Un couteau entre les dents

Transcription

Un couteau entre les dents
António José Forte
Un couteau
entre les
dents
Dessins d’Aldina
Traduction inédite du portugais,
notes, préambule et postambule
d’Alfredo Fernandes et de Guy Girard
ÉDITION BILINGUE
2007
Un couteau entre les dents
António José Forte (1937-1988) – Poète surréaliste portugais.
D’un lyrisme violent, où le désespoir ne veut céder qu’aux seules
injonctions lumineuses de l’amour, la poésie de Forte ouvre à tous
vents un espace mental où ce qu’hurle la révolte impose au langage le
défi de réenchanter le réel. Son itinéraire, d’une singularité obstinée, et
son expérience de l’exil l’ont porté à un point de rupture où les idées
anarchistes, surréalistes et situationnistes se rencontrent.
Aldina – Peintre et sculpteur, elle a été la dernière compagne
d’António José Forte. Elle a participé à de nombreuses expositions
collectives soit par des œuvres picturales soit par des sculptures. Elle
vit à Lisbonne.
Alfredo Fernandes – Né au Portugal en 1960, vit en région
parisienne depuis 1970. A publié divers articles dans des revues
libertaires et dans la Comète d’Ab irato. Membre du collectif
Ab irato depuis 1995 et traducteur de poésie surréaliste portugaise
et brésilienne, il a fait partie des membres fondateurs de la revue
Oiseau-tempête ; il participe aussi aux activités du groupe de Paris
du mouvement surréaliste.
Guy Girard – Peintre et poète, né en 1959 dans la Hague, il
participe depuis 1990 aux activités du groupe de Paris du mouvement
surréaliste. Dernières publications : L’ombre et la demande,
projections surréalistes, Atelier de création libertaire, 2005 ; Le
Palier des Gargouilles, en collaboration avec Sabine Levallois et Alice
Massénat, Éditions surréalistes, 2005.
António José Forte
ou la passion de la totalité
ALFREDO FERNANDES
En survenant, le feu jugera et s’emparera
de toutes choses.
Héraclite d’Éphèse
…dans les systèmes aujourd’hui réfutés,
seule la personnalité qui en est à l’origine nous
intéresse, car c’est la seule réalité éternellement
irréfutable. À l’aide de trois anecdotes on peut
faire le portrait d’un homme.
Friedrich Nietzsche
C’est dans la revue Oiseau-tempête parue en
automne de l’année 2000 1 qu’était évoquée,
pour la première fois en France, la figure du
poète António José Forte. J’y retraçais alors
brièvement sa trajectoire qui débuta à la fin
des années 1950, période pendant laquelle en
compagnie de tout un groupe de jeunes gens il
participait aux activités du groupe surréaliste
portugais – dit du café Gelo, à Lisbonne – réuni
autour de Mário Cesariny. Face au portrait, un
poème intitulé Un couteau entre les dents, dont
nous donnons ici même une nouvelle version,
était destiné à rendre compte de sa singularité.
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Uma faca nos dentes
Un couteau entre les dents
Aussi, avant de nous pencher sur son parcours
et de réinvestir les quelques traces de son passage, plus ou moins éparses, sur ce sable mouvant
où nous sommes, c’est sur cette singularité que
nous allons nous arrêter. De la sorte espéronsnous tracer un portrait aux contours assez précis et aux couleurs vives, suffisamment fidèles à
l’image réelle ; image où l’homme fut solidaire
de son œuvre autant que l’œuvre de l’homme.
Car, qu’António José Forte ait été un homme en
tout point ressemblant, c’est là une vérité dont
nous ne doutons pas.
