Jean-Paul Brighelli : « Sauvez les notes ! » http://www.lepoint.fr

Transcription

Jean-Paul Brighelli : « Sauvez les notes ! » http://www.lepoint.fr
Jean-Paul Brighelli : « Sauvez les notes ! »
http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jean-paul-brighelli/brighelli-sauvez-les-notes-29-062014-1841640_1886.php
Invité par Europe 1 cette semaine à m'exprimer sur le projet d'abandon de la notation dont
Benoît Hamon, qui n'avait rien d'autre à faire, s'est fait le chantre, j'ai annoncé - autant en rire
puisque c'est à pleurer - le renoncement officiel, par Marisol Touraine, à l'usage des
thermomètres, bien coupables d'indiquer, parfois, que le patient a la fièvre. Nous voici
revenus au XVIIe siècle, quand on faisait tomber la température en saignant le malade jusqu'à ce qu'il en crève parfois, demandez donc à la mère de Molière. Si effectivement vous
ôtez quelques pintes de sang, la pression descendue régulera votre pouls - jusqu'à ce que ça
remonte, parce que vous n'avez rien guéri, juste occulté le symptôme. Benoît Hamon en est là.
Il installe une conférence sur l'évaluation (contre l'avis de tous ses services, à commencer par
la DGESCO, contre l'avis même du CNESCO, le Conseil national d'évaluation du système
éducatif, un "machin" installé par son prédécesseur, Vincent Peillon, dont la tête lui sert
aujourd'hui de marchepied pour tenter d'exister), afin d'en finir avec la "dictature" des notes,
qui, nous le savons bien, humilient chaque jour des milliers d'enfants...
Les profs sont méchants ? Pas même. Je n'en connais pas qui se délectent à mettre de
mauvaises notes. Mais j'en connais trop qui ont renoncé à afficher la vérité des prix, et
gonflent artificiellement les résultats - après tout, on le leur demande officiellement au
brevet et au bac.
Je ne suis pas ma note
On connaît l'excuse classique du cancre ramenant à la maison un devoir malmené par le
correcteur : "C'est parce que le prof ne m'aime pas !" Le ministre tient le même raisonnement
tordu, confondant la valeur de l'exercice - noté de 0 à 20 - et la valeur de l'élève. Que tu aies
un zéro, bougre d'imbécile, ne signifie pas que tu es un zéro ! Il faut résider rue de Grenelle
pour le croire - et valoir, justement, zéro. Mais qui se soucie au fond de ce que vaut vraiment
un ministre ?
Exit, donc, un système de notation qui remonte au XVIIe siècle : il appartenait sans doute à la
gauche de nous débarrasser de cet ultime souvenir des grands collèges jésuites, de cette
dernière référence au Grand Siècle. Si Richelieu puis Louis XIV avaient généré ce système
d'évaluation des enfants (nobles) du système d'enseignement mis en place par les disciples de
Loyola, c'est parce qu'ils croyaient en la valeur globale de leur civilisation. La France de
Louis XIV (et je tiens compte aussi des famines, des guerres, des excommunications et des
bûchers) valait cher ; la France de Hollande ne vaut plus grand-chose. Un grand doute a saisi
le pays, et les gouvernants, qui ne gouvernent plus rien, s'en font l'écho.
Remplacer une note par une évaluation est contre-productif, dans l'optique même défendue
par Hamon. Le chiffre a une objectivité. L'évaluation nous ramène à une subjectivité l'enfant sera bien plus stigmatisé par un jugement global que par le détail de sa
performance.
"Maman, j'ai eu du vert aujourd'hui !"
Déjà, le primaire évolue au gré des "livrets de compétences" : acquises, non acquises, ou en
voie d'acquisition. Base trois. Une usine à gaz qui bouffe le temps scolaire. En janvier 1969,
le gouvernement avait décidé, dans un grand élan post-soixante-huitard, d'adopter la notation
en ABCDE - base cinq. Elle fit long feu, et le génie national réimposa une base dix, ou vingt que l'on peut affiner à l'infini en demi, quart ou centième de point. Sans doute ce qu'il y a de
plus précis depuis que Fahrenheit et Celsius ont inventé leurs échelles respectives du froid et
du chaud : mais le thermomètre est désormais hors la loi...
