Note critique Une théologie chrétienne pour la Chine ? Jean

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Note critique Une théologie chrétienne pour la Chine ? Jean
Note critique
Une théologie chrétienne pour la Chine ?
Jean-Pierre Diény1
Les deux auteurs dont les exposés alternés composent les quatre chapitres
de Chistianisme et religion chinoise sont bien connus, la sinologue J. Ching
pour ses travaux sur la philosophie, le théologien H. Kiing pour de nombreux
ouvrages, notamment Le christianisme et les religions du monde (Seuil,
1986) dont nous est ici proposé, en quelque sorte, un prolongement. D'entrée
de jeu, H. Kiing annonce en effet qu'il sera traité, avec les religions chinoises,
de la « troisième constellation religieuse autonome », qu'il élève au même
niveau d'importance que le « courant sémitique prophétique » et le « courant
mystique indien ». Cet alignement, qui peut paraître immérité sur un plan
strictement religieux, se justifie en réalité par le rayonnement de la culture
chinoise classique dans tout l'Extrême-Orient et par la place de la nation
chinoise dans le monde actuel. Il témoigne d'un vif regain d'intérêt des
églises chrétiennes pour la Chine.
Le premier objectif du livre, nous est-il dit, est de faire mieux connaître
la religion chinoise (les auteurs mettent leur objet d'étude tantôt au singulier
tantôt au pluriel, sans trop s'interroger sur la question que pose implicitement
cette hésitation). Ainsi, sur la religion chinoise antique, l'humanisme
1
À propos de Julia Ching et Hans Ktlng, Christianisme et religion chinoise, traduit
del'anglais et del'allem and par Joseph Feisthauer, Paris, Éditions du Seuil, 1991.
325 pages, FF 120,00. Jean-Pierre Diény est directeur d'études à la IVe section de
l'EPHE.
Études chinoises, vol. X, n° 1-2, printemps-automne 1991
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confucéen, le naturalisme taoïste, enfin le bouddhisme sinisé, les connaissances indispensables sont mises avec sérieux à la disposition du lecteur.
A quatre reprises les « perspectives chinoises » sont exposées par J. Ching,
la « réponse chrétienne » est donnée par H. Kiing.
Ce partage des tâches, cette collaboration de deux compétences, assurent
au livre des assises d'un certain poids. Chacun des auteurs tend la main
à l'autre : J. Ching déblaie le terrain, ouvre des voies convergentes dans
l'espace incroyablement complexe des religions chinoises et fournit à son
partenaire les principaux sujets de sa réflexion chrétienne ; le théologien
de son côté a fait un remarquable effort pour se documenter sur la culture
chinoise et il n'en parle qu'avec estime et modestie. C'est dire que ce livre,
qui aborde un vieux problème par une voie nouvelle, mérite d'être médité.
Sa lecture me laisse pourtant une impression de malaise, et je ne saurais
en parler davantage que sur le mode de la critique, ou du moins de
l'interrogation.
Au premier niveau déjà, celui de l'information, des données prêtent
à discussion, sans que le lecteur soit nettement averti qu'il ne s'agit point
de vérités acquises. Peut-on affirmer que Confucius était un « homme
religieux », croyant dans « le Ciel comme Dieu personnel » (p. 89) ? Ou
que le mot li (les « rites »), étymologie mise à part, conservait dans sa
pensée une « forte coloration religieuse » (p. 93) ? Qu'est-ce qui prouve
que le Shangdi des Shang était conçu de façon anthropomorphique (encore
que certains des efforts faits pour percer l'étymologie du caractère di puissent
le donner à penser) ? Même question à propos du Ciel des Zhou (p. 124).
Devons-nous admettre que le culte persistant de ce même Ciel témoigne
« d'une croyance théiste présente au cœur de la religion chinoise traditionnelle » (p. 99) ? Et que « de tout temps, on a effectivement cru en
Chine à une divinité supérieure ou une puissance morale régissant le monde
et s'intéressant personnellement à la destinée de l'homme » (p. 121) ?