possède à peine sa tradition. La tradition romantique, dans le moins strict, plus expansif et qualifié registre. Une tradition éclairée près de nous par
le surréalisme… 3 »
Et, toute singularité renvoyant nécessairement, ne serait-ce que d’un point de vue logique, aux déterminations dont elle se différencie,
Helder nous signale de quel legs cette poésie est
tributaire tout en nous affirmant, face à ce legs,
son originalité propre : « Ce qu’il doit au surréalisme – ses images, son souffle métaphorique, son érotisme magique, sa vision apocalyptique du quotidien
ou sa foi du salut dans l’histoire à travers l’utopie
– ne viole pas son univers personnel et le schéma qui
le soutient. Ces aspects s’accommodent à ses propres
caractéristiques 4. »
Le poète Herberto Helder, qui l’avait précédé,
jusqu’au début des années 1960, comme employé des Bibliothèques itinérantes de la Fondation Gulbenkian et avec lequel il a maintenu
des liens d’amitié, dans la préface à son œuvre
en portugais, met en évidence quelques aspects
non négligeables, tant à ce qu’elle a d’irréductible qu’à ce qu’elle possède de particulier. Il
nous met ainsi en présence de ce fait significatif indiquant que, contrairement à une certaine
« poésie » qui trouve sa pleine satisfaction dans
des prouesses langagières, dont l’engagement
du Verbe semble s’épuiser entièrement dans les
grammaires et qui, pour cette raison, « s’évapore,
encore, transformée en état de morne calligraphie 2 »,
celle de Forte ne joue pas avec les poncifs modernes comme tant d’autres. En effet, ici le « style »
et la passion ou, plus précisément, l’esthétique
et l’éthique, s’équilibrent dans la revendication
sans cesse réitérée de la totalité, exigence majeure du surréalisme. Cela vite rappelé, et ce
n’est pas la moindre des choses, H. Helder nous
montre de cette voix et sa tonalité et de quel lieu
elle émerge : « La voix d’António José Forte n’est
pas plurielle, ni directe, ni sinueuse et dérivée, ou
même débitrice. Comme toute poésie véritable, elle
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On n’aurait certes pas suffisamment montré la spécificité de la voix de Forte, ni même
dans quelle sorte de feu liquide cette parole-là a
trempé, si on oubliait de mettre en évidence son
caractère éminemment dramatique ; donnée
essentielle, pourtant, dans une œuvre où le « silence » joue un rôle déterminant. Ce drame, et
la parole de Forte est assez précise pour qu’il n’y
subsiste la moindre équivoque, tient tout entier
dans cette sorte d’hiatus qui sans cesse se creuse entre le mythe, l’utopie intensément désirée
d’une vie harmonieuse rendue possible par une
humanité enfin réconciliée, et la confrontation,
toujours douloureuse, avec un quotidien où
« l’action n’est pas la sœur du rêve 5 ». Cela parce
que, comme le rappelait Helder, c’est dans les
possibilités à se réaliser en tant que projet spirituel, bien plus que comme objet verbal, que la
poésie de Forte atteint certaines limites. Cellesci sont, bien sûr, inhérentes au défi auquel se
confronte toute parole poétique véritable qui est
de devoir puiser au cœur même de l’immanence
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Uma faca nos dentes
Un couteau entre les dents
« ce qui ne rencontre ni lieu ni temps 6 », c’est-à-dire
l’utopie, l’uchronie, ou encore, l’or métaphorique permettant de subvertir l’histoire.
dis qu’il écrivait sur l’absence du poète surréaliste António Maria Lisboa, Forte s’interroge :
« Mais comment arriver à communiquer cela, en ce
lieu même où sous les lits de l’amour, les gros rats de
la peur ont établi leur quartier général ? » Témoin
privilégié dû à la proximité que seule l’amitié
rend possible, Helder nous éclaire encore sur ce
point par la précision et la clarté de son propos :
« Le silence ne traduit pas seulement le renoncement,
mais la rupture entre le monde et le langage. Ce qui
fatalement ne s’exprime pas par l’absence du dire.