Pourquoi le primaire (et, localement, quelques classes de sixième et de cinquième, prélude à
la primarisation du collège) ? Parce que les moyens de pression (en clair, la présence d'un
corps d'inspecteurs) sont bien plus prégnants sur les écoles communales que dans le
secondaire. Un inspecteur primaire (IEN) travaille sur une zone réduite, connaît chacune de
ses ouailles, les visite régulièrement. Un IPR (inspecteur pédagogique régional) a souvent un
rectorat entier à labourer, et n'inspecte les enseignants qui lui sont dévolus que tous les six
ans, en moyenne (j'ai passé 14 ans, en banlieue parisienne, sans voir la queue d'un). Allez
imposer des consignes à des gens que vous ne voyez que de loin en loin...
Voici donc la Note sacro-sainte remplacée par des smileys souriants (interdiction de
faire la gueule, dans le système Hamon), ou des codes couleur plus aisément lisibles par
des élèves analphabètes. Ce bariolage est-il plus efficace que l'indication chiffrée ? Ma foi,
j'aimerais savoir ce que les parents y comprennent - "Maman, j'ai eu du vert aujourd'hui, c'est
mieux que le rouge hier..." Une grande déferlante écolo-compatible déferle sur l'éducation. Le
vert est paré de toutes les vertus - pourquoi pas le mauve ? Pourquoi pas un code de petits
animaux : "J'ai eu un perroquet pour cause de bavardage, un singe par habileté à reproduire, et
un cheval en gym parce que je cours vite..." Tout cela pour déstresser des gosses qui, d'après
saint Pisa (je reviendrai prochainement sur ce système d'évaluation qui est aussi fiable que
celui que le ministère veut mettre en place), sont parmi les plus angoissés de la planète (ah,
vraiment ? Je croyais qu'au Japon ou en Corée... J'ai dû mal lire...).
Un mien collègue, prof de prépa, agrémente ses corrections avec un tampon représentant un
clown hilare, en marge des trouvailles les plus pittoresques de ses élèves. Cela les fait bien
rire, au lieu de les humilier. Et les "bulles" - les zéros - que nous avons tous un jour méritées
restent dans notre souvenir bien plus comme des anecdotes drôles que comme des
traumatismes inexpiables. Benoît Hamon chercherait-il à exorciser quelque souvenir cuisant ?
S'offrirait-il une psychanalyse aux frais de quelques millions d'élèves ? Je n'ose le croire.
Au passage, le ministre, dans l'interview du Parisien citée plus haut, affiche ses admirables
compétences : "Un écolier qui éprouve des difficultés en grammaire et en syntaxe obtiendra
zéro en dictée. S'il a progressé en syntaxe, mais qu'il fait encore trop de fautes en grammaire,
il aura toujours un zéro. Comment peut-il savoir qu'il a progressé ?" Quelle distinction
byzantine entre grammaire et syntaxe ! Je peux encore distinguer orthographe d'usage et
orthographe grammaticale - celle-ci pesant un peu plus lourd que celle-là. Mais entre faute
grammaticale et faute syntaxique... C'est ce que les pères maristes qui ont formé le petit
Benoît au Sénégal lui ont appris ? J'ai un doute...
Les dangers de l'évaluation sauvage
Vincent Peillon, après avoir annoncé à grand fracas la "refondation" de l'école républicaine,
avait accouché d'une souris - les rythmes scolaires. Benoît Hamon, tout en détricotant l'oeuvre
(?) de son prédécesseur, enfourche un très vieux cheval pédagogique, que lui ont suggéré de
monter ses conseillers issus des deux syndicats qui contrôlent aujourd'hui l'éducation, le
SGEN et le SE-Unsa. Sans compter les associations de parents d'élèves, FCPE et Apel, l'une
et l'autre favorables (malgré l'avis contraire de 80 % de leurs adhérents) au grand
remplacement des notes par des sourires. Sans compter les plus fainéants des élèves, qui, à
l'occasion du bac et du brevet, ont protesté parce qu'ils craignaient que leurs performances
soient sous-notées. Tout, tout de suite, et avec du sucre, s'il vous plaît ! Beaucoup de sucre !
