L`homme qui marche

Transcription

L`homme qui marche
Le Brin d’herbe 13.03.2013
« L’homme qui marche »
Il marche. Sans arrêt il marche. Il va ici et puis là. Il passe sa vie sur quelque
soixante kilomètres de long, trente de large. Et il marche. Sans arrêt. On dirait que le
repos lui est interdit.
Ce qu’on sait de lui, on ne le tient que d’un livre. Avec l’oreille un peu plus fine, nous
pourrions nous passer de ce livre en écoutant le chant des particules de sable
soulevées par ses pieds nus. Rien ne se remet de son passage et son passage n’en
finit pas.
Ils sont d’abord quatre à écrire sur lui. Ils ont 60 ans de retard sur l’événement de
son passage. Soixante ans au moins. Nous en avons beaucoup plus, plus de deux
milles. Tout ce qui peut être dit sur cet homme est en retard sur lui. Il garde une
foulée d’avance et sa parole est comme lui, sans cesse dans le mouvement de tout
donner d’elle-même.
Deux mille ans après lui, c’est comme soixante. Il vient de passer et les jardins
d’Israël frémissent encore de son passage.
Il va tête nue. La mort, le vent, l’injure, il reçoit tout de face, sans jamais ralentir son
pas. À croire que ce qui le tourmente n’est rien en regard de ce qu’il espère. À croire
que la mort n’est guère plus qu’un vent de sable. À croire que vivre est comme il
marche, sans fin.
Il va droit à la porte de l’humain. Il attend que cette porte s’ouvre.
Ce qu’il dit est éclairé par des verbes simples : Prenez, écoutez, venez, partez,
recevez, allez.
Il ne parle pas pour attirer sur lui une poussière d’amour. Ce qu’il veut, ce n’est pas
pour lui qu’il le veut. Ce qu’il veut, c’est que nous supportions de vivre ensemble. Il
ne dit pas : aimez-moi. Il dit : aimez-vous. Il y a un abîme entre ces deux paroles.
Il dit qu’il est la vérité. C’est la parole la plus humble qu’il soit.
L’orgueil, ce serait de dire : la vérité je la détiens, je l’ai mise dans l’écrin d’une
formule.
La vérité n’est pas une idée, mais une présence.
Rien n’est plus présent que l’amour. La vérité, il l’est par son souffle, par sa voix, par
sa manière amoureuse de contredire les lois, sans y prendre garde.
Que des millions d’hommes se soient nourris de son nom, qu’ils aient peint son
visage avec de l’or, fait retentir sa parole sous des coupoles de marbre, cela ne
prouve rien à la vérité de cet homme. On ne peut accorder crédit à sa parole en
raison de la puissance historique qui en est sortie.
Sa Parole n’est vraie que quand elle est désarmée et retrouvée.
Les quatre qui écrivent son passage prétendent que, mort, il s’est relevé de la mort.
Là est sans doute le point de rupture : Cette histoire qui emprunte par bien des côtés
à la lumière sereine d’Orient, prend ici une dimension incomparable. Nous avons
alors le choix : Ou bien l’on se sépare de cet homme sur ce point-là, et on fait de lui
un sage comme il y en a eu des milliers, quitte à lui accorder un titre de prince. Ou
bien on le suit, et on est voué au silence, tout ce que l’on pourrait en dire étant
inaudible.
Il marche. Sans arrêt il marche.
L’homme qui marche est ce fou qui pense que l’on peut goûter à une vie si
abondante qu’elle avale même la mort.
Peut-être n’avons-nous eu le choix qu’entre une parole folle et une parole vaine ? »
Texte de Christian Bobin « L’homme qui marche »
Message « Parole folle ou parole vaine ? »
Entre une parole folle et une parole vaine, laquelle choisissez-vous ? Une parole folle
qui est à peine croyable, à peine audible, une parole qui bouscule, quitte à vous
bouleverser, une parole qui va au-delà de la raison ? Ou une parole vaine qui est
sans fondement, sans valeur, qui ne produit aucun effet, mais qui, de fait, vous laisse
tranquille?
Mettons-nous à l’écoute de la Parole et laissons là faire son chemin en nous :
Lecture : Mc 10, 46-52
L’aveugle Bartimé a-t-il eu le choix ? Quelle a été pour lui cette parole folle qui a
changé quelque chose ? Est-ce lorsque ses amis lui disent : « Courage, lève-toi, il
t’appelle ? » ou quand Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé » ? Si ces paroles-là ont
sans doute compté pour lui et changé quelque chose à sa vie, il me semble
cependant qu’il y a une autre parole dans ce texte, qui est peut-être la parole la plus
folle.
Après s’être levé et approché de Jésus, Bartimé se tient debout devant lui. Il ressent
comme une chance à saisir, il sent bien que quelque chose d’important est prêt à se
passer. Pourtant il attend et rien ne se passe.
Jésus est là et le regarde. Il attend lui aussi.
Comme Bartimé ne dit rien, il lui donne la parole : « Que veux-tu que je fasse pour
toi ? »
Je pense qu’elle est là cette parole folle ! À ce moment-là, Bartimé doit se demander
si Jésus est sérieux. Il sait bien qu’il est aveugle et qu’il attend de retrouver la vue.
Rien de plus logique ! Et pourtant… Il faudra qu’à son tour il demande, qu’il exprime
son désir profond : « Seigneur, que je retrouve la vue ! »
Paroles folles aussi pour un aveugle de naissance !
Pourtant il a osé demander et la guérison a été à la mesure de ses paroles et de sa
confiance.
« Que veux-tu que je fasse pour toi ? »
Ces paroles folles, Jésus nous les adresse à nous aussi.
Parce qu’il ne sait pas lui : si nous sommes aveugles, ce qui nous lie à notre cécité.
Si nous sommes pauvres, ce qui nous lie à notre pauvreté, si nous sommes malades,
ce qui nous lie à notre maladie. Si nous sommes seuls, ce que nous ressentons
dans notre solitude. Il ne veut pas savoir à notre place. Il ne veut pas décider de
notre manière d’être au monde.
Alors il nous demande, il nous donne la parole, simplement.
Que répondrai-je ?
Pour moi, il n’y a pas toujours des évidences comme pour Bartimé. Répondre à cette
question « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » me demande à réfléchir, me
demande du courage, de l’audace et m’oblige à entrer au plus intime de moi-même.
Oserai-je seulement demander ?
Peut-être que l’essentiel n’est pas dans la réponse que je donnerai, ni dans ma
demande.
Et si l’essentiel se trouvait dans cette parole que Jésus me donne, justement là, dans
cet instant où j’attends et où je ne sais pas quoi dire ? Dans cet instant où je n’y vois
pas très clair.
Avec ces paroles folles de Jésus, peut-être avons-nous une chance, mais il faut la
saisir, d’être guéri de notre passivité en plus de notre cécité.
« Que veux-tu que je fasse pour toi ? »
La parole nous est donnée ce soir.
N’ayons pas peur de donner une réponse folle.
Je crois que pour Jésus, une réponse folle vaut mieux qu’une question qui reste
vaine !
Florence Hostettler, mars 2013

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