Ne serait-ce pas celle-là même une condition du dire ? Le paradoxe réside dans cette ambition unitaire
au milieu de la discontinuité et de la fragmentation
de tout : le mythe, l’histoire, le moi 9. »
De toute évidence l’écriture est chez Forte liée
à une nécessité qui la dépasse – j’allais oser qui
la « transcende » si nous n’avions pas ici recours
à une notion aux vertus, disons, par trop théologales. Mais l’utopie n’est-elle pas une certaine
façon de réhabiliter le « sacré » en le délogeant
du ciel où il était hors d’atteinte pour le ramener sur terre ? Ajoutons que « contre les apparences de la pensée, contre les apparences de la culture,
contre les apparences de la société 7 », une telle nécessité se révèle à la fois comme force de refus
et volonté d’affirmation ; tension extrême donc,
par laquelle la parole poétique, simultanément
mode de connaissance et moyen d’expression,
témoigne de la possibilité de ce mythe majeur
qui seul ouvre l’histoire : l’utopie, qui peut aussi
s’écrire révolution. Nécessité que révèle cette
parole par excellence chargée de sens à la portée
indiscutablement éthique. À ce titre elle apparaît comme l’incarnation de cet « authentique réel
absolu » ainsi que le proclamait Novalis ou, plus
simplement comme le disait Forte « l’art de traduire en paroles la possibilité de l’absolu 8 ».
Notre portrait aurait, assurément, manqué et
de justesse et de rigueur si nous omettions de
creuser un tant soit peu cette autre question
centrale dans l’œuvre de Forte ; question qui se
rapporte au silence et à ses déterminations. Disons, d’emblée, que celle-ci n’est pas réductible
au seul contexte historique, social et politique
et, par conséquent, elle ne saurait se subsumer
dans celui-ci. Certes, ce dernier y a joué un rôle
non négligeable ainsi qu’il apparaît dans le chapitre Comment communiquer ?, dans lequel, tan-
Certains, au nombre de ses amis, l’ont fait remarquer avec insistance : Forte était un homme
qui a cru et pris part aux grands mythes de son
temps 10. Aussi, nous mettrons volontiers ici ce
qui relève de l’accidentel à la place du substantiel
pour retenir la position centrale du mythe dans
la vie et l’œuvre d’un homme qui a su, face à l’adversité, toujours leur demeurer fidèle. Fidélité,
certes, qui n’est guère plus de mise puisque l’on
sait ce que ces mythes sont devenus et combien,
avec leurs disparitions, l’humanité a gagné en
bonheur… Ajoutons à cela que c’est « en ce lieu
du drame » où se joue pourtant le désir humain
que s’est joué aussi, contenue dans ces poèmes
et exprimée dans ses « mythes », la passion de la
totalité (qui est tout le contraire d’une passion
totalitaire) qu’animait le poète Forte. Car, finalement, comprendre l’idée de révolution comme
un mythe c’est, ni plus ni moins, mettre l’accent
sur son mouvement même, bien plus que sur
ce que ce mouvement fixe dans l’espace-temps
historique, toujours limité, toujours susceptible
d’être dépassé. Ainsi compris, le mythe apparaît
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Uma faca nos dentes
Un couteau entre les dents
comme l’antithèse absolue des fétiches réifiants.
Et, l’utopie révolutionnaire n’est rien d’autre
que ce mouvement négateur de l’esprit portant
en son sein le devenir et rejoignant, par conséquent, l’infini du désir humain.
vront. Cependant, miné par des querelles internes, le Groupe surréaliste de Lisbonne se déchire bientôt et ses activités cessent assez vite.

ANTÓNIO José Forte est né à Póvoa de Santa
Iria, au Portugal, le 6 février 1937. C’est en
1960 qu’il publie son premier recueil de poèmes,
40 Noites de insónia de fogo de dentes numa girandola implacável 11. Il fréquente alors le café Gelo
où il croise de jeunes poètes de sa génération et
d’autres plus âgés, qui, tel Mário Cesariny, participèrent une dizaine d’années auparavant à
la brève aventure collective du premier groupe
surréaliste portugais, dit le Groupe surréaliste
de Lisbonne.
