à deux ou trois jours
les uns des autres. Lorsqu’ils veulent se voir ils doivent donc beaucoup marcher et ils ne sont jamais
pressés : ils ne pédalent pas très forts sur leur vélo et celui-ci a à peu près 3 500 ans, pour reprendre
cette image vélocipédique. Ils se réunissent quand ils ont des décisions à prendre en commun, car chez
eux il n’y pas de chef, aucun Kogi n’obéira jamais à un autre Kogi. Dans ces réunions, la première
chose qu’ils font est de s’asseoir en cercle, dans lequel chaque membre de la communauté a sa place
marquée par deux pierres. Quand un nouveau Kogi va naître le shaman lui prépare déjà sa place dans
le cercle, qui lui sera attribuée de façon définitive et qu’il le veuille ou non, sans jamais avoir à changer
de place. Il ne viendra jamais à un Kogi l’idée de prendre la place d’un autre ou d’exclure quelqu’un de
sa place, quoi qu’il ait fait : j’ai vu des homosexuels, j’ai vu un handicapé moteur et un handicapé
mental, ils doivent tous d’abord commencer par s’asseoir sur leurs pierres.
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Pour conclure sur cette rencontre avec les Kogi je voudrais vous préciser que je ne m’intéresse pas à
eux par goût pour l’exotisme, ni parce que je pense qu’il faille les singer puisque je ne pense pas qu’il
existe un âge d’or derrière ou devant nous … même si je n’en conclus pas qu’il soit satisfaisant
d’accepter ce monde. Je m’intéresse aux Kogis car nous avons besoin d’eux pour savoir qui nous
sommes.
En effet nous ne voyons pas nous-mêmes notre monde, nos possibles et nos impossibles, puisque cela
constitue notre bocal. Demandez à un poisson rouge s’il peut percevoir son propre bocal, car nous
sommes comme des poissons jour dans notre bocal. Et ce bocal, pour nous rassurer, nous l’avons
qualifié de monde moderne.
Donc, pour comprendre ce qu’est notre bocal il faut rencontrer d’autres humains qui sont dans d’autres
bocaux. En d’autres termes, la démarche du chercheur consiste à pratiquer le détour pour comprendre
qui nous sommes et nous assumer enfin. Il ne s’agit pas là de comparer les mondes, ça serait une
imbécillité intellectuelle de chercher à comparer le monde Kogi et le monde moderne. On peut en
revanche contraster ces mondes, comme le font les peintres depuis le XVIIème siècle avec les couleurs
pour construire leur tableau. Mais l’activité du contraste est très difficile pour l’homme moderne, j’y
reviendrai plus tard.
Nous avons que dans notre monde, par contraste avec celui des Kogi, il nous est impossible de ne pas
toujours à voyager plus vite, plus loin et plus confortablement. Et lorsqu’on a tenté d’expliquer au
shaman pourquoi nous faisions des trous dans la terre, il nous a alors demandé, depuis la référence à
son monde et sans arrogance, jusqu’où nous voulions aller vite. Et bien entendu nous n’avons pas su
qui répondre.
En ce qui concerne la chaise, que comprenons-nous de nous-mêmes ? Nous comprenons d’abord qu’il
est impossible pour nous de ne pas désirer changer de chaise, de ne pas prendre celle du voisin ou de
la personne qui se trouve au-dessus de nous. Et qu’est-ce que les parents et les écoles enseignent à
leurs enfants ? Que pense-t-on d’un humain moderne qui n’a pas d’ambition et ne veut pas prendre de
responsabilités ? On pense et on enseigne que ceux qui ne veulent pas prendre la place des autres ne
sont pas dans le jeu, pas dans le coup ! On ne le dit pas comme ça mais nous conviendrons qu’il s’agit
bien de cela.
Cette rencontre avec les Kogis m’a aussi aider à comprendre trois autres caractéristiques de notre
monde. Un jour le shaman me fait comprendre, en substance, qu’il trouve que nous sommes toujours
agités et que nous ne paraissons jamais satisfaits. Que puis-je répondre ? Effectivement, être moderne
cela signifie être toujours insatisfait. L’impossibilité d’être satisfait est à mon sens ce qui à la fois tient
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notre monde et nous tue. Nous nous organisons pour être les plus insatisfaits possible, en particulier au
travers de l’entreprise. Qu’est ce qu’une entreprise si ce n’est une machine à produire de
l’insatisfaction ? Cela se manifeste par la publicité, par la télévision… L’entreprise ne sert pas à
répondre aux besoins mais à les créer, et donc à produire de l’insatisfaction.