Une civilisation qui a cessé de prôner l'effort et le mérite, et la difficulté vaincue, est-elle
encore une civilisation ?
La quasi-totalité des élèves, qui n'est pas composée que de feignasses abruties, est favorable
au maintien des notes. À vrai dire, les enfants sont férus de classements en tous genres - ils
ont la compétition intrinsèque, la comparaison naturelle, et l'évaluation autrement tranchante
que leurs enseignants. Demandez à une classe de se noter, l'échelle sera terriblement basse. Le
seul souci des élèves, lorsqu'on rend des copies, c'est de savoir combien a eu leur copain,
histoire de se situer : c'est un souci légitime, que les gosses poussent parfois jusqu'à la
caricature.
De surcroît, ils savent bien que si l'on supprime le code chiffré, un autre code se mettra en
place. Christian Combaz, dans le Figaro du 24 juin, note avec raison que "le ministre entend
supprimer les notes au moment où les caïds commencent pratiquement à les attribuer dans
leur groupe. En tout cas, il y a longtemps qu'ils attribuent les corvées à la place des
professeurs. On observe en effet un véritable transfert de souveraineté dans cette affaire : les
écoliers et lycéens ont substitué, au système d'approbation officiel, que la notation représentait
très bien, celui de la réputation qui revient à l'instinct tribal, et au statut de l'individu dans le
groupe mafieux." Continuons ainsi : on substituera à un système pédagogique la loi de la rue.
C'est sans doute un progrès.
Au passage, Benoît Hamon se fait étriller par la Pravda du régime - Le Monde, pour ne pas le
nommer. Maryline Baumard y épingle avec pugnacité l'initiative du ministre, tout occupé,
selon elle, à démanteler l'oeuvre (?) de son prédécesseur. Un jour les notes, et demain, les
ABCD de l'égalité, auxquels elle tient particulièrement. Autant d'aliments pour les
réactionnaires et autres "blouses grises" dont je suis probablement. La suppression des notes
ferait-elle partie de ce plan, si souvent commenté ici même, qui vise à renforcer les
conservatismes jusqu'à la caricature afin de provoquer, à l'horizon 2017, un affrontement
gauche/extrême droite ? Qui me souffle que la gauche arrivera troisième, en 2017 ?
"Une tricherie monumentale"
Dans la grande gabegie occidentale, l'idée de Benoît Hamon ne lui est même pas personnelle.
Le Québec vient d'interdire les mauvaises notes, ce que le sociologue Mathieu Bock-Côté
analyse avec justesse : "Comment ne pas y voir une tricherie monumentale, une
dissimulation massive et un travestissement honteux de la réalité ? Comment ne pas y
voir un autre indice du décalage entre des institutions publiques entretenant la fiction de
leur réussite et une réalité qui leur échappe et qui finit par percer de partout ? Plusieurs
ont le sentiment que l'État contemporain travaille souvent à occulter une part
importante du réel, comme s'il devait entretenir la fiction d'une société qui progresse,
sans quoi il serait obligé de se questionner sur les fondements idéologiques des grandes
transformations qu'il pilote depuis près d'un demi-siècle. Les statistiques publiques
révèlent autant qu'elles dissimulent la société qu'elles prétendent mettre en scène. Mais
le réel filtre ici et là, même si ceux qui le nomment risquent les pires épithètes."