C’est en effet à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, en dehors de laquelle était resté ce
pays, que quelques jeunes gens, António Pedro,
Cândido da Costa Pinto, Vespeira, Azevedo,
José Augusto França, Alexandre O’Neill et
António Domingues, rejoints peu de temps
après par Mário Césariny, décident de former,
en 1947, un groupe surréaliste. À peine formé, le Groupe surréaliste de Lisbonne connaît
sa première exclusion à travers la personne de
Cândido Costa Pinto. De fait, on apprécie modérément qu’il soit envoyé, depuis Paris, par
André Breton, afin d’organiser les activités du
groupe ; mais, par-dessus tout, on lui reproche
d’avoir participé à une exposition placée sous
le patronage du SNI 12. Toutefois, dès 1948, le
Groupe surréaliste de Lisbonne affirme sa présence en organisant sa première exposition publique, à Lisbonne même, du 19 au 31 janvier
1948. D’autres manifestations collectives sui10
La rupture qui va donner lieu à la formation
du deuxième groupe surréaliste portugais, le
groupe Dissident, appelé également Les Surréalistes, intervient suite à une lettre, datée
du 29 septembre 1948, envoyée par Mário
Cesariny à l’adresse d’António Pedro. Dans sa
missive, Cesariny y déclare sans ambages ne pas
croire que le Groupe surréaliste de Lisbonne soit
un « groupe » et encore moins « qu’il soit surréaliste ». Autour de lui un nouveau groupe se forme
alors réunissant António Maria Lisboa, Carlos
Eurico da Costa, António José Francisco,
Cruzeiro Seixas, Mário Henrique Leiria, Pedro
Oom et Risques Pereira. Ce nouveau groupe
surréaliste a l’occasion de s’affirmer aussitôt
suite à une invitation du Juba (Jardin universitaire des beaux-arts), par une intervention qui
provoquera un scandale retentissant parmi le
public. Pour sa part, invité également à participer à l’événement, le Groupe surréaliste de
Lisbonne déclinera l’invitation. En 1949 et en
1950 le groupe Dissident organisera deux expositions ; lors de la première, de nouvelles personnalités font leur apparition parmi les exposants
dont : F. J. Francisco, Artur da Silva, A. P. Tomaz
et Carlos Calvet. Mais en 1951 la rupture avec
O’Neill est consommée ; celui-ci, dans son livre intitulé Tempo de fantasmas, invective ses examis, qui lui rétorquent par un manifeste intitulé : Do capítulo de probidade. Des départs auront
lieu plus tard, motivés par des raisons diverses,
et la mort prématurée d’António Maria Lisboa,
survenue en 1953, vient hypothéquer très sérieusement la poursuite des activités du groupe.
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LA DÉMARCHE poétique d’António José Forte
s’inscrit donc dans les perspectives ouvertes par
le surréalisme dont les influences se sont tardivement manifestées au Portugal. En une formule concise et non dépourvue d’humour – sans
« h » ? – le poète Alexandre O’Neill, en résumait
ainsi la teneur : « Ce qu’il y a de plus surréaliste dans
le mouvement surréaliste portugais, c’est qu’en fin de
compte il n’a jamais existé. » Boutade qu’il nous
faut nuancer, sans nul doute, puisque l’impact
du surréalisme sur la poésie et d’une manière
plus générale sur la création au Portugal est un
fait incontestable. Une autre de ses dimensions,
non moins significative, est d’avoir été un appel
d’air autant qu’une opposition salutaire envers
le néoréalisme qui exerçait une véritable dictature esthétique et morale sur la création et la
culture 13. Sur celui-ci, dans sa phase « à bout
de souffle », le très intéressant n° 3 des Cahiers
de circonstance datant de mai 1968 – revue ronéotypée, animée à Paris par des exilés proches,
idéologiquement, du communisme antiautoritaire – en donne un aperçu tout à fait édifiant.