Les Kogis nous ont aussi dit qu’ils avaient remarquer, en regardant la télévision, que certains humains
étaient traités différemment par rapport à d’autres humains. On ne cadre pas, à la télévision, un
employé ou un ouvrier comme un président de la République. Et cela, un Kogi le voit. En accompagnant
nos hôtes Kogis dans la rue, nous passons devant un mendiant et ils nous demandent ce que cette
personne est en train de faire. Nous lui expliquons qu’il tend la main pour de l’argent. Les Kogis nous
demandent si le mendiant pourrait être notre enfant, notre père ou notre mère. Par contraste, à travers
ces questions, le shaman nous disait en fait que nous avions inventé un jeu étrange : celui des chaises
musicales. Dans ce jeu, tous les jours les places tournent et personne n’est sûr de pouvoir rester assis
sur une chaise le soir.
En ajoutant toutes ces visions de notre monde, je me rappelle qu’ils nous ont dit gentiment que nous
étions totalement fous. Ils nous appellent les petits frères : ils nous considèrent comme leurs frères et
comme leurs petits frères c’est à dire, sans aucune méchanceté, comme ceux qui font n’importe quoi.
Voilà ce qu’ils nous disaient.
Mais que faisaient-ils à Paris ces deux Kogis ?
Pour l’expliquer je vais commencer par préciser que la personne qui m’avait proposé de les rencontrer
s’appelle Eric JULIEN. Cette personne avait été sauvée il y a une quinzaine d’années par les Kogis, lors
d’une excursion qu’il entreprenait en tant que géographe sur le territoire Kogi dans la Sierra de Santa
Marta qui touche la côte Caraïbe. Quelques années après il leur a demandé comment il pouvait les
aider et ils lui ont répondu qu’ils avaient besoin maintenant d’acheter leurs terres qui leur sont prises,
petit à petit, par les planteurs de coca. Les Kogis, s’ils veulent rester, doivent acheter la terre.
Les deux représentants, choisis par l’ensemble des Kogis, sont donc en Europe pour récolter de
l’argent afin de leur permettre, s’ils le désirent, de pouvoir conserver ce monde Kogi.
Un sens du verbe « respecter » est celui d’épargner, c’est à dire conserver en bon état. La démarche
d’Eric JULIEN était donc respectueuse puisqu’il cherchait à aider les Kogis à conserver leur monde en
bon état et leur épargner le pire qui serait pour eux de vivre avec notre folie.
Cette dernière remarque m’amène à parler très rapidement de mondialisation. Ce phénomène va audelà de sa dimension uniquement économique. Quand on dit qu’il s’agit d’un phénomène récent c’est
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totalement faux. Que faisaient Christophe Colomb, Cortés, Magellan ? Ce sont eux qui ont initié la
mondialisation.
Car la mondialisation constitue en fait la volonté et la capacité de notre monde d’éliminer tous les autres
mondes sur terre. Voilà quel est le projet de la mondialisation depuis le 15ème siècle. Vous savez qu’il
disparaît environ 250 langues chaque année ? Mais nous faisons cela pour le bien de l’humanité
puisque nous voulons la moderniser ! Comme nous invoquions avant la foi et la vérité chrétienne
comme légitimation de notre volonté de supprimer tous les autres mondes sur terre, nous nous en
remettons maintenant au développement, à la modernisation et à la démocratie. L’actualité est là pour
nous démontrer que le projet collectif de notre monde est bien celui-ci, qu’il n’en a jamais eu d’autre.
Comment notre monde élimine-t-il aujourd’hui les autres mondes : en leur faisant adopter ses propres
possibles et impossibles. C’est pour cela que si vous voyagez vous verrez de plus en plus de
personnes devenir de plus en plus rapidement insatisfaites de leurs conditions de vie, de leurs
conditions matérielles. Nous devons diffuser et exporter notre impossibilité d’être matériellement
satisfaits pour que notre monde fonctionne.
Au-delà des Kogis, ma démarche m’a aussi amené à m’intéresser aux mondes Grec, Aztèque ou
encore Cathare en choisissant les mondes qui m’intéressaient.
En ce qui concerne le monde Azthèque, il apparaît souvent comme un monde horrible et violent car on
en retient que des humains y étaient sacrifiés. Mais avons-nous bien voulu retenir que ce monde était
porté par un possible terrifiant, celui de la possibilité chaque jour renouvelée que le soleil ne se lève
pas. Pour que le soleil se lève et empêcher les ténèbres définitifs il fallait donner aux dieux le fluide dont
ils avaient besoin à savoir le sang humain. Les Aztèques sacrifiaient pour que le monde tienne, pour
que le soleil continue à se lever. C’est pour cette raison qu’ils étaient tout le temps en guerre mais avec
l’objectif de faire des prisonniers, qui pourraient être sacrifiés, et non pas avec celui de tuer. Lorsque les
Espagnols arrivent et qu’ils font la guerre pour tuer, ils apparaissent aux Aztèques comme des
barbares.