Qui ne comprend en effet que les promoteurs de ce nouvel ordre pédagogique font le lit
d'un ordre nouveau qui ne fera pas dans la demi-mesure ? Cette question de l'évaluation,
qui pourrait paraître anecdotique (les ministres passent, les profs demeurent - et la force
d'inertie des enseignants face aux consignes officielles est considérable), est révélatrice d'un
mode global de fonctionnement : lorsque la réalité vous déplaît ou vous dépasse, cassez le
thermomètre ou tuez le messager. Mais cela ne change rien à la réalité. Si la
transmission des savoirs connaît aujourd'hui une si grave crise, c'est que notre société
tout entière ne croit plus à ces savoirs - comme elle ne croit plus en elle-même. La
proposition de Benoît Hamon, quand on y pense, est l'un des multiples révélateurs de la perte
de confiance en soi, manifestation d'une société en bout de course.
Petite cause, grands effets. L'orthographe n'est pas un combat d'arrière-garde, c'est le noeud
même : lâcher du lest, c'est abandonner le navire. Transmettre les règles d'accord du nom
et de l'adjectif, c'est transmettre un système de valeurs ; y renoncer, c'est manifester
notre rejet de ces valeurs. La France entière fout le camp, et l'on ne refondera pas l'école
sans refonder la cité. Le PS au pouvoir, après l'incurie de la droite (ça y est, vous avez
compris que les notions de droite et de gauche étaient inopérantes ?), accentue le délitement
tout entier d'une civilisation. Soit nous réagissons - et la réaction sera nécessairement brutale,
parce que nous sommes au fond et que seul un grand coup de talon nous ramènera à la surface
-, soit nous basculons dans les poubelles de l'histoire.
« Oui, les notes servent à quelque chose »
par Bruno Guigue
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/oui-les-notes-servent-a-quelque-157562
Abandonner cette pratique ancestrale et surannée, ce serait, nous dit-on, faire preuve d’un
sens aigu de la modernité. Au contraire ! Ce serait fuir les difficultés de nombreux élèves au
lieu de les affronter, casser le thermomètre en prétendant guérir de la fièvre, faire du cancre
l’alibi d’une démission collective, et convertir la pédagogie en démagogie.
Après avoir fait de la dictée des collèges un exercice parfaitement ubuesque, le ministère de
l’Education nationale récidive en prenant deux nouvelles initiatives : il veut, premièrement,
accorder un véritable pouvoir de décision aux parents en matière d’orientation ou de
redoublement. Et il espère, sur sa lancée, réformer les « modalités d’évaluation », autrement
dit organiser l’abandon progressif de la notation chiffrée, considérée comme la mère de tous
les
vices.
Il s’agit en réalité de trois chantiers de démolition, destinés à briller au firmament de «
l’innovation pédagogique ». Avec la réforme de la dictée, on a déjà renoncé à évaluer les
difficultés lexicales des élèves, désormais inscrites au registre d’une normalité infralinguistique dont un quasi-illettrisme fournit le critère. A quoi bon sanctionner l’absence de
maîtrise de la langue, semble-t-on admettre, puisque une sorte d’idiome tribal en tient lieu, du
moins pour ces enfants issus de milieux défavorisés dont le système n’a cure ?
L’octroi d’un véritable pouvoir de décision aux parents en matière d’orientation ou de
redoublement va dans le même sens. Officialisant une pratique peu à peu entrée dans les
mœurs, une telle réforme viderait de sa substance cette vénérable institution qu’est le conseil
de classe, au sein duquel les parents, comme les élèves, sont représentés et ont la possibilité
de s’exprimer. Mais si les professeurs, avec leur chef d’établissement, ne décident plus de
rien, ils seront condamnés à faire de la figuration. Que dirait-on d’une médecine ou les
décisions
thérapeutiques
seraient
prises
par
les
patients
?
Dans ces conditions, on comprend que la réforme envisagée de l’évaluation soit comme la
cerise sur le gâteau. Pourquoi s’obstiner, en effet, à fournir une évaluation du travail des
élèves si cette évaluation n’a aucune incidence sur le déroulement de la scolarité ? La cible
privilégiée de cette frénésie réformatrice, une fois de plus, c’est la note. Sans vergogne, on lui
prête tous les vices : blessante, humiliante, pédagogiquement désastreuse, elle plongerait les
élèves et leurs parents dans une sourde hostilité à l’égard de l’institution scolaire.