Nous nous contenterons, ici, de rendre compte
de l’épisode consternant ayant trait à la revue
Militante et, à travers elle, de souligner la teneur
des directives du PCP à l’usage de ses intellectuels : « Ainsi, lorsqu’il entre dans un bidonville,
l’écrivain ne fixera pas dans son œuvre les grossièretés du langage, la saleté, les jeunes filles tombées
dans la prostitution, les disputes entre femmes, les
scènes tristes dans les tavernes ; se fondant sur cette
réalité qu’il ne niera pas, il fera surgir le désir d’un
monde meilleur… l’ingénuité pure des enfants qui
jouent sans jouets… C’est cela que nous appelons la
description de la réalité dans son développement révolutionnaire 14. »
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Un couteau entre les dents
La spécificité de la vie politique au Portugal,
pendant cette période, impose quelques précisions. Et d’abord, il nous faut insister sur le fait,
particulièrement déterminant, que tout débat
culturel, ainsi que toute forme d’expression,
se situait alors dans le contexte étroit – c’est
un euphémisme – de la dictature fasciste de
Salazar 15 et de la censure pidesque 16. La conséquence la plus immédiate, et bon gré mal gré
nul n’y échappait alors, était que l’horizon de
la contestation se limitait, sur le plan politique,
aux luttes pour la démocratie bourgeoise. Concrètement, cela s’est traduit par le soutien apporté à la candidature unitaire antisalazariste
du général Norton de Matos, en 1948, puis celle du général Humberto Delgado, aux élections
présidentielles de 1958. Rappelons, toutefois,
que le seul document témoignant d’une certaine dignité au moment de la campagne de Delgado, le seul réellement compromettant à une
époque où le risque et sa valeur d’usage avaient
d’autres significations qu’aujourd’hui, ne fut
pas la production d’un néoréaliste, mais le pamphlet écrit et distribué aux passants par le surréaliste Mário Cesariny intitulé : « Autoridade e
liberdade são uma e a mesma coisa – O Fragmento
da liberdade 17 ».
Au-delà, l’adhésion au Parti communiste apparaissait à certains comme la seule alternative
politique – alternative qui présentait en vérité
toutes les caractéristiques d’un dilemme – de
mener autant que possible la lutte sur le plan politique. Dressant une rapide chronologie du surréalisme au Portugal, Mário Cesariny décrivait
en ces termes cette période de l’immédiat aprèsguerre et ses limites : « La victoire des démocraties
a modifié profondément l’opposition portugaise, la
fin de la guerre étant marquée par des manifesta13
Uma faca nos dentes
Un couteau entre les dents
tions de rue à travers tout le pays, aussi spontanées
que difficiles à réprimer, célébrant la défaite du nazisme et du fascisme. Ces manifestations ont créé les
conditions qui ont rendu possible l’organisation du
Mouvement d’unité démocratique, lequel a du lutter avec beaucoup de difficultés pour la légalisation
des courants antisalazaristes alimentant également
bien des espérances aussitôt contredites par le cours
des événements 18. »
Disons que si les relations entre ceux qui vont
devenir les surréalistes portugais et le Parti
communiste rappellent, par de multiples aspects, d’autres situations, à d’autres moments,
en d’autres lieux, il nous faut toutefois insister, différence essentielle, sur les circonstances
très particulières engendrées par la dictature de
Salazar. Il est nonobstant assez intéressant de
souligner que lorsqu’il évoque, rétrospectivement, son passage, accompagné d’un certain
nombre de ses amis, dans le Parti communiste,
Mário Cesariny emploie les termes d’« adhésion
au parti stalino-marxiste dont – ajoute-t-il – ils acceptent la praxis et la responsabilité 19 ». Choix de
termes exempts de la moindre équivoque, dont
la précision et la justesse sans failles en disent
aussi long sur les circonstances « exténuantes »
de leur engagement d’alors que sur l’époque,
son contenu et ses possibilités.
choix, il ne restait guère le plus souvent que le
choix de l’embarras. Si bien qu’entre l’adhésion
au parti stalinien ou encore au Parti socialiste
– « parti d’un comique irrésistible 20 », déjà à l’époque, selon le bon mot de Cesariny – il ne restait
guère que l’exil parmi les autres possibilités, ou
encore le choix qui fut celui de bon nombre de
surréalistes : mener leur combat spécifique sur le
plan de la culture, en en supportant les limites et
les conséquences.
