La poétique de l`enfance : qui est le Gustav de Jean Paul Richter
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La poétique de l`enfance : qui est le Gustav de Jean Paul Richter
La poétique de l’enfance : qui est le Gustav de Jean Paul Richter ? Didier Moreau CREN, Université de Nantes. La fin de la modernité a conçu le projet de transformer la société par l'éducation et d'appuyer cette transformation sur la détermination d'une essence de l'homme. L'hypothèse majeure était que cette essence pouvait être rendue accessible par une connaissance rationnelle et scientifique de l'enfance. Par bonheur, le positivisme allait trouver dans les sciences empiriques les résultats qui le confortaient dans son rêve d'une édification rationnelle de la société. Or la validité de ce projet se trouva assez tôt remise en question à la fois par l'histoire et par la pratique de la pédagogie elle-même. Le rêve d'une émancipation politique se dissipait devant le visage des nouveaux despotismes de l'ère napoléonienne, et les pédagogues découvraient que l'enfance n'avait ni la simplicité, ni la transparence dont la science avait rêvé. C'est dans ce contexte particulier que prend place la réflexion de Jean-Paul Richter sur l'enfance. D'une manière fondamentale, elle considère qu'à l'enfance ne correspond pas une essence pure, naturelle et préservée, mais une situation spécifique de l'homme, un mode de présence propre à l'enfance qui est une exposition privilégiée à l'être. Dans cette perspective, l'éducation doit changer de projet : non plus former « l'homme extérieur » mais comprendre « l'homme intérieur ». En effet, l'enfant possède un accès privilégié au vrai parce qu'il nous est « envoyé par l'avenir ». Cette perspective amène Jean Paul à privilégier la seule approche qui convienne désormais pour saisir cette situation exceptionnelle: la poésie, contre la langue conceptuelle qui reste, elle, tout orientée vers l'atteinte chimérique des essences. La contribution étudiera cette constitution originale d'une poétique de l'enfance à travers l'œuvre de Jean Paul (1763-1825), particulièrement La Loge invisible - roman dans lequel est mise en scène l'éducation de Gustave (1792), et la Levana, le grand traité d'éducation jean-paulien (1807). L’enfant est un poète, puisqu’il est au plus près de l’être. Mais il ne peut être approché par les concepts de la philosophie: seule la poésie permet de « dire » l’enfance. Nous sommes séparés de l'enfance par une double distance : distance temporelle d'abord ; notre mort qui vient nous sépare de notre enfance : Les momies, tel est le sous-titre énigmatique de la Loge invisible. Distance intellectuelle ensuite : nous ne pouvons pas comprendre l’enfance par notre raison seule puisque l’enfant comprend le monde sans son secours. L’approche poétique devient une approche phénoménologique de l’enfance : recueillir des fragments épars et humbles des manifestations de la vie enfantine, poétiser notre rapport à l’enfance, telle que nous l’avons vécue. Jean Paul ouvre ainsi une perspective qui aura des effets importants non seulement dans la pensée éducative mais également en philosophie. Si l'Aurore de Nietzsche doit beaucoup à la Levana, il est manifeste que la théorie de l'enfance chez Hannah Arendt est inspirée de la conception de l'enfant comme visionnaire d'un « monde nouveau et encore caché » (Loge Invisible, p. 15). Nietzsche y retrouve l’intuition héraclitéenne du monde comme jeu enfantin (Zarathoustra) et Arendt le concept de « nativité ». La vision de l'enfance chez Jean Paul peut être alors détachée de la catégorie peu signifiante du romantisme; elle est la préfiguration d'une réflexion philosophique qui, abandonnant la certitude de l'essence de l'homme, pense l'homme à travers sa propre réalisation, sa praxis comme formation de soi, et sa formation comme praxis sans transcendance. Bibliographie. Jean Paul Richter (1965) La Loge invisible. Paris, Corti. Jean Paul Richter (1990) Levana ou Traité d'éducation, Lausanne, L'Age d'Homme. Geneviève Espagne (2002) Les années de voyage de Jean Paul Richter, Paris, Cerf. Hannah Arendt (2002) Vita activa oder vom tätigen Leben, Piper, München. Didier Moreau (2005) « Jean Paul, lecteur de Jean-Jacques; une approche herméneutique de l'éducation », in Le Télémaque, n° 27. Friedrich Nietzsche (2005) Aurore, Paris, Livre de Poche.