Faut-il encore démontrer l’absurdité d’un tel discours, son caractère infantilisant pour les
parents, débilitant pour les élèves ? Le propre de tout apprentissage, c’est de progresser de
manière itérative, d’erreur en correction, jusqu’à la maîtrise relative d’un savoir donné.
L’autonomie intellectuelle ne s’apprend pas tout seul, elle s’acquiert au contact du maître. De
ce point de vue, la notation chiffrée est un procédé rationnel permettant d’évaluer la
progression réalisée par l’élève. Elle reflète l’estimation objective, à un moment donné, de
l’acquisition d’une connaissance. Parce qu’elle peut toujours être améliorée, elle ne fige
aucune
image
négative
de
soi,
elle
ne
crée
aucun
traumatisme.
C’est tout le contraire. Pièce maîtresse de la relation pédagogique, la notation n’a qu’un seul
bénéficiaire : l’élève. Elle n’exprime aucun jugement sur l’élève, mais sur un travail fourni, de
manière ponctuelle, lors d’un exercice précis. Elle l’invite à l’effort, le conduit à se dépasser.
Les professeurs le savent, qui voient combien précieuse est la progression de leur moyenne
aux yeux des élèves motivés. Etalon de mesure pédagogique pour le professeur, la notation
chiffrée fournit, à l’élève désireux de progresser, un point de repère indispensable. Lui
interdire de se situer dans cette échelle graduée des acquisitions cognitives, c’est le
condamner à ne plus savoir où il en est. Il est alors victime de la double ignorance dont parle
Platon : il ignore son ignorance.
Certes, tout le monde en convient, l’évaluation ne se résume pas à la note chiffrée.
L’appréciation écrite qui la justifie est plus importante encore, puisqu’elle indique les motifs
pour lesquels la copie doit être considérée comme peu, assez ou parfaitement conforme aux
exigences de l’exercice. Mais aurait-elle la même utilité en l’absence de note chiffrée ?
Imagine-t-on une copie sur laquelle on formulerait une appréciation sans indiquer à quoi elle
correspond dans l’échelle des acquisitions ? En réalité, il n’y a pas d’annotation sans notation.
Et demander aux professeurs de pratiquer l’une sans l’autre, c’est leur demander de courir à
cloche-pied.
Evaluer, c’est accompagner, conseiller, encourager, mais aussi, s’il le faut, sanctionner, non
pas seulement au sens disciplinaire, mais avant tout au sens pédagogique. Dans
l’accomplissement de leur tâche, les professeurs utilisent la notation comme l’un des outils à
leur disposition. Elle est l’un des éléments de la panoplie. Mais cet élément est central, il est
au cœur de la relation pédagogique bien comprise, où le professeur, aussi bienveillant soit-il,
n’est ni un copain, ni un prestataire de services. Sans le pouvoir de noter, le professeur est
rétrogradé au rang d’animateur. Vous voulez ruiner la relation pédagogique ? Supprimez la
notation.
Abandonner cette pratique ancestrale et surannée, ce serait, nous dit-on, faire preuve d’un
sens aigu de la modernité. Au contraire ! Ce serait fuir les difficultés de nombreux élèves au
lieu de les affronter, casser le thermomètre en prétendant guérir de la fièvre, faire du cancre
l’alibi d’une démission collective, et convertir la pédagogie en démagogie.
