1 1 « Rapports techniques – société : l`introduction du scaphandre

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1 1 « Rapports techniques – société : l`introduction du scaphandre
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« Rapports techniques – société : l’introduction du scaphandre dans la pêche
d’éponges grecque au 19e siècle ».
Dans les années 1860, le scaphandre – « la machine à éponges » ou « la machine »,
comme l’appelaient les populations des pêcheurs – fait son apparition dans la pêche
d’éponges grecque.
Au 19e siècle en Grèce, les innovations technologiques importées de
l’étranger, surtout les plus radicales, étaient accueillies avec méfiance par le monde
des artisans, car elles bouleversaient les acquis et restructuraient ses équilibres
internes. La mécanisation de la production a déterminé les rapports de travail, les
activités productives, l’organisation hiérarchique, le marché du travail, et a entamé la
cohésion sociale existante.
Jusqu’alors, dans toutes les régions de pêche d’éponges, la plongée s’effectuait
sans l’aide de moyens techniques, et était basée sur le maintien de la respiration du
plongeur, qui pouvait rester dans l’eau pendant 2-3 minutes.
Or l’utilisation d’un uniforme de plongée spécial qui protégeait le plongeur,
ainsi que l’alimentation continue en air naturel grâce à la pompe à air manuelle, ont
augmenté de façon impressionnante sa capacité productive. Ainsi, avec l’introduction
de la nouvelle technologie, les couches spongieuses des eaux basses s’épuisent vite,
imposant la recherche de régions plus riches en éponges dans de plus grandes
profondeurs et dans des régions plus lointaines.
Alors qu’auparavant, les équipages des bateaux ne comptaient qu’un petit
nombre de membres (le capitaine-propriétaire du bateau et 2-3 personnes), maintenant
les équipages comptaient jusqu’à 30-50 personnes, car la pêche d’éponges dans les
grandes profondeurs (plus que 60 mètres) nécessitait plusieurs plongeurs qui
plongeaient 2 ou 3 fois par jour pendant quelques minutes, ainsi qu’un nombre
important d’assistants qui observaient et soutenaient les plongées.
A travers l’étude de différents documents qui se réfèrent à la pêche d’éponges
au Dodécanèse au 19e siècle et en consultant les témoignages oraux, nous constatons
que les caractéristiques du nouveau système de pêche sont l’augmentation de la durée
du travail, l’intensification, la spécialisation et la répartition du travail que l’utilisation
du scaphandre nécessitait, ainsi que le passage d’une organisation familiale ou
coopérative du travail à une entreprise individuelle. Dans la pêche d’éponges
traditionnelle, la formation des équipages était surtout basée sur les liens familiaux et
parentaux. Avec le nouveau système de pêche et sa nouvelle organisation, la solidarité
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familiale et sociale s’efface, tandis que la répartition du travail sur le bateau, la
différenciation des rémunérations et la spécialisation, vont créer plusieurs
antagonismes. Cela va influencer la cohésion de la commune et la collectivité en
général.
Le coût de l’équipement et de l’approvisionnement du bateau, l’entretien et les
rémunérations de l’équipage, exigeaient un capital initial assez important pour
l’époque. Par conséquent, l’investissement économique limité a cédé la place à un
mouvement de transactions et de crédits élargi. Des sommes importantes pour
l’époque étaient investies dans les entreprises de la pêche d’éponges qui utilisaient le
scaphandre. Un grand nombre d’habitants ne pouvaient plus pratiquer la pêche
d’éponges comme activité d’appoint et avec des moyens relativement simples, pour
compléter leur revenu familial. La disparition des éponges dans les eaux basses et le
besoin de rechercher des régions lointaines plus riches ont inexorablement mis les
habitants devant le dilemme suivant : abandonner l’activité ou s’intégrer au nouveau
système de pêche ? Étant entendu que la dernière option entraînait des risques pour
des équipages qui n’étaient pas familiarisés et n’avaient pas de connaissances
techniques.
Naturellement, pour ceux qui avaient la possibilité d’investir un capital
important, mais aussi pour les plongeurs « ingénieurs », les bénéfices se sont
multipliés.
Tenant compte des changements déjà cités, nous pouvons maintenant
examiner brièvement la réorganisation des rapports de travail dans le cas des pêcheurs
d’éponges avec scaphandre à partir des années 1880.