Lorsqu'on soutient que « la conception du péché comme offense à l'être
suprême n'est nullement inconnue dans l'ancienne religion chinoise » (p.
59), ou que le taoïsme est une « religion du salut » (pp. 176, 189), les
mots de « péché » et de « salut » sont évidemment utilisés à dessein. Mais
ils sont si fortement marqués dans nos langues occidentales qu'il n'est pas
correct de les introduire sans précaution dans un contexte chinois, tout
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différent de leurs attaches originelles. Je ne sache pas qu'on ait pu démontrer
que le Dao provient « d'un effort philosophique en vue de conceptualiser
une croyance religieuse plus ancienne » (p. 159), ou qu'il « est et reste
un concept religieux » (p. 191). On doutera de même que le taoïsme, sous
quelque forme que ce soit, puisse « rivaliser avec le christianisme dans
sa croyance en un être suprême » (p. 182). Dans un autre registre enfin,
il est impossible de soutenir que les érudits chinois ont dû attendre l'arrivée
au XIXe siècle de « la pensée critique moderne d'Europe et d'Amérique »
pour s'aviser de l'évolution subie par le confucianisme depuis ses origines
(p. 126).
Pourquoi ces propositions douteuses ? Je les dirai dans l'ensemble plutôt tendancieuses que réellement erronées. Elles s'inspirent d'une ambition
plus haute que la tâche d'information mise d'abord en avant, celle d'établir
un « dialogue transculturel et interreligieux » (p. 14). Pour faciliter l'ouverture d'un tel dialogue entre Chine et christianisme, pour en attendre
une bonne compréhension mutuelle, il était tentant de lui donner pour base
des préoccupations et des conceptions communes aux deux parties. Dans
cette perspective, l'espoir de rapprochement, sinon l'effort d'assimilation,
ne pouvait que compromettre l'objectivité de l'enquête : certains gauchissements des positions de l'interlocuteur devenaient inévitables.
Mais c'est la Chine, elle seule, qui fait les frais de cette démarche.
Le dialogue, contrairement à l'intention proclamée par H. Kûng, ne met
pas en présence des « partenaires égaux » (p. 13). Passe encore pour la
volonté d'« information réciproque » (compte tenu de l'objection précédente), mais quant à la « transformation bilatérale » prétendument espérée
(ibid.), ce n'est qu'une pure illusion. Mieux se connaître, dialoguer ? Soit,
mais le véritable objectif du livre est encore au delà : c'est de la christianisation de la Chine qu'il s'agit, non de la sinisation du christianisme.
Ou pour reprendre un mot dont le père Houang se passait fort bien jadis,
lorsqu'il abordait le même problème avec la double ferveur de son cœur
déchiré, un mot qui depuis lors a fait fortune : comment concevoir
Yinculturation du christianisme en Chine2 ?
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F. Houang, Ame chinoise et christianisme, Paris, Casterman, 1957. Je doute que
depuis trente-cinq ans la solution du problème ait beaucoup avancé. Le père
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La difficulté est énorme. Plutôt que de l'aborder de front, on a préféré
parler d'abord — prenant ainsi d'autres détours que ceux qu'empruntaient
jadis les missionnaires jésuites — des apports possibles du christianisme
à la rénovation politique, sociale et culturelle de la Chine, non sans faire
quelques emprunts, prudents, à la théologie de la libération. Inutile d'insister : ces suggestions demeurent à la périphérie du vrai problème. Au
reste, elles ne paraissent pas s'attaquer à des obstacles insurmontables, du
moins en théorie. Mais si c'est la théologie chrétienne qu'il s'agit de
transplanter en Chine, d'« indigéniser » (sic), H. Kûng ne se dissimule
pas la difficulté de la tâche. De fait ses propositions paraissent dérisoires.
Aura-t-on beaucoup avancé lorsque les Chinois, comme le conseille un
théologien japonais, prieront ainsi : « Donne-nous aujourd'hui notre riz
de ce jour »? Ou lorsqu'on leur parlera du Ciel ou du Taiji (!) plutôt que
de Dieu ? Ou si l'on décide de conférer à Jésus-Christ le titre d'« homme
du peuple », comme le fait un théologien coréen, ou d'« homme céleste »,
ainsi que le recommandent certains théologiens chinois (pp. 298-300) ?