En définitive, les rapports entretenus par les
individualités qui formeront les différents groupes surréalistes portugais avec le parti stalinien
seront difficiles, complexes et variés. Ils seront
faits d’adhésions et de ruptures, d’espoirs et de
déceptions, mais toujours déterminés, au bout
du compte, par la nécessité de mener la lutte,
sur le plan politique, dans un environnement
particulièrement hostile et un contexte bas
de plafond, où, à défaut d’avoir l’embarras du
En vérité une telle situation, puisque rien ne
se crée à partir de rien, renvoie bien plus à tout
le tragique de l’histoire sociale, plus ou moins
récente, du Portugal qu’à la seule responsabilité
des individus. Et si, comme nous l’a enseigné
Karl Marx, « le capital est une accumulation de
plus-value », nous devons reconnaître qu’à bien
des égards le Portugal est, quant à lui, une accumulation de tragédies. De Camõens à Antero
de Quental et bien au-delà, ses poètes l’on dit,
qui voyaient leur pays finir tragiquement. Et au
nombre des tragédies majeures, l’écrasement
du mouvement syndicaliste révolutionnaire, par
la façon dont il a durablement et lourdement
hypothéqué et conditionné tout le devenir des
luttes sociales, n’est pas la moindre. Cela, parce
que c’est toute la difficulté à penser l’utopie et
par là même de s’affranchir des carcans aliénants, qui est en jeu. Or, depuis qu’il prit une
forme organisée vers le milieu du XIXe siècle, le
mouvement ouvrier au Portugal s’est immédiatement confronté à la répression des régimes
politiques qui se sont succédé : « La République
– dont l’instauration en 1910 contre les forces de
l’aristocratie conservatrice dut beaucoup à la participation généreuse et déterminée des prolétaires
anarcho communistes se retourna immédiatement
contre le jeune mouvement ouvrier, qui subit une ré-
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pression impitoyable. Suivront quinze ans de luttes
politiques, qui fragiliseront le régime de la démocratie
parlementaire et déboucheront sur des coups d’État
successifs ouvrant la voie au régime salazariste
– lequel modèlera les institutions et l’organisation
sociale selon les principes fascistes 21. »
dispersée de quelques individualités qui, en tant
que telles, continuent à revendiquer et à se reconnaître dans ses principes éthiques et poétiques. Corroborant le témoignage de Forte relatif
à l’ambiance chaleureuse et passionnée du café
Gelo, Luiz Pacheco en rend ainsi compte : « De là
n’est sortie aucune revue, doctrine, ou école dont on
put tirer profit. Alors ? ! Il y avait, cela oui, un espace
de vie et de pleine liberté, de critique féroce et mutuelle, on ne s’y extasiait guère devant l’arrivisme, la
vie pratique ou les étiquettes sociales qu’en d’autres
milieux, on aimait mettre en avant 22. »
Mais si la brume épaisse du régime fascisant
du professeur Salazar restreint considérablement les possibilités d’action dans le domaine
politique, une certaine « liberté », certes toute
relative, subsistait alors dans celui de l’action
culturelle. Le taux d’analphabétisme très élevé
que le régime entretenait à dessein, lui permettait de faire preuve, de-ci de-là, d’une forme de
« tolérance » bien dosée. Les témoignages de
Forte dans le chapitre Gulbenkian ainsi que la
censure de son texte en hommage à Alfred Jarry
sont assez éloquents quant au contenu d’une
telle « liberté » et au degré qu’une telle « tolérance » pouvait atteindre.
C’EST à la fin des années 1950 qu’António
José Forte rejoint le groupe surréaliste dénommé « O Grupo do café Gelo ». Parmi les jeunes
gens qui fréquentent alors ce lieu mythique de la
contestation – hasard objectif ou choix délibéré,
il fut fréquenté au début du XXe siècle par les
anarchistes auteurs du régicide (que Forte dénommait plus justement « justiciers révolutionnaires »), le professeur Manuel Buiça et son compagnon Alfredo Costa – on trouve Luiz Pacheco,
Helder Macedo, Manuel Castro, João Rodrigues,
João Vieira, Herberto Helder et, bien sûr, Mário
Cesariny. Mais, dès cette période, on ne peut
plus parler, dans le plein sens du terme, de mouvement surréaliste pour ce qui est du Portugal.