La « coutume de la pêche d’éponges » (souvent mentionnée dans les
documents consultés), commandait la répartition égale des éponges pêchées ou le
paiement d’une somme forfaitaire, mais la prédominance de la pêche d’éponges dans
les grandes profondeurs va imposer un système de pourcentages sur les éponges
pêchées. Il s’agit d’un mode de paiement qui présentait de grandes différenciations,
dépendant de la capacité et du rendement du plongeur. La concurrence professionnelle
a ainsi augmenté, aussi bien entre « les plongeurs avec machine », qu’entre ceux qui
pratiquaient la pêche d’éponges avec les moyens traditionnels.
Le plongeur ingénieur n’avait plus une rémunération fixe convenue d’avance
mais négociait d’avance une part de laquelle il touchait une avance – les « platika » avant le voyage. Cette avance était un prêt à intérêt dont la somme correspondait à
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une estimation de son rendement. Le but des plongeurs était de recueillir le plus
d’éponges possible, afin de rembourser, avec leur part et leur « regalo », les platika et
garder le « surplus », s’il y en avait.
Dans les contrats sont décrites des conventions de travail, qui étaient basées
sur l’emprunt à taux élevé, et éventuellement sur des rapports usuraires dissimulés
derrière des platika plus élevés que la capacité productive du plongeur. Comme le
paiement des parts s’effectuait après la vente des éponges, des rapports de pression et
de dépendance se créaient pendant le voyage, car les plongeurs devaient déjà une
somme au capitaine, un prêt qui devait être remboursé jusqu’à la fin de la même
année, tout en étant constamment exposés à une série de facteurs et de circonstances
instables, comme l’épuisement des éponges dans plusieurs régions, les crises
véritables ou artificielles fréquentes du marché, la concurrence, les dangers, les
infortunes et les accidents.
Si le rendement annuel n’était pas satisfaisant, les plongeurs se trouvaient dans
une situation de dépendance par rapport à un ou plusieurs capitaines. Les débiteurs,
semble-t-il, ne pouvaient pas choisir les conditions de leur nouveau recrutement,
c’est-à-dire, leur rémunération, le capitaine et l’équipage avec lesquels ils allaient
travailler, la destination ou la durée du prochain voyage. Dans ce cas, les contrats
relatifs avaient des titres comme « Concession », ou « Remise du plongeur », ou plus
rarement « Location du plongeur ».
Les nouveaux rapports de travail et les transactions de ceux qui participaient
au circuit de la pêche d’éponges, ont été réglementés pour la première fois en 1884,
par le « Règlement maritime de la pêche d’éponges » et le « Règlement des machines
de plongée et de pêche d’éponges », qui comprenaient des clauses spéciales pour les
victimes de la maladie des plongeurs dans le cas où l’accident n’était pas dû à leur
propre faute. Bien que le Règlement fût voté à l’unanimité par les 485 membres de
l’assemblée populaire de l’île, au cours des décennies suivantes, les habitants de
Kalymnos et de Symi – qui disposaient de la plus grande partie de la flotte de pêche
avec scaphandre – allaient revendiquer avec persistance la suppression du scaphandre.
Dans les archives municipales de Kalymnos, sont conservés des décisions, des
décrets, des mémoires et des lettres de protestation de la part des chefs des communes
de Kalymnos, Symi et Chalki envers l’administration ottomane. Dans ces lettres, le
scaphandre est qualifié de « meurtrier », « horrible », « maudit », « pire que la peste ».
Les opposants à la nouvelle technologie considéraient que le scaphandre menace de
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disparition les régions riches en éponges, nuit à long terme l’économie locale,
diminue le nombre des plongeurs et surtout menace la vie et la santé de ceux qui
l’utilisent. Il s’agit de la fameuse « question de la pêche d’éponges » qui a inquiété les
populations de pêcheurs de la mer Egée, puisqu’il a introduit la concurrence illicite
provoquée par la « mécanisation » des moyens de production à un milieu
professionnel qui n’avait connu jusqu’alors que des méthodes de plongée et de pêche
d’éponges traditionnelles.