Ce serait une tromperie que de traduire « Esprit Saint » par qi, le « souffle »
(p. 302). Une autre que d'assimiler au « royaume de Dieu » l'antique théorie
chinoise de l'harmonie entre l'homme et le Ciel.
Ces travestissements, cela va de soi, ne visent pas à enrichir fondamentalement le christianisme par quelque apport que ce soit de la pensée
chinoise. Bien que le dialogue engagé soit censé déboucher sur une
« transformation bilatérale », l'échange envisagé reste complètement déséquilibré. Tandis qu'est offert à la Chine, sur le plan religieux comme sur
le plan culturel, un christianisme en voie d'inculturation, la contrepartie,
sous le titre « Qu'est-ce que la pensée orientale peut apprendre à l'Occident ? », n'est évoquée qu'en quatre ou cinq pages, rapide aperçu d'une
prétendue sagesse, propre à combattre les abus et les dangers de la modernité.
Ces réflexions nous ramènent en somme au plan rassurant des échanges
culturels. Mais de l'« acculturation » de l'Occident par les valeurs
proprement religieuses de la Chine, pas un mot, et pour cause ! Le dialogue
n'opère en réalité qu'à sens unique.
Houang parlait longuement de Mozi, dont le présent livre ne dit mot II comparait
sa doctrine de l'« amour universel » avec l'amour chrétien. Autre parallèle
illusoire ?
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Mais voici d'autres ambiguïtés. Les auteurs insistent longuement dans
leur premier chapitre sur les formes de la religion chinoise antique, puis
de son héritage dans la piété populaire, et cela jusqu'aux temps modernes.
Ils n'ont pas eu de peine à y relever nombre de croyances et de pratiques
(miracles, offrandes et sacrifices, culte des morts, divination) qui se retrouvent « dans toutes les grandes religions » y compris le christianisme.
Ainsi se trouve mise en évidence une « religiosité » commune qui donne
une réponse assurée à la question initialement posée : « Les Chinois sontils religieux ? » (p. 19). Mais tout aussitôt réapparaît une question redoutable : qu'appellera-t-on « foi », qu'appellera-t-on « superstition » ? H.
Kùng, qui se refuse à les confondre sous une même étiquette, propose (après
bien d'autres) une intéressante « critériologie ». Il écrit notamment :
La religion ne reconnaît une autorité absolue à rien de relatif, de conditionné,
d'humain, elle ne reconnaît que le seul absolu même, que, dans notre tradition,
nous appelons « Dieu » depuis des temps immémoriaux. J'entends par là cette
réalité cachée, absolument première et dernière, qu'adorent non seulement les
juifs et les chrétiens mais aussi bien les musulmans, et que les hindous cherchent
dans le Brahma, les bouddhistes dans l'Absolu et bien entendu aussi les Chinois
traditionnels dans le Ciel ou dans le Tao... La superstition, en revanche, reconnaît
comme autorité absolue (et réclame une obéissance aveugle à) quelque chose
qui reste relatif et non absolu... Toute religion peut dégénérer en superstition,
dès lors qu'elle voit l'essentiel dans quelque chose qui ne l'est pas, qu'elle
absolutise quelque chose de relatif, (p. 77)
Par de pareilles définitions sont finalement rejetées dans les ténèbres de
la superstition des formes d'expression qualifiées de « religieuses » dans
les pages précédentes. A Taiwan, nous dit-on,
le christianisme stagne — en dépit d'un investissement colossal en personnel,
en argent et en temps, en dépit d'une mission à l'oeuvre maintenant sans entraves
depuis quarante ans. 3,5 % seulement des 19 millions de Taïwanais ont été
gagnés au christianisme, et ils sont issus pour une bonne part de la population
autochtone non chinoise. Mais la religion populaire chinoise... connaît une
efflorescence sans pareille : une piété populaire chinoise, mêlée d'éléments
bouddhiques, taoïstes et confucianistes, ce dont témoigne surtout la restauration
ou la reconstruction de nombreux temples, qui seraient actuellement au nombre
de douze mille à Taiwan, (p. 67)
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Dans les pratiques de cette piété populaire, dont il donne des exemples,
H. Kung reconnaît l'expression d'une quête spirituelle authentique. Une
quête pourtant bien éloignée du but, que n'auraient atteint en Chine, selon
la définition citée plus haut de la « vraie religion », que les adeptes du
« Ciel » ou du « Tao ».