Articles du Monde du 15/11/14
Un
collège
métamorphosé
par
l'abandon
des
notes
Najat Vallaud-Belkacem lance dans le Gers le chantier de l'" évaluation bienveillante " des
élèves Le vendredi est jour du marché à Vic-Fezensac. Une aubaine pour la ministre de
l'éducation nationale, qui a choisi le gros bourg gersois pour commencer à faire ses provisions
de bonnes pratiques pédagogiques. Najat Vallaud-Belkacem, qui va multiplier les visites
d'écoles et de collèges adeptes de l'évaluation bienveillante, commence, le 14 novembre, par
ce collège fer de lance de l'évaluation sans notes. Ce choix surprend le monde de l'éducation :
si la réflexion sur des systèmes d'évaluation qui ne " cassent " pas les élèves est assez
partagée, l'abolition pure et simple des notes est loin de faire consensus.
Il a beau s'appeler Gabriel-Séailles, à Vic-Fezensac on l'appelle " le collège ". L'ambiance y
est familiale entre les 270 élèves et leurs 24 enseignants. Ici, l'anonymat n'existe pas, ce qui
rend difficiles les carrières de cancre. " Tu vas pas y croire ",lance Christel Thiriet,
enseignante d'histoire-géographie, à l'attention de Lara Massartic, sa collègue de français : "
Kevin a réussi deux évaluations successives… " Du haut de ses 11 ans, le gamin (son
prénom a été modifié) a décroché des études dès son arrivée en 6e, en septembre. Mme
Massartic lui a proposé d'oublier ce premier mois catastrophique et de repartir de zéro. "
Avec la cadence des évaluations, les efforts paient très vite. De quoi remotiver. "
C'est pour des enfants comme Kevin que des enseignants, arrivés là au hasard des mutations,
a décidé, un jour de 2008, de changer de mode d'évaluation. " On en avait assez des élèves
perdus pour les études dès le premier trimestre de 6e, désespérés de leurs notes. On a décidé,
il y a six ans, de noter par compétences une classe de 6e tirée au sort ", raconte le conseille
principal d'éducation, Francis Fantoni. " L'année suivante, l'expérimentation a été reconduite
avec la même classe, mais en 5ecette fois. Aujourd'hui, tout le collège est sans notes
", ajoute-t-il.
" Au début, on évaluait les compétences en rouge ou en vert et on gardait une note globale
chiffrée. Et puis, comme pour le passage du franc à l'euro, il faut à un moment supprimer l'un
pour laisser vivre l'autre ", résume Lara Massartic. Les notes ne font donc leur retour que sur
les bulletins trimestriels de 3e, pour l'orientation. Elles sont alors générées par un logiciel,
comme la résultante du pourcentage de rouge et de vert de l'élève. Mille fois les détracteurs de
l'expérience vicoise ont assimilé le " sans notes " à du laxisme ; mille fois les profs de
Gabriel-Séailles ont prouvé l'inverse.
Sur les copies s'alignent donc des points rouges ou verts qui évaluent les compétences listées
en haut de page. " Deux verts, c'est 20 ou quasi ; deux rouges, c'est zéro ou pas loin ", ajoute
Marie Boudier, professeur de mathématiques. Les résultats sont là : au brevet, c'est désormais
70 % de mentions et un taux de réussite de 93 %.
Mais là n'est pas l'essentiel aux yeux des enseignants. " Je me réjouis surtout que notre
système ait fait monter le niveau d'ambition. On a tous connu les bons élèves qui se fixaient
pour horizon le 12 sur 20. Avec les couleurs, ils ne peuvent pas mettre cette logique à l'œuvre.
Nos très bons sont encore meilleurs et nos plus faibles perdent moins courage ", rappelle
Mme Boudier.
" On n'est plus le censeur " Dans sa classe de 3e, Alexandre, profil premier de la classe,
estime que les points colorés l'aident plus finement que les notes. " Quand j'ai un point rouge,
je regarde la compétence que je ne maîtrise pas bien et la retravaille ", ajoute le garçon. "
C'est pour cette raison que nous évaluons des compétences très fines ", enchérit Mme
Thiriet. " Ainsi, en français j'ai ajouté l'item “j'ai écrit un texte particulièrement réussi” qui
permet de distinguer une bonne copie d'une excellente ", ajoute-t-elle. Au fil des ans, la liste
des compétences évolue. Le rapport aux résultats aussi.