Mais la conséquence la plus grave de l’utilisation de cette nouveauté
technique, c’est-à-dire de la possibilité de plonger et de rester dans les grandes
profondeurs grâce au scaphandre, par des plongeurs qui n’y étaient pas familiarisés et
qui ignoraient les règles de décompression, a été l’augmentation du nombre des
victimes et des personnes frappées d’une nouvelle maladie : la maladie des plongeurs.
Une autre conséquence de la pêche d’éponges avec scaphandre a été la
prolongation du temps de travail. La période de pêche commençait après Noël,
lorsque les équipages cherchaient du travail et signaient des contrats pour « le grand
voyage d’été » qui durait environ 7 mois. Cette prolongation a entraîné une forme de
migration collective saisonnière, qui d’une part a agravé les conditions de travail déjà
dures et la vie difficile des plongeurs sur les bateaux, et d’autre part a influençé
l’organisation de la vie sociale dans les lieux d’origine. Cette particularité – connue
déjà à des époques antérieures grâce à la migration saisonnière des artisans des
régions montagneuses – existe dans toutes les régions navales importantes en Grèce.
Les hommes passaient une grande partie de l’année en mer, alors que les femmes
restaient sur l’île, l’esprit et le regard tournés vers la mer. Il y a là une espèce
d’émancipation particulière qui se reflète dans la vie, les activités, les initiatives, les
responsabilités, les sentiments et les mentalités des femmes des pêcheurs. A titre
d’exemple, je rappelle que Kalymnos est une île où prédomine l’endogamie et la
matrimocalité, où survit la coutume de la transmission de l’héritage au lignage de la
femme, où le femmes, jouissant d’une auto-estime exceptionnelle, gèrent elles-mêmes
la quotidienneté et la fortune familiale, où enfin on rencontre une religiosité assez
forte.
Je voudrais encore ajouter que l’introduction de la nouvelle technologie – avec
toutes les caractéristiques que je viens de décrire – a entraîné des changements
importants dans la structure de la population. En résumé, elle a contribué à la
formation d’un groupe social dynamique, d’une élite locale – composée surtout de
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prêteurs, d’investisseurs, de capitaines et de marchands d’éponges (car les plongeurs
resteront toujours des ouvriers de la mer) – qui a essayé d’améliorer les conditions
matérielles de sa vie. La société traditionnelle plus ou moins enfermée sur elle-même
et la cohésion sociale du temps de l’Empire ottoman ont cédé la place à de nouveaux
comportements, à des choix et des mentalités modernes, extravertis, européens, que
l’on peut discerner à plusieurs niveaux. Un exemple caractéristique est – à mon avis –
le déplacement d’une grande partie des populations de Symi, Kalymnos, et Chalki, de
l’espace montagneux vers de nouvelles localités littorales, où se sont formées, au
cours de la seconde moitié du 19e siècle, des villes planifiées, mieux organisées et
dotées de systèmes de prévention. Il est intéressant de voir l’image des deux localités
de Kalymnos qui se reflète dans les témoignages de personnes importantes de
l’époque: la Chora (dans l’arrière-pays) est considérée comme une petite localité
turque et sale, tandis que Pothia (le port) tend à devenir une ville européenne. Je ne
peux pas m’étendre beaucoup sur ce sujet, mais je dirais que, d’une part, la localité
littorale répond mieux aux besoins de l’activité de pêche, d’autre part, qu’il est
intéressant de voir comment l’élite locale (issue de la pêche d’éponges) conçoit la
conquête matérielle mais aussi symbolique de l’espace où elle vit et travaille.
Plus généralement, je dirais que le scaphandre marque le passage de
l’organisation préindustrielle à une organisation capitaliste de la pêche d’éponges, et
que, en dehors des changements radicaux des rapports de travail dont je viens de
parler – il a consolidé une stratification sociale porteuse de fortes différenciations et
de conflits.
Par ailleurs, les changements apportés par le scaphandre dans l’organisation
globale de la pêche d’éponges, ainsi que « les responsabilités » qui lui ont été
attribuées en ce qui concerne les conditions de travail dures, la vie difficile sur les
bateaux, l’exploitation des plongeurs par les capitaines, mais surtout en ce qui
concerne l’augmentation des victimes de la maladie des plongeurs, ont alimenté la
mémoire collective de représentations variées et de récits émotionnels sur les
contradictions des différents agents impliqués dans ces changements, sur la vie dure et
le courage des plongeurs, enfin sur les connivence de leur travail avec la mort.
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