Je voudrais aussi faire référence aux grecs parce que les mots de citoyenneté et de démocratie ont été
employés plusieurs fois. Le concept de démocratie, inventé par les Grecs et plus précisément par les
Athéniens, ne se caractérise pas chez eux par le vote ni par le fait que la majorité l’emporte. Au
contraire, comme Platon le rappelle, ces notions de vote et de majorité sont aristocratiques dans le sens
étymologique de « aristoi » qui signifie « les meilleurs ». Lorsqu’on choisit parmi des candidats le
meilleur, cela correspond à un comportement aristocratique et non pas démocratique dans l’acception
qu’en avaient les Grecs. Pour ces derniers la démocratie était fondée sur le tirage au sort : leur
impossible était fondé sur le fait que tous les citoyens étaient égaux ce qui impliquait l’impossibilité que
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l’un soit meilleur qu’un autre. Nos régimes que nous qualifions de démocratiques ne correspondent pas
à l’idée grecque de la démocratie. Pour faire un bon mot on pourrait dire que seuls les Américains se
sont approchés dernièrement de la démocratie quand ils ont presque dû départager le gagnant des
élections présidentielles en tirant au sort, à la différence près que le hasard se limitait au choix entre
seulement deux candidats.
Si j’insiste sur ces contrastes entre les différents mondes c’est pour souligner que ce sont eux qui nous
permettent sans doute de répondre à la question de savoir qui nous sommes. Le respect que nous
devons à l’humanité c’est peut-être de tout faire pour conserver les reliquats de mondes contrastés
grâce auxquels nous pouvons continuer à nous poser cette question. Il me semble que nous avons
inventé la pire barbarie au travers de ce dessein de supprimer tous les autres mondes du monde.
Bien entendu, les possibles et les impossibles d’un autre monde représentent des bizarreries ou des
folies pour nous, mais tant que nous nous rencontrons pour parler de nos folies respectives alors nous
pouvons certainement dire que nous sommes encore humains.
Je vais maintenant revenir sur la notion de monde en tentant de lui donner un sens plus immédiat.
L’APF est un monde, que je ne connais pas. Une entreprise, une famille ou une personne sont des
mondes. Je propose d’élargir la notion de monde en la rendant plus immédiate et quotidienne.
Quels sont nos possibles et impossibles personnels qui nous aident à tenir le coup au quotidien ? Au
fond ce colloque n’a parlé que de cette question essentielle.
Hier un étudiant, non pas à HEC mais à l’université ou j’enseigne également, est venu me voir en me
disant qu’après avoir terminé son DESS il voudrait travailler dans le domaine du foot mais qu’il n’y
parvient pas car il est systématiquement devancé par les étudiants diplômés de HEC. Il me dit qu’il est
maintenant prêt à accepter de travailler dans quelque domaine que ça soit sauf dans un groupe
pharmaceutique, pétrolier ou d’armement. Ce jeune homme me dit en fait qu’il a tenté d’expliciter un
certain nombre de ses impossibles en termes de morale par rapport à son activité professionnelle. Il
commence à voir ses possibles et ses impossibles, qui pourraient être facilement explicables en suivant
une interprétation psychologique ou sociologique liée à son histoire, ses origines familiales et les
croyances ou convictions qu’elles portent… Mais je pense qu’il ne faut pas s’en remettre si vite à ces
explications trop dirigistes des sciences humaines. D’ailleurs ce même jeune homme pourra peut-être,
dans un an par exemple, remettre en cause ses impossibles actuels s’il ne trouve pas de travail d’ici là.
La théorie des possibles et des impossibles est une théorie de la liberté qui s’oppose radicalement aux
sciences humaines, dont la prétention est de nous expliquer et de nous prévoir mais seulement à
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posteriori. Autrement dit, personne ne peut prévoir ce que ce jeune homme fera et lui-même ne le sait
pas parce qu’il est libre.
Cette idée de liberté, que nous affirmons toujours comme constitutive de notre monde, m’apparaît en
fait comme quelque chose que nous n’acceptons pas. Pour ne pas accepter cette idée de liberté nous
nous référons justement aux sciences que nous qualifions d’humaines. Nos possibles et nos
impossibles ne nous apparaissent pas spontanément, ils constituent aussi notre « bocal personnel ».
Une dernière idée qui me semble importante à mettre en avant, et qui n’existe pas dans la dialectique
des sciences humaines, est celle de basculement. J’ai senti, à travers ce qui a été dit dans les
interventions précédentes, qu’en tant que professionnels ou que personne handicapée vous pouvez à
tout moment basculer du fait de la difficulté de la condition humaine. A certains moments la philosophie
ne peut rien pour nous. Moi aussi je peux basculer, et je dirais même qu’accepter la liberté c’est
accepter le basculement, pour le meilleur et pour le pire.