Ce qui subsiste, c’est l’activité plus ou moins
Bien des choses, cependant, commencent
à changer au cours des années 1960, qui vont
progressivement contribuer à ébranler le régime
salazariste et, par la même, ouvrir de nouvelles perspectives dont la révolution des Œillets,
survenue le 25 avril 1974, apparaîtra comme
une sorte d’aboutissement. L’enlisement dans
la guerre coloniale, l’irruption de grèves dures,
l’agitation étudiante et l’émigration massive
vont, par leur répercussion dans la société portugaise, bouleverser profondément le cours des
événements. Nous sommes ici déjà bien loin de
la situation de l’immédiat après-guerre décrite,
plus haut, par Cesariny. Bien qu’occupant toujours une position hégémonique comme courant politique oppositionnel au salazarisme, le
PC voit son rôle remis en question par l’apparition des premières organisations maoïstes, au
milieu de la décennie. C’est à peu près pendant
cette période que, toujours à la recherche d’éléments de rupture avec le parti communiste,
Forte découvre avec quelques amis de Santarém
l’ouvrage emblématique d’Henri Lefebvre intitulé Introduction à la modernité, qu’il lira en français dans une édition qu’il pouvait consulter à
l’Alliance française. Finalement, il y puise sur le
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plan politique ces fameux éléments de rupture
avec le parti stalinien, parachevant ainsi la critique du néoréalisme nourrie par son adhésion
au surréalisme, puisque c’est à partir de là qu’il
prend ses distances avec le PCP.
ces de la pensée situationniste n’ébranleront pas
pour autant ses convictions surréalistes, même
si une telle rencontre n’a pas été un fait insignifiant, bien au contraire. Le témoignage de ses
amis de « l’exil parisien » 23, la tentative avortée
de créer une revue illustrant les thèses situationnistes en portugais, suffisent à en montrer toute
l’importance. Cet intérêt double pour les idées
surréalistes et situationnistes traduit un itinéraire poétique et politique peu commun à cette
période. Comme le surréalisme, la pensée situationniste est venue nourrir sa révolte et donner
une nouvelle impulsion à sa recherche de radicalité. Ainsi, c’est cette rencontre qui lui a permis de découvrir, ou redécouvrir, l’anarchisme
et son importance au Portugal dans les luttes
sociales. Dès lors, sa passion de la totalité, son
rejet viscéral du monde fragmentaire dominé
par la marchandise et la valeur d’échange, s’exprimeront sur deux plans qui lui apparaîtront
complémentaires : celui de la poésie et celui de
la critique radicale.
Dans le courant de l’année 1966, un autre
événement capital va changer la vie de Forte et
transformer sa vision du monde. Comme tant
d’autres de ses compatriotes, il fera la terrible
expérience de l’exil, de la solitude et, par-dessus tout, il découvrira la violence de l’exploitation salariée. C’est en effet à Bruxelles qu’il
connaîtra d’assez près le sort que les sociétés
capitalistes avancées réservent aux prolétaires
en général, avec une attention particulière pour
les immigrés. Séjour difficile et peu enthousiasmant. Pourtant, et c’est peut-être ce qu’il a pu
tirer comme meilleur profit de son bref exil en
Belgique, c’est à Bruxelles qu’il découvre les
publications de l’Internationale situationniste
qui vont aussi influencer ses futurs engagements
politiques. Il est également impressionné par
le mouvement provo lors d’un court séjour à
Amsterdam. Mais ne supportant plus les conditions matérielles, très précaires qui sont les siennes en Belgique, Forte rejoint Paris au début
de l’année suivante. Là, avec un groupe d’amis
exilés, Carlos da Fonseca, Américo Nunes, Eduardo Cruz, José Manuel Simões et
Francisco Alves, comme lui attirés par l’IS, il
participe à Paris au projet d’une revue situationniste en langue portugaise, Potlach. Mais sa détresse matérielle persistante le décide à rentrer
bientôt au Portugal où il retrouve le milieu du
café Gelo.