Alors que la méthode était en rodage, Marie Boudier a débarqué un jour, inquiète, en salle des
profs. " J'avais autorisé une 5e, qui avait raté son évaluation et maîtrisait parfaitement les
attendus, à en refaire une… " Le débat sur le sens de l'évaluation qui a émergé ce jour-là s'est
conclu très simplement : " On n'évalue pas pour piéger, mais pour que les élèves maîtrisent
un savoir-faire. Avec cette définition, on pouvait les faire recomposer sereinement ", se
rassure Mme Boudier.
Le dispositif oblige les élèves à travailler beaucoup plus. " Quand ils n'ont pas réussi, ils
viennent en soutien pour s'entraîner et être réévalués. Il n'est pas rare d'avoir toute une classe à
ce moment facultatif. Quant aux cours, ils ne peuvent plus y dormir tranquilles parce qu'on
contrôle
tout
le
temps
", ajoute
Mme
Thiriet.
Si la formule a métamorphosé les élèves, elle a aussi transformé la pédagogie. " On n'est plus
le juge, le censeur ; on les accompagne et ils le savent ", ajoute Mme Boudier. D'ailleurs,
Catherine Lasserre, la principale, juste arrivée, observe comment la méthode permet
désormais d'amener tout le monde à son projet d'orientation. " On ne trie plus. On emmène
chacun au maximum de ses possibilités avec un vrai bien-être ", ajoute la chef
d'établissement.
Côté parents, la confiance règne, même si les repères classiques sont bousculés. Claudine
Ducos, mère d'élève, apprécie " l'autonomie que cela donne aux élèves pour se prendre en
main et retravailler seuls leurs lacunes ". Pour elle, l'autoévaluation demandée à chacun en fin
de devoir est " essentielle ". " Les adolescents doivent savoir où ils en sont pour prendre
confiance en eux et en leurs compétences. " En revanche, la méthode n'apporte pas de
solution au manque de travail à la maison, qui reste un point noir à Vic-Fezansac comme
ailleurs.
Maryline Baumard
Les
risques
de
"
l'évaluation
bienveillante
"
des
élèves
Classes sans notes, contrats de confiance avec les élèves… La ministre de l'éducation
nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a décidé de multiplier les visites d'établissement qui ont
remplacé les zéros pointés par une notation " bienveillante " de leurs élèves. Vendredi 14
novembre, pour inaugurer la première de ses sorties, elle organise même un " Café des
parents " dans le collège de Vic-Fezensac (Gers). Autant dire que l'objectif est d'orienter les
projecteurs sur ce dossier !
Lancé par son éphémère prédécesseur, Benoît Hamon – ministre du 2 avril au 25 août –, ce
dossier a été repris tel quel par la nouvelle venue. M. Hamon souhaitait en faire une de ses
priorités. En reprenant le flambeau, Najat Vallaud-Belkacem ouvre un débat. Pourquoi deux
ministres successifs concentrent-ils autant d'énergie sur ce dossier qui touche au cœur de la
pratique professionnelle enseignante et empiète même sur la sacro-sainte liberté pédagogique
du
professeur
?
Est-ce au ministre de dire aux enseignants comment noter leurs copies ? La même question
s'était posée lorsque Gilles de Robien, ministre de l'éducation entre 2005 et 2007, s'était mêlé
des méthodes de lecture. Ouvert en janvier 2006, le débat a duré une bonne année et n'a pas
offert aux enseignants les bonnes portes d'entrée dans l'enseignement de la lecture. Au lieu de
leur apporter les arguments scientifiques dont ils avaient besoin, il a crispé le débat en le
politisant et a tué le sujet. C'est le risque que prend aujourd'hui la gauche en se saisissant
d'une manière ostensiblement politique du dossier de l'évaluation des élèves.