Faut-il donc penser que, de même qu'il existe au niveau de la
« superstition » des ressemblances manifestes, l'accord peut également se
faire au niveau de la « foi », c'est-à-dire de la « vraie religion » ? Qr,
tandis que les chrétiens « adorent » Dieu (p. 77), « le Dao n'a manifestement
rien d'une divinité anthropomorphe, que l'on se représenterait sous les traits
d'une personne ; il n'est pas question de prier le Dao » (p. 202). N'estce pas une différence radicale dans la conception de l'absolu, divin d'une
part, profane de l'autre, qui se fait jour ici ? Posons que le verset suivant
recueille l'essentiel de la foi chrétienne : « Dieu a tant aimé le monde qu'il
a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point,
mais qu'il ait la vie éternelle » (Jean 3,16). Que de problèmes cette parole
centrale ne peut-elle manquer de poser à la conscience d'un Chinois nourri
de sa propre tradition culturelle ou religieuse ! H. Kûng le reconnaît dans
son épilogue quand il admet, avec raison, la possibilité « d'une double
citoyenneté éthique », mais déclare exclue une « double citoyenneté
religieuse ». Ce qui revient à donner raison, après les avoir critiqués, aux
sinologues (Vandermeersch, p. 121 ; Rowley, p. 136 ; Gernet, p. 268) dont
les travaux ne cessent de démontrer que dans le monde chinois si différent
du nôtre la religion ne peut être conçue que tout autrement.
J. Ching, pour sa part, après avoir déclaré que dans la tradition chinoise
la transcendance se situe au sein de l'immanence (p. 113), nous invite en
conclusion à redéfinir le mot même de « religion ». Considérons, dit-elle,
« ce phénomène non seulement comme quelque chose qui ne serait pas
nécessairement lié à une croyance en Dieu (le bouddhisme a montré que
c'était possible), mais aussi et surtout comme un mouvement de transcendance de soi qui reste ouvert au Ciel, au Grand-Faîte, au Véritable Soi,
et au Pays Pur » (p. 264). Aucun théologien chrétien, je suppose, ne serait
prêt, pour convertir les Chinois, à évacuer Dieu et à substituer à sa perfection
transcendante une autre transcendance, conçue comme une volonté de
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dépassement, comme un effort du sujet sur soi-même. Et pourtant J. Ching,
d'un mot qui pourrait être enfin décisif, parle de « l'ouverture au Ciel »
de ce mouvement de transcendance : c'est sans doute sur cette aspiration
même, telle qu'elle existe au cœur de tout homme, antérieurement à son
aboutissement, à sa résolution, sinon à sa sclérose dans un système religieux,
que les missions chrétiennes pourraient fonder quelque espoir. Quant à
« l'inculturation » du christianisme en Chine, il n'est pas sûr qu'elle ait
plus de chances de succès en cette fin du xx° siècle qu'à l'époque de Matteo
Ricci. La méthode est d'une efficacité douteuse. Pourquoi les églises, au
lieu de se préoccuper de futiles adaptations formelles en s'exposant au
soupçon de minimiser les difficultés réelles, sinon de mettre « sous le
boisseau » les vérités fondamentales, pourquoi n'annonceraient-elles pas
simplement la « bonne nouvelle » dans toute sa candeur et son mystère ?
Le livre de J. Ching et H. Kiing a le mérite d'actualiser dans un esprit
d'ouverture et de respect ce très ancien débat.
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