Forte est un cas assez rare à son époque de
surréaliste intéressé par les thèses situationnistes. Il est important de souligner que les influen-
P OUR conclure, j’ajoute que si ce n’est par
l’épaisseur de l’œuvre, c’est au moins par sa qualité, par le souffle de la révolte qui s’y exprime et
qui en fait une œuvre réellement vivante, que le
poète Forte m’apparaît comme véritablement
digne d’intérêt. « On ne comprendra rien à Forte,
ni à sa poésie, si on oublie de souligner l’esprit foncièrement subversif qu’il était, sa générosité et la révolte
profonde qui l’animait ! ». Ainsi témoignaient ses
amis – avec lesquels j’ai eu le plaisir de discuter
– qui, à Paris, à la fin des années 1960, avaient
partagé l’exil avec lui, ses difficultés, mais aussi
un grand nombre de ses attentes. Et, disait-il,
puisqu’« il y a des morts dans des tombeaux beaucoup plus présents dans la vie que l’on ne pense et
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des gens qui sans avoir jamais écrit une ligne ont
fait plus pour la parole que toute une génération
d’écrivains 24 », il est bon de rappeler avec René
Crevel : « Or le premier bond révolutionnaire ira
droit à ces tombes qu’il s’agit de profaner, les unes
pour jeter au fumier leurs cadavres-symboles, les
autres pour rendre au jour ce qui agonisait, enterré
vif 25 ». Le poète António José Forte est décédé
le 15 décembre 1988, à l’âge de 57 ans.
1 – Alfredo Fernandes, « Le feu, survenant, jugera toutes choses
et s’en emparera », Oiseau-tempête, n° 7, Paris, automne 2000.
2 – Herberto Helder, in pr
préface en portugais à l’œuvre d’António José
Forte, éd. Parceria A. M. Pereira, Lisbonne 2003.
3 – H. Helder, idem.
4 – H. Herder, idem.
5 – Charles Baudelaire, « Le Reniement de saint Pierre », Les Fleurs
du mal.
6 – H. Helder, idem.
7 – A. J. Forte, in Entrevue.
8 – A. J. Forte, in Entrevue.
9 – H. Helder, idem.
10 – Nous pensons ici, à titre d’exemple, à Luís
íís de Oliveira et à son
bel hommage à Forte, intitulé : « Vers où s’en va le souffle », paru
dans le n° 7 de la revue de Malartes, Coímbra,
íímbra, printemps 1989.
11 – 40 Nuits d’insomnie de feu de dents dans une implacable
girandole.
12 – Société nationale d’Information, institut de propagande du
r gime fasciste.
ré
13 – Sur ce magister à la fois moral et idéologique que le parti
stalinien portugais pr
prétendait exercer sur la culture, nous ne saurons
que conseiller vivement la lecture de La Mémoire et le Feu, de Jorge
Valadas (aux éditions l’Insomniaque, 2006),, et plus pr
précisément le
chapitre « Sous les décombres de l’Idéologie froide, le spectre du
Saint-Office ».
14 – « O intelectual comunista e a luta pela democracia », Cadernos
de Circunstância, Análise
lise e documentos da vida portuguesa
portuguesa, Paris,
mai 1968.
15 – António de Oliveira Salazar. Disciple de Charles Maurras ;
passé par le séminaire, il est jeune professeur d’économie politique à
l’université de Coímbra
íímbra
mbra lorsque, apr
aprèès le putsch militaire qui met fin au
r gime parlementaire en 1926, on le nomme ministre des finances en
ré
1928. Il devient pré
pr sident du conseil en 1932, période qui inaugure
le durcissement du rrégime. Apr
Après sa disparition, en 1970, le rrégime
fasciste durera encore quatre ans.
16 – Pidesque : néologisme
ologisme cr
créé à partir de PIDE (Policia Internacional
de Defesa do Estado), police politique de Salazar. Expression tr
très en
vogue apr
après la ré
r volution des Œillets ; ex. : personnage à l’allure
20
Un couteau entre les dents
pidesque.
17 – Liberté et autorité sont une seule et même chose ; pamphlet
plutôt connu sous le titre : Fragmento de libertade (Fragment de
liberté).
18 – Mário Cesariny, As mãos na água, a cabeça no mar
mar, ed. Assirio
e Alvim.
19 – Mário Cesriny, idem.
20 – Mário Cesariny, idem.
21 – Jorge Valadas, idem.
22 – Luiz Pacheco, Figuras, Figurantes e Figurões, ed. O Independente.
23 – Entretien de l’auteur avec Carlos da Fonseca et Américo Nunes,
2006.
24 – A. J. Forte, Un couteau entre les dents.
25 – René Crevel, « Dieu l’Immobile », Le Clavecin de Diderot
Diderot,
Pauvert, 1965.
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