Pour la France, où beaucoup rêvent encore de coups de règle en fer sur les doigts et de blouses
grises, le gouvernement livre sur un plateau le bâton pour se faire battre. Il propose le kit
nécessaire pour laisser penser que la gauche française a encore de forts relents soixantehuitards. Que Najat Vallaud-Belkacem fasse sa première sortie sur " l'évaluation bienveillante
" dans un collège qui a totalement aboli les notes ne contribuera qu'à alimenter un peu plus le
moulin à caricatures.
L'ECOLE N'ENCOURAGE PAS
Pourtant, il y a un sujet. L'école française n'encourage pas. La notation casse précocement les
élèves qui ont le plus besoin d'être valorisés et nourrit le flux des 120 000 décrocheurs.
D'autres systèmes sont cependant possibles. La Finlande, bonne élève des classements
internationaux, ne note pas avant 11 ans et ne descend pas au-dessous de 5 sur 20… Depuis
plusieurs années, la direction de l'enseignement scolaire piétine. L'innovation reste là où elle
naît. En collège surtout, les inspecteurs sont incapables de faire bouger la pratique.
On pressent que la docimologie, cette science de la notation, devrait figurer en bonne place
dans la formation des professeurs, elle en reste le parent pauvre ! Le sociologue Pierre Merle,
auteur de plusieurs livres sur le sujet, regrette le peu d'information dispensée aux
néœnseignants sur ce dossier majeur d'un point de vue éducatif. Les nouvelles écoles de
formation en train de se mettre en place – les écoles supérieures du professorat et de
l'éducation (ESPE) – font la même impasse sur le sujet que les instituts de formation d'antan !
C'est pourtant le seul moyen d'agir sur les pratiques. Surtout quand la formation continue
existe à peine. Comme rien ne se fait nulle part, il ne restait que l'entrée politique !
Place donc à la mise en scène politique du sujet ! " Evidemment que cette conférence
nationale a un air de grande kermesse. Mais puisque ça ne coûte pas cher, on peut toujours
essayer. Même si la manifestation nationale n'a qu'une portée symbolique,elle permettra
toujours de faire de la pédagogie ", analyse Pierre Merle. C'est aussi ce qu'estime le physicien
Etienne Klein, président du jury de cette médiatique consultation nationale et qui se veut très
modeste sur ses compétences en la matière. " Je suis unbéotien chargé de faire circuler la
parole républicaine. Rien de plus ", précise-t-il.
Si le coup de projecteur ne change rien dans les classes, il aura au moins parlé aux parents.
Cela tombe d'autant mieux que Najat Vallaud-Belkacem veut être leur ministre. A la rentrée
scolaire, interrogée sur les postes non pourvus, la ministre n'a pas répondu sur sa stratégie de "
grand recruteur ", mais a " rassuré les parents " sur la présence d'enseignants dans les classes.
Elle leur a inventé des " Cafés des parents "… Et sur la notation, c'est à eux qu'elle s'adresse.
En cela, elle a des faux airs de sa première patronne en politique : Ségolène Royal.
Ministre déléguée à l'enseignement scolaire, Mme Royal a d'abord été la ministre des
familles. Personne autant qu'elle ne s'est occupé de pédophilie ou de bizutage. Il y a cependant
une différence entre les deux ministres : la première a été limitée dans son approche par son
ministre de tutelle, Claude Allègre, quand la seconde la choisit. C'est vrai que les élèves sont
12 millions, les enseignants 900 000. En bénéfice dans les urnes, c'est incomparable. En cote
de popularité aussi. Or, une stratégie d'ascension politique se construit.
Et puis, à sa décharge, Najat Vallaud-Belkacem arrive en seconde partie de mandat. La loi
d'orientation a été mise en place par un autre. Il est impossible d'ouvrir de vrais dossiers
aujourd'hui, vu la cote d'impopularité de François Hollande et des siens et au regard de la
déception palpable des enseignants sur le terrain, face aux postes promis qui se font attendre.
Alors pourquoi se priver d'un tel sujet qui, même s'il ne change pas l'école, ne mettra personne
dans
la
rue
?
Par maryline baumard