Je voudrais rappeler qu’en termes historiques la révolution française ne commença pas en 1789. A ce
moment là aucun français ne demandait le basculement. Tout bascula en quarante-huit heures, en
1791, lorsque le roi s’enfuit et qu’il fut rattrapé à Varennes. Quarante-huit heures c’est le temps qu’il a
fallu à l’information pour se répandre et faire naître un impossible massif en France : impossible de ne
pas désirer la République. Entre 1789 et 1791, avant Varennes, il était au contraire impossible de ne
pas faire confiance au roi même si on souhaitait le contrôler un peu plus. Les nations peuvent basculer
en quarante-huit heures.
Sur le plan personnel, prenons l’exemple du cliché d’une rencontre. Il est attablé à la terrasse d’un café
à Saint-Germain-des-Prés. Elle passe. Son verre lui tombe des mains : impossible de ne pas faire sa
vie avec elle, il se lève et fait le nécessaire. Sa vie a basculé.
Nous basculons parce que nous sommes humains et nous avons peur de cela. Je crois que l’être
humain doit aussi savoir se dire que la peur et l’imprévisibilité sont constitutives de l’humain.
Je tenais à évoquer rapidement le problème du sang contaminé en rendant un hommage aux Belges.
Les Belges ont, chez eux, tué beaucoup moins de monde que cela n’a été le cas en France.
Les Belges ont la réputation en France de réfléchir moins, ou moins vite, que les Français. Sur ce
thème du sang contaminé c’est justement parce qu’ils ont moins réfléchi et qu’ils ont préféré agir, avant
même de savoir précisément ce qu’était le virus, qu’ils ont sauvé beaucoup de vies humaines. La
dignité et le respect de l’humanité consiste parfois à ne pas réfléchir, à ne pas obéir.
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Je voulais, à travers cette évocation rapide, lier la notion de respect à celle de désobéissance. Le
respect ne s’exprime-t-il pas, dans son sens le plus fort, dans la désobéissance ? Je ne sais pas quand
je dois désobéir mais je sais que la question de la désobéissance fonde, me semble-t-il, le respect. Et,
en France, il y en a peu qui ont désobéi et ceux qui l’ont fait ont été renvoyés, ce qui ne leur a pas
permis de faire ce que les Belges ont fait alors que cela aurait certainement sauvé beaucoup de vies
humaines.
Je termine enfin sur la notion incontournable de complexité. Il est très désagréable de s’entendre dire
sur un ton toujours un peu condescendant, par quelqu’un à qui on parle avec conviction et sincérité, que
la réalité est en fait « un peu plus complexe » que ce que l’on vient d’exposer. Mais que signifie la
notion de complexité ?
En physique le concept de complexité, si l’on accepte la théorie du Big Bang, renvoie à la multiplication
des éléments et des relations entre eux. Ce n’est pas de cette complexité dont il est question ici.
Lorsque que nous disons que le monde est complexe cela représente en fait un moyen de s’en
convaincre pour tuer l’autre. S’il existe un manque de respect moral et intellectuel caractéristique il se
place précisément dans les répliques du type « le monde est complexe », « c’est une utopie », « tes
idées sont simplettes ».
Comment peut-on dire que notre monde est complexe si l’on se réfère à l’histoire ? Vous croyez que la
situation était plus simple pendant la guerre de cent ans ?
Pour en revenir aux Kogis nous avons là aussi un bel exemple de complexité en dehors de notre
monde. De nombreuses et très intéressantes études ethnographiques ont été réalisées sur les Kogis, et
tous les chercheurs s’accordent à dire qu’ils ont été incapables de comprendre l’imaginaire Kogi. Les
Kogis ont neuf mondes et cela requiert beaucoup de temps : un shaman consacre trente années de sa
vie à apprendre, et il passe les neuf premières dans le noir constant afin d’apprendre à passer d’un
monde à l’autre. Ce monde Kogi est-il simple ?
On ne peut pas dire sérieusement que notre monde est complexe, parce qu’un monde n’est pas plus
complexe qu’un autre. Un monde est simplement différent d’un autre, et il nous faut respecter les autres
mondes.
Mais que désirons-nous lorsque nous nous répétons que notre monde est complexe et incertain ? Nous
voulons dire que nous le subissons, que nous en sommes prisonniers et surtout que nous ne pouvons
pas le changer ce qui constitue un impossible massif. C’est cet impossible là qui est le moins
respectueux vis-à-vis de nous mêmes comme vis-à-vis des autres.
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